1Les États‑Unis, vus d’Europe, offrent l’image d’un pays répressif à l’initiative de la tolérance zéro, de taux d’incarcération parmi les plus élevés dans le monde développé et de pratiques punitives allant jusqu’à la peine de mort.
2Or, après des décennies de « punitivité » destinée à persuader les opinions publiques que les risques urbains et les fauteurs de trouble étaient sous contrôle, sous l’effet de la crise financière et de leur endettement, nombre d’États américains, depuis quelques années, s’engagent dans de nouvelles stratégies : prévention et justice « restorative », des incarcération des détenus non violents, moratoires sur la peine de mort. En somme, ces États mettent en œuvre des approches plus souples de contrôle faisant appel à une co‑production publique et privée de la sécurité. En ce sens, ils se rapprochent de bon nombre de pays européens.
3La peur « est devenue l’émotion qui agit sur l’opinion par un effet-loupe au travers duquel nous voyons le monde » [Svendsen 2008, p. 12].
4La violence fait partie intégrale de la formation de la nation américaine dans la mesure où l’immensité de l’espace et la faiblesse des institutions a permis d’esquiver les contrôles que la société civile aurait dû exiger en vertu des principes énoncés par les Pères fondateurs. L’essor des villes et la diffusion de modes de pensée proches du darwinisme social dans les rapports entre groupes établis et nouveaux venus n’ont pas atténué une violence historiquement associée aux bourgades de jeunes États ; elles lui ont même conféré des formes de légitimité.
5Depuis la fin de la Guerre froide, la diffusion des peurs dans la société américaine relève de quatre courants [Stearns 2006, pp. 3‑5]. La montée en puissance des experts et la diffusion de leurs connaissances a contribué à une réévaluation des risques individuels et collectifs. Les innovations technologiques dans le monde médiatique et dans l’informatique ont permis à de meilleures connaissances en matière de santé, d’environnement, d’éducation, de sécurité de se répandre massivement. Les médias de masse, en recherche d’audimat, en tant qu’entrepreneurs de peur, ont parfaitement saisi l’importance de l’enjeu que représentait son exploitation et celle des émotions qu’elle suscitait. Ainsi, alors qu’entre 1990 et 1998, le nombre d’homicides décroît de 20 % aux États-Unis, le nombre d’émissions traitant de meurtres augmente de 600 % [Glassner 2004, p. 820]. Parallèlement, bien qu’aucune tuerie ne soit relevée dans les écoles publiques fréquentées par 54 millions d’élèves entre 1959 et 1967, le secrétaire d’État à l’éducation, William Bennett n’hésite pas à annoncer dans les villes « assiégées » une vague de jeunes hyper-violents, dépourvus de morale, que d’aucuns appellent « les super-prédateurs » [Ibid. p. 821]. Stearns évoque encore le contexte global, marqué par une division du monde bipolaire. Cette division a amplifié la méfiance, voire l’inquiétude envers ce qui venait d’ailleurs et suscité ce que Stanley Cohen a appelé des « moral panics », soit des paniques récurrentes dans les mœurs, fréquemment propagées par des rumeurs sans fondement et par des ouï-dire dont l’effet appelle à formuler des demandes de protections maximales et de lois répressives de tolérance zéro.
6Cependant, la prégnance de peurs irraisonnées ou fondées dans la société américaine ne doit pas être confondue avec un sentiment d’insécurité, plus communément répandu. Comment ce problème de l’insécurité est-il construit et quelles sont les conséquences de cette construction ?
