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La Russie et le dégel arctique

Russia and the Arctic thaw
Pierre Thorez
p. 459-471

Résumés

Le changement climatique offre de nouvelles perspectives d’exploitation des ressources des régions du Grand Nord, en partie délaissées. Les enjeux géopolitiques et économiques ont conduit les autorités à adopter une nouvelle loi sur la Route maritime du nord, outil indispensable au développement de la Russie arctique et potentiellement voie de transit intrarusse et international.

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Texte intégral

Introduction

1Le changement climatique se manifeste dans la région arctique sans doute plus qu’ailleurs. Il affecte notamment le nord de la Russie et les mers bordières où la banquise recule de plus en plus à la fin de l’été. La réaction des autorités russes face au réchauffement suscite des controverses. Après avoir rappelé les évolutions climatiques des dernières décennies, cette intervention portera sur les perspectives qu’elles ouvrent pour l’exploitation des régions septentrionales de la Russie grâce au développement de la navigation sur la Route maritime du nord (Sevmorput). La mer joue en effet un rôle essentiel dans l’exploitation des régions arctiques. Elle est le support principal pour en évacuer les productions et y ravitailler les populations. Terre, mer, haute mer sont donc étroitement imbriqués dans les enjeux de la présence russe dans le Grand Nord.

1. Les manifestations du réchauffement

2Depuis les années 1990, les températures moyennes annuelles en Russie sont supérieures de 0,5 à 2 degrés à la moyenne 1891‑2007 [Touchart 2011]. Ce réchauffement se manifeste de façon différenciée dans le pays. Globalement, l’augmentation des températures moyennes annuelles est plus élevée dans les régions polaires. Cependant, même dans la zone arctique, le phénomène n’est pas uniforme. Par exemple de la presqu’île de Kola à l’embouchure de la Léna, les températures de janvier 2006 ont été supérieures à la moyenne sur 20 ans, alors qu’à l’est de la Léna et jusqu’au détroit de Béring, elles ont été inférieures à cette moyenne.

3Le réchauffement peut influencer l’évolution de la merzlota (pergélisol). Cette question est débattue. L’élévation des températures estivales entraîne en effet une migration de la forêt vers le nord, au détriment de la toundra, et la couverture forestière tend à son tour à protéger la merzlota. S’il fait moins froid, rien n’indique jusqu’à présent une modification en profondeur des conditions de mise en valeur des régions du « Grand Nord ».

4Plus spectaculaire est sans aucun doute le recul de la banquise. Il se produit principalement pendant l’été, notamment aux mois d’août et de septembre. À l’ouest de l’embouchure de l’Ienisseï la banquise se retire à plusieurs dizaines de milles au nord du continent pendant quatre à six mois par an. C’est à l’est du 80e méridien que l’extension et la localisation de la banquise pendant l’été varient beaucoup d’une année à l’autre. Depuis 1979, la côte a été entièrement libre de glaces en 1984, 1995, 1999, 2002, 2005, 2006, et chaque année de 2008 à 2012 [igloo.atmos.uiuc.edu]. Cette situation se reproduit de plus en plus régulièrement. Cependant elle est de courte durée : à peine une semaine en 2006 et 2010. Les périodes les plus longues sans glace le long des côtes sibériennes, deux mois, de mi-août à début septembre, ont eu lieu en 1995, 2011 et 2012. Ceci n’exclut cependant pas complètement la présence de glaces flottantes éparses, dangereuses pour la navigation car peu repérables de la passerelle d’un navire ou sur un écran radar en raison de leur faible épaisseur. Malgré ce retrait, la majorité des étés des dernières décennies, la banquise a encore atteint le continent, soit au nord de la presqu’île de Taïmyr, soit sur les rives de la mer de Sibérie Orientale. En hiver la banquise a reculé uniquement en mer de Barents. Alors que sa partie orientale était régulièrement englacée, les eaux ont été pratiquement libres de glaces, au cours de l’hiver 2012‑2013, le long des rives occidentales de la Nouvelle‑Zemble. Ce même hiver, les eaux côtières de la Petchora n’ont été gelées que sur une bande littorale étroite le long du continent, sans jonction avec la banquise océanique. Plus à l’est, les glaces couvrent tout l’océan de la mer de Kara jusqu’à la mer d’Okhotsk pendant 6 à 10 mois, au moins de début novembre à fin juin. L’épaisseur de la glace diminue mais elle dépasse par endroits trois mètres, sans compter les amas plus épais résultant de l’accumulation provoquée par la dérive de la banquise. Ainsi la navigation sur le Sevmorput reste-t-elle soumise aux conditions cryosphériques la majeure partie de l’année.

