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Croisières maritimes et paysages marins. Quelle place pour la haute mer ?

Sea cruises and seascapes. What role for the high sea?
Jacques Charlier
p. 441-458

Résumés

Les croisières maritimes ont connu un développement spectaculaire ces dernières années et représentent une des nouvelles frontières du secteur du tourisme. Dans la première partie de l’article, les poids respectifs des principales zones de croisière sont chiffrés et la faible part des croisières vraiment hauturières est mise en évidence, la plupart se déroulant dans des mers épicontinentales. Dans la seconde, deux types de paysages marins sont identifiés, avec d’une part les paysages marins hauturiers, qui sont en fait les moins « consommés », et avec d’autre part les paysages marins côtiers qui sont ceux les plus proposés aux croisiéristes. Dans les deux cas, plusieurs sous-catégories sont identifiées et divers exemples sont présentés en Europe ainsi qu’Outre-Mer.

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Texte intégral

Introduction

1Cet article reprend et développe une de nos publications antérieures relatives aux paysages marins dans laquelle nous proposions d’introduire une distinction fondamentale entre paysages marins hauturiers et côtiers [Charlier 1996]. En reprenant le même plan d’ensemble et en nous efforçant d’éviter l’auto-plagiat, nous en reprendrons ici les principaux axes, en les développant en ce qui concerne la typologie initialement avancée ainsi que les exemples proposés. Auparavant, nous actualiserons à 2010, dernière année pour laquelle des données détaillées relatives à l’offre mondiale de croisière étaient disponibles, le cadrage statistique présenté dans la première partie. Nous reviendrons ensuite, dans la seconde partie, sur notre étude pionnière des paysages marins en l’étoffant et en l’enrichissant d’extraits d’un échange de correspondance que nous avions eu à l’époque avec André Vigarié. Maître à penser de l’école franco-nantaise de géographie maritime et portuaire, celui-ci est resté, dans ses publications, étrangement silencieux sur la question et Jacques Marcadon ainsi que Jacques Guillaume, qui ont porté ensuite le flambeau maritimiste à Nantes, le furent pratiquement tout autant. Nous avons par contre commis, seul ou en collaboration, quelques études sur la question [Charlier & Arnold 1999, Charlier & McCalla 2006, Charlier 2009].

2Dans les deux parties de cette étude, nous nous efforcerons de préciser quelle est la part de la haute mer, selon une définition très extensive qui n’est pas celle du géographe de la mer, mais du croisiériste. Dès que celui-ci perd de vue le rivage, il considère le plus souvent être en haute mer, ce qui n’est pour la plupart du temps pas fondé en termes strictement scientifiques, puisque la grande majorité des croisières maritimes prennent place dans des mers épicontinentales. Il y a donc une « zone grise » entre les croisières véritablement hauturières et côtières, avec celles qui se déroulent non loin des côtes (continentales ou insulaires) et paraissent relever, parce que celles-ci sont hors de vue, de la première catégorie alors qu’elles relèvent généralement de la seconde. Des chiffres précis font cependant défaut pour faire la part des croisières véritablement hauturières (dans des zones pleinement océaniques) et des autres, et nous serons dès lors forcés d’avancer de simples ordres de grandeur pour les unes et les autres.

3Durant les années 1950 et 1960, les paquebots de ligne régulière, dont la plus grande partie des voyages se déroulaient en haute mer géographique, se sont progressivement effacés devant l’avion, en trafic transatlantique comme sur les relations coloniales. Depuis les années 1970, le transport maritime de passagers à moyenne et longue distances a cependant connu une spectaculaire renaissance sous la forme des croisières maritimes, en passant d’une fonction purement « transport » à une fonction touristique. Cependant, le mode d’exploitation des navires de croisière est fort différent de leurs prédécesseurs qui assuraient les lignes régulières intercontinentales. Ici, le but n’est plus d’aller de A à B (avec éventuellement des escales complémentaires d’embarquement et/ou de débarquement de part et d’autre de l’océan) mais, le plus souvent, d’aller de A … à A. En effet, dans la majorité des cas, les croisières s’effectuent en boucles plus ou moins courtes avec retour au point de départ initial après un certain nombre d’escales intermédiaires à vocation purement touristique sur les rivages de l’une ou l’autre mer épicontinentale. Il y a cependant des exceptions à cette règle générale, avec des croisières sous forme d’allers simples dans lesquelles viennent prendre place celles de type océanique (avec alors parfois des escales dans des îles situées en plein océan) ; ces dernières traversées sont cependant minoritaires dans la seconde catégorie, où la plupart des périples s’effectuent aussi dans des mers épicontinentales, et elles le sont donc plus encore au niveau général.

1. Un aperçu des principales zones de croisière

4Dans le présent travail, l’objet n’est pas de présenter à nouveau un panorama exhaustif de l’offre mondiale de croisière, mais simplement de montrer en première partie qu’elle est concentrée dans quelques zones et que les périples sont effectués, dans la plupart des cas, pas bien loin des côtes et souvent même en vue de celles‑ci.

