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Les grandes mutations des flottes océaniques, une approche géographique du gigantisme naval

The major changes of worldwide merchant ships, a geographical approach to gigantism
Paul Tourret
p. 428-440

Résumés

Le gabarit des navires peut-il être un objet géographique ? L’usage du large est pluriséculaire mais son emploi à une échelle massive n’a que quelques décennies. L’étalement géographique des approvisionnements en matières premières puis la mondialisation des productions manufacturières ont nourri l’agrandissement permanent des formats navals. Néanmoins, l’absence de contrainte en mer a pour parallèle celles de l’accès des navires aux ports et aux canaux. Les navires expriment à leur façon l’opposition entre la liberté du large et les contraintes de l’économie terrestre.

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Texte intégral

Introduction

1L’augmentation de la taille des navires semble être un processus inéluctable en raison même du progrès technique qui permettrait de repousser les limites de la construction navale. Si ce fait est essentiel pour comprendre comment les navires s’affranchissent des contraintes de structure et de propulsion, la course au gabarit reste un phénomène économique. Les marchés ont toujours eu besoin d’une meilleure productivité du transport maritime et l’étalement géographique des échanges accentue encore ce phénomène [Vigarié 1993]. L’histoire nous montre que le premier mouvement de gigantisme du transport maritime contemporain est lié à l’évolution du tissu industriel des pays développés, le second au dépassement de l’interopérabilité de la flotte dans le cadre d’une segmentation des filières, le troisième aux échelles qui représentent les flux de la globalisation actuelle. Tailles des navires, gabarits des ports et terminaux, formats des canaux sont autant d’éléments dont l’ajustement témoigne des mutations territoriales (grandes et petites) de l’économie du transport maritime.

1. Le gigantisme à la mesure de l’industrialisation européenne

2L’évolution de la taille des navires est une chose naturelle pour le transport maritime, les progrès de l’architecture navale et de la motorisation ayant toujours permis d’augmenter les capacités d’emport. La première conséquence est la course à l’adaptation des infrastructures pour suivre le gabarit des navires. Les conséquences sont le creusement des chenaux d’accès, voire leur mobilité spatiale. Régulièrement des ports se retrouvent exclus des nouveaux grands gabarits et doivent adapter leur accès. La descente vers l’aval des sites est le signe de l’adaptation des fleuves (Rouen, Hambourg, Londres). Les ports comportant des bassins et des écluses sont régulièrement dotés de constructions adaptées. L’extension spatiale des ports tient alors autant à la croissance des trafics qu’à celle de la taille des navires.

3Aux Pays-Bas, la construction des accès maritimes grand format de Rotterdam (Nieuwe Waterweg, 1872) et d’Amsterdam (Noordzeekanaal, 1876) permit l’émergence du premier et le maintien du second. Les navires accueillis sont d’autant plus grands que les marchés de pondéreux sont en forte croissance avec l’affirmation de la Ruhr comme une des grandes régions industrielles européennes. L’absence d’écluse à Rotterdam et celle géante du Noordzeekanaal (1929) donnèrent une avance aux ports néerlandais. Le port s’agrandit ici sous la double exigence du modernisme maritime et des besoins économiques de l’hinterland. À la fin du xixe siècle, l’industrialisation portuaire à elle seule ne pouvait imposer de nouveaux formats de navires. Les flux d’approvisionnement de proximité ne justifiaient pas des gabarits imposants et les flux de fret du grand large (sucre, coton, tabac) n’ont jamais justifié des grands navires. C’est l’évolution de la provenance des marchandises qui va changer la donne maritime et portuaire. Le pétrole fait son entrée dans les besoins des économies modernes (électricité, véhicules) et la découverte de champs pétroliers hors d’Europe et des États-Unis crée le transport maritime pétrolier d’abord depuis l’Indonésie, le Mexique, la Perse et l’Azerbaïdjan russe. Si ce dernier marché disparaît avec l’URSS, le Moyen-Orient mais aussi le Venezuela apparaissent dans les années 1920.

