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Marges géographiques, marges scientifiques ? Contribution ruraliste à une approche réflexive des enjeux théoriques et sociopolitiques de la territorialité

Geographic margins, scientific margins? A ruralist’s contribution to a reflective approach to the theoretical and socio-political challenges of territoriality
Pierre Cornu et Claire Delfosse
p. 453-471

Résumés

Les études rurales constituent un cas particulièrement ancien et fortement inscrit dans les pratiques de l’effet miroir de la notion de « marge » dans la recherche en sciences sociales. De fait, si les études rurales, et singulièrement la géographie rurale, n’ont cessé de prophétiser la mort du rural et leur propre effacement, elles n’ont cessé également de dire la « renaissance » marginale de leur objet et leur propre régénération - par l’aménagement, la territorialité, aujourd’hui l’environnement ou le patrimoine. C’est ainsi tout le paradoxe des études rurales que d’avoir été un champ d’expérimentations méthodologiques particulièrement riche sur les approches des marges tout en s’étant constamment représentées elles-mêmes comme un domaine marginal et précaire du savoir. Cet article propose un exercice de réflexivité scientifique interdisciplinaire, à la fois historiographique et épistémologique, sur les usages de la notion de marge dans le champ des études rurales, non de manière autocentrée, mais dans la perspective de contribuer au débat émergent sur la notion de marge en sciences sociales et sur la validité heuristique de sa lecture spatiale.

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Texte intégral

1Aux marges du monde académique, en marge des grandes questions sociales et politiques, les études rurales aiment à donner d’elles-mêmes une image de rusticité épistémologique et de solide empirisme, indifférentes aux modes et sceptiques face aux élaborations conceptuelles. Mais cette posture, qui cache mal des enjeux théoriques majeurs, et qui n’a que trop longtemps entravé les transferts d’expériences de recherche entre « terrains » ruraux et urbains, doit être résolument abandonnée aujourd’hui, dans un contexte où les catégories de l’analyse spatiale sont remises en cause à la fois dans les discours et dans les pratiques politiques et administratives, sans que toutes les implications de leur effacement soient pensées et maîtrisées, notamment dans l’ordre sociopolitique et symbolique.

  • 1 Le Laboratoire d’Études Rurales de Lyon (LER), créé en 2003.

2Entreprise de réflexivité scientifique interdisciplinaire, développée dans un centre de recherche dévolu à l’analyse critique du développement rural1, la présente contribution se veut une analyse internaliste à la fois géographique, historiographique et épistémologique des usages de la notion de marge(s) dans le champ des études rurales. Si la géographie constitue la matrice au sein de laquelle la notion de ruralité a émergé, on ne saurait en effet penser les études rurales françaises hors de l’interdisciplinarité qui les a constituées et autonomisées dès l’Entre-deux-guerres, dans une pratique au long cours d’étude conjointe des faits sociaux et des faits biophysiques, aux confins à la fois des sciences sociales et des biosciences, notamment de l’agronomie dans la seconde moitié du 20e siècle. Qu’on l’appelle nature, milieu ou environnement, qu’on la considère comme un décor ou comme un acteur à part entière, la dimension écosystémique du « rural » constituera de fait un élément fondamental de notre réflexion, y compris au regard d’un ordre symbolique qui, tout au long de l’époque contemporaine, mesure le « progrès » au degré d’artificialisation de l’espace, et conçoit la marge comme un archaïsme ou un inachèvement [Mathieu & Jollivet 1989].

3C’est donc à partir de cette expérience épistémologique située que nous proposerons dans un premier temps d’élucider les enjeux théoriques et politiques de la notion de marge appliquée au fait rural, pour esquisser dans un second temps une lecture diachronique des avatars de cette marginalité supposée, avant de conclure sur la manière dont la crise actuelle redistribue les positions et les manières de penser et de construire les objets de l’analyse spatiale, offrant l’opportunité de dépasser les apories du dualisme rural-urbain.

1. La marge comme objet, la marge comme point de vue

4Si la notion de « marge(s) » est riche des usages métaphoriques les plus variés, avec de subtiles nuances entre le singulier et le pluriel, il revient à la géographie, science de l’analyse en deux dimensions des phénomènes biophysiques et sociaux, de poser la question de la validité d’un usage littéral de celle-ci, c’est-à-dire lisible en termes de rapports géométriques sur une surface plane. L’idée de marge implique en effet une différence qualitative entre d’une part un espace central, à la fois uni et uniforme, isonormé donc, sur lequel on peut inscrire un texte – ou dessiner une carte – , et d’autre part son pourtour, aux usages ou non-usages problématiques. La marge, c’est ainsi l’espace qui n’est pas tout à fait soumis à la norme – ou qui se refuse à elle –, et qui, de ce fait, contribue à délimiter l’espace de la norme, et les manières d’intégrer ou de quitter cette dernière, d’en être chassé ou d’y être admis – ce qui peut prendre des formes graphiques bien plus complexes que le modèle de la page imprimée, avec par exemple des espaces qui ne sont pas marges pour tous ceux qui s’y trouvent ou pour toutes les activités de ces derniers. Un terrain de golf en Margeride, ce n’est pas la même Margeride que pour l’exploitation laitière ou la résidence secondaire qui le jouxtent. Inversement, on trouvera des petits bourgs ruraux offrant de véritables problématiques de marginalité dans un espace rural gentrifié et parfaitement connecté comme la vallée de la Durance, par exemple.