Figure 1 Le recul de la banquise

Figure 1 – Le recul de la banquise

P.Thorez 2013, d’après University of Illinois, The Cryosphere Today

2. Vers une reconquête du « Grand Nord »

5Les régions du "Grand Nord", accessibles par la Route maritime du nord et les fleuves sibériens détiennent de très importantes réserves de ressources minérales. Elles possèdent 80 % des réserves de gaz naturel de la Russie ainsi que des réserves de pétrole estimées à 15 à 20 milliards de tonnes. Le plus important gisement d’hydrocarbures se localise dans le bassin de l’Ob, principalement dans la région de son embouchure dans l’okroug autonome de Iamalo‑Nenets. Ce gisement s’étend en mer sous la plate-forme continentale dont 70 % de la superficie serait exploitable. Il contiendrait 25 à 30 % des réserves mondiales d’hydrocarbures. Commencée à des latitudes moyennes (55e parallèle), l’exploitation s’est progressivement déplacée vers le nord pour atteindre les rives de la mer de Kara et le plateau continental. Le gaz naturel est évacué principalement par gazoducs alors que pour le pétrole, la voie maritime complète les oléoducs. En 2010 la production dans l’okroug autonome de Iamalo‑Nenets s’est élevée à plus de 540 milliards de mètres cube de gaz (83 % de la production russe) et 35,6 millions de tonnes de pétrole (7 %). Outre les hydrocarbures, les régions arctiques contiennent de l’étain, plus de 90 % des réserves d’apatite de la Russie, 85 % du nickel, 60 % du cuivre, la moitié du wolfram, 95 % des métaux rares dont l’or et l’argent. Les gisements polymétalliques d’où sont extraits le nickel et le cuivre se localisent près de l’embouchure de l’Ienisseï où a été créé le complexe minier et métallurgique de Norilsk. Les minerais d’apatite se situent dans la presqu’île de Taïmyr, dans le bassin de la Léna et en Tchoukotka, les métaux précieux dans la presqu’île de Taïmyr et dans le nord de la Iakoutie où des mines d’étain ont été exploitées à partir de la guerre. Aussi, malgré leur population peu nombreuse, les régions de l’Arctique ont fourni en 2000 environ 11 % du PNB de la Russie et 22 % de la valeur de ses exportations.

6La chute du système soviétique a entraîné la déprise du « Grand Nord », à l’exception de la région des gisements d’hydrocarbures de la presqu’île de Iamal et de la mer de Kara. L’exploitation de plusieurs autres gisements a été abandonnée, aucun investisseur ne venant se substituer à l’État. Ce dernier a, au cours des années 1990, transmis aux régions et à la compagnie maritime de Mourmansk, le soin de faire fonctionner la Route maritime. Plusieurs bases militaires arctiques ont été démantelées. Le nombre d’emplois a régressé en plusieurs endroits. Par ailleurs les primes spéciales perçues par les salariés qui travaillaient dans les fronts pionniers n’ont plus été versées [Thorez 2008]. Alors que le domaine de la toundra qui couvre 3,2 millions de km2, ne comptait en 2002 que 1 740 000 habitants soit une densité de 0,54 hab/km2 [Marchand 2007], l’évolution démographique des régions autonomes et des principaux ports qui jalonnent la Route maritime du nord est représentative de la déprise des territoires. (cf. Tableaux 1 et 2). Les régions qui ont conservé un dynamisme économique et démographique se situent dans la partie occidentale, en bordure des mers de Barents et de Kara. La population y augmente soit sans discontinuer depuis 1989, soit après un déclin dans la dernière décennie du siècle passé. La croissance démographique est la conséquence de l’immigration dans les nouveaux bourgs et dans les villes du Grand Nord (Novy Urengoï, Iambourg, Salekhard, Nadym...) [Vaguet 2007].