7« Sentiment d’insécurité » est une expression « glissante » qu’il convient de définir. D’abord, le sentiment d’insécurité diffère de la prise de conscience des risques qui saturent le quotidien et dont les experts se font l’écho. Ensuite, le sentiment d’insécurité qui préoccupe les classes moyennes, bien souvent épargnées par les atteintes aux biens et aux personnes, ne saurait se confondre avec la situation d’insécurité qui, elle, est une réalité pour qui fait l’expérience de se sentir seul et impuissant dans un environnement hostile [Fustenberg 1971]. Enfin, comme l’a noté Robert Castel [2003], l’insécurité civile (que suscite le délinquant, par exemple) est distincte de l’insécurité sociale (que provoquerait la perte d’un emploi ou un déclassement). Or, en matière d’inégalités, les États‑Unis sont pionniers dans le monde occidental. Une étude de l’OECD de 2011 montre que l’accroissement de l’inégalité des revenus qui débute en 1970 s’élargit avec les politiques reaganiennes de dérégulation des années 1980. Le produit intérieur brut quadruple en quarante ans mais les gains vont massivement aux 1 % les plus riches tandis que les revenus médians diminuent de près de 40 % [Stiglitz 2013]. Un Américain n’ayant pas terminé ses études gagne aujourd’hui 40 % de moins qu’il y a quatre décennies. Entre ce que gagne un cadre d’une grande entreprise et un employé moyen, la différence de revenus est de 1 à 500, selon l’organisation mondiale du travail. À New York, la relation d’inégalité entre moins riches et plus riches varie de 1 à 40 tandis que le revenu médian a baissé de 4 % entre 1999 et 2011 (ibid). En évoquant la question économique et financière, discours politiques et médiatiques ne cessent d’amalgamer deux sources d’insécurité.
8C’est au cours du dernier quart du vingtième siècle qu’un nouvel ordre civil et politique, fondé sur la criminalité et sur la peur qu’elle inspire, s’est imposé aux États‑Unis. Un imaginaire victimaire a gommé les différences entre les citoyens et les a amenés à soutenir une surenchère punitive envers les fauteurs de troubles, réels et potentiels. Il en est résulté une Amérique moins démocratique, plus racialement polarisée et plus incertaine. Une profusion de mesures sécuritaires ne saurait en effet rendre les villes plus sûres. La vue de dispositifs de sécurité, de gardiens, de caméras, etc. induit paradoxalement l’inquiétude.
9La mobilisation des classes moyennes sur le projet sécuritaire date des années 1960. C’est à cette période que les habitants des villes américaines s’alarment de l’insécurité qui règne dans leurs rues. Bien que les statistiques du FBI soient à prendre avec des pincettes, puisqu’elles ne font que rapporter les chiffres transmis avec plus ou moins d’exactitude par les polices locales, elles indiquent que le nombre d’atteintes aux personnes double entre 1960 et 1969 et que les atteintes aux biens augmentent de 73 % en sept ans ; dans la ville de New York, le nombre de vols est multiplié par 12 et à Washington, D.C., les atteintes aux personnes sont quatre fois plus nombreuses que dans la moyenne nationale. Si la délinquance est plus élevée dans les villes, ce sont toutefois dans les zones rurales et dans les petites villes qu’elle croît le plus rapidement. La réaction à ces données fut toutefois disproportionnée. Les experts savent qu’une femme a aussi peu d’occasions de se faire violer par un étranger que d’être électrocutée par la foudre. L’Amérique est en effet beaucoup moins dangereuse en 1964 que dans les années 1930 où les homicides étaient deux fois plus élevés.
10Cela importe peu aux conservateurs décidés à faire de la criminalité un thème unificateur de campagne. Ils ont l’habileté de prendre pour cible « les Américains oubliés » en organisant un montage des peurs suscitées par cette période agitée – émeutes raciales, contestation étudiante, croissance de la délinquance urbaine, guerre du Vietnam. Ce montage joue sur les représentations qui associent spontanément dans l’esprit du public délinquant - noir en général - et victimes, femmes et enfants de préférence. Cette stratégie est une réussite et, peu à peu, l’optimisme du début de la décennie, lorsque l’Amérique était capable d’envoyer un homme sur la lune et que, selon l’économiste Galbraith, la pauvreté était une « anomalie » destinée à disparaître, cet optimisme fait place au désenchantement.
11Dès 1965, une commission de réflexion sur la délinquance était créée à l’initiative du Président Johnson. Mais l’incapacité de la gauche américaine à comprendre les frustrations de l’Américain « oublié » permettait aux conservateurs de dramatiser les risques présentés par l’effondrement de l’ordre. Durant la seconde moitié des années 1960, le candidat conservateur à la Présidence, Barry Goldwater, le candidat indépendant – conservateur – sudiste, George Wallace, puis Richard Nixon se servaient tour à tour de la ville et de la peur qu’elle inspire pour saper les efforts progressifs de la Maison Blanche en direction des minorités raciales et des quartiers déshérités.
