1Alors que la dernière législation migratoire d’envergure remonte à 1986, la question d’une réforme globale de l’immigration est en débat aux États‑Unis depuis plus d’une décennie. Promesse électorale du président Obama restée lettre morte durant son premier mandat, elle revient sur le devant de la scène lors de la campagne électorale de 2012. Un des quatre volets fondamentaux du projet, adopté par le Sénat au printemps 2013, concerne la régularisation des migrants irréguliers résidant dans le pays.
2Avec 39.8 millions d’individus nés l’étranger, soit 12.9 % de la population totale, les États‑Unis ont retrouvé des taux de migrants proches de ceux du début du xxème siècle (près de 15 % de la population née à l’étranger à l’époque), très loin du creux atteint en 1970 (4.8 %), avant la reprise de l’immigration qui succéda à l’abolition des quotas et à la loi de 1965. Cette migration est aujourd’hui, comparativement au siècle dernier, beaucoup plus hétérogène, tant du point de vue des origines, de l’âge, des qualifications que des statuts. Elle est largement originaire des Suds et notoirement d’Amérique latine : 12 % seulement des migrants sont Européens, 4 % Africains, 28 % Asiatiques, 53 % Latino-américains (29 % Mexicains). Elle se caractérise par une forte bipolarisation sociale, avec des immigrants très qualifiés (10.3 millions), mais aussi des immigrants précaires, selon un modèle classique de creusement des inégalités dans la globalisation. Parmi les plus de 25 ans, 27 % des migrants ont un diplôme du supérieur, mais 32 % n’ont pas achevé leurs études secondaires ; 28 % exercent des emplois qualifiés, mais 43 % des emplois de services peu ou pas qualifiés. En termes de statuts, 44 % des immigrants sont désormais citoyens américains, les autres se partageant entre résidents permanents (disposant de la Green Card), titulaires de visas temporaires, de travail ou d’études, et sans-papiers dont la présence est considérée comme illégale. Ces derniers sont estimés à 11.7 millions en 2012, soit plus de 29 % des immigrants.
3Qui sont ces sans-papiers ou undocumented, quelle est leur place dans la société états‑unienne, et dans quelle mesure sont-ils un enjeu dans le débat sur la réforme migratoire ? Ce texte questionne la banalisation des migrants irréguliers, au vu des évolutions récentes des politiques migratoires, qui se traduisent par des formes de dénationalisation législative et réglementaire à des échelons infra‑nationaux. Il envisage la géographie feuilletée et différenciée des formes de contrôle et des espaces vécus des migrants sans-papiers, où alternent, dans des contextes d’incertitude, tactiques d’invisibilisation et stratégies de mobilisation. Il s’appuie sur une revue de littérature grise, de textes législatifs, de rapports institutionnels et d’organismes spécialisés dans l’étude des phénomènes migratoires et la mesure des sans-papiers, des données issues du recensement 2010 [US Censusy] et des enquêtes annuelles produites par l’American Community Survey (ACS), ainsi que sur une recherche de terrain effectuée entre 2010 et 2012 dans la mégalopole états-unienne auprès de migrants latino-américains sans-papiers.
4En 1986, la loi Immigration and Reform Control Act (IRCA) avait permis la régularisation de près de 3 millions d’individus sans-papiers, Mexicains dans leur grande majorité. En 1990, on comptait 3.5 millions de migrants irréguliers dans le pays ; ce nombre a atteint 8,4 millions en 2000, puis son pic le plus élevé en 2008 (12 millions) pour diminuer ensuite légèrement, en raison de la crise (11 millions en 2009 – les entrées de migrants irréguliers sur le territoire sont passées de 1.4 millions en 2000 à un peu moins de 400.000 en 2009) et remonter à nouveau (11.7 millions en 2012). L’augmentation de ces migrants irréguliers est donc très forte sur les vingt dernières années.