5La marge géographique constitue donc un espace de qualité incomplète ou dégradée ou dont les éléments constitutifs subissent une situation d’incomplétude ou de dégradation ; un espace que, du point de vue de l’espace de la norme pleine et entière, on peut éventuellement ignorer, voire chercher à supprimer ; mais qui peut également, du fait même de sa précarité, constituer un réservoir d’innovation ou un lieu d’expérimentations plus libres [Dalla Bernardina 2014]. En ce sens, la marge n’est pas seulement périphérie, et ne peut se comprendre seulement en termes de distance, de densité ou de dépendance, mais appelle une étude qualitative fine sur son régime de fonctionnalités. Quelle part d’indétermination, d’irrationalité, d’anomie ? Quels jeux de stigmatisation ou de reconnaissance entre acteurs internes et externes ? De fait, la marge s’analyse de façons opposées selon que le contexte est à l’expansion ou au malthusianisme : dans le premier cas, la marge fait figure de « marche », appelée à être intégrée ; dans le second cas, elle est vouée à l’élimination, et à la redéfinition éventuelle d’une nouvelle marge dans ce qui fut l’espace de la norme, désormais rétréci. Pour ce qui est des espaces ruraux français, il est évident que l’histoire longue de leur relation au marché, aux élites sociales et à l’État est rythmée par l’alternance des phases d’expansion et de crise, qui mobilisent à chaque fois des formes contrastées d’assignation fonctionnelle, négociées de manière asymétrique et subtile entre acteurs et institutions. La carte actuelle de la ruralité est ainsi un palimpseste complexe de signes ambivalents accumulés au fil du temps, lus et relus par les acteurs internes et externes au gré des opportunités. À ce titre, le territoire du Parc national des Cévennes pourrait faire figure d’exemple paroxystique de l’alternance des imaginaires de la déréliction et de la sacralité des marges [Cabanel 2013].

6Acclimatée dans le discours géographique [Depraz 2017], la marginalité est de toute évidence un marqueur d’une conception spécifiquement française de la territorialité [Di Méo 1998, Bonerandi 2003, Vanier 2009]. En effet, celle-ci s’est formée au sein d’une culture politique qui, depuis la Révolution et son principe d’indivisibilité et d’isonomie du territoire, analyse systématiquement sous la forme de la spatialité les figures de l’altérité, c’est-à-dire de l’intégration inachevée à la rationalisation impulsée par le centre. Encore pourrait-on ajouter que cette construction symbolique de l’espace, produite à partir de la matrice des Lumières, elles-mêmes assimilées à la centralité urbaine, voire parisienne, et élaborée contre des « forces du passé » assimilées au monde des châteaux et des monastères, a produit une dualité de marges, extérieures et intérieures, avec les régions de relief jouant de manière providentielle les deux fonctions – montagnes frontières et confins intérieurs. La notion géographique de « rural profond », forme essentialisée de la marginalité, ne se comprend que dans cette représentation politique de la territorialité [Bonnamour 1997].

7Fort logiquement, le monde académique français a précocement épousé ce mode d’intelligibilité, apprenant à distinguer les centres et les marges de la rationalisation et de la modernisation du territoire, et développant en son sein ses propres marges et marginaux. Les études rurales, notamment, se donnent ainsi à voir comme la surimpression symbolique d’une marginalité académique sur une marginalité territoriale. La première comme la seconde sont socialement et politiquement construites, y compris de manière stratège, en inversant les codes de la domination. C’est ainsi que l’on assiste régulièrement, au nom d’idéaux variables, au procès en légitimité des normes « centrales » par la mise en avant de la souffrance ou de la supériorité éthique ou épistémologique des « marginaux », et notamment de ceux de l’intérieur, tantôt « archaïques » attendant d’être acculturés, tantôt « déclassés » en instance d’élimination [Mayaud 2005]. L’aventure de la néoruralité dans les années 1970 est emblématique de ces jeux rhétoriques, aussi bien du côté des acteurs que de celui des sciences sociales [Léger & Hervieu 1979].

8De fait, si la notion de « marge(s) » peut apparaître comme une forme de renouvellement thématique dans un certain nombre de domaines de la recherche en géographie, par effet de reprise d’une problématique liée à la crise générale du modèle social européen, on doit considérer qu’elle entretient un caractère identitaire, voire génésique, dans l’étude de certains territoires physiques et symboliques, et notamment dans les études rurales françaises [Alphandéry & Billaud 2009]. Lieu d’incubation d’une pensée inquiète des déséquilibres spatiaux depuis bientôt un siècle, les études rurales n’ont peut-être pas atteint le niveau de distance critique que l’on est en droit d’attendre d’une démarche scientifique, mais elles disposent à tout le moins d’une profondeur historique suffisante pour proposer une définition géographique heuristiquement valide de la « marginalité ». On peut leur reconnaître également d’avoir conçu et expérimenté des méthodologies scientifiquement robustes et politiquement responsables pour la mettre à l’épreuve des faits, ce qui devrait les qualifier pour contribuer à l’analyse des plaies vives de la présente crise économique, sociale et politique. Une crise qui, d’ailleurs, ne remet pas en cause seulement la survie des marges rurales, mais également la confiance des habitants de l’espace de la norme dans les garanties offertes par leur inclusion dans celui-ci : l’accès à la formation, à l’emploi, à la santé et aux nouvelles formes de sociabilité. Pour le dire avec les mots de la ruralité, tout un chacun, où qu’il vive, peut se retrouver aujourd’hui transformé en rustre, en plouc, en oublié – anxiété grosse de menaces dans des pays développés menacés dans leur cohésion la plus fondamentale par la généralisation de la compétition libérale à tous les niveaux de la vie sociale et économique, et travaillés par des tentations réactionnaires et protectionnistes.

9Fondées sur l’idée que la ruralité représentait une marge insuffisamment prise en compte dans l’analyse géographique et historique, les études rurales françaises se sont de fait développées dès l’Entre-deux-guerres sur le mode de la réévaluation de la contribution des « campagnes », assimilées à des périphéries, et des « sociétés agraires », considérées comme dépendantes des élites sociales et économiques urbaines, au développement régional et national. Mais la naissance de ce champ de la recherche dans un contexte déprimé, baigné dans un discours lancinant sur le vieillissement, l’émigration et le rétrécissement de l’espace cultivé, lui a d’emblée imprimé une coloration doloriste [Cornu 2003], quand bien même les chercheurs concernés – et notamment les géographes vidaliens – s’efforçaient, pour leur part, de se tenir à bonne distance de l’idéologie agrarienne dominante de la période [Barral 1968]. Malgré tout, le sentiment de la fin d’un monde a puissamment marqué les lectures diachroniques des finages et des sociétés villageoises, nourrissant des questionnements sur les forces de délitement, d’érosion, d’hémorragie – bref, sur les processus agonistiques à l’œuvre, notamment dans les marges montagneuses [Estienne 1988].

