1Pendant longtemps l’expression « haute mer » a eu une signification aussi vague que large, puisqu’elle désignait tout ce qui était au-delà d’une bande d’eaux côtières, souvent entendues comme des eaux territoriales dont la largeur était habituellement de trois milles marins. Autrement dit la haute mer englobait la quasi-totalité des espaces océaniques. Mais, à la fin du xxe siècle, l’élargissement de la souveraineté économique des États riverains de l’océan par la création de zones économiques exclusives de 200 milles de large, a réduit le domaine de la Haute mer et a conduit à préciser son acception. La convention de 1982 sur le droit de la mer a fait de la Haute mer une entité juridique dotée de son propre régime d’exploitation, ce qui impliquait qu’elle soit délimitée [Eiseman 1983]. Pour cela, en son article 86, la convention a rangé dans la Haute mer tout ce qui échappe à la souveraineté des États riverains, c’est-à-dire tous les espaces qui « ne sont compris ni dans la zone économique exclusive, la mer territoriale ou les eaux intérieures d’un État, ni dans les eaux archipélagiques d’un État archipel. » En étant définie par ce qu’elle n’est pas, la Haute mer est devenue, certes, un espace résiduel, mais pourtant immense, qui se trouve au-delà des limites de souveraineté politique et économique des États, au-delà des 200 milles marins (370 km) et parfois plus (Fig. 1).
Figure 1 – Les espaces océaniques soumis à la souveraineté des États riverains (hachurés) et le domaine de la haute mer (en blanc sur l’océan)
Source : extrait de Carré (F.), 2005, p. 83
2La présence d’une île habitée en plein océan génère une ZEE et mord ipso facto sur la haute mer. Le cas est assez fréquent dans l’océan Pacifique. Parce qu’elle échappe à la souveraineté des États, la haute mer est par essence un domaine international qui reste accessible à tous. C’est là que subsiste un peu de la fameuse liberté de la mer qui autrefois régnait sur la quasi-totalité des océans, en dehors des bandes côtières d’eaux territoriales. Il faut dire « un peu », parce que cette liberté est tout de même surveillée aujourd’hui. Sans parler ici des ressources minérales qui, étant devenues « patrimoine commun de l’humanité », se trouvent placées sous le contrôle d’une « Autorité internationale des fonds marins », les ressources biologiques, de leur côté, peuvent être, si nécessaire, soumises à des règles de conservation et de gestion, prises par les États exploitants au sein d’organismes internationaux. Si l’on est loin ainsi de la liberté traditionnelle de la Haute mer, les États qui voudraient utiliser ce domaine international ont cependant une assez grande latitude dans la gestion des ressources vivantes.
3Il reste à savoir ce que représente ces eaux internationales pour la pêche. Quelle contribution apportent-t-elles à la production mondiale ?
4Ce qui est frappant et paradoxal c’est la différence considérable entre la vaste étendue du domaine de la Haute mer et les faibles résultats estimés des pêches qui y sont pratiquées.
5Bien que l’instauration de ZEE de 200 milles au cours des années 1970 et 1980 ait réduit le domaine international de la Haute mer, ce dernier représente encore la majeure partie des espaces océaniques, entre 55 % et presque les trois quarts (70 %), soit entre 200 et 250 millions de km2. Il serait hasardeux de fournir des estimations plus précises, car les 200 milles donnent lieu à des revendications parfois excessives de la part des États riverains à qui la convention de 1982 a offert la possibilité de prétendre à des droits économiques au-delà de la limite des ZEE, lorsque leur plateau continental dépasse cette ligne, jusqu’à un maximum de 350 milles.
6Ces étendues de Haute mer correspondent à peu près, d’un point de vue bathymétrique, aux parties profondes des océans, c’est-à-dire aux plaines abyssales océaniques, aux dorsales médio-océaniques et aux seuils sous-marins qui compartiment ces grands fonds, ce qui n’est pas sans incidence sur la pêche, comme nous le verrons plus loin. Si l’on s’appuie sur le critère bathymétrique, les marges continentales, qui comprennent à la fois les plates-formes continentales (profondeur inférieure à 200 m) et les pentes continentales (profondeurs comprises entre 200 et 3000/3500 m) totalisent une centaine de millions de km2, dont 26 pour les plates-formes et 76 pour les pentes, autrement dit à peine un tiers de la surface totale de l’océan, ce qui laisse environ 260 millions de km2 pour les grands fonds (Tabl. 1).