5Environ 60 % d’entre eux sont entrés sur le territoire avec un visa et sont restés au‑delà de l’expiration de leur délai légal de séjour (les autres traversant illégalement la frontière). Le statut de sans-papier peut durer de longues années : les deux tiers des sans-papiers sont sur le territoire américain depuis plus de 10 ans. La régularisation, incertaine, requiert une solide assistance juridique, des procédures longues. L’obtention d’une première carte de résident n’est pas une garantie durable, car la perte de l’emploi qui conditionne son octroi implique un retour dans l’irrégularité. Les renouvellements de permis exigés avant l’obtention une résidence définitive, contribuent au maintien, sinon à l’accroissement, du nombre de migrants en situation irrégulière.
6Les travaux du Pew Research Center permettent de caractériser leurs profils. La majorité est composée de jeunes adultes (72 % ont entre 19 et 44 ans contre 36 % dans la population totale) ; on y compte aussi plus d’hommes (55 %) que de femmes. Le tiers des adultes sans-papiers est sous le seuil de pauvreté, et la plupart, bien qu’actifs (ils représentent 3.7 % de la population américaine mais 5.5 % des actifs), sont exclus des principaux programmes sociaux (pas de couverture santé pour 7.6 millions d’entre eux, pas d’accès aux aides sociales). Ils sont Latino-américains à près de 80 %, et Mexicains à 52 %, même si la proportion de ces derniers tend à diminuer depuis la crise (ils étaient 58 % en 2007, soit 6.9 millions ; ils sont 6 millions en 2012).
7Leur géographie recouvre les deux tendances de la présence des étrangers dans le pays (voir carte) : une forte présence dans un petit nombre de grands États d’immigration, et une dispersion sur le territoire états-unien. Ils sont concentrés dans les six États de Californie (près de 3 millions), Texas (1,6 millions), Floride (1 million), New York (700.000), Illinois (585.000), New Jersey (411.000), tous grands États récepteurs de migrants, qui regroupent 60 % des sans‑papiers en 2012, contre 80 % en 1990, ce qui atteste d’un processus de dispersion. Leur présence est ainsi également devenue significative dans des États d’immigration plus récente (Tennessee, Caroline du nord et du sud, par exemple) [Passel & Cohn 2011].
Migrants, sans-papiers et politiques migratoires aux États‑Unis
Source : American community Survey, US Census 2010 ; Rapports MPI (Migration Policy Institute), PHS (Pew Hispanic Center), DHS (Department of Homeland Security), 2011-2013. Conception et réalisation : Virginie Baby-Collin et Patrick Pentsch, Aix Marseille Université 2014
8Les attentats du 11 septembre 2001 ont amorcé un tournant sécuritaire fondamental aux États‑Unis, aux répercussions mondialisées, affectant lourdement les politiques migratoires. La cristallisation de la figure de l’immigré clandestin, source de danger, menace pour l’identité, pour l’économie comme pour la sécurité nationale, accompagne un durcissement législatif. L’une des premières mesures importantes consiste en la création du Department of Homeland Security (DHS) en 2002, qui fusionne les 22 agences fédérales en charge de la sécurisation des frontières extérieures et de la sécurité intérieure en un seul organisme, et constitue la plus grande réorganisation administrative depuis la seconde guerre mondiale, pour améliorer l’efficacité dans la lutte contre le terrorisme et la sécurisation du territoire américain.
9En termes de sécurité extérieure, les sommes et les moyens alloués au contrôle et à la sécurisation des frontières ont été considérablement accrus : par exemple, le budget de la U.S. Border Patrol a été multiplié par 10 depuis 1993 (passant de 360 à 3500 millions de dollars), ses employés sont passés de 11.000 à 22.000 entre 2004 et 2012 [Passel & Cohn 2013]. Ces efforts sont doublés par des investissements technologiques ainsi que la construction d’un mur doublement renforcé de plus de mille kilomètres de long sur la partie ouest de la frontière Mexique / États‑Unis, votée en 2006 (Secure Fence Act), qui accroît la dangerosité et la difficulté des passages clandestins, dont le prix n’a cessé d’augmenter durant la décennie 2000, pour atteindre souvent plus de 3.000 dollars le simple passage [Baby‑Collin & Mercier 2012, Cornelius 2005].
