Conclusion - Le grand large?
Texte intégral
1Apparente simplicité du vocabulaire, vraie complexité d’un objet réellement géographique… La haute mer, c’est le langage commun, même si ce n’est pas que cela, les juristes savent nous en convaincre. Langage commun mais dont le sens est à géométrie variable : la haute mer, pour la plupart des gens, c’est en fait la marée haute, exprimant cette permanente variation du niveau de la mer, là où justement il existe des marées. Le concept de haute mer, tel qu’appréhendé au cours de ces deux journées fort stimulantes est un concept flou : sans doute même pourrait-on trouver dans l’absence des deux mots dans un récent dictionnaire de la mer et des côtes, la preuve qu’il ne faudrait pas s’y attarder trop longtemps. On aurait tort car toutes les interventions ont éclairé certains aspects, en quoi un colloque fait avancer la réflexion.
2Celle-ci suppose que l’on recherche des indicateurs de la haute mer et, le plus souvent c’est a contrario qu’on les a trouvés. La croisière conquérante des dernières décennies parcourt les rivages du globe, mais à distance de la côte pour que les touristes puissent l’admirer : la « haute mer » est le plus souvent nocturne, lorsque le navire gagne un point d’escale et cette haute mer n’est pas bien lointaine. L’esprit d’aventure et de découverte est collé à la terre ! L’oiseau de mer est un bon indicateur biologique : les migrations de ces oiseaux, fascinantes dans l’espace puisque les lignes vont d’un pôle à l’autre, marquent une haute mer pas forcément très éloignée des côtes, pour des raisons assez objectives et qui tiennent à la nature. En l’espèce, il leur faut se reproduire et ce n’est possible qu’à terre, pour un temps bref mais sans pitié tant le nid attire les prédateurs. Sans doute est-ce la nature elle-même qui fournit les arguments les plus solides, en partant de la côte pour gagner le large : les limites sont lisibles, à partir du talus continental pour entrer dans le monde des grandes profondeurs. Mais, la profondeur fait-elle la haute mer ? On conçoit ce qu’a de psychologique cette définition. La haute mer croise ainsi la surface et la profondeur croissante et les seuils qui autorisent d’en fixer les limites sont profondément humains. Il est fort banal d’observer alors que le concept est d’abord défini par les hommes qui en fondent l’usage. La haute mer de la pêche est rarement lointaine et quand elle l’est (et le fut dans le passé, les Terre-neuvas par exemple…), elle reste proche des côtes parce que la répartition de la biomasse qui fonde les captures via les écosystèmes halieutiques est répartie en fonction des apports de nutriments issus des continents. Le Jauréguibery, évoqué, qui suit le chalutier du Crabe-tambour, balloté dans une mer forte et irrégulière est proche des côtes canadiennes et ce n’est pas l’état de la mer qui fait la « haute mer ». Lorsque remontent des grands fonds les eaux froides minéralisées des zones intertropicales, c’est encore à proximité des côtes (upwellings). Il a été bien montré que la pêche dans le centre des gyres océaniques du Pacifique ou de l’Atlantique est aléatoire et fondée sur peu d’espèces, les thonidés exceptés.
3Pour les hommes, au fond, la haute mer, c’est le large, ou le grand large. Le large de l’horizon marin, toujours fuyant, le large de toutes les aventures, celles qui poussent au nord-ouest vers l’Islande et sans doute l’Amérique déjà, celles plus incertaines des frères Vivaldi qui, en 1291, avaient l’intention « de naviguer sur la mer Océane jusqu’aux contrées de l’Inde », ils franchirent le détroit de Gibraltar mais ne revinrent jamais, engloutis par le grand large, peut-être même au large des côtes brésiliennes. Et il fallait bien de l’esprit d’aventure pour oser s’engager sur cet océan : il fallut que la technique s’améliore pour qu’enfin on puisse doubler le « cap des Tempêtes » et avec Colomb « découvrir » des terres nouvelles. Pour autant, la séance a bien montré que les techniques de construction des navires ne sont pas d’abord celles qui les adaptent à la haute mer (bien que cela joue, forcément), mais bien celles qui fondent le gigantisme des longues distances et de routes maritimes où les navires passent le moins de temps en mer. Celui des hommes sur ces grandes unités est cependant celui d’une solitude plus ou moins assumée qui renvoie à la psychologie des marins et sur les grands porte-conteneurs comme sur les pétroliers, les escales sont courtes… et longues les distances-temps du terminal à la ville !