4L’agrandissement des navires va de pair avec la productivité du transport qu’exigent des parcours maritimes plus ou moins longs avec une marchandise pondéreuse et brute. La destination est le port où l’on construit les raffineries qui traitent ces pétroles importés. La raffinerie Shell, pour le brut indonésien, inaugurée en 1902, ouvre l’ère du pétrole à Rotterdam qui se traduit par un premier port pétrolier en 1934. Un second site, l’Europoort (1958‑1964) augmente après-guerre, la capacité avec quatre nouveaux ports pétroliers au service d’un parc étendu de raffineries.

5En France, en 1928, une loi organise les activités pétrolières et une dizaine de raffineries sont construites dans la périphérie des ports. Marseille dispose dès 1927 d’un site d’accostage à Lavera, transformé à partir de 1952 en véritable port pétrolier (accessible aux navires de 40 000, puis de 80 000 tonnes de port en lourd –tpl‑ en pleine charge) fonctionnant pour les raffineries locales, puis pour le cœur du continent avec le pipeline sud-européen (1958‑1962). Le port du Havre s’adapte au format des pétroliers avec, de 1950 à 1970, quatre postes pétroliers successifs accessibles à des navires de 65 000, 100 000, 150 000 et 250 000 tpl.

6À la même époque, les vraquiers minéraliers sont une centaine dans le monde et en 1956, seuls trois navires dépassent 60 000 tpl. Les navires des minerais de fer d’Afrique du Nord pour le marché français sont alors de 30 000 tpl, trois fois plus qu’un liberty‑ship de l’époque. Ils sont les outils des nouveaux approvisionnements miniers hors d’Europe. Les productions émergentes du Labrador, de la Mauritanie, et plus anciennes du Brésil sont de plus en plus importantes vers l’Europe.

7L’approvisionnement maritime décale l’industrie sidérurgique vers les ports. Brême, IJmuiden, Gand, Dunkerque, Port Talbot, Fos, Sagunto, Tarente sont autant d’exemples de développement ou création ex nihilo de grands sites sidérurgiques au bord de l’eau. Gigantisme et spécialisation portuaire (accès rapide, déchargement à forte cadence) nourrissent une forte consommation d’espace d’autant plus que le port devient un lieu de transformation et de production à une échelle jamais connue. Au Japon, la poldérisation offre des surfaces portuaires et industrielles en abondance. Aux États‑Unis, l’industrie lourde reste intérieure en raison des très bonnes ressources continentales. En revanche, les ports sont largement dotés en raffineries et usines chimiques pour les pétroles importés et offshore [Vigarié 1984].

8La croissance de la taille des navires pèse sur les ports et se constate dans l’agrandissement des voies d’accès aux terminaux dédiés [Marcadon 1991]. En France, l’écluse Charles de Gaulle de Dunkerque (1972) est accessible aux navires de 100 000 à 125 000 tpl et celle du Havre (écluse François 1er, 1971) à ceux de 250 000 tpl. Il s’agit alors pour le port normand d’industrialiser le Grand Canal (1968) construit dans la plaine alluviale. À Rouen, les nouveaux silos géants de la presqu’île Élie traduisent le début de la grande exportation de céréales du bassin parisien et l’agrandissement du chenal de la Seine (aujourd’hui - 10,5 m).

9Au Benelux, le canal de Gand est porté à 80 000 tpl, grâce à une large écluse d’accès à Terneuzen (1968), alors qu’Anvers avec l’écluse Zandvliet (1970) accentue sa capacité d’accès aux plus grands navires de l’époque. Hambourg qui a choisi au xixe siècle de se passer d’écluse, approfondit les tirants d’eau du port et de l’Elbe (- 1 m gagné chaque décennie). Sans estuaire, sans écluse et avec un axe rhénan formant une longue pénétrante au cœur du continent, Rotterdam bénéficie déjà d’un avantage sur ses concurrents. Néanmoins, les Pays‑Bas se dotent en 1964 d’un nouveau port à Flessingue avec l’implantation d’une usine d’aluminium et d’une raffinerie (alimentée depuis Rotterdam).

10La crise des années 1970 arrête le mouvement laissant en l’état les surfaces vides de ports grand format en eau profonde comme la Maasvlakte à Rotterdam, le nouveau port de Gioia Tauro en Calabre, ou les rives des darses géantes de Fos. L’avant-port de Bremerhaven et le site côtier de Zeebrugge sont les autres témoins de la recherche d’espace et de tirant d’eau. La conteneurisation, à ses débuts, se contente des vieux bassins proches du centre-ville, mais pour Rotterdam, dans les années 1980, les espaces vierges sont devenus un atout. Il abrite en 1984, le terminal Delta. Dix ans plus tard, Gioia Tauro débute sa carrière de hub méditerranéen [Marcadon 2002].