10En matière de sécurité intérieure, dans la lignée des mesures de lutte contre le terrorisme sanctionnées par le Patriot Act en 2001, le contrôle des personnes, de leur statut, de leur identité, a été considérablement renforcé. Par exemple, le Real ID Act, en 2005, durcit les conditions d’obtention de papiers d’identité et en particulier du permis de conduire (qui en fait office aux États‑Unis), rendant son accès quasi impossible pour les sans-papiers. Dans le domaine de l’emploi, le renforcement du système électronique E‑verify encourage les employeurs à vérifier la légalité du statut de leurs employés à partir de leur numéro de sécurité sociale, sous peine de sanctions.
11L’une des nouveautés en matière de législation migratoire réside enfin dans le processus de dénationalisation des politiques « in, down, and out » [Guiraudon & Joppke 2001] : celles-ci ne s’élaborent plus uniquement dans des cadres nationaux mais aussi aux échelons extérieurs (externalisation de certains contrôles migratoires), et intérieurs aux territoires. C’est la délégation de compétences de contrôle migratoire aux échelles internes qui est particulièrement importante dans l’évolution des politiques états-uniennes, car elle induit des politiques locales parfois contradictoires dans un feuilletage territorial complexe. Le territoire devient une mosaïque politique d’espaces de gestion aux règles et aux pratiques distinctes (que nous avons tenté de synthétiser sur la carte), qui impacte les pratiques des migrants sans-papiers au quotidien.
12Bien que l’application de la loi migratoire relève de l’État fédéral et du DHS, via les services de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), l’entrée en vigueur, au milieu des années 2000, de la section 287(g) de la loi Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsability Act (IIRIRA), votée en 1996, autorise les États, les comtés et les agences locales à signer des accords directs avec l’ICE. Les polices locales, chargées du maintien de l’ordre et de la sécurité, deviennent ainsi habilitées à mener des opérations de contrôle et de répression de la présence clandestine sur le territoire de leur juridiction. Dans certains cas, ces nouvelles prérogatives ouvrent la voie à des dérives : suspicions de discrimination raciale (racial profiling), arrestations pour des infractions mineures qui peuvent déboucher sur des expulsions du territoire national [Rodriguez et al. 2010]. Outre les contrôles renforcés aux frontières, l’augmentation impressionnante du nombre d’expulsions d’immigrés irréguliers du territoire national (de 165 000 expulsions en 2002 à et 396 900 en 2011) a en effet été permise par la coopération active des autorités infra‑nationales et locales dans la poursuite des sans-papiers, pour une part croissante arrêtés lors de délits mineurs.
13Parallèlement, à partir de 2008, la mise en place du programme Secure Communities, sous l’incitation de l’ICE, permet le croisement des empreintes digitales de quiconque séjourne dans une prison locale avec les fichiers du DHS, afin de mieux identifier les immigrants irréguliers [Waslin 2011]. La totalité des juridictions locales des Etats-Unis sont équipées de ce programme en 2013, bien que des craintes portant sur l’utilisation intempestive des croisements de fichiers pour des individus arrêtés pour des délits mineurs aient cependant amené plusieurs États et juridictions locales (comtés, villes) à renoncer publiquement à l’application du programme, comme l’Illinois, New York en 2011, Washington D.C., plusieurs comtés du Connecticut, ou encore la ville de New Orleans en 2013.
