- 1 International Ship & Port Facility Code
1L’étude des marins de commerce est pour un géographe d’approche inhabituelle, les statistiques étant difficiles à maîtriser à l’échelle du monde pour des populations mouvantes (entre 1,07 et 1,3 million de marins et officiers, mais combien pour le long cours ?), les réalités humaines étant complexes de par la variété des parcours individuels, des statuts, des contrats d’embarquement, des compagnies, des pavillons, des types de navires, des origines nationales ; par ailleurs la question de l’espace approprié au champ d’étude se pose. Quel est le territoire pratiqué par ces marins ? Les navires ? Les villes portuaires, les littoraux ? Les mers bordières ? La haute mer ? La planète océane ? Pour les enquêtes, l’accès aux navires n’est pas aisé depuis 20011 et aussi depuis l’occupation privative du domaine portuaire (sûreté contre le terrorisme international, sécurité des installations et des gens de mer sur site). La mobilisation de témoignages de première main est nécessaire ; elle peut être réalisée grâce aux associations, aux bénévoles des foyers de marins, aux blogs individuels de marins en activité ou nouvellement à la retraite. Le géographe est ainsi amené à mobiliser d’autres disciplines dans sa démarche : l’ethnologie et l’anthropologie, la sociologie, le droit, la médecine, mais aussi la littérature et l’histoire. Les pratiquants de la navigation à voile font depuis quelques années, dans une perspective proche, l’objet de quelques études pionnières de la part de géographes [Parrain 2012]. « L’océan n’est pas simplement un espace utilisé par la société ; il est un composant de l’espace des sociétés » [Steinberg 2001, p. 20, cité par Parrain]. Une approche méthodologique intégrant le concept de « l’habiter » permet de mettre en œuvre une réflexion sur ces gens de mer inscrits dans la mobilité et leurs différentes pratiques des lieux [Baron 2012]. Que représente donc la haute mer pour les marins au commerce international, ceux qui ne font pas de cabotage mais l’essentiel de leur navigation au long cours ? Comment habitent-ils la haute mer ? Celle-ci est-elle un facteur de l’identité des marins à travers les représentations que les récits, les films véhiculent ? Le grand large n’est-il pas perçu par les navigateurs comme un moment particulier en rupture avec les repères habituels du temps et de l’espace ? La haute mer n’est-elle pas un ailleurs, un espace de non-droit, objet de toutes les dérégulations du travail et de toutes les affres de la mondialisation ?
La haute mer relève de multiples définitions.
2L’une est juridique : c’est l’espace maritime hors Zone économique exclusive (ZEE) ; l’autre est fiscale : c’est l’espace maritime où les navires de commerce naviguent pour l’essentiel de leur temps au grand large, au-delà des 200 milles marins avec une TVA allégée (règlementation européenne) ; l’autre est physique : au-delà du plateau continental, en dehors de la présence de poissons de mers bordières, d’oiseaux et d’insectes vivant sur le continent, la dernière, enfin, est subjective et sensible : c’est la perception qu’en ont les équipages. Pour les marins, la haute mer est ressentie dès la perte de vue des côtes par temps clair, ce qui peut aussi se caractériser par une absence de balises, de phares, de repères physiques, mais aussi des odeurs terrestres ; c’est l’apparition d’une houle plus longue, d’une couleur plus dense [Parrain 2012]. Des témoignages anciens montrent que la haute mer est ressentie dans un rapport particulier de l’individu confronté à un espace de rupture. La haute mer se fond alors avec le grand large. Les Terre‑Neuvas, qui pêchaient la morue près du littoral d’Amérique se considéraient en haute mer, à des milliers de kilomètres de leur côte familière.
- 2 Ferdinand Baron 1901, archives personnelles
- 3 Blog de Martin Machado du 12 décembre 2009 et relevé le 15 mai 2013 « Lorsque le linéaire du littor (...)
- 4 « Le passage de la ligne » évoque une épidémie touchant l’équipage d’un cargo faisant la Ligne Mars (...)