1.1. Une flotte de plus en plus capacitaire

5Initialement, les navires de croisière étaient des paquebots transformés, tel le France de la Compagnie Générale Transatlantique, devenu le Norway de la Norwegian Cruise Line. Seule une poignée de ces vétérans sont encore en service, la plupart des anciens paquebots ayant été démolis ; une autre minorité a cependant été préservée dans un rôle statique, parfois obscur comme celui de casernes ou de prisons flottantes, parfois plus prestigieux comme le Queen Mary de la Cunard Line, devenu navire musée et hôtel flottant à Long Beach. C’est le sort qui attend aussi le Queen Elizabeth 2 de cette même compagnie, en cours de transformation en vue d’en faire un hôtel flottant en Asie après un long désarmement consécutif à son départ à la retraite en 2009. De nos jours, la flotte mondiale est essentiellement formée d’unités neuves spécialement construites pour satisfaire exclusivement à cette nouvelle forme de tourisme et exploitées principalement dans le cadre de grands groupes à ancrage américain et européen [Charlier 2004, Hall 2004]. Deux exceptions à ces unités construites spécialement pour la croisière doivent toutefois être relevées. D’une part, il y eut, entre 1969 et 2004, le Queen Elizabeth 2 précité qui a eu une carrière mixte pendant ce quart de siècle, alternant croisières hivernales et printanières sous les tropiques et traversées transatlantiques estivales et automnales reliant Southampton (et occasionnellement Cherbourg) à New‑York. D’autre part, il y a le Queen Mary 2 qui a repris le flambeau depuis lors et continue à offrir, cinq ou six mois par an, la dernière liaison maritime régulière au long cours pour des passagers, encore que la plupart de ses passagers transatlantiques soient en fait des croisiéristes.

6Jusqu’en 1996, une seule unité de croisière était de gabarit overpanamax, le Norway précité, du fait de son héritage transatlantique. Depuis lors, de très nombreux overpanamax de croisière ont été livrés et la taille moyenne de la flotte mondiale de croisière ne cesse d’augmenter. Quand des unités de taille moyenne ou faible sont construites, c’est pour s’inscrire dans les deux niches qui justifient encore, en termes économiques, la mise en service de telles unités : celle des croisières de grand luxe d’une part, celle des croisières dites d’exploration d’autre part. Le tableau 1 montre qu’au 01/01/2013, ladite flotte mondiale comptait 281 unités de plus de 5000 tj (UMS), en excluant donc toutes celles d’une taille inférieure qui ne peuvent pas, pour la plupart, être considérées comme des unités hauturières. Quatre d’entre elles étaient alors âgées de plus de 50 ans et faisaient partie de la flotte de Classic International (qui était alors à l’arrêt suite à la faillite de cette compagnie). Une très grande majorité (215) avaient moins de 25 ans et c’est parmi ces dernières qu’on retrouve les plus grosses unités en service. Une césure s’observe dans ce tableau avec l’apparition, à partir de 1987, des premiers navires au gabarit panamax (en commençant par le Sovereign of the Seas, construit en 1987 et donné pour 73 529 tj), puis à partir de 1996 des premières unités de gabarit overpanamax (avec le Carnival Destiny, construit en Italie et donné pour 101 353 tj).

Tableau 1 – La flotte mondiale de croisière au 01.01.2013 en fonction de l’âge et de la taille (en nombre d’unités de plus de 5000 tj)

Année de construction

Infra- panamax

Panamax

Over- panamax

Total général

Avant 1962

4

0

0

7

1962-1966

7

0

0

7

1967-1971

10

0

0

10

1972-1976

18

0

0

18

1977-1981

6

0

0

6

1982-1986

15

0

0

15

1987-1991

23

7

0

30

1992-1996

20

18

1

39

1997-2001

22

28

7

47

2002-2006

14

21

15

50

2007-2012

7

18

24

49

Total général

146

85

47

278

Source : élaboration personnelle d’après l’annuaire 2013 de ShipPax (Halmstad) ; à la façon de l’Autorité du Canal de Panama, les unités panamax sont définies comme celles larges de 30,5 à 32,3 m ; les autres relèvent des catégories infrapamax et overpanamax selon qu’elles ont respectivement moins de 30,5 m ou plus de 32,3 m de large

7Au total, la capacité de la flotte mondiale ainsi définie s’établissait à près de 440 000 couchettes basses en occupation double des cabines, dont 35,9 % à bord des « monstres des mers » que sont les overpanamax précités qui, s’ils sont les moins nombreux, sont les plus capacitaires. À ce jour, le record est détenu par les Oasis of the Seas et Allure of the Seas (construits en Finlande et livrés respectivement en 2009 et en 2010 ; données pour quelque 225 282 tj, ces deux unités jumelles peuvent accueillir 5 408 passagers en occupation standard des cabines et jusqu’à 6 360 en occupation maximale avec les lits supérieurs et les divans). Ces records tomberont en 2016 quand les Chantiers de l’Atlantique livreront une unité similaire (encore non dénommée) mais encore un petit peu plus capacitaire pour détenir le nouveau record mondial.

8Par construction, ces overpanamax ne peuvent transiter actuellement par le canal de Panama (comme c’était auparavant le cas du France/Norway, en raison de ses origines transatlantiques). Ceci limite, à quelques exceptions près, leur déploiement à l’océan Atlantique ; on les trouve alors soit en Amérique du Nord et Centrale (en Caraïbe ou au départ de New York), soit en Europe (Méditerranée et Europe Atlantique), certains combinant ces deux théâtres opérationnels avec alors des croisières de repositionnement. Quelques-unes opèrent cependant dans le Pacifique, en alternant alors des croisières en Alaska et sur la Riviera Mexicaine ou en Asie. Les panamax, qui représentent 41,4 % de la capacité mondiale, sont par contre ubiquistes, tout comme bien évidemment les infrapanamax qui correspondent aux 22,7 % restants. En 2015, quand les nouvelles écluses du canal de Panama seront mises en service, la question du passage d’un océan à l’autre ne se posera plus que pour quelques-uns des plus gros overpanamax actuels. Ils sont tous au futur gabarit newpanamax en largeur (47 m pour les plus gros, pour un maximum admissible de 49 m), mais certains auront un problème de tirant d’air à cause des deux ponts réalisés par-dessus le canal.

