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La haute mer : un espace immense aux limites indécises

Introduction
Introduction – High seas: an immense space with uncertain limits
Jacques Guillaume
p. 406-409

Texte intégral

1La Haute mer est un terme aussi précisément défini par les juristes que mal perçu par l’opinion commune. Les juristes connaissent en effet la Haute mer par la Partie VII de la convention de Montego Bay qui la détermine par ce qu’elle n’est pas, à savoir la Zone économique exclusive, la mer territoriale et les eaux intérieures des États côtiers. Elle commence donc aux limites externes des 200 milles et couvre à ce titre les deux tiers environ des mers et des océans. En substance, elle correspond à cette res nullius dont parlait déjà Grotius au début du xviie siècle et se caractérise donc par une liberté d’usage pour tous les États « qu’ils soient côtiers ou sans littoral ». Elle échappe donc à tout principe de souveraineté et s’est rétractée pour maintenir l’intégrité de la doctrine face aux revendications des États, en s’éloignant très sensiblement des zones côtières [Ortolland & Pirat 2010]. En effet, la Haute mer, avant la reconnaissance explicite et multilatérale des zones économiques exclusives, débutait aux portes de la mer territoriale, dont la largeur restait limitée à quelques milles. La Haute mer au sens juridique (avec une majuscule), s’est donc progressivement détachée de la haute mer physique (avec une minuscule), faite des vastes horizons dégagés de tout repère littoral, amer ou abri, et dont la perception était tangible autrefois, dès qu’on abandonnait la navigation dite de cabotage. Traditionnellement, la haute mer débutait là où s’affirmait le grand large, lorsque le « milieu » marin cessait d’être « maniable » comme à l’approche des côtes ou lorsque l’effroi de l’inconnu prenait le pas sur les expériences mille fois répétées dans le cadre des horizons familiers. Frédérique Laget [2011] a bien montré dans sa thèse que la mer du grand large est restée un monde inconnu et quelque peu effrayant jusqu’à la fin du Moyen Âge et que c’est le changement progressif de perception en sa faveur qui a rendu possible le saut vers les Grandes Découvertes. La haute mer était alors née et a remplacé dans la perception de l’Humanité, l’univers imprécis des monstres et des divinités.

2Pour les sciences humaines, la haute mer est donc très étroitement associée à la dynamique des connaissances et des usages. Elle est repoussée vers le large, parce que les connaissances sont de plus en plus précises et fondent ce qu’il convient d’appeler l’océanographie dans le courant du xixe siècle, alors que les usages sont de plus en plus expansifs et participent à l’aventure de l’océanologie, terme apparu dans les années 1960 pour qualifier, avec les connaissances précédentes, toutes les techniques et pratiques ayant trait à l’océan. Il en résulte que les définitions, teintées d’héritages et d’adaptations successives, ne sont pas si simples à cerner.