2. Le dépassement des canaux interocéaniques

11La première liaison interocéanique fut le canal de Suez (inauguré en 1869) avec, en l’absence de système d’écluse, une évolution régulière des gabarits accessibles : 28 000 tpl en 1935, 32 000 tpl en 1954, 65 000 tpl en 1964. Le gabarit du canal de Panama est alors supérieur, mais avec des écluses d’un format relativement long (275 m), mais contraint par 12 m de profondeur. Le gabarit panamax est limité à 80 000 tpl. Au nom de la polyvalence en termes d’emploi dans le monde, ce format était la référence du transport maritime. Néanmoins, le canal construit par l’US Army Corps of Engineers, est comparable au format des écluses fluviales américaines et compatible avec les grands navires de guerre de l’époque.

12Au début du siècle, le plus grand pétrolier est alors le Narragansett (1903) de 12 500 tpl, soit seulement deux fois plus gros qu’un grand clipper à coque métallique de l’époque. Trente ans plus tard, les pétroliers dépassent rarement les 15 000 tpl, le Paul Miguet (1936) est alors le plus grand d’entre eux (21 615 tpl). Les pétroliers de guerre T2 qui serviront après le conflit mondial sont dans la même gamme avec 16 300 tpl. Néanmoins, les armateurs de l’époque engagent un élargissement des pétroliers. Le Tina Onassis bat le record de taille en 1954 avec 50 000 tpl.

13La recherche des économies d’échelle induit l’augmentation de la taille des pétroliers dans les années 1950 alors que la crise de 1956 et la courte fermeture du canal de Suez ont montré la vulnérabilité de la voie égyptienne [Spyrou 2006]. L’armement américain National Bulk Carrier fait construire au Japon en 1958 l’Universe Apollo, le premier 100 000 tpl. Le marché visé est celui sans contrainte de passage entre le golfe Persique et le Japon. Les armements de l’archipel adoptent le gigantisme avec les records successifs des Nisho Maru (139 328 tpl, 1962) et Idemitsu Maru (209 400 tpl, 1966).

14Les années 1960 montrent une accélération des flux maritimes avec le rôle prépondérant du pétrole dont les flux sont multipliés par 4 entre 1958 et 1973, notamment en raison du triplement de la production du Moyen‑Orient et l’arrivée de celle d’Afrique de l’Ouest. Ces productions alimentent une demande des États-Unis et du Japon, elle aussi triplée dans les années 1960 (seulement doublée en Europe). La fermeture du canal de Suez durant la guerre des Six Jours amène une contrainte technique en raison du contournement géographique de l’Afrique pour les approvisionnements de l’Atlantique Nord. Le processus d’économie d’échelle, par la réduction des coûts opérationnels à la tonne transportée, mis en œuvre depuis une dizaine d’années, est alors poussé à son paroxysme.

15C’est alors le temps des supertankers aux cargaisons géantes. En 1970, 50 unités dépassent 200 000 tpl. En fait, les VLCC (Very large crude carrier) sont uniquement affectés à la production du Golfe et la plupart des ports de raffinerie sont mis au même format de 250 000 tpl et un nombre plus réduit au-dessus de 300 000 tpl (Rotterdam, Dunkerque, Forth, Londres Coryton, Fos, Sines, Tarente…). Le rapport de la CNUCED en 1971 s’interroge sur l’intérêt de navires de plus de 300 000 tpl qui perdraient la polyvalence de l’accès aux ports.

16Pourtant, les plus grands navires (Ultra large crude carrier, ULCC) entrent alors dans la légende des mastodontes des mers en battant des records successifs : 377 000 tpl en 1971, 484 000 tpl en 1975, 555 000 tpl en 1976. Seuls six navires dépasseront la taille de 500 000 tpl dont le Seawise Giant portant le record de longueur à 458 m, avec 26 m de tirant d’eau empêchant de franchir le Pas de Calais. De très rares ports peuvent accueillir ces navires à pleine charge : Bantry Bay près de Cork en Irlande (1968), Antifer pour Le Havre (1976), le Louisiana Offshore Port / LOOP (1981) pour le golfe du Mexique. Décidé dès 1966, le terminal français dispose de deux appontements accessibles à des navires pour l’un de 500 000 tpl et pour l’autre de 700 000 tpl.