14À l’échelle des États, les initiatives législatives en matière d’immigration se multiplient également : 64 lois anti-immigration ont été votées en 2010 et une centaine en 2011. L’une des plus répressives et controversées, la loi SB1070 votée en Arizona en 2010, établit que le statut d’illégal, devenu entorse à la loi de l’État, est puni de prison. Les forces de l’ordre peuvent enquêter sur le statut de « quiconque est arrêté pour une infraction si les officiers ont une suspicion raisonnable que l’individu est un migrant sans-papiers ». Encourageant les arrestations au faciès, dont le nombre s’est fortement accru, cette législation a fait des émules dans cinq autres États, pourtant pas les plus concernés par l’immigration clandestine, qui ont voté des lois similaires (Alabama, Géorgie, Indiana, Caroline du Sud et Utah). Certaines municipalités, dans ces États ou dans d’autres juridictions, ont promulgué des Illegal Immigration Relief Acts (IIRA) prônant la révocation des permis de conduire des travailleurs illégaux, de fortes amendes aux propriétaires logeurs et aux employeurs d’illégaux, imposant l’anglais comme seule langue dans les commerces. Prétendant agir localement pour résorber l’immigration clandestine et pallier ainsi les insuffisances de l’échelon fédéral, ces politiques locales s’inscrivent dans les mouvements anti-immigration qualifiés de nativistes, dont la popularité s’est accrue dans les années 2000, sous le double coup des conséquences du 11 septembre 2001, puis de la crise économique à partir de 2008 [Varsanyi 2011].
15Ces législations infra-nationales sont sources de nombreux débats. Elles suscitent des mouvements d’opposition, sur le plan associatif, militant, politique, législatif. La Cour Suprême de Justice a été saisie à plusieurs reprises, sanctionnant certaines dispositions, dont les mesures les plus répressives, telles celle de la loi d’Arizona, dont l’application, pourtant, semble se poursuivre [Cohen 2012].
16Un certain nombre de juridictions s’engagent, à l’inverse, dans des politiques dites de « coopération limitée » promouvant décrets et directives favorables aux immigrés, sous différentes formes : promulgation de cartes d’identité municipales, garantie de confidentialité des employés municipaux relativement aux données migratoires, encouragement au multilinguisme des appareils administratifs. Par exemple, l’executive order n° 41 de la ville de New York, paru en 2003, assure dans les services municipaux la confidentialité des informations concernant les individus ; la ville a développé des services administratifs et sociaux multilingues, une unité de police spécialisée capable d’intervenir dans 26 langues différentes, au service des immigrants, garantissant la confidentialité du statut migratoire des individus, à travers le Mayor’s office of Immigrants affairs (MOIA), dont les services font désormais également des émules dans d’autres grandes municipalités du pays. Ces villes (car la grande majorité des territoires qui promulguent des ordonnances de coopération limitée sont des villes) sont appelées villes sanctuaires (sanctuary cities).
17La complexité des systèmes et des déclinaisons locales d’application des lois, parfois contradictoires entre État, comté et municipalité, fait ainsi état d’un immense feuilletage, voire d’une fragmentation des territoires, entre lesquels il devient extrêmement difficile de naviguer. Il faut désormais se convertir en fin connaisseur des lois locales pour savoir où il est plus facile de résider, de conduire, de travailler, de se loger, et où une simple flânerie dans les rues peut amorcer un engrenage menant à l’expulsion du territoire national.
18De quelle façon la production de l’illégalité et le durcissement de sa répression affectent-ils les pratiques et les mobilités spatiales des migrants ? Courant le risque de l’expulsion, leurs droits sont tronqués et leur capacité de mobilité quotidienne dépend de la latitude que la législation locale, et les modalités de son application dans la pratique, leur permettent d’envisager. Elles conduisent à des tactiques de louvoiement ou de repli, qui identifient les capacités des dominés à trouver leur place –- par opposition aux stratégies des dominants.
19Alors que les circulations internationales, même de migrants irréguliers, étaient envisageables via les passages clandestins de la frontière américano‑mexicaine jusque dans les années 1990, elles le sont de moins en moins depuis les renforcements successifs des contrôles de la frontière, qui ont eu pour effet une diminution des circulations au profit d’une croissance des installations de longue durée aux États‑Unis. Le prix des passeurs a considérablement augmenté avec la difficulté de la traversée, les risques induits par la présence de groupes mafieux et l’accentuation du nombre d’employés des border patrols ; les migrants irréguliers, en raison de leur impossibilité de circuler, sont ainsi contraints à des séjours prolongés, motivés par l’espoir, sur le long terme, de la régularisation de leur statut. L’immobilité internationale des migrants irréguliers est souvent doublée d’une faible mobilité locale, en raison des contraintes nouvelles au sein des espaces d’immigration.