Tableau 1 – Évolution de la production des pêches dans les grands domaines océaniques
|
Surface
|
Production de 1950 à 1985
|
Rendement
|
|
M km2
|
%
|
1950
|
|
1970
|
|
1985
|
|
1950
|
1985
|
|
|
|
Mt
|
%
|
Mt
|
%
|
Mt
|
%
|
Kg/ km2
|
Plates-formes continentales (0‑200 m) - espèces de fond - espèces pélagiques
|
26,5
|
7,3
|
3,8 11,6
|
20,4 62,3
|
8,5 20,6
|
14,1 34,2
|
10,5 25,0
|
13 ,7 32,6
|
143 437
|
396 943
|
Pentes continentales (200-3500 m) et eaux néritiques externes - espèces de fond - espèces pélagiques
|
76,1
|
21,1
|
0,3 2,5
|
2,0 13,3
|
1,6 28,0
|
3,0 46,5
|
2,1 33,2
|
3,8 43,4
|
4 367
|
33 436
|
Grands fonds (>3500 m et province océanique
|
258,5
|
71,6
|
0,4
|
2,1
|
1,4
|
2,2
|
5,8
|
7,5
|
1
|
22
|
Total
|
361,1
|
100
|
18,6
|
100
|
60,1
|
100
|
76,6 100 79,2 en 2010
|
51
|
212
|
Source : Moiseev (P.A.), 1989, p. 277, simplifié
7Cependant la Haute mer, au sens juridique du terme, n’est pas tout à fait assimilable à ce domaine bathymétrique profond, parce que les marges continentales ont des largeurs très variables qui, tantôt n’atteignent pas la limite des domaines de souveraineté nationale, entendues jusqu’à 200 milles, tantôt les excèdent, à l’inverse. Si la marge est étroite, la ZEE des États riverains englobera des parties profondes de l’océan, comme au large de l’Amérique du Sud dans le Pacifique ; si la marge est large elle dépassera la limite de la ZEE et l’État riverain sera en droit de clamer sa souveraineté économique au-delà des 200 milles. La conséquence est que le domaine de la Haute mer doit être moins étendu que les parties profondes de l’océan. Ceci conforte l’estimation précédente, à savoir une surface de 200 à 250 M km2 pour la haute mer.
8Or, les résultats de la pêche sont très loin d’être à la hauteur de cette immensité.
9Il faut préciser d’abord que les statistiques internationales sur les pêches, celles de l’OAA (FAO en anglais), ne permettent pas d’individualiser la Haute mer. Elles fournissent des données à l’échelle des États, des espèces ou de secteurs océaniques qui englobent les eaux côtières et le large. À une échelle nationale, les statistiques ne sont guère plus explicites, parce que les catégories de pêches n’isolent pas la Haute mer. Par exemple, en France on distingue des petites pêches (sorties en mer de moins de 24 h), des pêches côtières (sorties de 24 à 96 h), des pêches au large et des pêches lointaines. Mais la pêche au large, définie par des marées de plus de 96 heures, s’effectue essentiellement sur les plates-formes continentales dans les ZEE, et la pêche lointaine ne l’est que par rapport au port d’armement des navires. Par conséquent, les statistiques sur les captures en Haute mer ne sont que des estimations, difficiles à élaborer, rares et approximatives. Elles se fondent surtout sur les connaissances scientifiques, sur la nature des espèces, leur répartition, la localisation de leurs concentrations et des captures... quand on la connaît exactement.
10Le tableau 1 a le mérite de mettre en relation les captures avec la bathymétrie et par conséquent d’individualiser les domaines profonds de l’océan, tout en séparant les prises de fond et de surface. En outre il retrace l’évolution de 1950 à 1985, cette dernière année étant tout de même postérieure à la généralisation des ZEE. Son auteur avait utilisé les dernières données dont il pouvait disposer. Faute d’avoir un tableau équivalent et plus récent, il faut s’en contenter, car il serait hasardeux de vouloir le mettre à jour sans connaître les méthodes et principes qui ont présidé à son élaboration. Au reste ce document est encore largement d’actualité, car le total des captures en mer n’a pas beaucoup changé de 1985 à nos jours : il était de 76 Mt en 1985, il est de 79 Mt en 2010 ; par ailleurs les ZEE ont plutôt figé les grands traits de la localisation des pêches dans le monde.
11Les plates-formes continentales et les eaux qui les baignent, dites « néritiques » par les océanographes biologistes, concentrent 46 % des captures mondiales, espèces de fond et de surface confondues. Les pentes continentales et les « eaux néritiques externes » les surmontant en fournissent autant (47 %). Par conséquent des marges continentales proviennent un peu plus de 90 % des résultats de la pêche mondiale. Il reste pour la Haute mer moins de 10 %. Comme les eaux dites néritiques externes peuvent englober par endroit des espaces de Haute mer et que ce ne sont que des estimations, on peut situer la production de ce domaine aux environs de 10 % du total.