17La réouverture du canal de Suez en 1975, puis la crise économique amorcée dans les années 1970 qui enfonce les économies occidentales mettent fin aux maxi supertankers. L’agrandissement du canal en 1980 porte désormais le suezmax à 150 000 tpl (-19.5 m). En outre, le pipeline Sumed (1977) permet des flux de brut entre la mer Rouge et la Méditerranée avec éventuellement le transit allégé des grands pétroliers [Stopford 1997].

18Les VLCC assurent les liens entre le golfe Persique et l’Atlantique via le cap de Bonne-Espérance et l’Extrême‑Orient via le détroit de Malacca. Les ULCC de plus de 320 000 tpl ont la limite de Malacca (malaccamax) et ses 20 m de profondeur. La seule voie alternative est alors le détroit de Lombok (250 m) à cinq jours de route plus à l’est dans l’archipel indonésien.

19Le format des panamax n’était pas forcément dépassé, car l’essentiel du commerce maritime des cargos, vraquiers et porte-conteneurs a pu jusqu’aux années 1980 rester sur ce format polyvalent. Cependant, dans les années 1980, les armements vraquiers s’affranchissent du panamax pour les formats sans contraintes des canaux des capesize (plus de 80 000 tpl). Le charbon et le fer franchissent peu l’isthme de Panama. Là aussi la productivité oblige à des transports plus massifs.

20Les vraquiers sont d’abord au format des petits capesize (80 000 à 100 000 tpl) notamment pour la production brésilienne destinée au Japon. D’une manière générale, le transport maritime de minerais de fer augmente en volume et en distance et triple en tonnage entre 1960 et 1975. Exprimé en tonnes-milles, il est multiplié par 5,6. À cette époque, les productions brésiliennes et canadiennes sont de plus en plus sollicitées alors qu’apparaissent celles d’Afrique du Sud et d’Australie. Au fil des années, le Japon aspire de plus en plus de minerai de fer, seulement 20 Mt en 1960, 135 Mt en 1973, mais l’Europe du Nord‑Ouest suit la même tendance.

21En 1971, le LD Léopold de 126 632 tpl est formaté pour l’approvisionnement d’Usinor de Dunkerque. À l’époque, les navires combinés pétrole et vrac (Ore Bulk Oil) explorent les tailles les plus grandes. En 1981, on comptait 34 navires de plus de 100 000 tpl. En 1991 le nombre est à peine supérieur (58) au terme d’une décennie de crise industrielle en Occident. En 2000, on dénombre 509 de ces unités, symbole de l’adoption d’un format large par l’industrie du vrac dans un contexte de reprise économique mondiale. À l’époque, seuls dix navires dépassent les 250 000 tpl et le format courant des capesize s’établit autour de 180 000 tpl.

22Une poignée de Very large ore carriers (VLOC) avec la taille de 300 000 tpl est destinée au transport de minerai de fer entre le Brésil (Ponta da Madeira) et Rotterdam pour les sidérurgistes allemands. Le Berge Stahl (1986) porte le record de taille à 364 000 tpl. En conséquence, Rotterdam met au format adéquat le terminal minéralier (EECV) et son chenal d’accès maritime de l’Eurogeul (43 km) et du Maasgeul (14 km) en mer du Nord. L’IJgeul (17 km) d’accès à IJmuiden et Amsterdam est de même adapté au format des grands charbonniers de l’époque. À Anvers, la nouvelle écluse de Berendrecht (1989), parallèle à celle de Zandvliet, est accessible à des navires de 160 000 tpl en pleine charge.

23Les ports s’adaptent aux gabarits des navires. Les terminaux de minerais de fer sont généralement au format de 200 000 à 250 000 tpl, au Brésil, en Australie, comme dans les ports sidérurgiques d’Europe, de Corée et du Japon (setouchmax de 205 000 tpl pour les ports industriels de la mer intérieure de Seto). Quelques exceptions comme Fos ou Tarente se situent dans des formats de 250 000 à 300 000 tpl. Pour le charbon, le Newcastlemax (180 000 tpl) et le Dunkirkmax (170 000 tpl) font référence pour les charbonniers sur les marchés du Pacifique et de l’Atlantique.