20Le renforcement des contrôles policiers au sein des espaces locaux engage à l’invisibilisation. Les « régimes de visibilité » construits par le regard dominant sont variables, comme les tactiques, changeantes au gré des situations et des temporalités [Bélouin et al. 2009, Voirol 2005]. Les migrants irréguliers manifestent une présence temporellement limitée, spatialement restreinte à certains lieux ; leur empreinte spatiale repose sur un jeu de lieux et de rythmes qui articule visible et invisible selon la prégnance des contraintes, le degré de tolérance des pouvoirs, d’un côté, et les compétences à s’en accommoder, le degré de prise de risque et de gestion de la peur de l’autre. Les associations de défense des migrants rapportent, dans les territoires sous application d’accords 287(g), comme dans le cadre du programme Secure Communities, une augmentation des peurs dans l’espace public et des replis sur les espaces privés. La différenciation accrue des modes de gestion de la clandestinité au quotidien selon les territoires génère des déplacements de populations et d’activités d’une ville ou d’un État à l’autre selon les évolutions de l’arsenal législatif. Une géographie de la fuite ou du louvoiement coexiste ainsi avec une certaine géographie de la peur.
21Le Real ID Act, mentionné plus haut, restreint les conditions d’octroi du permis de conduire à la justification d’une résidence légale sur le territoire national. Les migrants irréguliers se trouvent de fait dans l’impossibilité de conduire légalement aux États‑Unis, sauf dans deux États en 2012 qui ne requièrent pas ce document, New Mexico et Washington State [Waslin 2011]. Cette mesure est dramatique, dans un pays où l’automobile est reine et où son absence restreint considérablement les mobilités, y compris en termes d’accès à l’emploi. Des entretiens réalisés en 2012 avec des migrants latino-américains et des autorités consulaires dans l’aire métropolitaine de Washington, à cheval sur les entités administratives de D.C. , les États de Virginie (où résident la plupart des migrants latino-américains) et du Maryland, confirment que la législation plus souple du Maryland voisin permettait aux résidents de Virginie (État réputé pour la sévérité de ses politiques migratoires) de faire émettre leur permis de conduire jusqu’en 2010 ; depuis, l’obligation de résidence locale pour l’obtention du permis dans le Maryland a fait émerger une nouvelle filière d’obtention du permis dans l’État de Washington (à plus de 4500 km de distance !), conduisant certains à traverser le pays pour l’obtenir, résignant les autres à conduire sans permis, au risque d’un contrôle [Capps et al. 2011].
22Lorsqu’en octobre 2011 l’Alabama, dont la minorité étrangère la plus importante est hispanique, promulgue l’une des lois anti-immigration les plus sévères du pays (HB56), requérant (pour la première fois aux États‑Unis) l’enregistrement par les écoles du statut légal de leurs élèves, la presse rapporte, dans les semaines suivantes, une baisse de 5 % de la population hispanique des établissements. Retrait temporaire lié à la peur, ou mouvement initiateur de mobilités résidentielles, comme le laissent penser les abandons de logements signalés dans les semaines suivantes dans des quartiers hispaniques de l’État, ainsi que les baisses d’employés irréguliers chez les entrepreneurs ? Des études plus approfondies restent à faire, mais des observations empiriques menées en Arizona montrent également que, si la diminution du nombre d’immigrés irréguliers de l’État (‑17 % entre 2008 et 2009) est partiellement liée à des retours au Mexique en raison de la crise économique, cette baisse est aussi attribuable aux politiques migratoires nativistes de cet État particulièrement répressif [Cohen 2012].