1.2. Les principales zones de croisière

9Une analyse inédite portant sur le déploiement des 250 unités de croisières qui formaient la flotte mondiale opérant en 2010 met en évidence une offre globale de 140,5 millions de nuitées (unité standard dans le secteur du tourisme), correspondant à environ 18,5 millions de passagers ayant effectué des périples d’une durée moyenne de l’ordre de 7,5 jours. Il faut insister sur le fait que même les professionnels du secteur ont une vue incomplète de l’offre mondiale de croisière, en raison du caractère incomplet des chiffres publiés à ce niveau par l’organisation mondiale chapeautant le secteur de la croisière, la Cruise Lines International Association (CLIA). Ceci parce que toutes les compagnies n’en sont pas membres et que les chiffres précités ne reprennent pas la totalité de l’offre de ces non membres, avec un biais géographique très significatif résultant d’une sous-estimation corrélative de l’offre en Méditerranée et en Asie. Nous travaillerons ici, comme dans nos publications antérieures, avec des chiffres bien plus complets extraits des annuaires de ShipPax Info, qui ont l’intérêt supplémentaire d’être disponibles au niveau mensuel, alors que ceux de la CLIA sont simplement annuels. Ils ne permettent donc pas de mettre en évidence les fluctuations saisonnières de l’offre régionale de croisière qui sont la clé de la compréhension du fonctionnement global du marché mondial.

Tableau 2 – L’offre mondiale de croisière en 2000 et en 2010 en fonction des principales régions

Année de construction

Infra- panamax

Panamax

Over- panamax

Total général

Avant 1962

4

0

0

7

1962-1966

7

0

0

7

1967-1971

10

0

0

10

1972-1976

18

0

0

18

1977-1981

6

0

0

6

1982-1986

15

0

0

15

1987-1991

23

7

0

30

1992-1996

20

18

1

39

1997-2001

22

28

7

47

2002-2006

14

21

15

50

2007-2012

7

18

24

49

Total général

146

85

47

278

Source : Annuaires 2001 et 2011 de ShipPax (Halmstad), avec la même méthodologie pour les deux années

10Globalement, l’offre a augmenté de 92 % entre 2000 et 2010, mais avec de fortes différences d’une grande région de croisières à l’autre. La part du marché nord- et centraméricain s’est contractée de 59 à 49 % de l’offre mondiale, parce que les capacités mises en œuvre sur ce marché mature ont moins augmenté qu’ailleurs (+ 59 % au total) ; des fluctuations significatives s’observent cependant d’un sous‑marché à l’autre, avec une très faible croissance dans le cas de la Riviera Mexicaine et de Panama (en raison des problèmes d’insécurité au Mexique, qui ont littéralement fait fuir les croisiéristes) ainsi que de l’Alaska (en raison de leur renchérissement lié à de sévères contraintes environnementales) et une très forte progression dans le cas du Nord‑Est Atlantique (avec l’essor spectaculaire - ou plutôt la renaissance, puisque c’est là que tout a commencé - des croisières au départ de New York). Le sous‑marché principal demeure cependant, avec une croissance en ligne sur la moyenne mondiale, celui de la Caraïbe et des Bahamas (mais avec des glissements internes, liés à la quasi saturation de la Floride et au développement des croisières au départ des ports du golfe du Mexique ainsi que de diverses îles en Caraïbe centrale).

11Quantitativement, l’essor le plus spectaculaire fut celui de l’Europe dans son ensemble (+ 175 %, avec une évolution quasi semblable des sous‑marchés méditerranéen et atlantique), qui fait que sa part de marché mondial est passée de 22 à 32 %, absorbant donc en quelque sorte les 10 % perdus par le marché nord‑ et centraméricain. Le reste du monde est donc resté globalement stable, mais avec une forte redistribution des cartes entre les différents sous‑marchés : d’une manière très surprenante, l’Asie du Nord‑Est et du Sud‑Est (du Japon à la Malaisie) n’a pas connu la croissance spectaculaire à laquelle les professionnels du secteur la promettaient (pour des raisons d’ordre plus culturel que de pouvoir d’achat des populations concernées) et ce sont l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Océan Indien qui ont connu le plus fort essor (mais pour des chiffres absolus qui demeurent encore faibles) ; deux autres segments ont connu une croissance en ligne, le Pacifique Sud et les périples circumterrestres, qui combinent divers sous-marchés avec une forte pondération de l’hémisphère Sud puisqu’il s’agit de croisières de contre-saison, comme on va le voir.

1.3. Un phénomène marqué d’une forte saisonnalité

12Ce qui rend le secteur des croisières vraiment unique au sein du tourisme mondial, c’est le caractère mobile des outils de production, les navires, qui contrairement aux diverses formes terrestres d’hébergement peuvent être déplacés d’une partie du monde à l’autre au fil des saisons, de façon à fuir les extrêmes climatiques (le froid bien sûr, mais aussi les chaleurs excessives, ce qui s’observe aussi bien en Caraïbe que dans le cas de l’Amérique du Sud, de l’océan Indien et de l’Afrique, ainsi que, pour partie, du Pacifique Sud. Il en résulte des repositionnements saisonniers qui sont, comme nous l’avons montré précédemment [Charlier & McCalla 2006], de deux types :

  • intrarégionaux, avec alors des croisières unidirectionnelles qui s’écartent parfois davantage des côtes que les autres et font alors souvent passer les navires par des lieux singuliers comme le canal de Panama entre la Caraïbe et l’Alaska ou le détroit de Gibraltar entre la Méditerranée et l’Europe Atlantique ;

  • interrégionaux, avec alors des traversées transatlantiques, transpacifiques ou dans l’océan Indien, qui concernent particulièrement l’Europe (de la Caraïbe et des petits marchés de l’hémisphère sud) ainsi que les périples circumterrestres.