24Pour les conteneurs, les trafics sont devenus océaniques en 1968 entre l’Europe, les deux côtes des États‑Unis, le Japon et Hong Kong. Durant, deux décennies, le format ne changea guère. L’interopérabilité laissait le gabarit panamax comme un maximum acceptable. En 1988, l’armement américain APL lance les premiers porte-conteneurs plus larges que le canal, mais il faut attendre 1996 pour voir l’arrivée des véritables porte-conteneurs post panamax avec l’OOCL Hong Kong de 5 300 équivalent vingt pieds (evp). En 1997, Maersk porte le record à 6 600 evp avec un tirant d’eau de 14 m. La croissance du gabarit est l’une des réponses à l’augmentation des flux, notamment les produits manufacturés venant d’Asie vers l’Occident [Cariou 2000].

25Les terminaux des ports européens, américains et asiatiques sont dans les années 1990 dans la course à la capacité des postes à quai et des surfaces. Les ports de transbordement comme Hong Kong et Singapour croissent très rapidement. Dans le Range Nord, les nouveaux terminaux de Bremerhaven, d’Anvers, de Zeebrugge et du Havre montrent la nécessité d’escales rapides hors des bassins à écluse alors que Rotterdam peut continuer d’équiper les gigantesques terre-pleins de la Maasvlakte. En Méditerranée, au VTE de Gênes (1994) répond le quai Ravano de La Spezia (1998). À Valence, le molle Principe Filippe (1999) permet d’entrer dans la concurrence avec Algesiras et Barcelone.

3. L’échelle de la globalisation

26La globalisation pour le transport maritime est un ensemble de paramètres nouveaux des échanges maritimes internationaux [Guillaume 2005]. D’un côté, une forte demande aux États-Unis et en Europe laquelle s’enrichit de l’émergence de l’Europe de l’Est, de l’ex-URSS, de la Turquie et du Maghreb. De l’autre, c’est la contribution de nouveaux pays aux industries manufacturières d’abord en Asie du Sud‑Est puis en Chine, dont l’adhésion à l’OMC en 2002 bouleverse la donne des échanges internationaux. La Chine émergente devient le premier pays importateur de matières premières alors même que la demande de ses voisins développés (Corée, Taiwan, Japon) reste forte. Ce monde global voit aussi le développement économique des grands fournisseurs de matières premières et le développement industriel de bien des pays. L’étalement des échanges maritimes est manifeste dans un contexte de croissance des flux.

27Dans les années 2000, le transport maritime change donc d’échelle, celle du volume des marchandises, celle du nombre de navires et encore une fois celle de la taille des navires. La course au gigantisme se justifie à nouveau par la demande du marché et les économies d’échelle qu’elle représente pour les opérateurs de navires. Ce gigantisme assuré par les chantiers d’Extrême‑Orient réside dans l’arrivée très rapide de navires plus grands clairement positionnés sur des routes précises. La polyvalence géographique n’est plus recherchée. L’efficience du gigantisme par la productivité maritime et portuaire spécialise l’outil maritime [Frémont & Soppé 2005, Frémont 2007].

28Si en 2003, le premier PC de 8000 evp (100 000 tpl) est mis en service, dès 2006, l’Emma Maersk porte le record officiel à 11 500 evp (156 900 tpl). Le navire affiche 397 m de long, 56 m de large et 15,5 m de tirant d’eau. La généralisation des navires géants est rapide avec des la mise en service de porte-conteneurs de 13 000, 14 000 puis 16 000 evp de capacité. En 2013, le premier 18 000 evp de la classe Triple E de Maersk a été livré et des unités de 18 400 evp sont annoncées en 2014 pour l’armement chinois CSCL.

29Ces plus grands navires ont toujours une longueur de 400 m et une largeur de 59 m, en maintenant un tirant d’eau limité à 14,5 m (165 000 tpl). La coque en U et non en V permet de prendre plus de conteneurs en cale. Les ports capables d’accueillir cette vingtaine d’unités sont imposants, mais il faudra que les portiques des manutentionnaires soient capables de traiter la largeur record des navires [Rijsenbrij & Van Ham 2013].