10Élargies à l’économie, à la sociologie, puis à l’ethnologie, les études rurales n’ont cessé, par-delà la césure de la Seconde Guerre mondiale et l’entrée dans les décennies de la « révolution silencieuse », de s’interroger sur les catégories d’analyse de la marginalité et de la marginalisation, interrogeant tour à tour l’enclavement, la déprise, la désertification, la déculturation, quand ce n’était pas la dépression ou l’abandon – développant ainsi, chez certains auteurs comme Lucien Gachon, une véritable culture du pathos, par effet miroir de l’objet étudié sur les sujets observants, tandis que d’autres, au contraire, s’efforçaient de concentrer leurs regards sur les seuls acteurs et activités susceptibles d’échapper à l’engloutissement – et à leur propre impasse académique. Ainsi, qu’elles l’aient affrontée ou qu’elles lui aient tourné le dos, il est évident que la marge a constitué un élément structurant majeur des études rurales dans la longue durée.

11Cette inscription dans le temps historiographique d’un « style » et d’un tropisme scientifiques pour les espaces dominés ne signifie pas que le contexte actuel de crise des représentations ne pèserait pas d’une manière particulière sur ce champ, bien au contraire. Déjà marqués par un indéniable pessimisme historique, qui a créé une certaine porosité entre science et idéologie, les observateurs du rural vivent la crise actuelle sur un mode plus dramatique encore, qui amène une partie d’entre eux à transgresser la frontière entre académisme et militantisme pour dénoncer le risque de liquidation des marges qui résiderait dans la poursuite de la rationalisation néolibérale de l’ordre territorial.

12Or, cette nouvelle « cause rurale » s’exprime aujourd’hui hors de tout cadre institutionnel, dans un mélange dangereux d’abattement et de révolte, jouant avec un imaginaire du sacrifice des marges (qui sont alors assimilées à des périphéries) par le centre, du peuple par les élites, dont les chercheurs ne doivent pas méconnaître les dangers, sous peine d’attiser des passions déjà en partie hors de contrôle. Certes, la mode est partout aux discours réactionnaires sur les effets mortifères de la globalisation, et la ruralité, plus que tout autre objet, offre une symbolique de choix aux prophètes du « déclinisme », comme l’illustre l’exploitation politique de la crise des systèmes productifs fondés sur la production intensive de lait ou de viande, dans l’Ouest notamment, menacés de faillite par la remise en cause brutale des équilibres internes du marché européen. On pourrait évoquer également la contestation virulente, par une large fraction des élus, agents de développement et responsables associatifs, de la politique de fusion des collectivités et de rationalisation des services publics et sanitaires dans les territoires de faible densité. De la ruralité dans le débat public, on n’entend ainsi aujourd’hui que des témoignages de souffrance individuelle et collective, des nostalgies agrariennes et des instrumentalisations réactionnaires. Encore y a-t-il concurrence dans l’analyse des marges, avec, par exemple, les thèses défendues par Christophe Guilluy sur la « France périphérique », analysée comme doublement en marge, vis-à-vis des centre-ville gentrifiés d’une part, et des villages patrimonialisés d’autre part, dans l’oubli volontaire d’une « France d’en haut » qui pratique une multi-résidentialité archipélagique, destructrice de l’isonomie supposée du territoire national2.

13Mais l’alarme sur la décomposition accélérée du tissu social et de l’activité économique dans la France rurale va bien au-delà de ces effets d’opportunisme politique et éditorial, touchant des chercheurs et des institutions inattendus dans ce registre. C’est à cette aune qu’il faut mesurer, par exemple, l’impact de la parution du dernier ouvrage de Pierre Bitoun et Yves Dupont [Bitoun & Dupont 2016], observateurs au long cours de l’évolution de la société rurale française, dramatiquement titré : « Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique ». Mobiliser la catégorie de l’« ethnocide », c’est clairement sortir d’une science des marges pour basculer dans une éthique du témoignage, voire de la résistance. Mais n’est-ce pas tout le sens de la notion de marge que d’impliquer une ambivalence anxiogène sur le rapport à l’inclusion et à l’exclusion, à l’aliénation et à la liquidation potentielles des acteurs et des objets concernés ? Et si les études rurales peuvent apporter leur expérience au débat élargi qui s’ouvre aujourd’hui sur les marges, leurs formes territoriales et leurs évolutions ou involutions, il serait regrettable que cela se fasse sur seul le mode de l’académisme distancié, alors même que c’est dans la tension entre pratique et pensée de la marge que réside l’essentiel de la valeur heuristique de la fréquentation au long cours des marges.

14De fait, il y a urgence à articuler capacité à produire un constat de la crise actuelle de la territorialité, et réflexion critique sur les catégories de l’analyse et de l’action. D’un côté, on observe en effet des acteurs et des territoires qui se vivent comme « ruraux » et qui se sentent marginalisés en tant que tels et parce que tels, et de l’autre des pouvoirs publics qui ne perçoivent plus la cohérence de la ruralité comme objet d’action et qui ont de plus en plus tendance à dissocier les enjeux de l’urbanisme, de l’environnement, de l’agriculture ou encore de la valorisation des aménités paysagères et des ressources floristiques et faunistiques. Le déphasage entre la souffrance perçue et les pathologies reconnues dans le discours de la puissance publique est ainsi complet. Mais alors que les études rurales, sollicités par les acteurs, ont pleinement conscience de ce hiatus, elles peinent à obtenir les moyens de faire vivre leurs recherches et leurs enseignements depuis une dizaine d’années, écartelées entre le repli sur un positivisme froid et le basculement dans un subjectivisme ouvert à toutes les instrumentalisations - que celles-ci viennent du centre ou des marges [Mathieu 2017].