7La progression vers le nord de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières s’est en effet poursuivie activement pendant la fin du xxe siècle et le début du xxie. La compagnie pétrolière Lukoil a créé un terminal à Varandéï. Des pétroliers brise-glace de 70 000 tonnes de port en lourd ont été livrés à Sovcomflot par des chantiers de Corée du Sud, pour évacuer le pétrole brut vers Mourmansk où il est transvasé sur de plus gros navires. Le trafic de Varandéï est de l’ordre de 4 millions de tonnes par an [morport.com]. Dans l’estuaire de l’Ob, près de Novyi Port, un terminal pour le gaz naturel liquéfié, une usine de liquéfaction et un autre terminal pétrolier commencent à être aménagés.

Tableau 1 Évolution de la population des territoires autonomes du Grand Nord

 

1989

2002

2010

Okroug des Nenets

34 000

26 000

42 628

Okroug Iamalo-Nenets

485 000

507 000

528 798

District de Taïmyr

56 000

40 000

34 341

Okroug de Tchoukotka

164 000

54 000

50 530

Source : Rostat, recensements de la population

Tableau 2 Évolution de la population de quelques villes et bourgs du Grand Nord

 

1989

2002

2010

Dikson

4 449

1 198

643

Doudinka

32 300

25 132

22 207

Norilsk

180 000

135 000

*105 792

Igarka

18 820

8 627

6 183

Tiksi

11 649

5 873

5 055

Pevek

12 915

5 206

4 161

Provedenia

5 432

2 723

1 970

Anadyr

17 094

11 038

13 053

* 175 000 habitants dans les nouvelles limites de la ville à laquelle ont été rattachés les villes de Kaïerkan et Talnakh et le bourg de Snejgorodsk

Source : Rostat, recensements de la population

8Par contre, dans les régions centrales et orientales du Grand Nord, la population a diminué de manière plus ou moins dramatique. La fermeture des bases aériennes a parfois obligé la fermeture des aéroports et provoqué un isolement absolu de villes et bourgs. Le dernier aéroport fermé a été celui de Tiksi, officiellement pour travaux de réfection de la piste, mais en fait parce que les militaires avant de l’abandonner en octobre 2012, avaient démonté les radars et installations de guidage et de contrôle du trafic aérien ! À l’est de l’Ienisseï, le principal foyer d’activité se situe dans la région de Norilsk, grande ville la plus septentrionale du monde (69°21’N). L’entreprise Norilsk Nickel y extrait des minerais polymétalliques non ferreux (Tabl. 3). Les usines de concentration et les fonderies sont implantées dans la conurbation.

Tableau 3 – Principales productions du complexe de Norilsk

 

Minerai Millions de tonnes

Nickel Milliers de tonnes

Cuivre Milliers de tonnes

2005

14,3

127

353

2010

16,1

124

309

Source : http//www.nornik.ru

9Norilsk Nickel détient une filiale vouée au transport maritime. Le principal port du Grand Nord, Doudinka, sert à l’évacuation de la production vers les ports européens russes et étrangers. Son trafic a été de 1,1 million de tonnes en 2011 [morport.com]. Au delà vers l’est, les quelques centres miniers du Grand Nord ont bien du mal à survivre à l’effondrement du système qui les avait créés. Seuls les métaux rares continuent à y être exploités, notamment au nord de la Iakoutie.