12En 1968, un père de famille de cinq enfants exprimait ainsi sa façon de voir : « J’en ai marre de la délinquance partout, j’en ai marre des émeutes, des pauvres qui manifestent (noirs, blancs, rouges, jaunes, violets, verts ou de n’importe quelle couleur…), j’en ai marre de l’effondrement de l’autorité… j’en ai marre des hippies, du LSD, de la drogue et de la façon dont les médias les encensent. Mais par-dessus tout, j’en ai marre de me faire insulter parce que je reste chez moi, que je m’occupe de ce qui me regarde, que je travaille avec régularité, que je paie mes factures et mes impôts, que j’élève mes enfants pour qu’ils deviennent des citoyens honorables, tiens mes comptes en ordre afin de ne pas être à la charge de la municipalité, du comté, ou de l’État, et parce que je paie pour tous les minables que je viens de mentionner » [cité par Flamm 2005, p. 1].
13Au cours de cette décennie, les départs des classes moyennes des centres villes vers les banlieues (celles-ci croissent plus vite que les centres depuis les années 1920) s’accélère [Body‑Gendrot 1998]. Où habiter, travailler, envoyer ses enfants à l’école : le choix se fait par rapport à la perception des risques d’insécurité et à la représentation que l’on a des uns des autres, et de ses voisins, en particulier. « Nous sommes victimes de la criminalité. Nous sommes les êtres chers des victimes de la criminalité. Par-dessus tout, nous sommes ceux qui vivons dans la peur que nous ou ceux que nous aimons deviennent victimes de la criminalité » [Simon 2007, pp. 75 et 109]. Le « projet exil », observe Jonathan Simon [2007], comporte deux faces. D’une part, une myriade de propositions politiques offrent aux Américains l’option de ramener la sécurité dans les quartiers sensibles des grandes villes, en envoyant « en exil » les délinquants : les prisons deviennent alors une extension des quartiers où ils résident. Mais, d’autre part, l’exil, c’est aussi le choix que font les Américains de la classe moyenne de s’isoler dans des résidences sécurisées. Les deux processus se renforcent mutuellement et l’administration, le marché et la sphère politique en tirent profit. Il ne s’agit pas seulement d’une « révolution en termes de punitivité » et de l’élimination des mécanismes destinés à réinsérer celles et ceux qui sont sortis de prison, mais d’un modelage des citoyens, taraudés par leur insécurité, afin d’obtenir d’eux plus de conformisme ; l’ordre et les régulations s’appuient sur l’« aliénation et la rage » de ceux qui sont soucieux de défendre leurs intérêts, abdiquant la confiance implicite du vivre ensemble et le respect des droits, y compris des délinquants. D’où l’expansion des hautes technologies de surveillance, des véhicules 4/4 et des voitures-bélier, des barrières érigées autour du périmètre personnel de chacun et des autres manières de se distancier des autres, amplifiant l’entre‑soi dans des « bulles de sécurité ».
14La contrainte politique et sociale imposée aux libertés américaines, après le 11 septembre 2001, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, était par conséquent largement amorcée depuis une génération. Le principe de précaution et la répression des conduites non conformes avaient été intériorisés par les familles, les écoles, les hôpitaux et les entreprises soucieuses de prévenir des conduites asociales dont ils seraient tenus pour responsables.
15L’importance accordée à la sécurité par tous les élus à quelque échelon que ce soit, la diffusion médiatique des connaissances sur les délinquants et sur les criminels et la profusion de conseils et d’informations relatives à cette question expliquent en partie la prégnance des appréhensions et de demandes accrues de protections dans les villes. « La socialisation contemporaine en cours… laisse un trop grand nombre d’Américains désemparés, en proie tant aux manipulations qu’à la contagion collective lorsque l’on ne peut plus contrôler ses émotions » [Stearns 2006, p. 202]. La question « Et si ? » hante les décideurs obsédés par le principe de précaution et par les procès en tout genre que des victimes potentielles sont susceptibles de leur intenter. Comment se présente la collusion des marchands d’inquiétude, à savoir des élites politiques en recherche de clientèles, le marché de la sécurité, les assureurs, les médias et les groupes qui dénoncent, à chaque fait divers, les carences institutionnelles ?