3Un marin, à bord du Versailles, paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, fournit en 1901 un témoignage sur ce vécu de la haute mer. Après une courte escale aux Açores, le navire se trouve au centre de l’océan Atlantique. « Trois jours s’écoulent ainsi pendant lesquels nous pouvons contempler à volonté et le ciel et les flots. Quelques navires rencontrés nous distraient pendant quelques instants, puis la navigation se continue calme et monotone par ces jours de beau temps » (…) « Un pénible incident vient sortir de la rêverie ceux qui y étaient plongés et les rappeler à la réalité. Un chauffeur du bord vient de mourir, victime de l’alcoolisme. Sitôt le délai règlementaire passé, on transporte son cadavre sur le pont devant tout l’équipage rassemblé, un aumônier passager récite quelques prières, les quatre planches de sapin qui renferment les restes mortels sont placées sur la lisse ; puis toutes les têtes se découvrent et on largue tout. Le paquebot se dérange de sa route pour laisser couler en paix celui qui doit reposer là, loin des siens, puis, augmentant sa vitesse poursuit sa marche en avant (…) La mer est d’un calme admirable et sa surface est seulement ridée de temps en temps par des bancs de poissons volants qui, effrayés à notre approche, sortent de leur élément et vont retomber un peu plus loin (…) Quelques « marsouins » embarqués (matelots de la Marine Nationale gagnant le train à Panama pour rejoindre la flotte du Pacifique) n’ont pu résister à l’affreux mal de mer et ses effets ont rempli notre cale sans sabord, ni hublot d’un air malsain et insupportable »2. Une évocation plus récente de la haute mer fait écho à cette description du siècle passé : « The coastal silt drops, the water becomes the must vibrant blue you can imagine. Further offshore you begin to see thick clumps of Sargasso weed, flying fish, whales, and occasionaly huge pods of dolphins. We will go many days without seeing any traffic at all. However, on our last crossing we have hailed by the coast guards to come to the assistance of a sailboat that had a broken rudder over 400 miles of the coast »3. Des lettres de Philippins, recueillis entre 1991 et 2006 par un prêtre jésuite à la longue carrière d’électricien embarqué, reflètent à cent ans de distance du premier témoignage ces ressentis ; le mal de mer des novices, le choc de l’immensité, du froid, de la solitude, mais aussi la découverte des paysages du grand large, les couchers de soleil, les levers d’étoiles à l’horizon. [Berger & Doriol 2009]. Quant à la mort et aux maladies, elles sont moins directement présentes qu’il y a un siècle du fait du raccourci de la navigation au large ; aujourd’hui, c’est la prévention des accidents du travail, qui est prioritaire sur un bateau de commerce. Les auteurs de romans maritimes en revanche évoquent avec insistance les risques d’épidémie à l’exemple de Passage de la Ligne d’Édouard Peisson, publié en 19354.
4La littérature contribue à idéaliser le métier de marin, comme étant celui de l’aventure, du voyage ; il est porteur d’éthique, de caractère et d’abnégation face aux éléments. De nombreux écrivains ont contribué à travers les aléas de la haute mer et du grand large à véhiculer ces valeurs toujours mises en avant par les anciens marins et officiers. Édouard Peisson (1896-1963) est un homme de mer n’ayant été navigant qu’une petite partie de sa vie ; les dix années qu’il a vécues à bord ont forgé le reste de son existence. Il évoque avec une précision romancée la vie à bord, les confrontations et les solidarités, l’affrontement avec la haute mer et la solitude du capitaine dans la prise de décision : Le Sel de la Mer (Grasset 1954), Capitaines de la route de New York (Grasset 1953), Les démons de la haute mer (Flammarion 1948).
5Une analyse de l’œuvre de Joseph Conrad, lui aussi profondément marqué par quelques années de vie de marin, permet de constater que la haute mer est peu traitée en tant que telle ; l’auteur privilégie des personnages vivant dans les ports, dans les îles [Weber 2011]. Le ressort psychologique des héros de Conrad ne touche à la haute mer que dans des situations exceptionnelles. Nous ne retiendrons parmi une œuvre abondante que Typhon ou Lord Jim.