10Les autorités semblent s’inquiéter des conséquences géopolitiques de l’abandon de ces régions pionnières où la densité de population est déjà très faible. Les laisser se dépeupler peut attiser la convoitise d’entreprises et de pays étrangers, au détriment des intérêts russes. De plus les régions du Grand Nord présentent un intérêt militaire considérable. Ainsi le Sevmorput a contribué à la mobilisation de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Au cours de la Guerre froide, les régions du Grand Nord ont joué un rôle stratégique de premier plan. Des stations de surveillance radar, des bases de lancement de missiles, des bases navales, aériennes et de gardes frontières ont été implantées dans les régions arctiques. La Nouvelle-Zemble a servi de polygone d’expérimentation d’armes thermonucléaires [Kolossov 2007]. Depuis 1991 de nombreuses installations militaires ont été démantelées. Plusieurs sites d’intérêt stratégique majeur ont néanmoins continué à être entretenus.

11Aussi est-ce avec un certain optimisme que des observateurs russes envisagent les conséquences du changement climatique. Le réchauffement peut, à leurs yeux, permettre d’envisager dans un avenir relativement proche, des conditions plus favorables pour la reconquête de ces territoires et leur mise en exploitation au service d’intérêts publics et privés russes. Les autorités officielles nuancent cependant ce discours car le changement climatique peut avoir des effets néfastes, non seulement dans les régions septentrionales du pays, le dégel de la merzlota a un coût, mais aussi et surtout dans les régions moyennes, avec un risque d’augmentation des précipitations et des inondations, ainsi que dans les marges sèches avec un risque d’aridification.

12Il n’en demeure pas moins qu’à partir des années 2000, les autorités fédérales ont adopté plusieurs projets et fait adopter des lois pour la reprise de la politique de fronts pionniers engagée par l’URSS puis abandonnée. Cette politique qui s’accompagne, comme dans d’autres secteurs, de l’interventionnisme direct de l’État, peut laisser croire qu’il s’agit d’un retour au passé collectiviste. Ce n’est probablement pas le cas dans la mesure où l’intervention publique a pour but d’encourager et de faciliter l’activité d’entreprises dont la plupart sont privées. L’État coordonne une politique d’aménagement et reprend à sa charge les secteurs déficitaires mais indispensables au développement des entreprises et à la vie des habitants. Ainsi depuis 2009, l’État subventionne un quota de places sur les vols entre le Grand Nord, l’Extrême-Orient nordique et les régions centrales de la Russie. Il a été rapidement suivi par les "sujets" qui subventionnent les vols régionaux et locaux. Ces subventions sont accordées aux compagnies aériennes qui signent une convention, dans le respect de la concurrence. Une entreprise publique, "Aéroports du Nord" a été créée en 2004. L’initiative en revient à la république de Sakha-Iakoutie afin de financer le fonctionnement et l’entretien des petits aéroports sur son territoire. En 2007, cette entreprise est devenue fédérale. Elle comprend aujourd’hui 25 aéroports, la plupart en Iakoutie, dont le trafic cumulé s’est élevé à 270 000 passagers en 2011 [aviaport.ru]. Les pouvoirs publics cherchent ainsi à désenclaver les populations pour lesquelles les tarifs étaient devenus prohibitifs. Les autorités espèrent de la sorte stabiliser le nombre d’habitants, voire susciter de nouveaux flux migratoires vers ces régions.

3. Un outil indispensable : la Route maritime du nord, héritage soviétique

13La Route maritime du nord, Sevmorput des Russes, relie la mer de Barents au détroit de Béring. Comme lors de l’exploration puis de la conquête de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, la Route maritime du nord demeure un élément essentiel à l’exploitation du Grand Nord. Elle est indispensable pour acheminer les équipements nécessaires à l’exploitation ainsi que les combustibles et les produits manufacturés et alimentaires dont ont besoin les populations. En retour, les matières premières minérales et le bois sont acheminés par mer vers les régions plus clémentes. Les ports situés à l’ouest de la péninsule de Taïmyr sont reliés principalement à Mourmansk tandis que les ports de la partie orientale sont plutôt en relation avec ceux de l’Extrême-Orient, en particulier Vladivostok et Vostochny, par le détroit de Béring.