12L’évolution depuis 1950 montre que l’exploitation de la Haute mer s’est nettement développée et à un rythme plus rapide que l’essor de l’ensemble de la pêche maritime, de sorte que son pourcentage dans les résultats mondiaux s’est amélioré. Il est passé de 2,1 % en 1950 à 2,2 % en 1970, puis à 7,5 % en 1985, sans doute autour de 10 % aujourd’hui, comme nous venons de le voir. Ceci provient en grande partie de l’amplification des pêches thonières et de la mise en valeur de quelques ressources « nouvelles » de la Haute mer, jusque‑là négligées. Il reste malgré tout que 60 à 70 % de la surface des océans ne fournissent que 10 % de la production halieutique marine et que la création des ZEE à la fin des années 1970 n’a pas provoqué une ruée des flottilles vers le domaine international [Carré 2005]. En conséquence, les rendements par unité de surface expriment l’infériorité des régions du grand large par rapport aux bordures des continents : seulement 22 kg/km2 en Haute mer, face à plusieurs centaines de kilogrammes pour les marges continentales. Quelles peuvent être les raisons de cet énorme écart ? La Haute mer est-elle biologiquement pauvre ou est-elle simplement sous-exploitée ?
13Des éléments à la fois biologiques, techniques et économiques contribuent à cette situation.
14L’expérience de naufragé volontaire du Dr Alain Bombard à bord de son canot pneumatique au tout début des années 1950, qui voulait prouver qu’un marin pouvait survivre en mer en tirant ses aliments de l’océan est dans toutes les mémoires. Après avoir fait des essais en Méditerranée, il avait décidé de traverser l’Atlantique de l’Europe vers l’Amérique en se nourrissant du poisson qu’il pêchait et du plancton qu’il récoltait dans ses petits filets. S’il a réussi à traverser l’Atlantique, il est arrivé en Amérique Centrale dans un triste état physique, parce qu’il a découvert que la nourriture disponible se raréfiait à mesure qu’il s’éloignait des marges de l’Europe et qu’il gagnait la Haute mer. Il a souffert de la faim au centre de l’Atlantique, expérimentant ainsi les règles de la répartition de la vie dans l’océan que des biologistes commençaient à formuler à la même époque, notamment Lev Zenkevic dans une communication au Congrès international de zoologie de Paris en 1948, intitulée « La structure biologique de l’océan ». Cette structure veut que les biomasses s’amenuisent à la fois de la surface vers le fond et des régions côtières vers le large.
15Dans le sens vertical, c’est la disparition rapide de la lumière qui restreint la photosynthèse à une tranche d’eau superficielle, appelée couche euphotique, d’environ 100 à 150 m d’épaisseur. Au‑dessous de 500 à 700 m, dans une obscurité presque totale, ne subsistent que des animaux de moins en moins abondants, à l’exception des secteurs très localisés de sources hydrothermales. Quelques chiffres sur la biomasse du benthos (êtres qui vivent sur le fond) éclairent le phénomène. Entre 0 et 200 m de profondeur, c’est-à-dire sur les plates-formes continentales, il y a en moyenne 139 g/m2 ou 139 t/km2 de matière vivante ; entre 200 et 3 000 m, sur les pentes continentales, la biomasse passe à 32,2 g/m2; enfin sur les grands fonds, à plus de 3 000 m, cette biomasse tombe à 2,4 g/m2. Il n’est pas inutile de rappeler ici que la profondeur moyenne de l’océan Mondial est de l’ordre de 4 000 m.
16De la côte vers le large, l’océanographie biologique distingue deux ou trois « provinces » successives dont les biomasses décroissent vers le large. Il y a d’abord une province dite « néritique », la plus riche de toutes par la diversité et l’abondance de la vie, qui correspond au domaine des plates-formes continentales et des eaux qui les baignent (Fig. 2).
Figure 2 – Quelques zonations bathymétriques, biologiques et juridiques dans l’océan
17Au-delà vers le large, au-dessus des pentes continentales, certains individualisent une province « néritique externe », nettement moins riche. Enfin, plus loin encore, apparaît la province dite « océanique », la plus pauvre, qui est en général en haute mer, sauf dans les rares secteurs où la plate-forme est très large et dépasse les limites des ZEE. Les biomasses de plancton et de necton sont plus de vingt fois moins abondantes dans la province océanique que dans la province néritique. Cette diminution de la biomasse vers le large, exprimée parfois par l’expression de zonation circumcontinentale, est due à la réduction de l’abondance des sels nutritifs dans l’eau, en raison de l’éloignement de la côte et de l’accroissement de la profondeur, puisqu’il existe deux sources de sels nutritifs dans l’océan : les apports fluviaux et la dégradation de la matière organique par les bactéries sur le fond.