3Même la définition de la Haute mer juridique prête à controverse, pas forcément dans sa substance, mais bien dans ses limites géographiques, comme le suggère Jean‑Pierre Beurier. Le mur édifié par le Droit, à la hauteur des 200 milles, est en réalité assez poreux. Vers le large, il laisse les États s’approprier le sol et le sous‑sol marins sous certaines conditions jusqu’à 350 milles des côtes, la « Zone » n’ayant donc pas la même surface que la Haute mer. Cette bizarrerie ne peut s’expliquer que par la volonté expansive des États, fondée sur les progrès des connaissances scientifiques et l’efficacité des techniques. Vu sous cet angle, il y a peu de chance pour que le processus expansif s’arrête un jour et ne vienne ainsi rogner encore davantage le contenu et l’enveloppe de la Haute mer. Vers la terre, la zone économique exclusive conserve en mémoire des pratiques proches de celles de la res nullius, du temps où elle était encore la Haute mer. Ainsi, tous les États, et pas seulement l’État côtier auquel est reconnu « des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles », jouissent des libertés de navigation, de survol, de pose de câbles et pipelines sous-marins. Nous savons bien par ailleurs que la reconnaissance de la souveraineté de l’État côtier dans sa mer territoriale reste contrainte par le principe du passage inoffensif accordé aux autres États. Ainsi, les pratiques de la Haute mer juridique déteignent encore sur ce qu’elle n’est plus officiellement au nom du Droit de la mer. Par ailleurs, la haute mer physique subsiste, en surface et surtout en profondeur, hors du périmètre de la Haute mer juridique, puisque le plateau continental ne dépend plus de la nature des fonds, mais bien d’une distance à la côte. Peut-on, sans sourire, affirmer que nous ne sommes pas en haute mer, à 100 milles des côtes par 3 000 m de profondeur, au prétexte qu’il ne s’agit pas de la Haute mer juridique ? De toute façon, les oiseaux de haute mer ont choisi leur camp (qui n’est pas celui de la Haute mer des juristes !). Ils vivent loin des côtes, sauf en période de nidification, et animent des milieux océaniques qu’ils parcourent souvent sur de grandes étendues. Céline Chadenas et Dominique Sellier les distinguent des autres espèces de l’avifaune, tout en remarquant qu’ils interfèrent avec elles (ainsi qu’avec les hommes) lors de leur fréquentation des eaux côtières.

4Il est évident que c’est du dialogue entre ces notions fort différentes de la H(h)aute mer que résulte l’intérêt du thème pour les géographes, à l’affût des mobilités systémiques à l’interface nature-sociétés. Ces mobilités dépendent largement des différentes fonctions qui sont concernées par la haute mer. En effet, les modifications de la nature océanique sont plus lentes et plus difficiles à analyser, même s’il en existe quelques exemples spectaculaires, comme le souligne Pierre Thorez, à propos des effets du repli de la banquise estivale sur l’exploitation de la Route maritime du nord. Mais on sait que ces modifications sont largement influencées par des changements globaux auxquels l’homme n’est pas étranger.

  • 1 STCW : Standards of Training, Certification and Watchkeeping (Convention internationale sur les nor (...)
  • 2 UMS : Universal Measurement System pour le calcul de la jauge des navires.

5Parmi les fonctions qui viennent d’être signalées, les transports maritimes sont en première ligne. Ils ont avec la haute mer des rapports tout à la fois anciens et distants, puisqu’à la distinction traditionnelle entre cabotage et navigation au long cours, a succédé celle de la taille des navires, selon les recommandations du code STCW 951. Seuls les capitaines « tous navires » sont habilités à commander des navires de commerce quelle que soit leur taille, les capitaines 3000 étant limités à des navires de 3000 UMS2, mais sans restriction d’espace de navigation. C’est reconnaître implicitement que la taille des navires, selon Paul Tourret, compte plus que le type de navigation auquel ils sont affectés ou, plus exactement, que la taille est une dérivée de l’efficacité de la circulation des navires en haute mer. François Carré insiste de son côté sur le faible intérêt des pêcheurs pour la haute mer. Les différents types de pêche dépendent plutôt de la longueur de leurs marées, dans la mesure où les pêches « lointaines » se font la plupart du temps dans les zones côtières éloignées des ports d’origine des navires, la haute mer étant finalement peu productive, à l’exception de quelques cibles pélagiques ou de quelques espèces de grands fonds. En revanche, les pêcheurs ont largement participé à l’élargissement des espaces sous contrôle des États côtiers, faisant ainsi reculer la Haute mer juridique au-delà des eaux qui les intéressaient. Là aussi, la dynamique des États côtiers est expansive, comme on le devine à l’évidence avec l’argument de la gestion des stocks chevauchants. Plus conquérante encore est l’énergie offshore. C’est elle qui a fait craquer les limites traditionnelles et donc fait reculer la Haute mer vers le large, même si l’émergence récente des énergies marines renouvelables redonne de l’intérêt aux zones littorales. Finalement, ce sont les touristes qui sont les plus frileusement accrochés aux eaux côtières. Les paysages, vus de la mer, y sont plus photogéniques ; ce sont ces paysages qui sont vendus à la clientèle des croisières. Jacques Charlier estime que la haute mer n’est qu’un espace de transit, un temps mort, pratiqué de nuit de préférence, sauf pour quelques croisières remarquables, que l’auteur baptise de ship intensive, pour les différencier des croisières multi-escales, destination intensive. Pour la plupart des plaisanciers, la haute mer est également évitée, sa fréquentation étant de toute façon empêchée par les limites des titres de navigation : par exemple, le permis côtier en France interdit aux bateaux à moteur de plus de 4,5 kW de s’éloigner à plus de 6 milles d’un abri. Seuls les titulaires du permis hauturier sont autorisés à goûter aux plaisirs de la haute mer. Est‑ce la raison pour laquelle les plaisanciers et de manière générale, toutes les populations peu amarinées ont tendance à survaloriser les exploits des navigateurs des courses océaniques ? On devine que les marins professionnels qui pratiquent la haute mer de manière régulière en tirent quelque amertume pour leur propre reconnaissance sociale, d’autant que le dépavillonnement des navires et la recherche systématique par les armateurs des coûts de main-d’œuvre les plus bas leur renvoient une image assez dégradée de leur métier. Guy Baron s’en fait ici l’observateur et le porte-parole attentif.