6Dans Typhon, une œuvre publiée en 1918 [Éditions Gallimard], un navire à vapeur, le Nan-Shan, aux qualités techniques remarquables navigue sous pavillon siamois après avoir été inscrit sous le registre britannique. Mal perçu des officiers, le nouveau pavillon (Siam) est imposé par l’armateur, M. Sigg, par « expédient » [Conrad, Typhon, p. 20]. Confronté à un cyclone tropical, la tempête exacerbe les relations entre le Capitaine Mac Whir, son Second, devenu fou, et son jeune lieutenant, Jukes ; l’équipage d’origine malaise demeure prostré. « L’homme de barre (est) enfermé dans la timonerie, avec la grande peur d’être balayé par-dessus bord en paquet avec tout le reste » [Typhon, p. 69]. Les « chauffeurs » enfournant le charbon sont évoqués dans l’anonymat du fond de cale, devant le brasier de la chaudière ; seul l’officier mécanicien est l’interlocuteur du Capitaine. La mer démontée sous un ciel apocalyptique devient une entité naturelle rendant le navire invivable (…) « les lames semblaient de toute part se ruer (…). Dans leur acharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurs coups » [Typhon, p. 74].
7L’apport du Cinéma dans les représentations véhiculées par la haute mer a renforcé l’imaginaire collectif. Les principales œuvres littéraires y ont été transcrites, de Jules Verne à Herman Melville, de Joseph Conrad à Julien Viaud (Pierre Loti), ou au contemporain Sebastian Junger [Perfect Storm, 2001]. Les fictions sont ainsi porteuses de représentations plus ou moins intenses du monde des marins [Le crabe tambour de Schoendoerffer, film de 1977]. La mort y est comme en littérature fortement présente, mais aussi les tensions découlant de la cohabitation et de l’enfermement. La construction d’une identité propre aux marins et officiers est transmise à travers ces œuvres. Elles font émerger des valeurs humaines souvent magnifiées par l’éloignement et l’hostilité des éléments. La haute mer est un espace à fort impact qui forge les valeurs de l’équipage autour de la professionnalité et surtout qui véhicule des représentations d’ordre moral, mais aussi ambivalentes, à l’exemple de l’abandon d’un navire transportant des pèlerins dans Lord Jim par couardise du Capitaine. La haute mer ne serait-elle pas le laboratoire des cas de conscience ?
8Un groupe de réflexion pluri-disciplinaire appelé « Mer et Valeur » évoque dans un ouvrage paru en février 2013 « La mer et ses valeurs humanisantes ». La mer détermine dans cette perspective des qualités d’humilité « face aux forces naturelles… La mer est une école de vie… La mer révèle l’homme à lui-même (…) ; la mer révèle l’humanité en nous et dans les autres ». La connotation religieuse n’est jamais très loin : « La mer est dans la Bible, un symbole de création (…). La mer applique son empreinte à tous les marins, mais chacun s’y forme en fonction de ses dispositions naturelles » [Reynier 2013, pp. 67-72]. De cela découlent des valeurs dites caractéristiques : l’engagement, la responsabilité, la discipline, la capacité d’adaptation, et au-delà, le sens de l’autre, la capacité d’initiative et de décision. Francis Vallat parle des « exigeantes vertus que doivent illustrer les véritables gens de mer » [Reynier 2013, p. 11].
- 5 France 3 Ouest
- 6 Documentaire, Réalisé par Jean-Etienne Frère, produit par Aligal et co-Produit par France 3 Ouest D (...)