15Marges géographiques, marges politiques ? Là encore, rien de neuf pour des chercheurs en études rurales qui ont amplement documenté les stratégies d’aliénation politique de la « terre qui ne ment pas ». Dans le contexte actuel de remise en cause des régulations démocratiques, il devient toutefois nécessaire de refonder une pensée informée et critique de cette construction fantasmatique de la ruralité. La double crise qui touche l’ordre des faits et celui des représentations constitue en effet une interpellation majeure pour les études rurales, qui se doivent de repenser la cohérence et la pertinence de leur objet, en même temps que de reconsidérer la notion de « marginalité » avec laquelle elles ont trop longtemps joué comme d’une évidence purement descriptive. En opérant cet aggiornamento, on peut espérer qu’elles trouveront la voie d’une refondation de leur propre périmètre, et qu’elles apporteront une contribution pertinente, réflexive et historicisée, au débat général sur la notion de marge.

16Comme toute construction sociale, la marginalité est en effet une co-construction dissymétrique, qui mobilise à la fois ceux qui l’incarnent (que ce soit pour la subir ou la revendiquer), et ceux qui l’utilisent comme désignation d’autrui (que ce soit pour justifier ou pour dénoncer cette altérité). Il en va de même dans le monde social de la recherche en sciences sociales : les positions centrales ou marginales, dominantes ou dominées, y sont à la fois vécues et rationalisées, et servent à stabiliser des territoires par des frontières sémantiques soigneusement dessinées. Mais l’enfermement des marges dans leur marginalité est le plus sûr moyen de faire perdurer non seulement leur aliénation, mais également l’aveuglement de ceux qui croient occuper le « centre ». De même que les études rurales ont besoin de lutter en permanence contre leur complexe de marginalité, de même les approches « génériques » du temps, de la spatialité ou du lien social dans les disciplines académiques, doivent être vigilantes sur leur propre tendance à traiter comme des singularités marginales des territoires qui posent, au contraire, des questions fondamentales sur ce que signifie l’ancrage spatial, temporel et social. Il n’y a de ruralité que relative à une urbanité, il n’y a de ruralistes que des explorateurs de l’altérité socialement et historiquement construite des mondes ruraux [Cornu & Mayaud 2008].

17Peut-être la crise actuelle achèvera-t-elle l’histoire de cette géographie duale. Mais pour comprendre la carte nouvelle qui émerge de cette crise, il importe de comprendre le paysage social et symbolique biséculaire que cette dernière est en train de bouleverser. Non pour avoir le dernier mot dans l’analyse de ce que furent ou de ce qu’auraient dû être les études rurales, mais pour contribuer, de manière rigoureuse et responsable, aux premiers mots du débat émergeant sur les nouvelles formes spatiales et les nouveaux enjeux politiques de la marginalité.

2. Histoire des marges rurales, historiographie ruraliste de la marginalité

18L’étude, sur le temps long des liens entre les études rurales et la thématique de la marginalité représente un observatoire particulièrement pertinent de la relation en miroir entre sujet et objet dans tout projet scientifique, et c’est à une réévaluation de la contribution des marges à leur propre émergence comme problématique que nous voudrions consacrer le développement suivant. Cette démarche critique implique toutefois une première prise de conscience, qui est celle de la préexistence des catégories d’analyse de la spatialité physique et symbolique dans la pratique sociale et politique, largement antérieure à leur intégration et à leur mise en scientificité dans le discours académique. Dans le cas de la ruralité, ce constat atteint une dimension paroxystique, avec la toute-puissance de l’imaginaire rustique dans la culture nationale, dans la langue comme dans les pratiques de l’espace. Que ce soit sous la forme de la « légende rose » d’un rural sain et harmonieux, ou sous celle de la « légende noire » d’un rural archaïque et violent, les « campagnes » constituent l’objet préférentiel du discours sur l’espace des élites urbaines depuis la Renaissance, avec une cristallisation particulièrement efficace de l’idéologie agrarienne dans la seconde moitié du XIXe siècle autour de l’impératif de protection de la ruralité contre les atteintes de la modernité capitaliste et urbaine.

19La géographie vidalienne et l’histoire renouvelée par Lucien Febvre et Marc Bloch ont ainsi eu fort à faire, dans l’Entre-deux-guerres, pour concevoir un lexique désidéologisé d’analyse géohistorique du peuplement et des activités rurales. La rigueur méthodologique et la discipline stylistique qui caractérisent ces écoles, avec un tropisme commun pour l’échelle régionale, ne se comprennent pas sans la pression permanente d’un discours agrarien qui se tient aux marges du monde académique, voire parfois en son sein, avec certains écrits qui prennent fait et cause pour la « terre qui meurt » dans le contexte de la fin des années 1930, et plus encore des années d’Occupation. Face aux prophètes du déclin, les géographes s’efforcent de vanter la solidité des équilibres hommes-milieu, notamment dans l’étude du pastoralisme, et s’appuient sur les historiens pour dire et louer la longue durée et l’adaptation « possibiliste » des vignobles et des bocages. Au danger de la fusion des représentations scientifiques et littéraires, les fondateurs des études rurales ont clairement préféré la posture du surplomb académique, épurant l’historiographie de tout sentimentalisme, mais également de toute réelle capacité d’écoute des acteurs sociaux sur leur expérience de la marge. Les études rurales du milieu du 20e siècle construisent des cadres statistiques, au mieux elles interrogent des notables ou des techniciens, fidèles à la méthode d’Albert Demangeon, mais elles entretiennent peu de relation directe avec le monde social de la ruralité. On interroge les terroirs, on regarde la forêt avancer, on lit dans les enquêtes agricoles la disparition des petites exploitations, mais les marges et les marginaux sont objectivés comme des éléments non significatifs.