13La figure 1 montre le « creux » estival global des marchés nord- et centraméricains, qui génère de nombreux repositionnements transatlantiques (eastbound au printemps et westbound en automne), qui s’ajoutent à des migrations internes de type latitudinal (northbound au printemps, southbound en automne), principalement entre la Caraïbe et l’Alaska ou le Nord-Est Atlantique. Dans le premier cas, les transits s’opèrent via Panama, comme déjà indiqué, mais les croisières dites transcanal sont tellement en demande que les armements ont développé une offre supplémentaire du milieu de l’automne au milieu du printemps avec des passages d’un océan à l’autre juste pour profiter de l’attraction exceptionnelle que sont les traversées de jour de l’isthme panaméen.

Figure 1 – L’offre mensuelle de croisière dans les eaux nord- et centraméricaines en 2010 (nuitées)

Figure 1 – L’offre mensuelle de croisière dans les eaux nord- et centraméricaines en 2010 (nuitées)

Source : élaboration personnelle sur base de l’annuaire 2011 de ShipPax (Halmstad)

14Toute différente est la configuration saisonnière du marché européen, qui présente un très fort creux hivernal et une pointe estivale. Cependant, la figure 2 montre qu’il y a deux distributions de l’offre fort différentes entre le Sud et le Nord du Vieux Continent : d’une part, les croisières en Méditerranée et en mer Noire ont un caractère bimodal, avec deux pointes printanière et automnale séparées par un léger creux estival ; d’autre part, celles en Europe Atlantique sont principalement offertes du printemps au début de l’automne (avec notamment des unités migrant deux fois depuis et vers la Méditerranée pour fuir ses excès climatiques estivaux et venir renforcer l’offre nord-européenne au cœur de l’été). L’offre hivernale est globalement faible en Europe, en particulier en Europe du Nord où elle correspond surtout à la formule très particulière des mini croisières en Baltique septentrionale que nous avons étudiées avant de nous intéresser aux croisières océaniques [Charlier 1988]. Celles en Méditerranée ont connu un développement récent, mais il faut alors (comme pour l’Alaska et l’Europe du Nord en été) des navires disposant de piscines extérieures pouvant être recouvertes par un toit coulissant et beaucoup des unités concernées s’aventurent alors en milieu de croisière jusqu’aux Canaries pour chercher un climat moins défavorable.

Figure 2 – L’offre mensuelle de croisière dans les eaux européennes en 2010 (nuitées)

Figure 2 – L’offre mensuelle de croisière dans les eaux européennes en 2010 (nuitées)

Source : élaboration personnelle sur base de l’annuaire 2011 de ShipPax (Halmstad)

15La figure 3 présente l’offre de croisière mensuelle en 2010 dans le reste du monde (avec la même échelle que les deux précédentes pour les ordonnées afin de permettre la comparaison). Sauf pour la façade pacifique, où l’offre est remarquablement stable d’un mois à l’autre de l’année (ce qui n’exclut pas des migrations internes, du Nord‑Est vers le Sud‑Est et inversement au gré des saisons), ces marchés secondaires présentent de forts contrastes saisonniers. Le creux est particulièrement marqué durant l’hiver austral, les unités concernées ayant alors presque toutes migré vers l’Europe. C’est alors qu’interviennent de nombreuses traversées en haute mer (northbound au printemps et southbound en automne), avec dans plusieurs cas franchissement du canal de Suez (qui a un intérêt intrinsèque, mais mobilise bien moins les passagers, dont la plupart sont - ou plutôt étaient, dans les circonstances actuelles - emmenés en excursion au Caire pendant que le navire franchissait le canal.

Figure 3 – L’offre mensuelle de croisière dans le reste du monde en 2010 (nuitées)

Figure 3 – L’offre mensuelle de croisière dans le reste du monde en 2010 (nuitées)

Source : élaboration personnelle sur base de l’annuaire 2011 de ShipPax (Halmstad)

1.4. Quelle part pour la haute mer ?

16Comme indiqué dans l’introduction, il est impossible de chiffrer précisément le nombre de nuitées que les passagers passent dans des navires au port (ce qui est rare, mais arrive dans des très grandes escales touristiques comme Venise, Saint‑Petersbourg, Singapour ou Hong Kong, mais est aussi arrivé une fois à La Rochelle en 2013) ou naviguant en vue des côtes ou encore dans ce que le passager pense être la haute mer… mais ne l’est pas dans la plupart des cas puisque la fréquentation des mers épicontinentales est très supérieure à celle de la vraie haute mer. Un exercice approchant a cependant été effectué par McCalla et Charlier [2006] qui ont cartographié par un système de carrés les itinéraires de la douzaine de navires ayant effectué des croisières circumterrestres en 2004. Il en ressort que, grossièrement, les unités concernées ont navigué la moitié du temps dans la véritable haute mer, mais ceci ne portait que sur un peu plus de 1 % de l’offre mondiale de croisière. Notre sentiment est que ce chiffre doit être au maximum quadruplé pour tenir compte des divers repositionnements transcontinentaux ou intracontinentaux évoqués plus haut et que le chiffre global de 5 % peut raisonnablement être avancé pour tenir compte aussi des quelques traversées transatlantiques du Queen Mary 2 (arbitrairement attribuées à l’Europe atlantique dans les calculs précédents).