16Depuis les années 1960, la planification et l’urbanisme ont agi conjointement pour traiter les effets de la délinquance, des désordres et des incivilités dans les quartiers. Selon Oscar Newman [1973], le risque zéro est impossible à assumer. En revanche, on peut décourager le délinquant en rendant sa cible plus difficile à atteindre et en multipliant les obstacles sur son parcours. Éclairage, barrières, murs, digicodes, caméras y contribuent. Le marché de la sécurité qui, pendant plus de vingt ans, s’était mis au service des entreprises a aussitôt saisi l’occasion de vendre ses technologies de surveillance, d’identification et de contrôle aux élus à divers échelons. Ce sont d’abord les quartiers résidentiels qui les ont adoptées, puis les stratégies de prévention situationnelle ont ciblé les sites stratégiques, les espaces publics, les ponts, les routes et les habitats collectifs. Le sociologue Peter Marcuse (2002) dénonce la « bunkerisation » des grandes villes où l’accès devient restreint, sous le contrôle du marché immobilier et des agences de sécurité.
17Alors que ce processus était bien entamé avant le 11 septembre, cet événement en a accéléré la mise en œuvre. Prenons, pour exemple, la reconstruction de Ground Zero à New York. L’architecte Daniel Liebeskin avait conçu une structure de verre élevée pour sa Freedom Tower. La période de réalisation s’amorçant, la police de New York a estimé la tour trop vulnérable, en raison de sa proximité avec West Street, soit six voies de transit rapide depuis Brooklyn et le New Jersey longeant Ground Zero. À la demande du New York Police Department (NYPD), ingénieurs, experts et agents de la CIA ont convaincu le promoteur Silverstein de ceindre les huit premiers étages de la tour de cercles d’acier, selon la technique mise en œuvre en Irlande du nord, afin qu’un camion doté d’une bombe et projeté à 200 km à l’heure contre la tour rencontre une résistance à toute épreuve [Sheehan 2008, pp. 244‑253]. Plus de trois mille caméras publiques et privées surveillent ce périmètre urbain.
18Le 11 septembre a permis de lever des contraintes pesant sur les modes d’intervention de la police et de la justice. Mais, là encore, le processus était largement amorcé grâce au Congrès soucieux de tirer parti de juridictions jusqu’alors réservées à la sphère locale. Ainsi la définition des délits est devenue plus dure, les juges ont eu davantage les mains liées par la loi et la prise en compte des circonstances atténuantes leur a été déniée : sanctions obligatoires et les peines plancher leur ont été imposées pour des types de délit spécifiques. Les dures lois Rockefeller en matière de possession et de trafic de drogue d’abord appliquées à New York ont séduit un grand nombre d’États et la possession d’un gramme de crack a été aussi durement sanctionnée que celle de 200 gr de cocaïne. Minorités raciales consommant le crack dans la rue et Blancs la cocaïne chez eux ou au bureau, il a été plus facile à la police de faire « du chiffre » en arrêtant la premières, les juges les incarcérant selon les nouvelles dispositions, lesquelles ont durablement transformé le profil de la population carcérale. Avec le « trois fois et tu es pris », sanction envoyant en prison à perpétuité le délinquant pris pour la troisième fois, la Californie suivie de douze États a ouvert la voie à la tolérance zéro. Pour autant, ce ne sont pas en raison de ces mesures spectaculaires destinées à rassurer l’opinion que l’ordre s’est imposé aux villes américaines. Le phénomène de pacification (relative) est infiniment plus complexe.
19Alors que les inégalités ne cessent de croître aux États‑Unis depuis 1973, que le taux de chômage reste important si l’on tient compte des découragés qui cessent de chercher du travail, que la police de certaines villes est accusée de brutalités et de pratiques discriminatoires envers les minorités raciales et que ségrégation et pauvreté persistent dans un contexte de restriction des aides publiques, on peut en effet s’étonner que les villes américaines apparaissent comme pacifiées depuis une quinzaine d’années.