18Une carte intéressante des valeurs de biomasse sur l’ensemble du globe, à la fois sur les continents et l’océan, montre très clairement cette zonation de la côte vers le large (Fig. 3). Les parties centrales des océans sont presque des déserts biologiques, comme l’avait constaté Bombard, sauf présence d’une île qui permet alors la reconstitution d’un milieu néritique. Selon la bonne formule du biologiste britannique C.M. Yonge, les îles du grand large sont des « oasis dans le désert ».
Fig. 3 – Répartition de la matière vivante à la surface du globe ; biomasse exprimée en kg/m2 sur une année (poids sec)
Légende : océan : 1- moins de 0,01 ; 2- 0,01-0,03 ; 3- 0,03-0,1 ; 4- 0,1-0,5 ; 5- plus de 0,5. continent : 6- moins de 0,6 ; 7- 0,6-12,5 ; 8- 12,5-125,0 ; 9- plus de 125,0
Source : Suetova (I. A.), 1976
19La Haute mer souffre de plusieurs handicaps au regard de l’exploitation halieutique que la médiocrité de ses ressources ne parvient pas à lever, à supposer qu’ils soient tous surmontables.
20En premier lieu, il faut mentionner les aspects purement économiques, à savoir le coût des opérations de pêche au grand large. La distance augmente les trajets non productifs et grève les budgets, en raison du temps passé pour atteindre les pêcheries et de la consommation de carburant. Par ailleurs, pour limiter l’inconvénient de l’éloignement, le navire doit effectuer des campagnes de longue durée, ce qui suppose une logistique particulière pour la conservation des prises ou leur acheminement vers des ports toujours plus lointains : cales de grande capacité, donc navires de gros tonnage, congélation à bord, voire fabrication de sous-produits sur des navires‑usines, éventuellement flottilles de cargos pour transporter les captures. Ces coûts supplémentaires doivent être soit compensés par la valeur des espèces capturées soit justifiés par l’intérêt des opérations. Ce n’est pas un hasard si l’exploitation de la Haute mer porte aujourd’hui surtout sur des thonidés, espèces de haute valeur marchande. En revanche, et c’est là un avantage économique, il ne faut pas oublier que ces ressources du large sont internationales et que les flottes de pêche qui les exploitent n’ont pas à acquitter de droits d’accès comme elles le font quand elles opèrent dans des ZEE étrangères.
21En second lieu, des raisons plus techniques et halieutiques limitent les possibilités de l’exploitation de la Haute mer. Le fait essentiel est que les pêches commerciales de fond ne sont plus possibles quand les profondeurs de l’océan dépassent 1 500 à 2 000 m, donc quand on est au-delà du domaine des plates-formes et des parties supérieures des pentes continentales. Le chalutage de fond, l’une des techniques de pêche les plus répandues et les plus efficaces, devient impossible au-delà de ces profondeurs, à cause de contraintes techniques, telles que la longueur des funes. En effet, ces câbles qui servent à tracter le chalut doivent mesurer trois fois l’épaisseur de la tranche d’eau et leur longueur, compte tenu de leur section, soulève de grosses difficultés d’enroulement sur les treuils. Ne sont donc possibles en haute mer que des pêches pélagiques ou de surface qui se déroulent en pleine eau, entre la surface et des profondeurs de quelques centaines de mètres, à l’aide d’engins flottants qui sont sans contact avec le fond : filet dérivant, senne coulissante, chalut pélagique, palangre, ligne etc... (Fig. 4).
Figure 4 – Les domaines exploitables par la pêche dans l’océan Mondial
22Mais, à la différence des pêches de fond qui sont aveugles, car elles sont assurées de ramasser ce qui se trouve sur le fond ou à proximité, ici on ne peut pas jeter ses filets sans s’être assuré que les ressources sont bien là, car les poissons de surface vivent en bancs isolés et très mobiles. Les pêches pélagiques supposent une phase préalable de détection et de repérage des bancs, grâce au sonar ou même à des opérations de reconnaissance aérienne et de thermographie dans le cas des grandes pêches thonières, par exemple. Parfois, on provoque la concentration des poissons autour du navire, en jetant des appâts dans l’eau, en immergeant des radeaux ou en éclairant la surface de l’eau pour attirer des espèces photophiles. Tout ceci se traduit évidemment par des surcoûts. Par conséquent la Haute mer est privée de ressources de fond exploitables et n’offre au pêcheur que des espèces pélagiques, plus précisément épipélagiques pour les plus superficielles et mésopélagiques. On comprend dès lors que les captures dans ce domaine marin soient peu importantes et que les rendements par unité de surface restent faibles (Fig. 5).