- 7 http://marcpicavez.com/
9Dans une autre perspective ne peut-on pas dire en revanche que les océans ne sont que l’espace projeté des sociétés, un milieu maîtrisé par les entreprises de logistique dans un vaste mouvement de globalisation des économies et de banalisation des statuts et des hommes ? C’est cette vision du marin au commerce international que présentent les médias, les reportages et les fictions récents. Ces représentations sont largement véhiculées dans les festivals de films maritimes, comme « Les écrans de la mer », à Dunkerque, ou dans les émissions de télévision. Celles‑ci privilégient des reportages plus intimistes, révélant des parcours individuels ou collectifs inscrits dans l’internationalisation du commerce maritime. L’émission Littoral5 « le magazine des gens de mer », n’omet pas les longs témoignages des marins au commerce à l’exemple du film « Sur toutes les mers du monde » sous-titré « les Philippins livreurs de la planète ? ».6 Le court métrage de Marc Picavez, « la vie derrière soi » sorti en 2011 témoigne de cette approche sociétale des marins en haute mer mais aussi au port.7 La mer est peu présente et les gros plans privilégient le visage, le regard, la parole des membres de l’équipage. La sortie au printemps 2013 d’un film danois sur la piraterie maritime au large de la Somalie (A Hijacking de Tobias Lindholm, sorti en juin 2013) donne une nouvelle dimension au marin, héros malheureux de la mondialisation et de son corollaire, la géopolitique. Le drame ainsi vécu redonne au marin sa dimension aventurière et héroïque que l’on retrouve aussi dans le film américain Capitaine Philips (sortie à l’automne 2013), relatant le détournement du porte-conteneur Maersk Alabama en 2009.
10Le nombre de marins, servant sur des navires en trafic international peut être estimé en 2010 à 624 062 officiers, et 747 306 hommes d’équipage. Les pays de l’hémisphère nord, comme la France, ont en revanche un nombre de marins de commerce déclinant jusqu’aux années 2000, malgré une stabilisation depuis. Ils sont 16 428 en 2010, mais combien pour la haute mer ?
- 8 Anne Gallais Bouchet, Institut Supérieur d’Economie Maritime, note de synthèse n° 144, avril 2012
- 9 Statistics from the Philippine Overseas Employment Administration (POEA)
- 10 BIMCO: Shipping Baltic and International Maritime Council
- 11 ISF, Fédération Internationale des Armateurs
11Les pays développés fournissent traditionnellement de nombreux officiers, mais leur nombre est dépassé par ceux d’Asie (1er Philippines, 2e Chine, 3e Inde, 4e Turquie). Les Américains et les Japonais (premiers employeurs d’équipages philippins) fournissent de sérieux contingents de leur côté (7e et 8e nations du monde pourvoyeuses d’officiers), mais sont devancés par l’Ukraine (5e) et la Russie (6e). La majorité des équipages est donc recrutée dans les pays en émergence économique ou très densément peuplés (Chine, Inde et ASEAN), ainsi que dans l’Est du continent européen. D’après ISEMAR8, les Chinois prennent ainsi la première place des marins hors officiers avec 13,2 % de l’ensemble en 2010, les Turcs la seconde place (8,1 %) et les Philippins la sixième place devancés et concurrencés par la Russie (4e rang) et la Malaisie (5e rang). Chine, Turquie, Philippines et Indonésie totaliseraient à eux seuls plus de 36 % des marins et officiers au commerce du monde. Mais ces statistiques cernent-elles réellement la réalité ? Ainsi les Philippines à elles seules fournissent 20 % de la main-d’œuvre maritime du monde (officiers et marins), selon les sources statistiques de l’archipel9, et 7,5 % selon d’autres références (BIMCO10 et ISF11), qui prennent en compte uniquement les navigants actifs aux diplômes valides en conformité avec la Standards of Training, Certification and Watchkeeping (Convention internationale sur les normes de formation des gens de mer, de délivrance des brevets et de veille - STCW -) leur permettant d’embarquer sur des navires de haute mer au commerce international.
12Le révélateur du nombre de marins potentiels est l’ouverture d’écoles de formation maritime dans toute l’Asie de l’Est (Chine, Corée) et l’Asie du Sud : Philippines, Indonésie, Viet‑Nam, Inde ou encore Pakistan.