20Les historiens Michael Katz et Thomas Sugrue [2012] se sont livrés à une rigoureuse comparaison des facteurs déclencheurs d’émeutes dans les contextes politiques et idéologiques américains et français. Pour eux, l’absence relative de violence (collective) viendrait d’une nouvelle écologie du pouvoir (les Blancs ne vivent plus dans les centre‑villes), d’une incorporation sélective des minorités les plus mobiles sur le marché de l’emploi, d’une meilleure éducation, d’un accès plus souple au logement et de l’essor d’une République de consommateurs désamorçant la violence. Ils reconnaissent toutefois que l’hypothèse de la dépolitisation des jeunes Afro-Américains demande vérification. Prenant pour exemple les mobilisations de migrants américains, en grande partie latinos, en 2006, ils soulignent que l’une des grandes différences avec les persistantes violences urbaines en France, mobilisatrices de « minorités ethniques » dans les banlieues parisiennes, tient à ce que les immigrants américains misent sur les institutions politiques pour obtenir des droits et une égalité de traitement. Détenteurs d’un emploi, ils détiennent une légitimité qui les autorise à se réclamer de l’intervention fédérale pour être protégés, par exemple, des abus des polices locales. L’attitude des « minorités » françaises apparaît moins proche de celle des immigrants américains que de celles des exclus afro-américains. Les Américains « à trait d’union » ne sont pas en effet des « immigrés », terme qui renvoie aux personnes issues des pays étrangers mais aussi à leurs enfants et à leurs petits-enfants, comme ce serait le cas en France. Il y aurait beaucoup à dire tant sur les raccourcis lexicaux des auteurs et sur le manque de précisions relatives de ce qu’ils nomment « minorités » ou « immigrés » en France (de quels groupes s’agit-il ? de quelle génération ? où et quand ?). Leur optimisme relatif quant aux immigrants américains est démenti par la dé-fédéralisation des politiques d’immigration laissée aux États et par la xénophobie de législateurs locaux (tout particulièrement en Arizona), par l’exploitation économique et la détérioration culturelle de nombreux immigrants de première génération, corvéables à merci.
21On pourrait aussi objecter à la thèse de Katz et Sugrue que, si des émeutes de grande ampleur ne caractérisent plus les villes américaines, il n’en reste pas moins que ces villes sont loin d’être pacifiées, si l’on prend en compte les zones de non-droit tenues par des gangs lourdement armés afin de protéger leurs trafics, par les taux d’homicide qui restent élevés par comparaison avec l’Europe (selon les données du Malcolm X Grassroots Movement, une personne noire est tuée par un agent de l’État ou par de la violence sanctionnée par l’État toutes les 28 heures) et par les tueries collectives qui, dans les écoles et les espaces publics continuent à questionner une culture aussi peu inclusive envers les « normaux invisibles » ou les éclopés de la « job machine ».
22Mais il est vrai que l’affaire Trayvon Martin (en 2012) ne s’est pas conclue par des émeutes du type de celles de 1992 à Los Angeles, suite à l’affaire Rodney King. Rappelons que G. Zimmerman, vigile Latino-américain meurtrier de ce jeune Noir, arguant de l’auto-défense, avait été acquitté, dans le comté de Seminole en Louisiane où les Noirs ne constituent que 12 % de la population, par un jury populaire formé uniquement de femmes latinas. Beaucoup d’explications, plus structurelles, sont possibles. Parmi celles-ci, on peut d’abord avancer que les Afro-Américains sont aujourd’hui sans doute moins ardents à brûler leurs quartiers comme le firent les gangs Crips et Bloods à Los Angeles. Dans la société post-11 septembre, le besoin de consommation joue une part non négligeable dans l’intégration de la communauté noire et ce besoin la détourne de la subversion. Ensuite, il est plus difficile pour les grandes organisations de défense de mobiliser les Noirs exclus : les ghettos ont été dépeuplés, entre autres, par des politiques de dispersion de la pauvreté. Enfin, de nombreux Américains, toutes composantes confondues, partagent de semblables inquiétudes ou indignations relatives aux excès financiers ou au déclin américain, bien au-delà des clivages raciaux.
23Nous n’avons aucune preuve qu’augmenter les patrouilles de police, améliorer leur équipement, changer leurs stratégies, ou varier l’intensité de la surveillance aura un effet sur la baisse de la délinquance (Gottfredson et Hirshi, 1990). « La police ne peut prévenir la délinquance », comme le remarquait David Bayley [1994, p. 3] ; « c’est là l’un des secrets les mieux gardés de la vie moderne. Les experts le savent, la police le sait mais l’opinion ne le sait pas ».
24On sait ce qui ne marche pas : envoyer de très jeunes policiers dans les zones les plus sensibles, pour trop peu de temps ; appliquer à la lettre des règles arbitraires qui provoqueront des révoltés alors à commettre des actes qui se retourneront contre la police ; croire que la police de proximité réduit la délinquance : elle est là pour rassurer et écouter les habitants évoquer leurs problèmes et éventuellement pour leur apporter un soutien. On sait ce qui marche : se concentrer sur les points chauds (hot spots), en y consacrant les ressources nécessaires ; cibler les moyens et les efforts sur les 5 % de citoyens qui commettent la majorité des infractions et se limiter à la prévention auprès des autres ; protéger les victimes susceptibles de le redevenir ; agir sur les lieux et sur les auteurs avec un type de contrôle approprié. Certaines villes américaines ont mis en œuvre ces préconisations avec succès.