17Cependant, en nous basant sur notre expérience personnelle (limitée à une dizaine de croisières, mais selon un échantillonnage relativement représentatif), la terre est hors de vue pendant les trois quarts du temps des traversées de quai à quai dans les mers épicontinentales, ce qui renverse alors totalement la donne quand on élargit la définition de la haute mer aux mers épicontinentales en se plaçant du point de vue du croisiériste et non du scientifique. Ceci nous amène à avancer les pourcentages très grossiers suivants :

  • 5 % à peine pour la « vraie » haute mer,

  • 70 % pour la « fausse » haute mer, celle des mers épicontinentales,

  • 20 % pour les croisières en vue des côtes, approches portuaires comprises.

18Dans le deuxième cas, il faut cependant tenir compte du fait qu’une bonne partie des traversées en question s’effectuent de nuit et que la perception du passager est toute autre. Lors d’une traversée standard à l’occasion de laquelle un navire de croisière quitte un port à 17h00 pour arriver entre 07h00 et 08h00 le lendemain matin, la plupart des passagers ne verront la « fausse » haute mer en question que durant quelques heures le soir et sans doute pas du tout le lendemain matin. Dans les faits, les 70 % en question se diviseront donc entre un maximum de 15 % de contact visuel possible (et pas nécessairement effectif) avec la mer et 55 % passés dans un contexte hôtelier a‑spatial. On arrive alors à conclure que, dans la pratique, les passagers voient pratiquement la côte et la « haute » mer (qu’elle soit « vraie » ou fausse ») en proportions égales et que cette perception ne correspond pas au temps effectivement passé par les navires en vue des côtes ou hors de vue de celles‑ci. La « consommation » des deux types de paysages marins dont il va être question ci-après se ferait donc à parts relativement égales. Cette affirmation devrait bien évidemment être validée par des mesures plus précises, mais il s’agit là d’un exercice sortant du cadre de cet article, où les pourcentages indiqués ci-dessus sont à prendre comme des ordres de grandeur et pas comme une vérité scientifique.

2. Croisières et paysages marins

19Comme nous l’observions déjà dans notre premier article relatif aux paysages marins [Charlier 1996], on voit donc que les navires de croisière vont d’un port à l’autre dans deux contextes très différents, le plus généralement pour proposer des périples dans une zone de navigation donnée, mais aussi quelquefois pour passer de l’une à l’autre. Quel que soit le motif opérationnel, le temps de leurs passagers se partage entre les visites à terre aux escales (axées selon le cas sur la culture, la découverte paysagère ou le shopping) et leur séjour à bord de ce qui peut être considéré comme un hôtel-restaurant flottant mobile dont la fonction première est de relier les ports les uns aux autres [Ward 2013]. Outre être hébergés et nourris, les croisiéristes doivent également être divertis ou cultivés à bord et toute une série d’activités, payantes ou non, leur sont proposées pendant que le navire est en mer et même au port (car tous ne descendent pas à terre à toutes les escales). Il s’y ajoute, pour certains, l’observation plus ou moins longue, superficielle ou attentive, des paysages traversés dans un espace qui n’est pas neutre, mais dont la mise en valeur constitue au contraire un attrait supplémentaire de la croisière.

2.1. Du concept de paysages marins

20Quoique la langue anglaise soit généralement moins riche que la française, elle offre davantage de nuances en matières de paysages puisqu’elle distingue notamment entre les landscapes, au strict sens terrestre, et les seascapes [Flemming 1982] dont il est plus particulièrement question ici. Une littérature abondante porte sur les paysages terrestres, alors qu’elle n’est qu’embryonnaire sur les paysages marins. Il s’agira ici de mettre modestement en avant les attraits méconnus des seconds et de plaider pour qu’une certaine place leur soit réservée à l’avenir dans les études paysagères. Une véritable difficulté technique réside cependant dans le fait que l’étude des paysages marins doit être menée depuis la mer et non depuis la terre, d’où l’observateur n’a qu’une vision très limitée d’un élément qui couvre, faut‑il le rappeler, près des quatre cinquièmes d’une planète très improprement appelée la terre.

21Dans notre première contribution sur la question, nous avons défini lesdits paysages marins comme l’ensemble des éléments physiques et humains qui peuvent être découverts du pont d’un navire (et pas seulement d’ailleurs d’une unité de croisière) lorsqu’il n’est pas au port, ce qui exclut une variété encore moins étudiée de paysages, les portscapes [Charlier 1996]. Ceci qu’il soit en route (ce qui est le cas le plus fréquent) ou à l’ancre (ce qui relève de l’exception, là où il n’y a pas d’installations portuaires d’accueil et où le navire doit mouiller en rade). Deux grands types de paysages marins doivent en fait être distingués, ceux exclusivement marins (ou hauturiers, dont la plupart sont en fait pseudo-hauturiers, comme on l’a vu plus haut), quand aucune terre n’est en vue, même par beau temps, et les paysages côtiers (y compris lors de parcours d’approche des ports ou en quittant ceux-ci, dont certains peuvent être très intérieurs ; il conviendrait alors de parler plutôt de paysages estuariens). Nous indiquions alors que, dans le premier cas, les éléments physiques (houle et vagues, sillage du navire, faune marine et oiseaux de mer, lever et coucher du soleil, icebergs, etc.) sont au premier plan, mais des éléments humains peuvent également ponctuer l’océan (plates-formes pétrolières, navires de commerce, de pêche, de plaisance ou autres). Dans le second cas, l’œil peut être tout autant attiré, selon les circonstances, par des faits physiques remarquables (îles, falaises, volcans, glaciers, etc.) que par des éléments humains (villes côtières, stations balnéaires, villages littoraux, monuments isolés, etc.) ; il s’agit alors presque exclusivement d’éléments situés à terre et non plus sur l’eau, la vue privilégiant en quelque sorte l’arrière-plan terrestre, qui a davantage de relief, plutôt que l’avant-plan marin qui paraît neutre.