23Dans les villes aux législations hostiles, les fermetures de commerces hispaniques signifient une adaptation par la fuite aux nouvelles contraintes juridiques, au profit de départs vers d’autres villes ou d’autres États plus accueillants. La peur des arrestations pour infractions mineures, type port de ceinture, absence de clignotant, etc., pouvant déboucher sur un ordre d’expulsion du territoire, génère des conduites prudentes mais aussi des comportements à risques (fuite, non témoignage en cas d’accident, etc.), et enfin plus généralement une restriction de l’utilisation du véhicule à des motifs de stricte nécessité. Les évolutions juridiques états-uniennes peuvent ainsi aujourd’hui affecter les mobilités, résidentielles comme quotidiennes, des sans-papiers, dans un territoire aux droits spatialement différenciés, et générer des mobilités nouvelles comme renforcer les immobilités locales.
24Les logiques de discrétion ne signifient pas pour autant que les migrants irréguliers se fondent dans les paysages et les sociétés locales. Les très nombreux quartiers ethniques, attestant tant de logiques agrégatives que de dimensions ségrégatives, signifient la dépendance aux réseaux ethniques constitués dans les lieux d’arrivée, et souvent même dès les pays d’origine, et leur importance dans l’installation et la vie quotidienne des migrants, à plusieurs niveaux.
25Portes d’entrée sur les marchés du travail, où les emplois clandestins se transmettent d’un membre du groupe à l’autre, ce sont aussi des moyens d’accès au marché du logement. Dans l’impossibilité de signer un bail faute de garanties, de caution, de papiers, le migrant irrégulier est souvent hébergé chez des relations, loue un lit ou une chambre partagée dans un appartement loué par un résident légal sous‑louant à ses compatriotes clandestins. Dans la mesure où la promiscuité est généralement forte dans des appartements aux loyers élevés dans les grandes villes, l’entre‑soi ethnique est fréquent : on cherche à partager une chambre avec quelqu’un dont on connaît la langue, la culture, avec lequel on partage une origine et des références communes.
26Les quartiers ethniques sont aussi des lieux ressources dans le maintien des liens avec les pays d’origine. Les agences d’envois de remises et de colis, les cybercafés aux tarifs téléphoniques négociés à bas prix permettant d’appeler les proches restés dans le pays d’origine, sont des lieux où l’on vient prendre connaissance de la presse ethnique, des annonces d’emploi, de logement. Comme les restaurants, bars, et boutiques d’alimentation spécialisées dans les produits de consommation des pays d’origine, ils sont aussi des lieux d’échanges d’informations. Les migrants sans-papiers y sont en quelque sorte protégés par le groupe ou les institutions, comme le développe la littérature sur les enclaves ethniques, même si les hiérarchies au sein des groupes (les plus instables dépendant des plus installés, les irréguliers des résidents légaux) sont aussi porteuses de tensions, de situations d’exploitation, de conflits [Waldinger 1993].
27Il s’agit ainsi d’espaces de protection et de relatif entre soi, de dépendance des migrants irréguliers aux autres, de lieux relais de communication vers les espaces d’origine, d’identification possible dans des sociétés nouvelles ; mais ce sont aussi des lieux sensibles en termes de contrôles policiers, donc de potentielle insécurité pour les sans-papiers.