4Reste quelques idées clés toutefois dont l’une fonde la haute mer. En effet, c’est le droit de la mer qui utilise le concept, au-delà des zones économiques exclusives des États et selon des subtilités à fondement géomorphologique parfois, comme cela a été exposé. C’est tout à la fois l’affirmation d’un principe ancien, celui de la liberté des mers dans ses usages (on rappellera ici que Grotius qui s’en occupa le fit pour plaider dans une banale affaire de piraterie dans le détroit de la Sonde), et de ce qui est en partie son contraire, la souveraineté des États dans un contexte d’intérêt croissant pour le large et surtout pour les profondeurs, d’où les querelles autour des îles et des archipels mais, là encore, on n’est guère en « haute mer » ! Souveraineté récemment affirmée par Xavier de la Gorce, qui fut Secrétaire Général de la mer, et Jean-Pierre Quéneudec dans un article du Marin du 12 avril 2013, qui dit précisément que « ce que l’on appelle la haute mer comprend toutes les parties de la mer qui ne sont pas soumises à l’autorité des États côtiers, c’est-à-dire l’ensemble de l’espace marin situé au-delà des eaux territoriales et des zones économiques exclusives qui les prolongent sur quelque 350 km ». Souveraineté à lourds enjeux que la géostratégie des Océans chère à André Vigarié avait un temps enraciné à Nantes et chez les géographes. Dans cet ordre d’idées, c’est à partir de la haute mer, la plus éloignée de ses sources et de sa cible que la task force de porte-avions japonais de l’amiral Yamamoto frappe Pearl Harbour : c’est alors affaire de distance, de silence dans les communications dans un vrai territoire du vide, loin de tout. Et la réplique de Nimitz, d’île en île, n’est plus de « haute mer »…
5Au fond, la haute mer est un front pionnier, donc un véritable objet géographique qui peut être appréhendé comme tel. La haute mer, c’est l’appel du large, l’acceptation du risque et de la solitude (en quelque sorte, le territoire du vide selon l’historien Alain Corbin mais en renversant son argument terrien) et elle n’a pas vraiment de limite vers la terre (ce que dit d’ailleurs Conrad dans le « miroir de la mer » - on part sans se retourner). C’est cette solitude que cherchent les skippers des grands voiliers de la Route du Rhum lorsque l’armada des canots et bateaux accompagnateurs les voit s’éloigner à hauteur du Cap Fréhel. C’est l’aventure de l’exploration du monde, en particulier dans le Pacifique au xviiie siècle avec des instruments de navigation améliorés. Le grand large a poussé le front pionnier dans sa dimension technologique, peu d’hommes mais plus encore de recherches : c’est la progression vers les marges continentales profondes du front pionnier de la recherche et de l’exploitation offshore, une aventure encadrée, coûteuse, dangereuse aussi pour ceux qui en dénoncent les risques qu’elle impose à l’environnement. Une recherche qui, par un curieux mouvement de balancier, ramène actuellement du large aux littoraux proches puisque les techniques de l’éolien en mer doivent beaucoup aux techniques de l’offshore. Au nom de la protection de l’environnement qui masque souvent d’autres objectifs moins avouables, le grand large fait l’objet d’attention croissante, certes à travers la Commission Océanographique Internationale de l’UNESCO (dont liée au PNUE, Programme des Nations Unies pour l’Environnement) mais plus précisément depuis 2008 à travers la Directive Cadre Stratégie du Milieu Marin lancée par Bruxelles et qui vise rien moins qu’à une planification spatiale maritime. Ambition qui rappelle les expériences françaises des SAUM et des SMVM, pas vraiment un succès. Cette directive‑cadre taille de grandes zones au large, fondées sur la mise en évidence de grands écosystèmes marins. Ce sera là encore un front pionnier, risqué du fait de l’éloignement et des profondeurs croissantes, impliquant l’esprit de découverte dans un contexte de gestion partagée, bien dans l’air du temps depuis trois décennies. Souhaitons seulement que l’air que l’on respirera autour des tables de négociation soit aussi pur que l’air du grand large, un vœu pieux, sans doute !
Pour citer cet article
Référence papier
Alain Miossec, « Conclusion - Le grand large? », Bulletin de l’association de géographes français, 90-4 | 2013, 537-540.
Référence électronique
Alain Miossec, « Conclusion - Le grand large? », Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-4 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2053 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2053
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