30Aujourd’hui (avril 2013), la flotte mondiale compte 163 navires de plus de 10 000 evp et 118 sont en commande. Ces navires sont positionnés sur l’axe Extrême‑Orient - Range Nord dans une pure organisation en hub & spokes. L’arrivée de ces navires décale les anciennes unités de 8 000 à 10 000 evp sur les autres liens entre l’Extrême‑Orient et la Méditerranée et le transpacifique. L’effet de cascade touche en fait tous les segments par repositionnement successif d’unités plus grosses. Ainsi, la plupart des ports sont confrontés à des navires plus longs et plus profonds généralisant ainsi les effets du gigantisme.

31Les armateurs élèvent aussi par choix de construction les gabarits régionaux. Le spécialiste allemand de l’Amérique du Sud, Hamburg Süd, s’est fait livrer dix navires de 7 100 evp (classe Santa) depuis 2011 avec une grosse capacité de cellules pour conteneurs frigorifiques. De son côté, Maersk a développé des navires spécifiques au nombre de 22 pour les ports ouest africains sous le nom de Wafmax de 4 500 evp.

32De leur côté, les fondamentaux des routes du pétrole n’ont pas changé après la réouverture du canal de Suez puisque les VLCC restent le meilleur vecteur du transport massif du brut depuis le golfe Persique vers l’Atlantique Nord et de plus en plus vers l’Extrême‑Orient où s’ajoute maintenant la demande de la Chine. Aujourd’hui, 70 % des VLCC sont employés vers ces destinations. La part du Golfe dans les approvisionnements occidentaux n’est plus que de 20 % et donc les géants sont moins présents dans les ports américains et européens.

33Le segment supérieur de la flotte pétrolière, désormais en double coque, est constitué de 650 VLCC et d’environ 70 ULCC de plus de 320 000 tpl. Au début des années 2000, de nouveaux géants (ULCC) sont apparus à l’initiative de l’armement grec Hellespont Steamship au format de 441 500 tpl. Deux de ces quatre unités d’exception sont aujourd’hui de simples navires de stockage.

34Les échanges de produits raffinés s’étendent à l’échelle du monde avec des grands pétroliers spécialisés (Long Range). Ces flux sont poussés par le mouvement parallèle d’élévation des capacités de raffinage dans le pays extracteurs de pétrole et la baisse dans les pays de consommation occidentaux. Dans ce contexte, quelques hubs de raffinés émergeront, à l’image de Singapour et Rotterdam, pourquoi pas demain Algesiras ou Nador en Méditerranée occidentale.

35Pour le gaz, dans les années 1970, le premier méthanier français (LD Edouard, 1977) a été construit pour le trajet Arzew – Montoir, au format de 130 000 m3 (67 400 tpl). Il s’agit là du standard de l’époque des navires GNL (125 à 155 000 m3) qui durant quatre décennies va constituer le cœur de la flotte en Europe comme au Japon. En 2006, le Provalis, dernier méthanier construit à Saint-Nazaire, atteint le record de 156 000 m3.

36Le premier exportateur mondial de GNL, le Qatar, a rapidement développé sa capacité d’exportation, mais aussi sa flotte de méthaniers avec l’adoption de navire de grande taille dit Qflex (210 000 m3) et Qmax (266 000 m3). Livrés par les chantiers coréens à l’armement qatari Nakilat, ces unités sont frétées aux deux compagnies nationales de gaz (Qatargas, Rasgas) alliées aux acteurs internationaux du secteur (compagnies maritimes, sociétés pétrolières). L’objectif des méthaniers géants est de dégager une productivité navale qui équilibre la concurrence des fournisseurs plus proches de l’Europe (Nigeria, Algérie) ou de l’Extrême-Orient (Malaisie, Australie). Un Qmax charge presque deux fois plus que le plus gros méthanier qui peut accéder à Bonny au Nigeria.