28À l’été 2012, Obama impose au niveau fédéral, par décret présidentiel, le programme Deferred Action for Childhood Arrival (DACA), qui permet aux jeunes migrants irréguliers, sous certaines conditions, de bénéficier d’un statut de protection provisoire de deux ans (renouvelable) qui les protège contre une éventuelle expulsion, leur permet de travailler légalement, d’avoir leur permis de conduire (sauf dans les États de l’Arizona et du Nebraska), de bénéficier de bourses scolaires et universitaires. Environ 1.9 millions de jeunes sont potentiellement concernés, dont 57 % immédiatement éligibles. Durant la première année d’application (été 2012‑ été 2013), 49 % de ces derniers, soit plus d’un demi-million de personnes, ont obtenu le statut. Parmi les éligibles, près de 70 % viennent du Mexique et d’Amérique centrale (en particulier Guatemala, Honduras, Salvador) : 85 % d’entre eux ont postulé durant la première année, attestant d’un succès très fort du programme chez les Hispaniques, que l’on sait très largement majoritaires parmi les migrants irréguliers [Batalova, Hooker & Capps 2013]. Ces jeunes sont les mêmes que ceux concernés par le Development, Relief, and Educaction for Alien Minors Act (DREAM Act), projet de loi qui envisage des facilités pour engager à leur endroit un processus de régularisation accéléré. Discuté et rejeté plusieurs fois par l’Assemblée (en 2001, 2010, 2011), le DREAM Act a été adopté partiellement par l’État de Californie en 2011, autorisant ces jeunes à avoir accès aux bourses publiques et privées pour l’éducation (dans un pays où le coût des études est exorbitant), et la version complète du projet figure dans la loi migratoire en préparation.
29Les premières études sur ceux que l’on appelle déjà les Dacamented montrent que plus de 60 % d’entre eux ont obtenu, en un an, un travail légal, un permis de conduire, que plus de la moitié ont pu ouvrir un compte en banque [Gonzales & Terriquez 2013]. Plusieurs mouvements associatifs (comme United We Dream – http://unitedwedream.org/), organisés sur plusieurs dizaines d’États, se mobilisent pour mener des actions en faveur du DREAM Act et diffuser des images différentes des sans-papiers, jeunes, actifs, qualifiés notamment. L’une de leurs figures médiatiques est José Antonio Vargas, un migrant philippin qui, après avoir obtenu le Prix Pulitzer du journalisme, a révélé au grand jour son statut de sans-papiers en 2011, devant une opinion publique incrédule.
30Un certain nombre de sondages et d’enquêtes montrent que l’opinion est progressivement moins hostile aux immigrés qu’il y a quelques années encore. Il existe une prise de conscience du rôle économique actif des migrants irréguliers, de leur contribution à la croissance démographique nationale par leur taux de natalité plus élevé que la moyenne, de leur soutien à l’économie par leur forte participation au monde du travail, légal comme irrégulier (parmi les sans-papiers, 87 % des hommes et 57 % des femmes de 19 à 64 ans sont actifs), de leur intégration à la société de consommation américaine [Myers 2007]. L’opinion évolue aussi au regard du rôle des migrants entrepreneurs, visibles dans de nombreux centre‑villes de communes petites et moyennes en déclin, où l’émergence de nouveaux petits commerces tenus par des migrants, plus entreprenants que la moyenne, permet de redynamiser les espaces centraux et de participer à un certain renouveau urbain.
31Outre la diffusion progressive de ces réalités, l’idée de la réforme migratoire a aussi progressé chez les Républicains à la faveur de l’enjeu électoral qu’elle représente. La plupart des sans-papiers ont des parents régularisés, voire citoyens américains, et les Hispaniques, dans leur grande majorité, sont solidaires de leurs revendications. Or, aux élections présidentielles de 2012, seul 27 % de l’électorat latino a voté républicain. Aussi certains, comme le jeune député républicain de Floride d’origine cubaine Marco Rubio, soutiennent l’idée du DREAM Act et de la réforme migratoire aux côtés de députés démocrates plus nombreux, atténuant sur ce point le clivage politique.