14Explorée par étapes au cours du xixe siècle, la Route fut parcourue de bout en bout pour la première fois en deux saisons, en 1878 et 1879, de Tromsø au détroit de Béring par le suédois Nordenskjöld. La première navigation entre Arkhangelsk et Vladivostok en une seule saison fut réalisée au cours de l’été 1932 par le brise-glace Sibiriakov au service de l’expédition de O. Schmidt. La même année, les Soviétiques fondèrent la Direction Générale du Sevmorput et l’Institut Arctique qui en dépend. Ils devaient concevoir, mettre en place et gérer un système de navigation régulière dans l’Arctique. La Route fut ouverte chaque été à partir de 1935. Depuis 1978 elle est navigable toute l’année dans sa partie occidentale, jusqu’à Dikson et Doudinka. La Route était exclusivement destinée aux besoins de l’URSS. Dès les premiers plans quinquennaux, son aménagement fut intégré aux programmes de développement des régions arctiques. L’exploitation des ressources, la construction puis le fonctionnement des ports dépendirent de l’administration du Goulag. Les fronts pionniers se développèrent en grande partie par l’apport de la main-d’œuvre carcérale.

15Trois objectifs prioritaires furent assignés à l’administration du Sevmorput : la recherche, les aides à la navigation, la constitution d’une flotte arctique. L’implantation de stations scientifiques sur les côtes et sur la banquise avait pour finalité la connaissance des phénomènes météorologiques, du climat, des mouvements de la banquise, de ses caractéristiques et l’étude des conditions de la navigation dans les très hautes latitudes. Des navires hydrographiques relevèrent les profondeurs. L’aide à la navigation comprit le balisage et un service d’observation aérienne des conditions météorologiques et glaciologiques pour lequel Aeroflot organisa une brigade « d’aviation polaire ». Un service coordonné de sauvetage fut instauré. Enfin l’URSS s’est dotée d’une flotte composée de navires de charge de classe glace à coque renforcée et de brise-glace, tant longs courriers que d’assistance portuaire. Depuis la mise en service du brise-glace Lenin en 1961, une flotte de navires à propulsion nucléaire a été constituée. Outre leur grande puissance, ces navires disposent d’une autonomie pratiquement illimitée qui peut s’avérer utile dans des conditions extrêmes. Au début des années 1970, le pays détenait dans le bassin arctique 138 navires de charge de classe glace dont le port en lourd cumulé atteignait près de 500 000 tonnes. À la fin de la période soviétique leur nombre s’approchait de 350 auxquels il convient d’ajouter 16 brise‑glace au long cours dont 8 à propulsion nucléaire.

16La navigation s’effectue généralement en convois formés dans le détroit des Portes de Kara à l’ouest et dans la baie de Providenia à l’est. Les conditions de navigation, glaces dérivantes, banquise, brume, vents violents sont souvent difficiles. Plusieurs navires pris par les glaces ne retrouvèrent leur liberté qu’après une longue dérive dans la banquise. Quelques-uns firent naufrage, broyés par les glaces. L’utilisation de sous-marins, plusieurs fois évoquée et une fois tentée en 1995, reste sans suite en raison du coût de la reconversion des sous-marins militaires, de la durée des opérations de manutention (près de deux mois pour décharger 1000 tonnes de marchandises !) et des faibles profondeurs en mer de Kara, moins de 100 mètres, en mer des Laptev et de Sibérie Orientale où elles sont souvent de l’ordre de 50 mètres ainsi que dans les ports, souvent à peine 10 mètres.

17Si, faute de quais, on peut décharger et charger un navire à même la banquise, une cinquantaine de ports ont été aménagés dans le Grand Nord. La construction d’Igarka, port destiné à l’embarquement du bois, débuta en 1929. Doudinka situé à 230 milles de la mer, fut aménagé à la veille de la Deuxième Guerre mondiale pour la desserte du combinat industriel de Norilsk. Les chantiers des ports de Tiksi et de Pevek débutèrent en 1934. Dikson et Providenia furent aménagés pendant la guerre. Les ports disposent en général d’au moins deux postes à quai pour des navires de charge de plus de 10 000 tonnes de port en lourd, et d’au moins quatre grues. Le plus vaste, Doudinka, utilise neuf postes à quai d’une longueur de 1,7 km auxquels s’ajoute une vingtaine de postes pour les navires fluviaux. L’apogée de l’activité se situe à la fin des années 1980. Le trafic sur le Sevmorput culmina à près de 7 millions de tonnes par an.