13Force de frappe de la formation des marins en Chine, Dalian est la plus ancienne infrastructure : 14 collèges ou départements composent la Dalian Maritime University, comprenant toute la filière de formation maritime du simple officier au logisticien. Actuellement la Chine dispose de huit universités maritimes, de 14 académies maritimes, de trois écoles secondaires techniques et de 50 centres d’entraînement. Ce sont 7 000 cadets qui sortent chaque année des académies maritimes. Aux Philippines, on a dénombré jusqu’à 37 centres de formation reconnus en 2001 et le nombre de formés est estimé à plusieurs milliers par an. Les normes STCW n’étant pas toutes strictement suivies, certaines écoles ont dû fermer sous la pression de l’Union européenne (2012) et des autorités nationales. Les écoles maritimes se développent ainsi dans toute l’Asie avec la présence active des grandes compagnies de navigation ou d’associations d’armateurs : en Indonésie pour le personnel de service des paquebots. En Chine une compagnie de navigation d’État est associée à l’école de formation de Qindao ; aux Philippines, les Norvégiens, les Danois et les Japonais sont présents. Les Indiens développent de grands centres (comme Chennai, Mumbai). Peu d’étudiants, cependant, réussissent à atteindre le métier rêvé et affrontent la haute mer sur des navires modernes. La prééminence des pavillons de complaisance ou de libre immatriculation permet de recruter cette main-d’œuvre au moins disant salarial, mais souvent qualifiée.
14L’éloignement est perçu par un certain ennui, en l’absence des multiples tâches à accomplir à quai et des sollicitations terrestres. L’éloignement, c’est aussi un risque de collision moins probable que dans les rails de navigation, les détroits, les caps ou les mers territoriales ; il n’est cependant pas absent et le relâchement peut conduire à un défaut de veille. La navigation prend une allure plus régulière en l’absence de mauvais temps ; les capitaines et officiers de pont sont plus détendus. La haute mer est, de ce fait, pour les équipages un espace neutre qui génère une vie routinière et une certaine atténuation des tensions générées par la navigation côtière ; les risques sont cependant une préoccupation permanente pour les équipages, l’éloignement des côtes pouvant amplifier la dangerosité d’un feu, d’une panne électrique, de la déficience du moteur ou des instruments de navigation : il faut vérifier les arrimages en cas de gros temps ; le moindre incident ne peut trouver de solution extérieure. Les maladies et les accidents à bord doivent être gérés en toute autonomie, en l’absence de possibilité de secours venant d’une base proche, à l’exception du déroutage possible d’un navire se trouvant dans les parages. Les puissantes machines permettent de raccourcir le temps de parcours, la vitesse de navires pouvant dépasser les vingt-cinq nœuds (10 à 12 jours au plus en haute mer libre). Cette navigation lointaine est marquée par l’éloignement qui implique l’absence de nouvelles de la famille ; elle est impactée aussi par le rythme des quarts et par le bruit continuel des machines. La proximité d’archipels peut permettre de réactiver des téléphones portables (passage des Açores sur l’Atlantique par exemple). Une certaine monotonie et la lassitude envahissent les esprits ; les moments cadencés par le changement régulier de fuseaux horaires perturbent les repères temporels et les rythmes physiologiques. La haute mer relève donc d’un temps différent : temps morts occupés par la musique, les DVD ; des podiums existent dans certains carrés, mais les guitares ou autres instruments de musique se font plus rares qu’il y a encore une dizaine d’années. Si la construction de bateaux en bouteille n’est plus de mise, le temps du cargo n’étant plus le même que celui du trois-mâts cap-hornier, des activités peuvent être listées : la lecture parfois, les jeux de carte, la pêche à la ligne pour les navires ne dépassant pas une certaine vitesse, mais surtout les petits travaux relevant des heures supplémentaires payées. La lourde gestion administrative des opérations commerciales, les contrôles de plus en plus fréquents au port, le suivi du chargement sont autant de tâches qui s’estompent en haute mer : l’équipage peut alors assurer l’essentiel de son temps à la bonne marche du navire.
15Plusieurs facteurs peuvent expliquer de nouvelles difficultés rencontrées par les équipages des navires au grand large. Le rallongement du temps de navigation est souvent imposé par les économies de carburant avec la réduction de la vitesse du navire. La traversée de l’Atlantique ou du Pacifique, le contournement de l’Afrique peuvent être prolongés de plusieurs jours. L’absence de communication avec la terre n’en est que plus difficile à vivre pour les marins à bord de navires encore non équipés de téléphone satellite à disposition des équipages. Internet est peu utilisé sur les vraquiers, davantage sur les pétroliers, méthaniers et les grands porte-conteneurs, mais le coût du fonctionnement pour les équipages est élevé.