Figure 5 – Les rendements de la pêche dans l’océan Mondial en 1985, en kg/km2
Légende : 1. plus de 3 000 ; 2. de 3 000 à 1 000 ; 3. de 1 000 à 500 ; 4. de 500 à 200 ; 5. de 200 à 100 ; 6. de 100 à 10 ; 7. moins de 10
Source : Moiseev (P. A.), 1989, p. 298 et 299
23Il faudrait ajouter à ces contraintes d’ordre technique l’évolution du droit de la mer qui depuis la convention de 1982 touche aussi le domaine international de la Haute mer. S’il y a liberté d’accès, la pêche n’y est plus entièrement libre. La convention de 1982 dans ses articles 116 à 119 demande aux États dont les ressortissants exploitent la haute mer de les soumettre aux règles de conservation et de gestion des stocks qui pourraient être éventuellement nécessaires. Ces États doivent coopérer avec les organisations internationales en charge de la gestion. Ainsi, la capture des espèces les plus recherchées, notamment les thons, est soumise à des restrictions diverses : tailles minimales de poissons, quotas de prises ou d’efforts de pêche, qui sont édictées par les organismes internationaux en charge de la surveillance de l’état des stocks, en Haute mer comme ailleurs, qui s’efforcent de les maintenir au niveau optimal.
24S’il est incontestable que l’exploitation de la Haute mer ne porte que sur des espèces de surface, la grande difficulté est de parvenir à identifier des pêches purement océaniques, car la plupart des espèces ne le sont pas et effectuent des migrations qui les mènent des eaux néritiques externes, voire franchement néritiques, à la Haute mer. Il n’est pas plus facile de cerner des types de pêche propres à la Haute mer que d’avoir des statistiques précises sur les captures dans ce domaine marin, en dehors de quelques formes bien identifiables. En effet, certaines espèces, peu nombreuses, se capturent essentiellement au grand large, mais la plupart des autres sont tantôt sur les plates-formes ou à leur bordure, tantôt en Haute mer.
25On pourrait évoquer des pêches nérito‑océaniques, telles que celles du merlan bleu dans l’Atlantique Nord ou des saumons dans le Pacifique Nord, mais faute de place, il vaut mieux analyser des activités plus franchement océaniques, telles les grandes pêches thonières en zone chaude et la recherche du krill dans l’océan Austral.
26La grande famille des thons et des espèces voisines (thazards : Scomberomorus spp. , voiliers, marlins, espadon) fournit l’essentiel des prises en haute mer, soit un volume d’environ 6 Mt dont presque 5 Mt pour les thons. Toutes ces espèces pélagiques vivent dans des eaux chaudes et tempérées tièdes, mais un bon nombre d’entre elles sont néritiques, tel est le cas des « petits thons » (pélamides, thonines) et même en partie d’un gros thon comme le thon rouge, celui que l’on capturait dans des madragues en Méditerranée.
27D’autres sont néritiques externes ou nérito-océaniques, comme la bonite à ventre rayé ou listao (Katsuwonus pelamis), la plus exploitée. Dans les résultats de la pêche mondiale, la bonite est devenue la seconde espèce par ordre d’importance avec des captures de 2,6 Mt en 2009 (Tabl. 2), derrière l’anchois du Pérou.
28Le thon germon (Thunnus alalunga) et le thon mignon du Pacifique (Thunnus tonggol) eux aussi nérito-océaniques, sont loin de fournir des tonnages comparables : de 200 000 à 250 000 tonnes pour chacun d’eux.
29Parmi les thons, il n’y a guère que deux ou trois espèces qui peuvent être considérées comme véritablement océaniques et qui sont, de ce fait, capturées essentiellement en Haute mer, même si on les pêche aussi dans des eaux néritiques. Les deux espèces qui relèvent indiscutablement de la Haute mer, sont le thon à nageoires jaunes (Thunus albacares) et le thon obèse (Thunus obesus), toutes deux tropicales. Le premier est exploité dans les trois océans et sa production dépasse le million de tonnes, tandis que le second est surtout abondant dans les océans Indien et Pacifique où il se montre plus océanique que sur les côtes africaines de l’Atlantique. Les prises atteignent 400 000 tonnes par an.