37Le modèle de gigantisme pour favoriser la compétitivité d’une marchandise se retrouve chez l’entreprise minière brésilienne Vale en concurrence pour le fer avec les groupes australiens plus proches du marché chinois. Déjà, les productions brésilienne et sud-africaine mobilisent les plus gros vraquiers de plus de 200 000 tpl. En 2008, Vale a passé commande pour 35 minéraliers de 400 000 tpl. Ce format permet de faire gagner de 20 à 25 % sur le prix du transport du minerai de fer. En Australie, le format de navire wozmax de 250 000 tpl vise à dépasser les capesize de 170 à 180 000 tpl qui font escale à Port Hedland, Dampier et Cape Lambert.

38La petite chronique maritime retiendra les réticences chinoises à voir un de ses principaux fournisseurs bénéficier d’un avantage trop important, la concurrence permet de tenir le prix du fer. Aujourd’hui, en Chine, Qingdao et Ningbo adaptent leurs terminaux minéraliers au format de 400 000 tpl. Au Japon, seul Kisarazu dans la baie de Tokyo devrait être porté à 300 000 tpl.

4. Conséquences sur les canaux et dans les ports

39Le gigantisme de notre époque crée une efficience du transport maritime dans la plupart des secteurs au prix d’un affaiblissement de la polyvalence. Les plus grands navires sont affectés à des lignes déterminées autour d’énormes gisements de fret (extraction, transformation, distribution). Néanmoins, comme précédemment, la contrainte réside dans les ports et les passages spécifiques. [Lacoste 2007]

40Le canal de Suez, sans contrainte d’espace, a toujours été élargi pour suivre les besoins maritimes. Les travaux d’agrandissements réguliers (1994, 1996, 2001, 2010) ont élargi le canal qui affiche désormais un format maximum de 240 000 tpl, ce qui est bien plus que la classe de taille commerciale des suezmax (120 000 – 200 000 tpl). Le canal est donc accessible aux plus grands porte-conteneurs en service aujourd’hui malgré leur hauteur toujours inférieure au seul pont franchissant la voie maritime.

41Les autorités du canal de Panama ont décidé de s’adapter aux gabarits maritimes d’aujourd’hui. Le format panamax était au regard de la flotte d’aujourd’hui très limité. Les travaux en cours visent à construire de nouvelles écluses qui aboutiront en 2015 à un nouveau format, le « new panamax », qui permettra le passage de navire de 366 m de longueur, de 42 m de largeur avec un tirant d’eau de 15,2 m. Pour les pétroliers, le format accessible sera le suezmax mais il existe un pipeline (1982) qui a été inversé en 2009 pour réaliser des transbordements pétroliers de la zone caraïbe vers le Pacifique par des VLCC.

42En théorie, les armements du conteneur pourront ainsi utiliser des navires de 12 500 evp entre l’Asie et la Côte Est à la place des transbordements dans les ports des Caraïbes et des corridors ferroviaires transcontinentaux. Vers le bassin Pacifique, le nouveau format va accentuer la performance des exportations de pondéreux nord et sud-américains (blé, maïs, soja, charbon, fer).

43Aux États-Unis, le new panamax pèse sur toutes les autorités portuaires qui doivent adapter chenaux et terminaux (une étude américaine évoque 3 milliards US$ d’investissements). En Europe, l’arrivée des très grands PC oblige depuis plusieurs années à l’équipement de ports en eau profonde. Port 2000 au Havre, les nouveaux sites de la Tamise (London Gateway) et de Wilhelmshaven (Jade Weser Port) affichent des tirants d’eau de -16 m ou -17 m. La prochaine Maasvlakte 2 de Rotterdam sera même à -20 m. Les autorités portuaires suivent le mouvement, Southampton (ABP) comme Dunkerque au Port Ouest (conteneurs, charbon) souhaitent atteindre ces profondeurs. Hambourg et Anvers envisagent des nouveaux approfondissements des chenaux d’estuaire pour l’accès des navires géants avec des charges un peu réduites ; il en va de même à Gdansk et Göteborg inclus dans quelques services asiatiques.

44D’une manière générale, les autorités portuaires face au gigantisme des navires océaniques, sont confrontées à la taille de leur écluse. Amsterdam, projette la construction d’une nouvelle écluse à IJmuiden sur le format new panamax. Ce format sera aussi celui du nouvel accès de la rive gauche d’Anvers par le Deuganckdok. Pour Gand, l’écluse Terneuzen va être portée à un format nouveau de 140 000 tpl. En Allemagne, Bremerhaven a mené des travaux sur l’écluse de Kairserschleuse pour pouvoir accueillir des transporteurs de voitures neuves (car carrier) de plus de 8 000 véhicules légers demandant 12 m de tirant d’eau. Le concurrent Zeebrugge dispose déjà de ce format pour son écluse d’accès au bassin intérieur.