18Le déclin économique post-soviétique provoqua un recul du trafic malgré l’ouverture de la Route aux navires étrangers en 1991. En 1993, il n’était plus que de 2,1 millions de tonnes avant de diminuer jusqu’à 1,5 million en 1998 et 2000.

4. De la Route au « Plan d’eau »

19La loi du 28 juillet 2012, modifie les limites officielles du Sevmorput qui s’élargit en "Plan d’eau de la Route maritime du nord". Le tracé de la Route maritime du nord avait été précisé par le règlement publié en 1990. S’il n’y a pas de changement des limites occidentales, à l’entrée occidentale des détroits de la Nouvelle-Zemble, ni orientales, à l’entrée méridionale du détroit de Béring et à la limite des eaux territoriales des États-Unis, l’espace du Sevmorput est considérablement élargi (fig.2).

Figure 2 Le plan d’eau de la Route maritime du Nord

Figure 2 – Le plan d’eau de la Route maritime du Nord

P.Thorez 2013

20Ce qui était un couloir devient une surface large de plusieurs centaines de milles. En effet le territoire de la Route englobe suivant la loi, les eaux intérieures de la Russie, les eaux territoriales et les eaux d’exclusivité économique, soit plus de 2 millions de km2. Il englobe une grande partie des mers de Kara, des Laptev, de Sibérie orientale et des Tchouktches. Des Portes de Kara à la baie de Providenia, au débouché du détroit de Béring sur l’océan Pacifique, la Route s’étend sur 3 025 milles soit 5 600 kilomètres. Le Sevmorput est défini comme un "espace de communication national". Il est toutefois ouvert à la navigation internationale. La Russie peut espérer tirer profit du développement du transit international que peut attirer la diminution de la longueur des traversées entre les ports de l’Europe du nord et ceux de l’Extrême Orient par rapport à la route par le canal de Suez. La distance entre Saint‑Pétersbourg et Vladivostok mesure 7 700 milles par la Route du nord, au lieu de 12 500 milles par le canal de Suez. Elle est réduite à 6 300 milles entre Rotterdam et Yokohama contre 9 700 milles par Suez. Celle de Mourmansk à Vancouver ne compte plus que 3 100 milles au lieu de plus de 7 600 milles par le canal de Panama.

21La loi élargit les pouvoirs de « l’Administration de la Route maritime du nord », organisme public. Elle doit organiser la navigation sur le « plan d’eau », définir les règles de l’accompagnement des navires par les brise-glace, définir les règles de pilotage, assurer les meilleures conditions de navigation, assurer les liaisons radio, assurer la veille météorologique et glaciologique, recevoir les demandes obligatoires d’autorisation pour emprunter la route, accorder les autorisations aux navires qui remplissent les conditions (entre autres l’état du navire et la capacité de son armateur à payer d’éventuelles pollutions), assurer la veille, l’assistance aux navires et le sauvetage, former des spécialistes de la navigation dans l’Arctique et veiller aux qualifications des équipages, faire face à toute pollution accidentelle. Enfin, en accord avec le gouvernement, l’Administration doit fixer les tarifs du pilotage et de l’accompagnement par brise-glace. Après avoir confié ces responsabilités aux « sujets », voire aux entreprises privées (à Doudinka), l’État reprend un contrôle centralisé et unique sur la Route. Certes jusqu’en 1998, deux centres coordonnateurs de la surveillance et de la sécurité de la navigation ont continué d’exister, du moins sur le papier, Dikson pour l’Arctique occidental et Pevek pour l’Arctique oriental. Mais la sécurité n’était en fait plus assurée. L’État s’étant désengagé, ni les acteurs privés, hormis les entreprises pétrolières et Norilsk Nickel, ni les « sujets » ne purent ni ne voulurent assumer les coûts de fonctionnement de la Route maritime du nord. La Murmansk Shipping Company qui exploitait les brise-glace nucléaires pour le compte de l’État soviétique, était dans l’incapacité d’en assurer l’entretien seule et surtout de financer le renouvellement de la flotte. L’idée fut avancée de créer une entreprise par action pour financer les infrastructures et la sécurité de la navigation. Finalement en 1999 l’État adopta une politique de renaissance du Sevmorput et « l’Administration de la Route maritime du nord » a été fondée en 2000. Ce renouveau s’inscrit dans le cadre de la « Doctrine maritime » de la Russie adoptée en 2001. Outre des aspects militaires et scientifiques, une partie de cette doctrine porte sur la nécessité pour le pays de posséder une marine marchande et des transports maritimes efficaces.