Tableau 2 – Évolution des captures des principaux thons et de quelques espèces voisines (milliers de tonnes)
Années
|
1960
|
1970
|
1980
|
1990
|
2000
|
2005
|
2009
|
Evolution en %
|
Tous les thons et espèces voisines
|
1060
|
1680
|
2489
|
4227
|
5816
|
6161
|
6573
|
+ 620
|
Thon germon (Thunnus alalunga)
|
169
|
203
|
181
|
232
|
215
|
209
|
256
|
+ 151
|
Thon rouge de l’Atlantique (Thunnus thynnus)
|
30
|
27
|
32
|
29
|
36
|
35
|
21
|
- 140
|
Thon rouge du Sud (Thunnus maccoyii)
|
40
|
50
|
39
|
15
|
15
|
16
|
10
|
- 75
|
Thon mignon (Pacifique) (Thunnus tonggol)
|
30
|
20
|
9
|
163
|
142
|
227
|
233
|
+ 770
|
*Thon à nageoires jaunes (Thunnus albacares)
|
271
|
350
|
520
|
986
|
1185
|
1296
|
1092
|
+ 303
|
*Thon obèse (Thunnus obesus)
|
75
|
123
|
198
|
257
|
447
|
403
|
404
|
+ 438
|
Bonite à ventre rayé (Katsuwonus pelamis)
|
128
|
323
|
780
|
1238
|
1956
|
2305
|
2599
|
+ 1930
|
Thazards et balaous (Scomberomorus spp. et Scomberesocidae)
|
?
|
81
|
221
|
486
|
833
|
703
|
725
|
+ 79
|
Espadon (Xiphias gladius)
|
?
|
38
|
36
|
77
|
109
|
103
|
105
|
+ 176
|
Total pêche maritime mondiale (en millions de tonnes)
|
34,1
|
61,7
|
64,5
|
82,8
|
86,7
|
83,7
|
79,2
|
+ 132
|
* Espèce véritablement océanique ; les autres sont plutôt néritiques ou nérito-océaniques
Établi d’après l’Annuaire statistique des pêches de la F.A.O.
30Les Japonais sont présents dans l’ensemble de l’océan tropical pour ces pêches thonières lointaines dont ils ont été les initiateurs dans les années 1950 et 1960 avec la technique des palangres de très grande longueur. Les Coréens et les Chinois de Taiwan leur ont emboîté le pas. Quant aux Américains, ils n’exploitent que le Pacifique et sont plutôt adeptes de grandes sennes coulissantes. En 2009, les Japonais avaient pêché 265 000 t de bonite, 68 000 t de thon à nageoires jaunes, 64 000 t de thon obèse, plus des thons rouges en moindre quantité. D’autres pays s’intéressent au thon, riverains ou non de la zone chaude, par exemple l’Indonésie, les Philippines, la Chine populaire qui se manifeste de plus en plus, l’Espagne et la France. Cette dernière, après s’être longtemps limitée à la recherche du thon germon dans le golfe de Gascogne, s’est tournée vers des expéditions en zone tropicale, d’abord au large des côtes du golfe de Guinée dans les années 1950, puis, à partir de 1982, dans l’océan Indien occidental.
31Ces campagnes lointaines et océaniques nécessitent en général des moyens lourds : navires congélateurs ou usines, avec des flottilles de petits navires de pêche et des cargos frigorifiques pour évacuer les captures, engins aériens de reconnaissance sur des thoniers porte-hélicoptère, parfois des bases terrestres dans les pays riverains continentaux ou dans des territoires insulaires.
32Les captures de thons ont connu une forte expansion dans les quatre dernières décennies du xxe siècle, mais elles semblent plafonner depuis, mises à part les prises de bonite qui continuent à progresser (Tableau 2). La plupart des stocks sont à la limite de la surexploitation et, par suite, sont surveillés scientifiquement et gérés, si bien que des contraintes de captures ont été imposées aux pays exploitants, même s’ils travaillent dans un domaine international dont l’accès est libre.