16Le système d’identification automatique (AIS), recommandé depuis 1998 est généralisé ; couplé au GPS et aux communications satellites, la marche du navire est sous contrôle ; des centres opérationnels des compagnies en téléguident quasiment le parcours. L’heure d’arrivée doit être respectée quelque soit la météo. Les lamaneurs, le remorquage, les pilotes et les manutentionnaires et grutiers sont retenus ; le moindre retard peut donc avoir un coût que les assurances ne remboursent pas, alors qu’un conteneur perdu en mer est couvert. Forcer le temps à l’orée des 200 milles marins est une nécessité commerciale que le Capitaine ne peut qu’entériner aux risques de dommages collatéraux. Les capitaines sont sous pression et ne sont plus entièrement maîtres de leurs itinéraires. Aggravant la pression à laquelle sont soumis les navigants, les risques d’attaque en haute mer se multiplient.
- 12 Opération Atalante, décision du Conseil de l’Union Européenne 2008/851/PESC, modifiée par la décisi (...)
17La piraterie gagne le grand large par extension des attaques à partir de navires mères bien au-delà de la ligne des 200 milles marins. Quelques détournements de navires de commerce au large de la Somalie dépassent les 500 milles. La Mission européenne Atalante qui doit assurer la sécurité des navires au large du Nord-Est de l’Afrique est d’ailleurs élargie à la haute mer (2008‑2012)12. Après le passage du canal de Suez, la traversée de l’océan Indien n’est plus un repos. Les barbelés, les mannequins représentant des gens armés garnissent les navires dont le château devient forteresse. Le huis clos se renforce et les quelques jours de détente occasionnés par la traversée de cet océan ne sont plus de mise depuis une dizaine d’années.
18Les marins qui pratiquent la navigation commerciale transocéanique perçoivent-ils avec acuité ce milieu, ce paysage où les navires se font plus rares, où le sentiment d’être seul face aux éléments, seul maître à bord pour sa propre sécurité prédomine ? Savent-ils, ces marins de toute nationalité, où ils sont, où ils vont, à l’exception de l’officier de pont dont la parfaite connaissance des coordonnées géographiques n’est pas discutable ? Quelle réalité la haute mer est-elle pour le simple matelot ? Il « habite » avec une forte intensité le château du navire, ses coursives impersonnelles, son carré, parfois prend possession du sauna ou de la piscine présents sur les gros porte-conteneurs comme le MSC Genova avec ses 14 000 EVP et ses 27 membres d’équipage (mai 2013) ; ceux-ci sont répartis sur neuf niveaux avec une hiérarchie verticale. Seules les salles à manger des officiers et de l’équipage sont regroupées au même étage, de part et d’autre de la cuisine en position centrale. Qu’en est-il de leur perception de la nature océane pendant ces longs moments passés au large ? Qu’en est-il de l’appropriation de cet espace maritime par l’équipage ? Le lieu qui prédomine est la cabine, souvent citée comme sanctuaire dans les témoignages ; la cabine a une taille et une configuration formatée par la législation internationale (Convention sur le logement des équipages de 1946 revisitée après modifications successives dans le cadre de la Convention du Travail Maritime de 2006). Le carré dans les navires à faibles effectifs est un espace de rencontres éphémères, décalées par les quarts, le travail à bord étant continu. La convivialité est généralement présente ; c’est le temps de l’entre-soi, du karaoké, de la détente en salle de sport à bord des navires les plus modernes. Sur de nombreux navires, ces conditions de vie confortables ne sont pas toujours optimales et les tensions entre membres de l’équipage deviennent une réalité, peu exprimée, mais réelle et exacerbée par les longues navigations.
- 13 Catherine Berger, Marins au long cours, CERAS, n° 308, 2009.