20Avec la liquidation de l’agriculture de peuplement dans la modernisation à marche forcée de l’après-Seconde Guerre mondiale, c’est à une tâche d’accompagnement de ce processus, tantôt sur le mode de sa rationalisation et de sa légitimation scientifique, tantôt sur le mode de sa correction à la marge ou pour ses marges, que les chercheurs de la nouvelle génération se trouvent conviés. Comme le souligne alors André Meynier [Meynier 1969], « les perturbations apportées par la grande crise, puis par la Seconde Guerre provoquent une inquiétude, une remise en question des idées acquises. Et dès lors le fondement de la vie humaine paraît non plus le champ, le chemin ou la maison, mais le blé, le charbon, le pétrole ». Les études rurales se mobilisent pour sauver ce qui peut l’être de leur objet et de leurs interlocuteurs. En effet, toute la problématique de la modernisation des années 1950-1960 consiste en l’évaluation des acteurs et des systèmes capables de porter, à tout le moins de supporter l’effort d’adaptation demandé. Un organisme comme l’Inra, qui se dote d’un département de sciences sociales dans la foulée de la Loi de modernisation agricole de 1960, commande expressément à ses chercheurs de ne pas perdre de temps à étudier des morts en sursis [Cornu, Valceschini & Maeght-Bournay 2017].

21En prenant majoritairement le parti de la modernisation et de la rationalisation des structures du peuplement et de la mise en valeur du territoire, les études rurales se dégagent définitivement de l’« ordre éternel des champs », et entrent en symbiose avec les acteurs les plus dynamiques du monde rural - et notamment les « jeunes agriculteurs » qui souhaitent, eux aussi, secouer le modèle patriarcal et les prudences gestionnaires de la polyculture. Le temps est venu des études sectorielles, géo-économiques, qui voient dans les marges les lieux de la non-compétitivité ou de l’obsolescence. Les historiens, pour leur part, développent un véritable programme collectif d’inventaire des succès et des échecs de la modernisation rurale, expliquant par un marxisme méthodologique volontiers quantitativiste l’évolution de la hiérarchie des systèmes productifs et, en creux, la marginalisation des oubliés du « progrès aux champs » [Duby & Wallon 1976]. La sociologie, autour de Henri Mendras, étudie quant à elle les dernières résistances « communautaires » à la rationalisation fordiste de la production agricole, et enregistre leur ultime défaite dans une « fin des paysans » silencieuse [Mendras 1967]. Seuls les ethnologues accordent une valeur à ces cultures vernaculaires à l’agonie, s’efforçant d’en préserver la mémoire, et d’en accompagner la requalification patrimoniale [Chiva 1990].

22Les géographes, pour leur part, n’entendent pas se laisser marginaliser par les approches socio-économiques, et renoncent dès les années 1950 aux monographies régionales pour développer des approches thématiques et appliquées [Bonnamour 1997, Plet 2003]. Travaillant non plus sur des espaces, mais sur des objets, voire sur des projets d’aménagement ou de modernisation, collaborant étroitement avec les économistes et les agronomes, notamment dans le cadre de la Société d’études géographiques, économiques et sociologiques appliquées (Segesa) fondée en 1967 par Jean-Claude Bontron, ils se font médecins pour diagnostiquer, via des indicateurs statistiques produisant des effets de seuil, le potentiel d’adaptation des mondes ruraux, et pour en redessiner les cartes non plus par aires homogènes, mais par activités, pôles et flux [Mathieu & Bontron 1973].

23Ce faisant, les observateurs et promoteurs des filières agricoles et agroalimentaires innovantes produisent une rupture majeure dans les études rurales, en actant d’une part que le rural a cessé de former un tout cohérent dans ses logiques socio-économiques, et d’autre part qu’il convient, contre la pression morale du « village », et malgré les menaces bien réelles d’une telle évolution, de libérer les acteurs dynamiques de toute contrainte communautaire, en valorisant les stratégies individualistes – spécialisation, concentration, agrandissement, inscription dans des logiques de filières. Roger Brunet, dans son approche des campagnes toulousaines [Brunet 1965], Jacqueline Bonnamour, dans sa thèse sur le Morvan [Bonnamour 1966] ou encore Armand Frémont, travaillant sur les paysans de Normandie [Frémont 1968], « soulignent les handicaps en matière de vie sociale et plus généralement de vie de relation d’un semis d’habitat dispersé dans un espace qui a atteint un seuil critique de dépeuplement, alourdissant les coûts de desserte de l’ensemble de la population… » [Berger & al. 1975]. De plus en plus, « le grand fermier échappe à la localité », constate Armand Frémont [Frémont 1968].

24Ainsi détachée de ses « leaders », la ruralité « territoriale » redevient plus marginale encore, no man’s land des derniers représentants d’une civilisation agraire révolue et des premiers « marginaux » volontaires de la néoruralité. Comme l’écrit Pierre Flatrès [Flatrès 1972], « l’objet même des études agraires est profondément transformé sous nos yeux par des actions d’aménagement de plus en plus rapides, de plus en plus radicales ». Pour Jean Renard, qui observe les sociétés rurales de l’Ouest, il faut être capable de saisir les opportunités de cette mue, et refonder la typologie des espaces ruraux en fonction de leur aptitude à s’intégrer à la nouvelle géographie de l’activité [Renard 1984]. Mais avec la crise économique qui s’inscrit dans la durée et qui s’approfondit en crise sociale, c’est un doute croissant qui saisit les chercheurs, face à des acteurs ruraux fragilisés dans leur devenir, même s’ils avaient fait le choix de la modernité -  et parfois surtout s’ils s’étaient endettés pour la suivre -, et dans des territoires qui ne parviennent plus à articuler leurs fonctions.