22Le renouvellement de la flotte a été en partie pris en charge par les compagnies maritimes, dont la Sovcomflot et Murmansk SC. Au début des années 2000 la construction du brise-glace nucléaire 50 Let Pobedy (Cinquantième anniversaire de la victoire), qui avait débuté à la fin de la période soviétique, a été reprise. Le navire a été achevé et livré à la Murmansk SC au printemps 2007. Le renouvellement des 10 brise-glace au long cours en service, 4 à propulsion diesel-électrique, 6 à propulsion nucléaire, est indispensable. Rosatomflot a passé commande de deux brise-glace nucléaires livrables en 2019 et 2020. Deux autres brise-glace portuaires et côtiers sont programmés.

23Les autorités semblent donc considérer que ce type de navire sera encore utile à court et à moyen terme. En 2012 la navigation s’est étalée sur 145 jours en Tchoukotka [Rossiiskaja Gazetta, 1er décembre 2012]. Les brise-glace sont donc nécessaires à court et moyen terme, malgré le réchauffement. Tout en assurant la sécurité des navires à la fin de l’été, ils devront permettre d’allonger la période de navigation, voire de l’ouvrir pendant l’année entière sur la totalité de la Route.

Figure 3 – Trafic sur le Sevmorput

Figure 3 – Trafic sur le Sevmorput

Source Mihajlicenko 2013

24Les mesures décidées au début des années 2000 ont commencé à produire leurs effets. Après la période pendant laquelle le trafic a été réduit au strict minimum, le transport des produits indispensables à la survie des populations du Grand Nord, il progresse tant pour la desserte des régions arctiques que pour le transit qui a repris en 2010 (fig. 3). En 2010 la presse avait salué la traversée effectuée en 7 jours par le pétrolier Vladimir Tikhonov, 162 000 tpl, entre Murmansk et Pevek. En 2012 ce sont 41 navires qui ont transité par le Sevmorput [Mihajlicenko 2013]. Ils ont transporté des produits pétroliers, du charbon, et pour la première fois, d’est en ouest des poissons et des produits de la mer prélevés en Extrême-Orient et à destination des régions centrales.

25Le développement du trafic, dans la mesure où la politique du Grand Nord semble suivie d’effets, va dépendre à la fois de l’évolution de la banquise dans les années à venir, mais, tant que les glaces menacent, des tarifs qui seront appliqués pour le convoyage et le pilotage. Ces tarifs à la tonne, varient suivant la marchandise transportée (tableau 4). Ils sont restés presque stables depuis 2006.

Tableau 4 - Tarif du convoyage par brise-glace sur le Sevmorput en 2013

 

Roubles/tonne

Dollars/tonne*

Véhicules

2 596

83

Conteneurs

1 048

34

Bois

118

3,80

Pétrole, produits pétroliers

530

17

* Cours du 12/05/2013 arrondi

Source : severnash.ru n° 710, 15 mars 2013

26Les tarifs différenciés nourrissent des débats assez vifs. Les secteurs d’activité, comme la pêche ou les entreprises, comme Rosneft cherchent à obtenir des tarifs plus avantageux pour leurs marchandises. L’État fait valoir que la desserte des populations du nord justifie des tarifs préférentiels mais que le transit doit tenir compte des prix du marché, notamment du marché concurrentiel. À cet égard, les autorités font remarquer que le passage par Suez, plus long, comprend le tarif de la traversée du canal, mais aussi les taxes de sûreté prélevées pour la protection des navires dans les régions où sévit la piraterie. Elles font remarquer que le Sevmoput est un itinéraire sûr.