19Pour un navire comme le MSC Genova, la vie est marquée par des longues périodes de navigation d’Asie en Europe, pouvant s’étaler sur des périples de plus de 50 jours du Havre à Shanghai aller-retour. En Europe, c’est la succession infernale des escales rapprochées, Le Havre, Rotterdam, Dunkerque, Felixstowe, avant de repartir vers la Chine. Le temps de navigation en haute mer correspond selon les définitions prises de 75 % à 50 % du trajet. Le concept de « l’habiter » permet de recentrer sur la démarche géographique la façon dont ces équipages multinationaux, migrants des mers, « se construisent tout en construisant le monde » [Lazzarotti 2010]. Ces équipages s’approprient de multiples lieux, tout en gardant au fond d’eux-mêmes le sentiment d’appartenance au territoire de la famille laissée derrière soi (« poly‑topisme » des lieux, Mathis Stock 2004). Le marin au commerce international habite la mobilité avec l’idée qu’il participe à une communauté de travail internationale. Le marin fait équipe à un moment donné avec un équipage aux multiples statuts, tout en appartenant à des réseaux de solidarité familiale, professionnels ou religieux qui lui permettent de maintenir « des relations multiples par-dessus les frontières », pour reprendre l’expression de Michel Bruneau [2004]. Si le terme de transmigrant n’est pas complètement adapté, on peut dire cependant que le marin pratique une « migration paradoxale » ; c’est « un émigré qui n’arrive jamais »13. Il réside provisoirement dans un ailleurs improbable : son lieu de vie est une carcasse métallique dont le propriétaire peut être une Compagnie maritime, pas toujours son employeur ; les sociétés de manning (nombreuses aux Philippines), ou de shipping management (présentes dans les pays anglo-saxons par exemple), sous-traitent des contrats de 9 mois pour les marins venant de pays émergents ou de 2 mois pour les marins européens ou américains. La juridiction du travail est en effet attachée à une autre entité, celle de l’origine nationale des équipages, mais aussi du registre d’inscription du navire qui assure la souplesse dans le recrutement. En haute mer, le marin se construit, forge son identité, tout en construisant un nouveau rapport au monde et aux lieux de vie de sa famille, qu’il rejoint pendant ses congés avec une expérience dure à faire partager. Il habite un lieu mobile, sur une planète en mouvement ; l’appréhension du temps est souvent brouillée mais le rythme des tâches en efface l’inconfort [Berger 2009].
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20La haute mer n’est-elle pas le laboratoire social et économique de la mondialisation ? N’offre‑t-elle pas une vision de l’exploitation humaine au-delà des frontières nationales, dans un espace de l’entre-deux où le libéralisme tient lieu de liberté ? Un espace peu réglementé, révélateur d’un monde qui se déconstruit, parcouru par des ouvriers du transport sur un front social qui anticipe de longue date les bouleversements sociaux et économiques touchant l’ensemble des États du monde ? L’annonce d’une exposition sur les marins à Saint‑Nazaire en résume la réalité : l’artiste « approche un monde dans lequel il lit une forme aboutie de libéralisme : des équipages cosmopolites, flexibles, engagés selon le droit du travail de leur pays d’origine par des sociétés immatriculées ailleurs. Il rend ainsi compte de leur monde, ces espaces invisibles qui véhiculent la matière de notre monde »14. En contre-point l’on peut avoir la vision d’une nouvelle construction réglementaire élaborée de l’intérieur par l’ensemble des acteurs du commerce maritime. Depuis le début du xxe siècle (naufrage du Titanic en 1912) jusqu’à 2006 (Convention Internationale du Travail Maritime), le monde du commerce international est le laboratoire de la régulation de la mondialisation. Les accords internationaux reposent sur trois fondements : Solas15, Marpol16, STCW17 pour la formation des marins (1978‑1984) et la MLC18 ou Convention internationale du travail maritime (2006, applicable en 2013) « puissant outil de protection contre la concurrence déloyale des navires sous normes et destinés à faire disparaître à terme ces derniers »19.