25En effet, l’effort de rationalisation qui avait motivé la génération des jeunes agriculteurs de l’après-1945 et qui leur avait fait consentir à la marginalisation et à la liquidation de l’agriculture de peuplement, semble ne pas avoir de terme et menacer cette fois les « modernisés » eux-mêmes, épuisés par une course effrénée à l’investissement productif et à l’agrandissement [Gervais & al. 1965]. Les praticiens des sciences appliquées, socio-économistes et agronomes, commencent à s’alarmer des effets sociaux et environnementaux des « paquets technologiques » du productivisme aux champs, et cherchent à entrer dans un dialogue critique avec une profession agricole désenchantée. Ce contexte de crise de la modernisation agricole, avec l’échec de la mise à parité des niveaux de revenu et des conditions de vie des exploitants agricoles par rapport aux salariés urbains, achève de colorer le discours des ruralistes d’un pessimisme historique sur leur objet d’étude, perçu comme condamné par une modernité libérale irrépressible, dans un après-1968 volontiers militant. Le marxisme méthodologique qui avait orienté la vision historiciste des études rurales se fracture, donnant lieu à des variantes hétérodoxes d’analyse de la « question agraire », ramenant à la surface les héritages oubliés de Tchayanov sur la singularité irréductible de l’économie rurale ou de Le Play, sur les logiques familiales et communautaires de l’ordre social, en symbiose avec des utopies néorurales qui répudient la rationalisation fordiste et cherchent à réinventer un socialisme communautaire [Mendras 1979, Léger & Hervieu 1979].

26Dans cette crise paradigmatique, les praticiens des études rurales optent pour une immersion sans cesse plus profonde dans leurs « terrains » de recherche, s’efforçant de comprendre de l’intérieur la cohérence des « systèmes agraires », voire de reposer la question de la « nature » [Mathieu & Jollivet 1989]. Les marges sont réhabilitées, notamment après la publication des premiers volumes de la recherche coopérative sur programme Aubrac, à partir de 1970. Les Pyrénées, les Causses, les Vosges du sud font l’objet de programmes interdisciplinaires financés par la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) [Jollivet 1992]. Avec la fondation en 1974 de l’Association des ruralistes français (ARF) [Debroux 2009], c’est un espace para-académique dévolu à l’étude des marges qui se constitue, lieu d’échanges entre institutions scientifiques et bureaux d’études, mais également entre hétérodoxes plus ou moins avoués des différentes disciplines intéressées par le rural. De colloque en colloque, l’association travaille à contester les lectures fatalistes de la ruralité, mettant en lumière par l’analyse interdisciplinaire le potentiel d’innovation des marges, par exemple sur les formes de pluriactivité [ARF 1981], mais également en osant affronter la question de la pauvreté rurale [Maclouf 1986].

27Si l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 constitue une embellie certaine pour les études rurales, portées par le soutien à la décentralisation, aux cultures populaires et aux voies alternatives de développement local, la normalisation ne tarde pas. Les expériences utopiques se heurtent assez vite aux réalités économiques, et les élus de terrain eux-mêmes préfèrent agir avec méthode et pragmatisme. Le « regain » des années 1980 est plus proche d’un idéal de bien-vivre ancré dans les classes moyennes que d’un projet révolutionnaire lié au mouvement social. Pour des études rurales dont une large partie de l’arsenal méthodologique avait été conçu pour traiter la « question agraire », il n’est pas évident d’accepter une requalification du rural en simple variable d’ajustement - autre figure de la marginalité - de l’aire résidentielle et des pratiques de consommation. Et si la problématique environnementale permet aux ruralistes de démontrer leur savoir-faire interdisciplinaire, notamment avec le lancement par le CNRS d’un Programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement (PIREN) en 1978, elle souligne également l’effacement des logiques agraires. En voie de sortie de l’histoire, les études rurales se déclarent elles-mêmes en crise [Sautter 1986, ARF 1988] et replongent dans le doute historique sur la capacité de leur objet à survivre aux nouvelles formes de la modernité [Estienne 1988, Béteille 1997].

28Malgré tout, la reconnaissance institutionnelle des initiatives locales donne une réelle opportunité aux études rurales pour conseiller et accompagner des projets de développement rural innovants, articulés avec l’essor des intercommunalités et la multiplication des territoires de projet, notamment des parcs régionaux. Jusqu’alors en situation précaire à la marge de quelques grands centres universitaires, du CNRS, de l’Inra ou du Muséum, les études rurales gagnent des positions dans les collectivités et dans les universités de province en pleine expansion – à Toulouse, à Clermont-Ferrand, à Caen, à Lyon... Des programmes de recherche interrogent la résurgence de la question de la nature, les nouvelles pratiques résidentielles, l’économie des loisirs ; bref, la réintégration des marges rurales après le long purgatoire de la « fin des paysans ». Même les productions « rustiques », justement quand elles sont « marginales », retrouvent droit de cité, au sens propre et au sens figuré. Dans ce contexte, les études rurales trouvent les moyens d’animer des colloques, des formations, des revues, et de renouveler leurs cadres, avec une nouvelle génération de chercheurs qui considèrent l’interdisciplinarité comme allant de soi. La mise en patrimoine des héritages agraires, qui avait pu sembler un piège aux acteurs des années 1960 et 1970, notamment lors de la création du Parc national des Cévennes, est désormais acceptée comme un levier de développement par la valorisation des productions alimentaires sous signe de qualité (avec un rôle décisif des géographes à l’Institut national des appellations d’origine), le tourisme vert, les pratiques récréatives et même les nouvelles pratiques résidentielles dans l’orbite des métropoles régionales [Rautenberg et al. 2000, Delfosse 2013].