32Le projet de loi, intitulé Border Security, Economic Opportunity and Immigration Modernization Act, adopté par le Sénat en juin 2013 et porté pour discussion à la chambre des représentants à l’automne 2013, serait la plus vaste réforme migratoire entreprise depuis 1986. Organisé en quatre volets, il envisage : 1) la sécurité des frontières externes ; 2) la régularisation des sans-papiers par une réforme des visas (via la mise en place du DREAM Act et de nouveaux visas plus flexibles pour les travailleurs agricoles) ; 3) la sécurité intérieure du territoire (via les procédures de contrôle interne, les procédures d’asile, la réglementation des expulsions) ; enfin 4) l’augmentation des visas non immigrants (pour les entrepreneurs et les immigrants qualifiés notamment). Il combine ainsi à la fois un projet politique qui continue à fermer les frontières nationales, à renforcer le mur de la frontière sud-ouest et sa technologisation, à durcir en interne les mesures de contrôle et de répression des clandestins, et un projet d’octroi de visas facilité pour des catégories de migrants choisis (dans l’agriculture, les emplois qualifiés) qui permette aussi de mener vers la régularisation les millions de sans-papiers actuellement dans le pays, pour la plupart en attente de leur autorisation de résidence depuis plus d’une décennie.
33Bien qu’il existe une banalisation de l’irrégularité, issue des politiques de production de l’illégalité depuis plus d’un quart de siècle aux États‑Unis, et renforcées au début des années 2000, être sans-papiers reste un poids considérable dans la vie des migrants. Conditionnant les modalités de passage des frontières, orientant les stratégies familiales, l’absence de légalité du statut discrimine les vies quotidiennes, restreignant certaines mobilités dans un contexte de peur, tout en en activant d’autres via des tactiques de fuite. Ce jeu sur plusieurs régimes de visibilité varie selon la tolérance des autorités en charge du contrôle migratoire, dont nous avons vu l’émergence de divergences profondes à différents niveaux de législations locales et étatiques, farouchement nativistes ou plutôt favorables aux immigrés. Le territoire américain est aujourd’hui fragmenté par des modes de régulation et des dispositifs réglementaires opposés quant à la gestion de l’immigration irrégulière. On peut faire l’hypothèse que la réduction de cette dernière, par une opération de régularisation que la nouvelle loi en projet autoriserait, amenuiserait ces tensions. La régularisation est-elle pour autant la clé de l’intégration ? Décrite par les migrants rencontrés dans la mégalopole en 2011 comme « la clé du monde », un « virage à 180 degrés », elle ouvre indéniablement les portes des droits pour ceux qui deviennent citoyens légitimes, et peuvent ainsi affirmer simplement leur présence. Cependant, les discours de certains migrants déçus des espoirs placés en leur régularisation, pour lesquels l’obtention de papiers n’a finalement « pas changé grand‑chose », rappellent que l’obtention du droit d’être là, quoique cruciale, n’est qu’une étape vers la reconnaissance et n’élimine pas toutes les discriminations.
34À l’échelle des États-Unis, la question migratoire renvoie à une double vulnérabilité de la « superpuissance », politico-territoriale et socio-politique. D’abord, la gestion politique différenciée d’un espace fragmenté à de multiples échelles témoigne de tensions qui traversent les territoires et de difficultés à construire une politique fédérale homogène, même en matière de contrôle migratoire et de sécurité nationale. Ensuite, les clivages sociaux qui partagent l’opinion publique états-unienne sur la question de l’immigration, dont les sans-papiers ne sont qu’un élément de cristallisation, révèlent les limites du modèle d’intégration américain, que l’on parle de melting pot assimilationniste, dominant jusqu’aux années 1960, ou, depuis lors, de salad bowl multiculturaliste. Société plurielle construite sur l’immigration et sa valorisation dans la construction de la Nation, les États‑Unis sont aussi traversés par des tensions et des discriminations raciales inscrites sur la longue durée. La virulence des mouvements nativistes envers les sans-papiers (Hispaniques pour la grande majorité d’entre eux) renvoie ainsi à la pensée de Samuel Huntington, l’un des plus célèbres idéologues républicains du début du xxième siècle, qui craignait que l’immigration hispanique, massive et de longue durée, ne mette en péril le socle de l’identité américaine. La question migratoire, vue ici à travers le volet sensible des sans-papiers, révèle donc finalement une certaine vulnérabilité contemporaine de la cohésion à la fois territoriale et sociale des États-Unis.