25Rappelons qu’en dépit de traditions légales différentes, les villes américaines, « créatures des États », luttent contre la violence en s’appuyant sur un arsenal de règlements et de directives visant à protéger des valeurs constitutionnelles communes (traitement égalitaire des minorités raciales, respect de la dignité de chacun et de ses droits ; État de droit, garanties de procès équitables) qui illustrent une « communauté de sentiments » [Girling 2006]. Les villes – l’espace, les rues, les bâtiments – ont une capacité de triage des conflits par le truchement de leurs actions civiques et de leurs dynamiques marchandes. Elles permettent à des individus très divers en termes de revenus, de religions, de cultures, souvent migrantes, parfois antagonistes dans leurs pays d’origine, de vivre côte à côte sur des espaces de proximité. Certaines villes savent confronter insécurité sociale et civile avec un savoir-faire approprié et préventif et gérer la diversité et la densité pour prévenir les conflits, d’autres ne font rien. Ces différences constituent un terrain de recherche permettant de saisir à la fois les grandes mutations en cours et les troubles locaux qui rendent visibles la difficulté à s’y adapter. Si la réduction des inégalités n’est pas du ressort local, la question des manifestations collectives de protestation dans l’espace public demeure centrale en ce qu’elle donne de la visibilité aux invisibles et à leurs revendications. En conséquence, nul ne saurait se désintéresser des nouvelles formes du social et du politique que révèle l’utilisation de l’espace public ni d’une possible contagion des résistances.
26Les policiers se livrant à des contrôles d’identité sont fréquemment accusés par les contrôlés de harcèlement et de conduites abusives et discriminatoires. Ces moments particuliers d’interaction sont en effet sources de tensions dans les quartiers en difficulté. Les médias sont à l’affût des contrôles qui tournent mal et si des habitants munis de téléphones portables sont présents, ils ont la preuve que les conduites des policiers étaient abusives. Les organisations de défense des droits dénoncent continûment le profilage ethnique. Dans ce qu’il appelle « les indignités de la police de maintien de l’ordre », Jeffrey Fagan [2011], professeur à la Columbia Law School, souligne que de nouvelles recherches dans de nombreuses villes américaines montrent que les interactions de la police avec les citoyens, en particulier avec les minorités raciales, sont hostiles et agressives lors des contrôles d’identité. L’usage coercitif de l’autorité policière porte atteinte à la dignité des citoyens. La Constitution américaine stipule en effet que chacun a droit au respect et à la dignité et le Quatrième Amendement rappelle la dignité fondamentale des citoyens mis en cause. Or, selon Fagan, depuis les années 1960 et les pressions auxquelles ont été soumises les forces de police pour restreindre le nombre de délits violents, toutes ces garanties ont volé en éclats. Les juges ont accepté l’idée que la police pouvait justifier ses actes par « des soupçons raisonnables ». Néanmoins, la voix des victimes, invoquant le Quatrième Amendement, s’est davantage faite entendre. En 2005, la police contrôlait plus d’un adulte sur dix y compris aux feux de circulation et sur les routes sans raison précise [Fagan & Meares 2008]. Des émotions négatives, de l’humiliation et de la rage envers les institutions en résultaient. Les minorités, principales victimes des abus policiers, se sont alors organisées pour intenter des procès lorsque suffisamment de preuves discriminatoires avaient été rassemblées. Leurs avocats ont démontré que ces contrôles humiliants étaient inefficaces annihilant toute relation de confiance entre minorités et police.