27Le trafic des ports de l’Arctique russe s’est élevé à 38,7 millions de tonnes en 2012 [morport.com]. Cependant l’essentiel de ce trafic est réalisé dans les ports de la presqu’île de Kola et de la mer Blanche (33,4 millions). Si l’on retranche Varandeï (3,1 millions de tonnes en 2012), l’ensemble des ports de la Route maritime du nord n’a manutentionné que 2,2 millions de tonnes. Doudinka assure la moitié de ce trafic (1,1 million). Les autres ports ont un trafic qui s’échelonne entre 2 500 tonnes à Igarka et 215 000 tonnes à Anadyr, avec entre autres 56 000 tonnes à Tiksi et 189 000 tonnes à Pevek. Pour vitaux qu’ils soient pour les ports et les populations qui en dépendent, ces trafics demeurent marginaux à l’échelle de la circulation maritime mondiale. On comprend pourquoi la Route fut délaissée par l’État après la chute du système soviétique.

28La loi de 2012 s’inscrit dans une perspective de forte croissance, liée au changement climatique, mais aussi à la volonté politique d’affirmer la souveraineté de la Russie sur une grande partie de l’océan Arctique. Les évaluations prospectives envisagent un trafic de 10 à 20 millions de tonnes à l’horizon 2030. Cela suppose la croissance du transit international, mais la loi de 2012 conditionne le passage à des autorisations qui pourront paraître restrictives aux armateurs.

Conclusion

29Le changement climatique qui se caractérise dans le Grand Nord de la Russie par le recul estival de la banquise, influence les décisions de l’État. La volonté de partir à la reconquête des fronts pionniers se manifeste par une accélération des mesures adoptées depuis le début du siècle pour relancer la navigation sur le Sevmorput, outil indispensable au ravitaillement des populations et à l’évacuation des ressources. Ces mesures sont destinées d’autre part, à permettre l’augmentation de la navigation de transit entre la mer de Barents et l’océan Pacifique. Enfin, en étendant le tracé de la Route maritime du nord à un vaste plan d’eau, les autorités russes tiennent à affirmer la souveraineté du pays sur un vaste espace océanique et sur ses fonds. Les effets sur la circulation maritime sont visibles, mais le trafic demeure encore modeste jusqu’en 2012.

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Bibliographie

Kolossov, V. (dir.) (2007) – La Russie, Espaces, villes, réseaux. Nantes, Éditions du temps, 319 p.

Marchand, P. (2007) – Géopolitique de la Russie. Paris Ellipse, 619 p.

Mihajlicenko, V. (2013) – « Le Sevmorput sera rentable pour le transit », Morskie Vesti (en russe).

Thorez, P. (2008a) - « Sevmorput, la Route Maritime du Nord », in Guillaume Jacques (dir.) Les transports maritimes dans la mondialisation, L’Harmattan, pp. 91-101.

Thorez, P. (2008b) – « La Route maritime du Nord. Les promesses d’une seconde vie », Le Courrier des Pays de l’Est, n° 1066, mars-avril, pp. 48-59.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 Le recul de la banquise
Crédits P.Thorez 2013, d’après University of Illinois, The Cryosphere Today
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/2015/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 152k
Titre Figure 2 Le plan d’eau de la Route maritime du Nord
Crédits P.Thorez 2013
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/2015/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 404k
Titre Figure 3 – Trafic sur le Sevmorput
Crédits Source Mihajlicenko 2013
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/2015/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 236k
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Thorez, « La Russie et le dégel arctique »Bulletin de l’association de géographes français, 90-4 | 2013, 459-471.

Référence électronique

Pierre Thorez, « La Russie et le dégel arctique »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-4 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2015 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2015

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Auteur

Pierre Thorez

Professeur émérite de géographie de l’Université du Havre – Laboratoire CIRTAI, UMR IDEES 6266-CNRS – 25, rue Philippe Lebon, 76086 Le Havre cedex – Courriel : pierre.thorez[at]univ-lehavre.fr

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