45Dans le reste du monde, les besoins portuaires font surgir des ports sur de nouveaux sites avec pour justification une meilleure couverture du territoire, des opportunités vis-à-vis du commerce international ou des gains de place et de tirant d’eau. Qu’il s’agisse des nouveaux ports de Tanger Med (Maroc), d’Ust Luga (Russie), de Ngqura (Afrique du Sud), des projets de Lamu (Kenya), de Nagol (Inde), du New port du Qatar, de Petkim Port (Turquie) ou d’Açu (Brésil), à chaque fois il s’agit de ports en eau profonde adaptés aux grands navires contemporains vraquiers, porte-conteneurs ou car carriers. Par ces ports ou terminaux nouveaux, les autorités nationales ambitionnent d’être dans la compétition mondiale et dans les gabarits des nouveaux géants des mers.

Conclusion

46L’évolution de la taille des navires repose sur la quête de productivité du transport maritime. La structuration d’industries lourdes portuaires en Europe et au Japon a fait croître les gros trafics océaniques de pondéreux utilisant des navires de plus en plus gros, d’autant plus que les formats des canaux pouvaient être dépassés (itinéraire, coût). Naturellement, les ports ont suivi cette évolution en aménageant chenaux et terminaux. Parfois, leurs propres limites se sont imposées aux navires au regard de marchés maritimes régionaux.

47Les ambitions de super gabarits des années 1970‑1980 ont été réduites par la crise, les nouveaux géants d’aujourd’hui semblent plus viables. Ils représentent bien l’échelle navale de la globalisation. Les armements, à la recherche de productivité rémunératrice et d’avantages commerciaux dans une redoutable concurrence se sont équipés de géants des mers. Ceux‑ci portent une nouvelle contrainte pour les infrastructures. En Europe, la course à la capacité portuaire s’accompagne d’une mise au format des super porte‑conteneurs. En Amérique du Nord, le nouveau format du canal de Panama entretient une exigence de mise au niveau.

48Le gigantisme est l’une des contraintes du développement portuaire aux côtés de la croissance des flux dont la manutention et le stockage consomment de l’espace. Les géants au service de l’industrialisation portuaire sont clairement formatés par des exigences de productivité (taux de fret). Les ports accompagnent le développement des besoins des groupes miniers, les raffineurs, les sidérurgistes, les énergéticiens qui sont structurellement implantés dans le périmètre portuaire.

49À l’inverse, les géants de la conteneurisation sont à l’initiative des armateurs qui organisent la mise en réseau du monde dont les gros navires sont l’ossature principale entre les marchés les plus importants. Une véritable compétition existe entre les autorités portuaires et il est fondamental d’être au format du moment. Le canal de Panama en a fait de même. Les ports se sont alors engagés dans une course à l’adaptation permanente. Le risque de surinvestissement est latent dans cette industrie maritime de concurrence [Levinson 2011].

50Deux gigantismes sont à l’œuvre. Le transport maritime contemporain est basé sur la rationalisation des services des liners de la conteneurisation structurés autour des plus grands porte-conteneurs, alors que les pondéreux doivent maximiser leur chargement pour des industries elles-mêmes de taille massive (restructuration européenne autour de quelques pôles, développements des émergents).

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Vigarié, A. (1993) - Échanges et transports internationaux depuis 1945, 3e édit., Paris, Sirey, 248p.

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Pour citer cet article

Référence papier

Paul Tourret, « Les grandes mutations des flottes océaniques, une approche géographique du gigantisme naval »Bulletin de l’association de géographes français, 90-4 | 2013, 428-440.

Référence électronique

Paul Tourret, « Les grandes mutations des flottes océaniques, une approche géographique du gigantisme naval »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-4 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/1997 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.1997

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Auteur

Paul Tourret

Directeur de l’Institut Supérieur d’Économie Maritime – 35, avenue du Général de Gaulle, 44600 Saint-Nazaire – Courriel : tourret[at]isemar.asso.fr

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Droits d’auteur

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