6Au total, les dynamiques fonctionnelles sont très variables en haute mer et créent des perturbations plus ou moins chaotiques des milieux océaniques qu’on considérait au départ comme « vierges ». C’est du reste au nom de cette virginité supposée que se multiplient aujourd’hui les aires marines protégées dans les eaux souveraines des États, tout comme la planification spatiale, permettant au pire de circonscrire, au mieux d’intégrer des fonctions initialement contradictoires, dans des espaces marins d’usage de plus en plus intensif. Il en va de la crédibilité des pouvoirs publics, détenant dans leurs eaux tout à la fois des fonctions régaliennes, regroupées derrière l’Action de l’État en Mer, évoquée ici par le Commandant Rousseau, des orientations stratégiques, des règlements à l’égard des fonctions et des règles d’affectation à l’égard des espaces marins. L’hypothèque de la contradiction fondamentale entre eaux souveraines et Haute mer juridique n’est toutefois pas levée. Elle est au contraire appelée à peser davantage, car ce sont bien les États les plus puissants qui ont les moyens d’étendre et d’ordonner leurs eaux souveraines, alors qu’ils ont intérêt à maintenir en l’état la substance et l’étendue de la Haute mer juridique. C’est là qu’ils peuvent déployer leurs forces, en toute impunité et liberté, ce que l’amiral Mahan désignait déjà en son temps, comme étant les marques indispensables de la sea power.

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Bibliographie

Laget, F. (2011) – La perception de la mer dans l’Europe du Nord-Ouest à la fin du Moyen Âge (xiiiexve siècles), thèse d’Histoire, Université de Nantes, 730 p. + annexes.

Ortolland, D. & Pirat, J.-P. (2010) – Atlas géopolitique des espaces maritimes, 2ème édition, Paris, Technip, 333 p.

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Notes

1 STCW : Standards of Training, Certification and Watchkeeping (Convention internationale sur les normes de formation des Gens de mer, de délivrance des brevets et de veille)

2 UMS : Universal Measurement System pour le calcul de la jauge des navires.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Guillaume, « La haute mer : un espace immense aux limites indécises »Bulletin de l’association de géographes français, 90-4 | 2013, 406-409.

Référence électronique

Jacques Guillaume, « La haute mer : un espace immense aux limites indécises »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 90-4 | 2013, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/1976 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.1976

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Auteur

Jacques Guillaume

Professeur émérite de l’Université de Nantes, Institut de Géographie et d’Aménagement régional de l’Université de Nantes, rue de la Censive du Tertre, BP 81227, 44312 Nantes Cedex 3, laboratoire Géolittomer UMR LETG 6554 - CNRS – Courriel : jacques.guillaume[at]univ-nantes.fr

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