21Les Églises participent pleinement à cette solidarité régulatrice. Elles sont rassemblées au sein de l’International Christian Maritime Association (ICMA) et possèdent un certain nombre de déclinaisons géographiques et confessionnelles comme les Apostolatus maris (AOS) ; parmi de nombreux exemples, le Seamen Church Institute, service d’accueil des marins aux États-Unis (Houston) assure une formation continue, mais aussi des soins psychologiques, notamment pour les otages libérés des pirates, ainsi que des services juridiques. Pourquoi cette régulation est-elle à la pointe dans ce monde maritime depuis longtemps mondialisé ? La haute mer est sans contrôle, mais au‑delà, le navire transocéanique touche un port qui n’est que rarement celui de la nationalité des marins embarqués ou celui du pavillon. Donc le navire est dans un espace dont la réglementation internationale s’exerce peu à peu (contrôle au port) dans l’intérêt des transitaires et armateurs, des riverains côtiers. Les Églises, les bénévoles laïcs, les organisations syndicales sont des caisses de résonance qui ont abouti à la mise en œuvre des deux dernières conventions, chronologiquement parlant (STCW et MLC). La réglementation du travail dans les usines est plus complexe à mettre en œuvre du fait de la multiplicité et de l’enfermement national des lieux de production. Les ports sont des lieux ouverts sur la haute mer et la transparence et la visibilité des situations est plus grande.
22Nuançons le propos cependant ; il est dans l’intérêt des armateurs adeptes des Compagnies maritimes globales que les marins soient en faible nombre et efficaces. La haute mer est dans le continuum de la chaîne logistique globale dont elle est un maillon. Les marins n’en restent pas moins des « expatriés » plus ou moins temporaires qui découvrent comme Conrad « une seconde patrie, la mer, grande comme le monde des effrois et des hommes » [Weber 2011, p. 59]. Naviguer comme marin au long cours, parcourir la haute mer, n’est-ce pas simplement être au monde ?
23Si le marin pêcheur est au contact direct avec le froid, la houle, les poissons, la biomasse, le marin au commerce international, pour sa part, ressent la haute mer comme un espace vide, monotone, éloigné des centres de sécurité et par là même dangereux. La nécessité de suivre une réglementation stricte, en terme de sécurité, lui est imposée par les normes internationales. L’appréhension des paysages de haute mer est soluble dans la technicité de la machine complexe qu’est le navire moderne. La vie de famille est laissée derrière soi, et habiter un navire c’est à la fois vivre dans son lieu de travail, mais un lieu mobile et isolé par la masse océanique ; vivre collectivement et retrouver son chez soi dans la cabine confortable. Habiter un navire, c’est un peu vivre une vie par défaut, la racine familiale et territoriale étant au cœur des préoccupations du marin. La haute mer est révélatrice des valeurs, mais aussi des difficultés d’un monde déréglementé en marche vers une nouvelle normalisation portée par les réseaux de solidarité syndicales, confessionnelles et par le relais des grandes Institutions internationales que sont les Agences de l’ONU (Organisation Maritime Internationale, Organisation Internationale du travail), le Syndicat International des Ouvriers du Transport, mais aussi les grands armateurs. La Convention du Travail maritime (2006) en est la résultante. « Le Monde n’est pas seulement en train de changer, ce sont les conditions de sa production qui changent. Un nouveau Monde émerge… » [Lazzarotti 2013]. Les marins au long cours participent de cette nouvelle production du monde de trois manières : en premier lieu en accompagnant par leur compétence le développement du commerce international via la massification du transport ; ils sont formés à des normes de plus en plus strictes qui font du marin non plus un aventurier, mais un technicien connaissant les contraintes liées aux aléas et risques liés à la mer, à la côte et aux dangers techniques. En second lieu le marin est intégré à des équipages internationaux aux cultures multiples et variées avec un savoir-faire professionnel spécifique et des connaissances aux dénominateurs de communication communs : anglais basique, termes maritimes partagés, conscience environnementale par l’application de normes internationales. Enfin le marin participe, avec l’ensemble de la communauté maritime, à ces vastes mouvements d’ouvriers migrants.