33Sous d’autres latitudes, une ressource franchement océanique avait suscité beaucoup d’espoir au début des années 1980, le « krill » dans l’océan Austral. Ce terme, introduit par les baleiniers norvégiens, désigne un petit crustacé du zooplancton qui vit en pleine eau et en haute mer en bancs parfois très denses. Le krill est la proie des cétacés à fanons. À la fin des années 1970, lorsque les ZEE se sont généralisées dans le monde, les Soviétiques, qui étaient par ailleurs très engagés dans les recherches en Antarctique, puis les Japonais, ont pensé qu’il y avait là une ressource halieutique abondante et internationale qui méritait attention. En effet, il n’y a pas de ZEE autour de l’Antarctide et les eaux de l’océan Austral relèvent essentiellement de la haute mer. Par ailleurs les concentrations de krill sont souvent au large. Mais il fallait surmonter deux difficultés sérieuses : aller capturer ce crustacé au bout du monde, parfois en plein océan dans un milieu tempêtueux, puis rendre acceptable aux consommateurs cette petite crevette de 3 à 4 cm de long au plus (Fig. 6) ou lui trouver un autre usage que l’alimentation humaine.
34L’exploitation à ces latitudes passait par de gros navires-usines, des navires-gigognes parfois, qui embarquaient à bord de petits chalutiers munis de filets pélagiques à mailles très fines. Les captures étaient écrasées, cuites et traitées dans l’usine flottante pour aboutir à une pâte que l’on espérait écouler en tubes sur le marché de la consommation humaine. Un autre usage consistait à réduire le krill en farine pour en faire un additif aux aliments pour animaux d’élevage. Cette nouvelle exploitation de la haute mer qui a commencé vers 1975-76 a connu une forte croissance jusqu’au début des années 1980 avec un record de production à presque 530 000 t en 1982. Le secteur atlantique de l’océan fournissait 70 % de la production, le secteur indien 28 % et le secteur pacifique 2 %. (Fig. 6). L’URSS en tirait 490 000 t en 1982, le Japon 35 000 t et la Corée 1400 t. La Pologne et l’Allemagne de l’Est y ont fait aussi quelques campagnes, sans suivi.
Figure 6 – La pêche du krill dans l’océan Austral
35À partir du début des années 1990, la disparition de l’URSS et le passage de la Russie à une économie de marché ont entraîné l’abandon de l’exploitation par le plus gros producteur. La production totale a beaucoup reculé depuis, pour se stabiliser à un peu plus de 100 000 t. On était à 125 000 t en 2009 et même 200 000 t en 2010, sous réserve de confirmation.
36Le Japon a maintenu, voire renforcé, son exploitation au cours des années 1990. Depuis, ses prises ont nettement diminué, pour tomber à 21 000 t en 2009. De nouveaux arrivants sont apparus sur ces pêcheries, comme la Pologne (8 000 t en 2009), les États‑Unis pendant quelques années (2 000 t) et surtout la Norvège depuis 2005, qui est devenue le premier producteur avec 44 000 t en 2009. Ceci s’explique par sa volonté de disposer de farine pour répondre aux besoins de ses élevages de saumon. De son côté, la Corée a intensifié son exploitation, pour arriver à 42 000 t en 2009. Désormais, toutes les captures sont effectués dans le secteur atlantique de l’océan Austral.
37Tout ceci dénote que cette ressource offre un intérêt durable, bien que la mise sur le marché de pâte de krill n’ait pas remporté un franc succès, pas plus en URSS qu’au Japon. Le débouché le plus prometteur est sans doute la fabrication de farine de poisson pour répondre à la demande croissante de l’aquaculture. C’est cet usage qui attire de nouveaux exploitants, malgré les coûts et les difficultés des opérations à ces latitudes.
38Le domaine de la haute mer est évidemment moins bien connu que les bordures des continents. Si l’inventaire des espèces est quasiment fait, des incertitudes demeurent sur leur abondance, leur localisation et leurs migrations. Sans se faire trop d’illusion, compte tenu de ce que sont les biomasses océaniques, il reste tout de même des ressources potentielles en haute mer. Contentons‑nous d’évoquer deux types : les céphalopodes qui sont déjà largement exploités et les poissons mésopélagiques qui offrent une perspective plus incertaine et plus lointaine.
39Ces mollusques font désormais l’objet d’une pêche d’envergure à l’échelle de l’ensemble de l’océan Mondial. En 2009, on avait capturé environ 3 Mt de céphalopodes auxquels s’ajoutaient 500 000 t d’octopodes. Les seiches, encornets et calmars sont très recherchés par les pays asiatiques, la Chine populaire surtout, mais aussi Taiwan, la Corée et le Japon qui organisent des campagnes lointaines, jusqu’aux latitudes tempérées de l’hémisphère austral, au large de l’Amérique du Sud.