22Dans une communication personnelle datée d’août 1995 en évoquant notre article de 1996 que nous lui avions soumis avant publication (mais après dépôt du texte final), André Vigarié écrivait ceci : « L’idée de joindre à l’économie des croisières la notion de paysage marin est excellente, non pas que cette notion soit inconnue (cf. en peinture les marines), mais elle a été oubliée des géographes parce que ces derniers sont trop peu maritimistes. Quelles pistes ajouter ? D’une part, il conviendrait de faire une rapide description de tels paysages pour éclairer la typologie, à la fois dans le relief (vagues, houle, types de temps) et aussi dans la palette des couleurs et la lumière (la variation des couleurs en fonction de divers critères, dont l’état du ciel). D’autre part, il s’agirait de faire, dans cette description, la part des aspects météorologiques, qui varient selon les types de paysages évoqués. Les paysages marins sont différents d’une mer dure comme l’Atlantique Nord à une mer à moussons, etc. Cet aspect météorologique devient encore plus essentiel pour les croisières en voiliers (ou pseudo-voiliers) : le paysage marin est alors (plus étroitement encore) lié à l’état du vent et de la mer que rencontre le navire ». Nous ne pouvons que nous approprier ces excellentes observations qui viennent enrichir notre propos initial et en appellent d’autres auprès de lecteurs maritimes.

23En 1996, nous observions aussi qu’on distingue en fait entre deux types extrêmes de croisières maritimes selon le dosage conféré aux escales et aux parcours en mer dans leur déroulement, qui est planifié (sauf dans le cas minoritaire des croisières thématiques) pour satisfaire à la demande de clientèles souvent différentes entre les souhaits desquelles les compagnies s’efforcent de trouver le meilleur compromis. D’une part, il y a les périples principalement axés sur les visites terrestres, dont l’armement s’efforce de multiplier le nombre en escalant dans des ports proches (séparés par une seule nuit de navigation, voire seulement par le temps du repas de midi quand il est possible de combiner deux escales très proches) ; dans le cas de ces croisières dites destination intensive, la principale fonction du navire est celle d’un hôtel-restaurant flottant et l’observation des paysages traversés, si ce n’est pour accéder aux ports ou les quitter, est peu ou pas pratiquée, étant donné que la navigation s’effectue essentiellement de nuit. D’autre part, il y a des périples axés sur la navigation et le navire en tant que destination, dit ship intensive, avec relativement peu d’escales par rapport à l’extrême précédent, voire pas du tout dans le cas des traversées‑croisières sur l’Atlantique Nord.

24Dans la pratique, on trouve le plus souvent les deux types d’ingrédients, avec un dosage variable d’une aire de navigation à l’autre (car toutes n’ont pas le même potentiel), d’un armement à l’autre (car tous n’ont pas la même politique), ainsi qu’en fonction de la durée de la croisière. Plus la croisière sera longue, plus l’armateur sera enclin à inclure dans l’itinéraire des pauses en mer, d’une demi-journée, voire d’un jour ou deux, de façon à permettre aux croisiéristes de se détendre entre deux escales, lesquelles peuvent de ce fait être plus éloignées. Le temps passé à bord étant supérieur, les aménagements devront être proportionnellement plus spacieux et diversifiés, en particulier au niveau des ponts découverts pour la promenade, le repos dans les chaises longues ou la baignade dans la ou les piscine(s) du navire. C’est aussi pourquoi les unités de croisière sont désormais dotées, sur les ponts résidentiels les plus élevés, de balcons privés qui permettent aux passagers des catégories supérieures et même moyennes de jouir aussi desdits paysages marins depuis leurs cabines d’une façon privative et, éventuellement, d’y prendre leurs repas « à la fraîche ».

25On constate un divorce entre la demande d’une majorité de passagers d’avoir un nombre de ports d’escale aussi élevé que possible lors d’une croisière et l’intérêt économique des armements, qui serait plutôt de limiter le nombre des dites escales, pour limiter les frais de port, éviter aussi les surcoûts liés à des mesures environnementales de plus en plus contraignantes lors de ces escales et lors des parcours d’approche (utilisation de fuel léger à moindre teneur en soufre, branchement éventuel sur le courant de quai, etc.) et aussi maximiser les recettes du bord en tenant en quelque sorte les usagers captifs à l’intérieur des navires. Pour cela, plusieurs armements, dans leur approche marketing, mettent en avant le fait que « le navire est désormais la destination ». Dans un tel contexte, on peut prévoir que le temps passé en mer augmentera et donc avec lui la « consommation » des paysages marins, ce qui renforce l’intérêt académique et pratique de leur étude.