27À New York, la justice obligea la police à renoncer au profilage ethnique et la municipalité de New York accepta de dépenser $ 1.5 million dollars pour vérifier électroniquement que les procès‑verbaux ne trahissaient pas de profilage ethnique. Or, malgré cet engagement, les pratiques discriminatoires se sont poursuivies. En examinant les données policières, J. Fagan a trouvé que de 2004 à mi‑2012, 4.4 millions de contrôles d’identité avaient donné lieu à moins de 10 % d’arrestations ; de plus, les Afro-Américains et les Latinos représentaient 88 % des contrôlés et moins de 35 %, des suspects connus de la police. Même en tenant compte des profils raciaux des quartiers et de leur pauvreté, les minorités souffraient davantage que les autres des contrôles policiers. Dans plus de 30 % des cas, la police ne pouvait prouver qu’elle avait eu un soupçon raisonnable pour intervenir. Cette démarche inconstitutionnelle a donné lieu au procès collectif (class action lawsuit) Floyd v. The City of New York durant lequel de nombreux témoignages ont été entendus. En juillet 2013, dans un arrêt de 195 pages, une juge fédérale, Shira A. Scheindlin, a démontré que la police de New York avait recours à du « profilage racial indirect » qui violait les droits constitutionnels des minorités raciales de cette ville, de ce fait ignorant les protections offertes par le Quatorzième Amendement contre les fouilles et saisies déraisonnables ainsi que la clause d’égalité de protection mentionnée dans le Quatrième Amendement. Elle a exigé qu’un programme pilote soit mis en œuvre dans au moins cinq quartiers, obligeant les policiers à porter des caméras, lors de leurs patrouilles. Elle a aussi demandé à ce que soient organisés des débats publics destinés à recueillir les commentaires des habitants quant à la réforme des stratégies policières. Elle a enfin nommé un ancien procureur pour s’assurer que la police de New York se conformait parfaitement aux exigences de la Constitution américaine. Cette grande victoire fera sans aucun doute jurisprudence et incitera les minorités organisées dans d’autres villes à intenter des procès pour faire valoir leurs droits. Le nouveau maire de New York, Bill de Blasio, élu le 5 novembre 2013, s’est engagé dans sa campagne à ce que prenne fin le profilage ethnique dans la ville.
28Concernant la peine de mort, rétablie en 1976, le nombre d’exécutions n’a jamais été aussi faible : 77 détenus en 2012 ont été condamnés à la peine capitale, contre plus de 300 dans les années 1990. 43 prisonniers ont été exécutés. Dix-huit des cinquante États ont aboli la peine capitale et huit autres ne l’ont plus pratiquée depuis huit ans. Ce changement s’explique par les erreurs mises au grand jour grâce aux tests ADN mis en œuvre depuis 1993 prouvant que des innocents ont été exécutés. Pas moins de 142 détenus ont été ainsi acquittés ou ont vu leur peine commutée depuis 1976. Ensuite, l’iniquité de la peine capitale a été dénoncée : un accusé noir risque 1,7 fois plus la peine de mort qu’un Blanc, un meurtrier de Blanc 4,3 fois plus que celui d’un Noir. Enfin, la peine de mort est onéreuse pour les États endettés. Selon Human Rights Watch, 742 détenus attendent dans les couloirs de la mort en Californie qui en a exécuté treize depuis 1992 au coût de quatre milliards de dollars. Un sondage Gallup dévoile qu’entre peine de mort et prison à vie, seuls 49 % des Américains optent pour la première [Bernard 2013].
29Le surendettement, la récession économique et la crise financière expliquent encore pourquoi l’on assiste à une lente désincarcération dans nombre d’États. Entre 1986 et 2010, dans 14 Etats, le budget consacré aux établissements pénitenciers avait doublé [Leachman, Chetair & Geare 2012, Karstedt 2013]. À New York, le coût annuel d’un détenu au cours de la première décennie du xxiième siècle a crû de $ 41 000 à $ 60 000 et en Californie de $ 35 000 à $ 62 000, alors que la criminalité était en déclin. Aussi entre 2008 et 2009, si le nombre de détenus continue à croitre dans les établissements pénitenciers de 24 États (de l’ordre de 2200 en Pennsylvanie, 1500 en Floride, etc.), ce nombre diminue dans 26 États, parfois de manière conséquence, à l’instar de la Californie (une baisse supérieure à 4200 détenus) du Michigan, de New York, du Maryland etc.