40Mais pour cerner ce type d’exploitation on se heurte à la difficulté déjà évoquée à plusieurs reprises : faire le départ entre ce qui relève de pêches néritiques et ce qui revient à la Haute mer. Ces mollusques comportent à la fois des espèces côtières, nérito-océaniques et franchement océaniques. D’après les statistiques de la F.A.O. qui ne répertorient pas en détail toutes les espèces, l’essentiel des captures se fait dans les eaux néritiques. Mais les campagnes lointaines chinoises, japonaises et coréennes se déroulent aussi dans des eaux internationales et portent sur des espèces océaniques, sans que l’on puisse mesurer leur importance.
41Depuis une dizaine d’années, les captures ont tendance à stagner, voire à décliner, puisqu’on débarquait 3,3 Mt de céphalopodes en 2000 et 3,5 Mt en 2005, malgré l’expansion des campagnes de pêche chinoises. Si les espèces néritiques, plus accessibles, sont soumises à de fortes pressions de la part des pêcheurs, celles de la Haute mer, sont pour le moment beaucoup moins sollicitées. Il y a pourtant des endroits où les biomasses estimées sont significatives. En zone chaude, au niveau de l’équateur, on a des secteurs d’abondance transocéanique ; de même dans l’océan Austral entre 40° et 50° de latitude, il y a des concentrations de céphalopodes qui pourraient justifier la pêche. Encore faudrait-il localiser les meilleurs endroits.
42Dans des eaux qui ne sont plus superficielles, mais comprises entre 200 et 700 m de profondeur, dans les zones dites « méso- et infrapélagique », les ressources ne manquent pas dans l’ensemble de l’océan Mondial, constituées en majeure partie par de petits poissons (une dizaine de centimètres de long), de la grande famille des Myctophidae, les lanternfishes ou poissons-lampes, plus de 200 espèces, et des Gonostomatidae, une trentaine d’espèces, plus profondes. La plupart des poissons de ces zones oligophotiques sont luminescents. Ils effectuent des migrations verticales et servent de nourriture à beaucoup de gros pélagiques : thons, saumons, espadons et autres. A partir de pêches expérimentales et de mesures acoustiques, certains ont estimé [Moiseev & Sapojnikov 1987] qu’il y avait dans cet étage une biomasse de 850 Mt de poissons qui pourrait fournir, si on se mettait à l’exploiter, l’équivalent de la pêche mondiale actuelle, à condition de ne pas reculer devant ces ressources non conventionnelles et de ne pas imaginer y trouver l’équivalent des poissons que nous consommons. Peut-être faut-il y voir de la matière première à sous-produits pour approvisionner l’aquaculture ?
43Une carte prospective des densités moyennes de ces poissons mésopélagiques dans l’océan Pacifique révèle de fortes différences, mais des endroits où l’on atteint des moyennes de 3 à 5 g/m2, notamment aux latitudes assez élevées (Fig. 7).
Fig. 7 – Densité moyenne des poissons mésopélagiques de l’océan Pacifique dans les secteurs de la F.A.O. Les chiffres expriment cette densité en g/m2
Légende 1 - Domaine pénéarctique et pénéantarctique 2 - Domaine intermédiaire 3 - Domaine équatorial 4 - Eaux centrales 5 - Secteurs productifs de l’Amérique centrale et méridionale 6 - Mers de l’Asie du Sud-Est
Source : Moiseev (P.A.), Sapojnikov (V.V.), 1987, p. 22
44Il ne faudrait pas se méprendre sur l’interprétation de ces chiffres en les comparant à des valeurs de biomasse sur le fond, car ici il faut intégrer l’épaisseur de la tranche d’eau. Des mesures expérimentales dans les endroits les plus favorables avec des chaluts pélagiques à grande ouverture verticale ont donné des captures de 20 tonnes par heure [Moiseev & Sapojnikov 1987], ce qui est plus que satisfaisant pour une pêche commerciale.
45Milieu incontestablement oligotrophique, la Haute mer n’a pas la richesse des eaux côtières, sans être un désert biologique cependant. On y rencontre des ressources pélagiques, par exemple certaines espèces de thons, exploitées si activement depuis les années 1960 que les captures plafonnent aujourd’hui. On pourrait développer encore la pêche de céphalopodes, voire du krill dans l’océan Austral. Mais ce serait se méprendre que d’imaginer la Haute mer comme une alternative à la surexploitation actuelle des eaux néritiques. S’il reste des ressources inutilisées ou sous-utilisées au large, elles sont dispersées, difficiles à localiser, moins abondantes que celles des plates-formes continentales et de moindre intérêt commercial. Néanmoins la réserve des petits poissons méso- et infrapélagiques serait en mesure de fournir de la matière première pour la fabrication des farines indispensables à l’aquaculture.