2.2. De quelques paysages marins remarquables

26Il sera surtout question ici des paysages marins nord- et centraméricains ou européens, qui sont les mieux connus de l’auteur. Il en est cependant d’autres tout aussi exceptionnels dans le Pacifique (les innombrables îles et archipels, dont Hawaii et ses volcans), dans les eaux périasiatiques (en particulier en Asie du Sud‑Est, avec notamment la navigation dans le détroit de Malacca, qui a fortement marqué l’auteur de ces lignes) ou périafricaines (les Canaries, le Cap de Bonne Espérance, les îles de l’océan Indien) ou encore en Amérique du Sud (la Baie de Rio, le détroit de Magellan, la Terre de Feu, etc.). Depuis peu, il s’y ajoute l’essor des croisières vers les zones polaires, qu’il s’agisse de l’Antarctique (où les descentes à terre sont limitées et sévèrement contrôlées par des naturalistes) ou de l’Arctique (où sont désormais proposées des croisières estivales à bord de brise-glace russes, y compris jusqu’au Pôle Nord, au travers de la forme la plus particulière qui soit de paysages marins). Nous pensons cependant (et nous avons communiqué à ce propos lors d’un congrès de l’UGI) que ces « croisières de l’extrême » devraient purement et simplement être interdites, étant donnés les risques physiques et environnementaux disproportionnés qui sont alors pris.

2.2.1. Les paysages hauturiers

27S’agissant des paysages strictement marins identifiés au point précédent, les plus « consommés », au sens où l’entend J.-P. Lozato‑Giotart (2008), sont assurément ceux de l’Atlantique Nord. D’une part, il y a la douzaine de rotations annuelles sans escale du Queen Mary 2 (contre une quinzaine au temps du Queen Elizabeth 2) à une vitesse moyenne proche de 30 nœuds dans des eaux parfois fort agitées (les traversées de la fin de l’automne étant particulièrement prisées des amateurs d’émotions fortes !). D’autre part, il y a les voyages de repositionnement, eastbound au printemps et westbound en automne, d’unités actives l’hiver dans les Caraïbes et l’été en Europe ; dans ce cas, des escales sont souvent incluses dans l’itinéraire (généralement aux Bermudes ou en Macaronésie, parfois aussi en Islande) et sont d’autant plus bienvenues que les navires spécialement construits pour la croisière ne sont pas particulièrement agréables par forte mer (étant relativement courts et présentant un enfoncement assez faible pour fréquenter un maximum de ports d’escale) ; ces traversées durent une dizaine de jours, à la fois en raison de ces escales et parce que la plupart des nouvelles unités de croisière plafonnent à 20 ou 22 nœuds. Aux amateurs de paysages marins hauturiers, ou tout simplement aux croisiéristes en quête d’un excellent rapport qualité prix couplé à un périple beaucoup plus détendu qu’en règle générale, nous recommandons particulièrement ces longues traversées océaniques one way , à l’occasion desquelles les armements peinent à assurer un remplissage correct de leurs navires. D’où des tarifs plus discountés qu’en moyenne et aussi des programmes culturels bien plus diversifiés qu’en règle générale, pour compenser le fait qu’un long vol transatlantique est nécessaire dans un des deux sens pour rejoindre le navire ou revenir au point de départ.

28Il s’y ajoute de nombreux passages dans le golfe de Gascogne, dont les eaux peuvent également être quelque fois rudes, en rapport là aussi avec deux types d’offre. D’une part, il y a, comme déjà mentionné, les traversées de repositionnement intra-européennes de la Méditerranée vers la mer du Nord ou inversement, que certains armements coupent cependant souvent d’une escale sur la façade atlantique et dont les ports de Bordeaux et de La Rochelle bénéficient davantage que Nantes. D’autre part, il y a des périples organisés de l’automne au printemps au départ de la Grande-Bretagne vers la Macaronésie ou la Méditerranée occidentale, pour rencontrer une demande britannique particulièrement soutenue. Les derniers itinéraires amènent cependant à consommer beaucoup de carburant (surtout quand, en vue de minimiser les temps d’approche, ils sont confiés à des unités rapides … et gourmandes) et la tendance a été, ces dernières années, à positionner plutôt les navires concernés aux Canaries ou aux Baléares et d’envoyer les passagers à leur rencontre selon la formule dite fly and cruise.

29Dans les mers périphériques européennes (Baltique, mer du Nord, Méditerranée ou mer Noire) ou dans les Caraïbes, de tels parcours d’approche excèdent rarement 36 heures, c’est-à-dire deux nuits à bord séparées par une journée entière en mer. Quand les ports sont trop proches, la tendance serait même quelquefois à ralentir les navires, pour ne pas passer toutes les journées à terre ; un exemple particulièrement frappant est celui des fun ships des Carnival Cruise Lines dont la plupart font, une fois par croisière, des « ronds dans l’eau » diurnes plutôt que d’escaler, comme nombre des unités des compagnies concurrentes, à une « île privée » aux Bahamas ou à Haïti ; l’idée est cependant davantage d’inciter alors les croisiéristes à dépenser à bord, y compris au casino, que de leur faire profiter de la brise marine… Vu la configuration de ces mers bordières, il y a par ailleurs souvent autre chose que l’immensité océane à présenter aux passagers pour soutenir leur attention lors de ces journées de détente à la mer, ce qui amène au second type de paysages marins, au sens large du terme.

2.2.2. Les paysages côtiers vus de la mer

30Comme indiqué plus haut, les paysages urbanisés, ruraux ou naturels aperçus lors de l’approche des ports ou en les quittant constituent une première variété évidente de paysages marins de ce sous‑type ; pour les amateurs des choses de la mer, il s’y ajoute souvent la vision d’un important trafic maritime. Encore faut-il que la navigation correspondante s’effectue de jour, ce qui amène parfois les armements à ralentir leurs navires la nuit ou, inversement, à écourter les escales afin que les passagers puissent jouir du spectacle, à l’entrée comme au départ ; ceci ne va cependant pas sans poser un conflit avec le souci d’offrir suffisamment de temps à terre et sans susciter de délicats arbitrages. Parmi les accès portuaires particulièrement scéniques (au sens second du terme, c’est‑à‑dire par référence néologique au mot américain correspondant), citons l’approche ou le départ de New York, de Québec, de San Francisco, de Vancouver, de Singapour, de Hong Kong ou de Sydney, la remontée ou la descente de la Seine vers ou depuis Rouen, ainsi que celle du Saint‑Laurent entre Québec et Montréal, ou encore la navigation dans le dédale de l’archipel de Stockholm pour accéder à ce port ou le quitter.