30Entre 2011 et 2012, 17 Etats ont fermé ou envisagé de fermer des prisons et des maisons d’arrêt, la Californie, le Michigan, l’Etat de New York, le Maryland et le Texas offrant les données les plus spectaculaires. À elle seule, la Floride a ainsi économisé $ 65 millions. Là où les Etats dépensaient plus en incarcération qu’en éducation, non seulement la décrue est amorcée, mais aucune nouvelle prison n’est envisagée. Les lois Rockefeller sur la drogue, déjà évoquées, ont été abolies dès 2003. Peines plancher pour délits liés à la drogue et le ‘trois fois et tu es pris’ ont de même été abolis en Californie où un arrêt de la Cour Suprême en 2011 (Brown v. Plata) avait fixé un plafond au nombre excessif de détenus. Certes, la Californie, pour se conformer à l’arrêt, a simplement transféré certains de ceux-ci des prisons d’Etat aux prisons de comté, néanmoins le changement est remarquable. Le nombre de détenus noirs âgés de 20 ans à 34 ans et sans instruction qui avait crû de 10 % en 1980 à près de 40 % au début des années 2000 ne cesse de décliner depuis 2005 [Western & Pettit 2010].
31Étrangement ce sont des conservateurs républicains, souvent de religion évangéliste, qui ont le plus œuvré en faveur de la désincarcération. On associe souvent dérégulation, déclin de l’Etat-Providence et incarcération de masse. Mais ni R. Reagan, gouverneur de Californie entre 1967 et 1975, ni Margaret Thatcher n’ont été des partisans de l’incarcération massive puisqu’ils soutenaient un Etat minimal, un budget en équilibre et des impôts réduits [Green 2013]. David Green associe « l’optimisme pénal » que suscite la désincarcération à la rhétorique religieuse de la droite républicaine. La crise financière, elle, offre une occasion de repenser les politiques de loi et d’ordre [Karstedt 2013, p. 10]. Pour Nate Silver [2012], commentateur des grandes tendances de la société américaine, la crise financière trahit un échec en matière de prédictions – attentes irréalistes, narrations biaisées, variables à effet « magique » comme l’incarcération de masse. Ainsi en est-il d’une vue du monde hégémonique essentiellement punitive qui néglige de s’intéresser aux résistances que suscite un abus de répression.
32Les mesures évoquées s’appuient sur une communication mettant en valeur avec pragmatisme les succès de certaines stratégies urbaines. Il existe en effet des alternatives aux caméras, aux murs réels et virtuels et aux hautes technologies de surveillance, de contrôle et d’identification. La dissuasion de la délinquance peut provenir de meilleures conceptions architecturales (incomplètes, poreuses, ouvertes aux suggestions des habitants), d’actions de quartier (forums denses et divers permettant aux inconnus de se parler), d’intervention précoce sur les problèmes sociaux par le truchement de médiateurs et d’adultes référents, d’aide aux familles, de partenariats incluant les citoyens. Une gouvernance locale de qualité, respectueuse des choix émanant de corps démocratiques compétents, assure la tranquillité dans des espaces publics diversifiés et partagés.
33L’option répression, surveillance et identification continue à remporter l’adhésion des élus, des médias et des électeurs conservateurs. Les démagogues stimulent les passions punitives en vue de gains politiques à chaque fait divers et les médias tirent avantage de visions binaires simplistes et de la criminalisation des citoyens « non-conformes ». Le racisme persiste, comme on l’a évoqué au sujet de l’affaire Trayvon Martin. Les libertés restent menacées. Mais des résistances existent comme en témoigne le vaste mouvement Occupy Wall Street qui, même en cessant d’être visible, persiste dans les imaginaires [Body‑Gendrot 2012].
34Dans La promesse de la politique [2008], recueil de textes publié à titre posthume, Hanna Arendt suggère qu’après la mort de Socrate, Pluton et Aristote ont assigné une « fin » à la politique par le truchement de moyens mesurables. Or pour elle, la politique ne poursuit pas une « fin ». Elle pourrait à certains moments convoyer à nouveau l’éternel effort que déploient une pluralité d’êtres humains, pour vivre ensemble et exercer un partage, en vertu d’une liberté mutuelle assurée. Occupy Wall Street, en résistant à la pression médiatique exigeant que les buts soient formulés et articulés clairement, est devenu subversif. Sa force performative, susceptible de s’éteindre mais aussi de renaître à tout moment, a inquiété les dirigeants financiers et politiques. Les occupants faisaient de la politique au sens de Arendt, ils avaient le courage de commencer et de s’engager sans connaître par avance les conséquences de leur expérience. Nombre de leurs voix demeureront sans écho et pourtant elles résonneront dans l’imaginaire (et non dans la communication) des cultures juvéniles [Bertho 2009]. Dans des époques désenchantées comme la nôtre, des jeunes disent préférer la protestation de rue au bulletin de vote.