29De fait, l’inversion, d’abord timide, puis plus franche des flux démographiques entre France urbaine et rurale, donne l’espoir aux ruralistes d’une correction des effets délétères de la concentration urbaine, Bernard Kayser allant jusqu’à parler de « renaissance rurale » [Kayser 1990, 1992] pour qualifier le mouvement de ré-emprise résidentielle sur une partie des espaces ruraux. « En dépit de la décadence qui continue de frapper tant de villages et de terroirs jusqu’à la ruine, les signes favorables condamnent les prophètes de la désertification. Dans le grand bouleversement de la hiérarchie des valeurs, la culture paysanne, autrefois méprisée, n’apparaît-elle pas comme un recours lorsque s’emballe dans sa fuite en avant la civilisation moderne ? C’est peut-être en définitive, le meilleur signe de reconstitution de la vitalité des campagnes ». Les marges ont cessé de s’éroder, mais elles ne cessent pas d’être des marges, au contraire : lorsque c’est le centre qui est « malade », c’est aux spécialistes des marges de montrer le potentiel de contournement des crises par les hétérodoxies.

30Rapidement toutefois, les difficultés resurgissent, avec le désengagement progressif de l’État et des collectivités, la libéralisation de la PAC en 1992 et les tensions autour des usages des territoires. Les problématiques environnementales et de sécurité alimentaire se construisent en arènes conflictuelles (vache folle, OGM), dans lesquelles le discours ruraliste en tant que tel a du mal à se faire entendre, dans un contexte médiatique qui favorise la figure de l’expert, si possible technoscientifique. Le développement des autoroutes et des voies rapides, l’homogénéisation des modes de vie, la désagricolisation du territoire, tout concourt à rendre obsolète une approche spécifique de la ruralité, collection hétéroclite de périphéries plus ou moins intégrées à l’influence des métropoles. La fin du volontarisme aménagiste ramène sur le devant de la scène un discours de réalisme froid, porté par un Jacques Lévy qui propose d’« oser le désert » [Lévy 1994]. « Dans les pays développés, on trouve des espaces plus ou moins urbains, mais les moins urbains ne constituent plus le cœur d’une autre forme de civilisation, seulement l’extrême périphérie de la ville ». Le rural ne serait plus une marge, seulement un objet révolu, un espace fantôme à conjurer.

31Sur les enjeux agricoles et environnementaux, il est toutefois politiquement impensable de ne pas intervenir, d’une part en raison de la marginalisation des agriculteurs dans les communes rurales elles-mêmes, et d’autre part parce que la demande sociale de sanctuarisation des paysages et de contrôle de la qualité alimentaire n’a jamais été aussi élevée. Lorsque le « centre » est dominé par la logique du marché, revient-il à la marge de préserver l’idée du commun ? Les praticiens des études rurales se tournent alors vers les régions et vers les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement pour penser les enjeux d’un développement durable des territoires. Les nouvelles problématiques du verdissement de la Politique Agricole Commune et de la reconnaissance de la multifonctionnalité rurale, au tournant de l’an 2000, illustrent toutefois les crispations croissantes autour des enjeux d’emprise territoriale entre agriculteurs, résidents et usagers de la « nature », avec un syndicalisme agricole majoritaire qui rejette, à travers l’ingénierie sociale et environnementale des études rurales, une mise sous tutelle des espaces de production [Perrier-Cornet 2002, Le Caro et al. 2007]. Et si les ruralistes sont les bienvenus pour contribuer à la rédaction des cahiers des charges des productions sous label de qualité ou des chartes des PNR, on limite étroitement leur prétention à dire ce qui fait patrimoine, plus encore à déterminer ce qui mérite protection, dans une angoisse de la muséification mortifère. L’heure est ainsi à la co-construction vigilante des projets de développement entre scientifiques, acteurs économiques et collectivités. Les contrats Inra/Régions « Pour et sur le développement régional » donnent le ton des années 2000, à la fois pleinement acculturées à l’interdisciplinarité et au dialogue sciences-société, mais dans une logique contractuelle, qui ne permet guère aux études rurales de capitaliser l’expérience accumulée ni d’obtenir une reconnaissance auprès d’un monde académique de plus en plus orienté par la compétition scientifique et qui n’offre plus de moyens de reconnaissance de l’investissement long dans l’accompagnement du développement. La marginalité est ici la conséquence d’un processus directement impulsé par le centre, qui fragilise l’interdisciplinarité, la co-construction, et l’interface recherche-action, caractéristiques à la fois des terrains ruraux et de la science produite sur eux. Seul l’Inra, désormais, dispose de l’autonomie programmatique nécessaire pour maintenir une veille scientifique globale sur les dynamiques territoriales, mais avec un tropisme agricole, alimentaire et environnemental qui ignore une large part des nouvelles formes de l’habiter et de l’agir, par exemple les questions culturelles, pourtant fondatrices de voies de développement prometteuses dans certains territoires [Delfosse 2003].

3. Les études rurales dans leurs derniers retranchements ?

32Avec l’entrée dans la crise des finances publiques dans la seconde moitié des années 2000, l’appui des études rurales sur les institutions issues de la décentralisation fragilise considérablement les recherches collaboratives et sur contrat, alors même que l’éloignement progressif de la géographie et de l’histoire dans les universités affaiblit la position académique des études rurales, hormis dans quelques pôles universitaires comme Toulouse qui bénéficient encore d’écosystèmes académiques et régionaux favorables, que ce soit pour la recherche de terrain ou pour la formation des techniciens, des animateurs et des cadres du développement rural. Quant au Grenelle de l’environnement, initié en 2007 par le président Sarkozy, qui devait initier un mouvement ambitieux de « verdissement » des politiques publiques, il s’enlise dès 2008. La promotion de l’agroécologie suite à l’alternance de 2012 ne va guère plus loin, en raison encore et toujours des tensions sur la définition du rural comme espace productif et des urgences économiques et sociales qui accaparent l’agenda gouvernemental.