31Par ailleurs, le franchissement des canaux océaniques, qui constitue un cas de transition avec les situations évoquées au paragraphe suivant, est également une grande attraction pour les croisiéristes, qu’il s’agisse des cas déjà cités de Panama ou Suez, mais aussi de Kiel ou de Corinthe (dans ce dernier cas seulement pour des navires d’assez faible taille) ; il y a aussi le cas très particulier de la Voie maritime du Saint‑Laurent en amont de Montréal, mais elle est peu fréquentée parce que la plupart des unités de croisière dépassent le gabarit Seawaymax. De ces franchissements d’isthmes artificiels, pour lesquels l’élément anthropique domine, on peut rapprocher les passages de détroits, avec cette fois seulement un élément physique remarquable à mettre en avant. En Amérique du Nord, le plus fréquenté est assurément le Passage Intérieur (Inside Passage) entre Vancouver et l’Alaska, que les navires de croisière empruntent non pour raccourcir leur route (car la manœuvre est périlleuse et le transit est en fait plus lent que via la haute mer), mais pour des motifs paysagers ; en Europe, signalons plus particulièrement le franchissement du Bosphore et des Dardanelles, du détroit de Gibraltar, du Pas-de-Calais ou encore des détroits danois. Dans tous les cas (sauf pour Suez, où la navigation nocturne est interdite), le franchissement de ces canaux maritimes ou détroits est volontairement planifié de jours, de façon à constituer un point fort de la croisière, avec pour avantage supplémentaire de couper le temps séparant des escales relativement éloignées.

32Last but not least, il y a enfin les situations où le capitaine rapproche délibérément son navire au plus près du rivage, non sans risque parfois (cf. le dramatique accident du Costa Concordia, qui visait cependant plus à faire voir le navire de la côte que l’inverse) pour mettre aussi bien que possible un ou des élément(s) en évidence. Pour ce sous-type, il est également possible de reconnaître deux variétés distinctes, selon qu’il s’agit de découvrir paysagèrement des îles ou une portion d’une côte continentale. D’une part, on peut mentionner les innombrables îles des Sporades ou des Cyclades où les navires n’escalent pas par ailleurs (c’est‑à‑dire en dehors des touchées rituelles à Mykonos, Delos, Santorin ou Patmos), la côte amalfitaine (en fin de journée après l’escale de Naples), les îles Éoliennes (en particulier Stromboli), la Sicile (où il y a encore peu d’escales, en raison de l’insécurité terrestre, réelle ou supposée, mais où la vision de l’Etna depuis le large est souvent offerte) ou encore l’archipel d’Åland en Baltique septentrionale ; la valorisation paysagère de ces derniers est cependant essentiellement le fait des ferries de croisière unissant la Suède et la Finlande. D’autre part et en dehors des détroits déjà cités, on signalera des points particuliers du littoral continental comme certains fjords norvégiens (qui sont cependant plus remarquablement encore mis en valeur par le célèbre « Express côtier ») ou alaskiens (en particulier le parc national de la Baie du Glacier où le nombre des visites estivales de navires de croisière a dû être limité pour des raisons de congestion du plan d’eau). Pour les fjords, le Chili et la Nouvelle‑Zélande sont devenus des alternatives en contresaison, mais dans le cadre de croisières plus longues qu’en Alaska, ce qui devrait limiter leur popularité. Et pour les glaciers, il y a aussi ceux du Spitzberg vers lesquels la compagnie française Paquet a été la première à organiser (en extension des fjords norvégiens) des croisières estivales à bord du Mermoz dans le cadre de ce que la brochure de l’armement appelait explicitement une navigation touristique. Plusieurs compagnies utilisent désormais le terme scenic cruising dans des contextes très différents, des eaux tropicales à celles des latitudes élevées sous divers fuseaux horaires, mais nous n’en avons encore vu aucune se référer aux paysages marins offerts en mentionnant explicitement ce terme (sans prétendre cependant ici à une connaissance exhaustive de l’ensemble des brochures et des sites internet de ces compagnies !).

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Bibliographie

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – L’offre mensuelle de croisière dans les eaux nord- et centraméricaines en 2010 (nuitées)
Crédits Source : élaboration personnelle sur base de l’annuaire 2011 de ShipPax (Halmstad)
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Titre Figure 2 – L’offre mensuelle de croisière dans les eaux européennes en 2010 (nuitées)
Crédits Source : élaboration personnelle sur base de l’annuaire 2011 de ShipPax (Halmstad)
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Titre Figure 3 – L’offre mensuelle de croisière dans le reste du monde en 2010 (nuitées)
Crédits Source : élaboration personnelle sur base de l’annuaire 2011 de ShipPax (Halmstad)
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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Charlier, « Croisières maritimes et paysages marins. Quelle place pour la haute mer ? »Bulletin de l’association de géographes français, 90-4 | 2013, 441-458.

Référence électronique

Jacques Charlier, « Croisières maritimes et paysages marins. Quelle place pour la haute mer ? »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-4 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/2008 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.2008

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Auteur

Jacques Charlier

Professeur de Géographie à l’Université Catholique de Louvain - Département de géographie, Place Pasteur 3, 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique) – Courriel : Jacques.Charlier[at]uclouvain.be

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