33Tel est donc le paradoxe de la situation des études rurales aujourd’hui : porteuses de questionnements centraux sur les logiques socio-écosystémiques, sur la re-territorialisation de la question alimentaire, sur la nature en ville, sur les « tiers-espaces » de l’innovation [Vanier 2000] ou sur les enjeux locaux du changement global, mais situées dans une marginalité de plus en plus précaire dans l’espace académique, et davantage encore dans leur rapport au politique et au médiatique. De toute évidence, cette perte de visibilité trouve ses causes aussi bien dans l’attitude des « centres » de pouvoir politique et académique, que dans les stratégies de « subalternes » des acteurs du développement local et des ruralistes, trop volontiers fatalistes sur le destin des marges. Pourtant, tout indique au contraire que l’espace actuel des marges rurales, loin de constituer un « vide intérieur » homogène et continu, représente un archipel largement extraverti et interconnecté, dans lequel certes prime la précarité et parfois les tensions [Boulineau & Bonerandi-Richard 2014], mais également une économie sociale de l’innovation [Rieutort 2005] qui devrait susciter des vocations aussi bien de jeunes chercheurs que de promoteurs de politiques de développement.

34Si la ruralité n’est plus ce qu’elle était, ou ce que l’on voulait qu’elle soit, les marges non plus ne répondent plus au modèle territorial issu du rationalisme modernisateur des Lumières [Delfosse 2003, Cornu & Mayaud 2007, Dibie 2006, Dalla Bernardina 2014]. De nouvelles configurations locales émergent, qui appellent de nouvelles configurations de la recherche, davantage dans l’accompagnement que dans l’expertise, dans l’immersion que dans le surplomb. De fait, avec le retour des questions sur la nature en ville, les interrogations sur la régulation du péri-urbain et les dynamiques de re-territorialisation des systèmes alimentaires, l’idée de marge tend à s’effacer pour une attention plus fine aux lieux comme espaces des possibles. Nouvelles formes d’entreprises, expériences sur l’habiter, mise en valeur participative de la biodiversité ordinaire, nouveau statut conféré à l’animal, engagement créatif et politiques culturelles territoriales, toutes ces questions émergentes s’inscrivent dans l’héritage des expériences de la marge, mais les dépassent par leur capacité à modifier la perception globale de la spatialité. Reste à trouver un modèle économique pour que ces expériences dépassent le stade du laboratoire, et peut-être également un nouveau modèle académique pour faire en sorte que les études rurales sortent de la marginalité et apportent leur contribution à l’intelligence de la complexité territoriale contemporaine.

Éléments de conclusion

35Ainsi, par leur histoire propre, par leur dialogue au long cours avec les marges territoriales du développement et de la modernisation, les études rurales ont incontestablement une contribution majeure à apporter aux questionnements actuels, urgents, voire brûlants, sur la soutenabilité du développement, sur la cohérence systémique (et donc territoriale) des choix économiques, technologiques et juridiques, sur les transitions écologiques, ou encore sur les nouveaux avatars de la question alimentaire. Pour cela, elles doivent toutefois se guérir de leur complexe de marginalité, ou plus justement de singularité excentrique, tout en préservant ce qui fait la richesse de leur aventure épistémologique : la réflexivité sur l’objet, le tropisme pour l’échelle microsociale, le sens de la connexion des enjeux biophysiques et sociopolitiques, et surtout une culture de l’interdisciplinarité cimentée par une même intelligence du « terrain ».

36À l’heure où les catégories d’analyse de la spatialité sont emportées dans le même maelström que les identités sociales, il serait donc particulièrement pertinent que la géographie, dans une interdisciplinarité résolue, réaffûte pour le profit de tous les instruments de l’analyse des asymétries spatiales, en assumant, en croisant et en formulant de manière cohérente et actionnable les expériences au long cours de ses différents champs d’étude. Au vrai, ce sont les sciences sociales dans leur ensemble qui auraient grand besoin, pour redevenir audibles dans la crise systémique actuelle, de réviser les impensés qui structurent leur propre hiérarchie de la dignité académique et de la valeur heuristique des objets. Peut-être alors pourrait-on espérer basculer dans un autre ordre d’analyse de la marge, celui des économistes, qui se raisonne en termes de coût, certes, mais aussi de gain et d’opportunité. Pour cela, il convient toutefois de ne pas rejeter à la légère ce qui fut certes le biais constitutif des études rurales, le présupposé de la singularité de leur objet et de son asymétrie avec l’urbain, mais tout autant l’aiguillon de leurs questionnements. Toute valeur n’est-elle pas distinctive ? Le défi qui est posé à la géographie, et par-delà, aux sciences sociales qui se préoccupent de spatialité, est ainsi de déconstruire les fausses évidences de la marginalité, sans pour autant égaliser par un artifice rhétorique le modelé socio-écosystémique des espaces de l’analyse. C’est cela, le véritable défi de la marge.

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Notes

1 Le Laboratoire d’Études Rurales de Lyon (LER), créé en 2003.

2 Voir le débat sur les thèses de l’auteur dans : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/la-france-peripherique-debat-autour-d2019un-livre

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Cornu et Claire Delfosse, « Marges géographiques, marges scientifiques ? Contribution ruraliste à une approche réflexive des enjeux théoriques et sociopolitiques de la territorialité »Bulletin de l’association de géographes français, 94-3 | 2017, 453-471.

Référence électronique

Pierre Cornu et Claire Delfosse, « Marges géographiques, marges scientifiques ? Contribution ruraliste à une approche réflexive des enjeux théoriques et sociopolitiques de la territorialité »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 94-3 | 2017, mis en ligne le 20 octobre 2018, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2129 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2129

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Auteurs

Pierre Cornu

Professeur, Histoire contemporaine, Université Lumière Lyon2, Laboratoire d’Etudes rurales  – Courriel : pierre.cornu-lavoute[at]laposte.net

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Claire Delfosse

Professeure, Géographie, Université Lumière Lyon2, Laboratoire d’Etudes rurales – Courriel : claire.delfosse[at]wanadoo.fr

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