1S’il est acquis que la ville a toujours été construite et financée par le capital privé et les investisseurs, le régime contemporain montre une inflexion : on entend par financiarisation la mise en œuvre d’une rationalité financière par l’ensemble des acteurs qui fabriquent et vivent la ville. L’analyse de ce régime permet d’esquisser une approche du chaînon manquant dans l’explication des contextes de production : promoteurs, collectivités locales et acquéreurs évoluent ensemble dans un paysage financiarisé, qui traduit un changement de régime de production des espaces suburbains.
2De ce point de vue, la crise dite des subprimes a agi comme un révélateur, un peu brutal, de la problématique, en mettant en évidence ces mécanismes complexes et les risques associés. Contrat de crédit hypothécaire à risque, il s’agissait d’instruments créés par l’ingénierie financière, permettant de tirer un profit maximum des ménages les plus modestes et offrant de mauvaises garanties de solvabilité sans vérification sérieuse de celle‑ci... L’innovation consistait à incorporer des parts de ces contrats à d’autres crédits de meilleure qualité, sur des marchés financiers où la demande de produits complexes dissolvant le risque était forte, au prix d’une perte de sa traçabilité et de sa compréhension (les textes en anglais utilisent le terme de predatory lending pour décrire ces pratiques). Cette crise a occasionné l’un des plus grands mouvements de population et d’exclusion sociale dans les métropoles des États‑Unis, dont il est trop tôt pour mesurer vraiment l’impact : plus de 12 millions de ménages ont fait l’objet d’une procédure d’expulsion entre 2007 et 2012. Les montants en jeu étaient finalement dérisoires sur les marchés financiers internationaux, mais la dispersion du risque, et son absence de traçabilité dans des produits financiers complexes devenus toxiques, ont en partie provoqué la crise financière de 2008 [Sassen 2012, pp. 309-316]. Les modestes économies de ces ménages et l’anticipation sur la valeur supposée du bien dans l’avenir ont servi de support à des contrats hypothécaires.
3Deux sens différents sont donc donnés généralement au terme financiarisation, d’après French et al. [2011]. Le premier est un descripteur d’une large transformation de l’économie et des sociétés, où le secteur financier et les marchés financiers occupent une place dominante dans le système économique et politique, et dans les contraintes pesant sur les États et les systèmes de régulation Boyer [2000]. Une seconde acception décrit les processus et les effets croissants du pouvoir symbolique des valeurs et cadres de référence financiers dans les entreprises, chez les individus et les ménages French et al. [2011, p. 799]
4Ainsi, la crise des subprimes et les systèmes de crédits associés constituent un exemple particulièrement dévastateur de mécanismes plus généraux affectant les modes de financement de la production urbaine : face à l’afflux de capitaux à investir, les gestionnaires de fonds ont cherché à développer les outils facilitant la circulation du capital dans des objets urbains. Le poids croissant des acteurs financiers s’appuie, paradoxalement, sur l’affirmation du rôle joué par la puissance publique, tant la régulation de la financiarisation se construit en même temps que sa mise en œuvre se généralise (à travers des dispositifs fiscaux par exemple) [Halbert & Le Goix 2012, Le Goix, 2012]. Cette financiarisation de la ville touche l’ensemble des secteurs dans lesquels les investisseurs et spéculateurs ont toujours été actifs (bureaux, transports, réseaux...), et la logique touche par propagation les collectivités locales, mais aussi et surtout les ménages qui ont adopté massivement ces dispositifs financiers : régimes de défiscalisation d’investissements immobiliers locatifs par exemple ; stratégies d’endettement de ménages qui tentent le jeu de l’effet de levier (en finançant par l’emprunt ces investissements locatifs) ; calculs risqués de retour sur investissement en fonction d’un pari sur une croissance future des valeurs immobilières.
5L’État de Californie occupe d’ailleurs un rôle particulier dans cette crise [Bardhan & Walker 2010] : les prix immobiliers y sont plus chers qu’ailleurs (le double de la valeur médiane nationale), et le secteur du crédit s’y est complètement restructuré dans les années 2000. La croissance urbaine, soutenue par l’immigration et l’emploi, a été continue jusqu’en 2005 : les comtés de Riverside et San Bernandino ont ainsi vu leur population doubler entre 1970 et 2010. La Californie est au coeur du système de la crise : la première faillite bancaire y est enregistrée dès mars 2007 ; les emprunteurs californiens représentaient entre 2005 et 2007 56 % des crédits subprimes émis nationalement ; 5 % des biens en moyenne ont fait l’objet d’une procédure de saisie [Bardhan & Walker 2010, pp. 18‑25].
6Il s’agit, dans ce contexte californien particulier, d’analyser la place qu’occupe la figure du lotissement planifié, objet d’investissement, dans cette fixation de la circulation du capital en suburbia. Ces lotissements représentent, entre 2000 et 2010, 52 % de la production totale de logement. Du point de vue de l’ancrage spatial du capital, des logiques locales dominent pour les acteurs (promoteurs, collectivités locales) mais les financements reposent sur les marchés internationaux sur lesquels les fonds sont levés. Cela induit dans la pratique une déconnexion entre le territoire produit de la ville, et sa transformation en produits financiers par le biais d’une intermédiation complexe, dont l’état de la question fait l’objet de la première partie. La section 2 inscrit la place du logement suburbain et de sa valeur immobilière dans des logiques financières à large spectre d’action, en rendant compte des résultats d’une enquête et d’entretiens auprès d’acteurs de la production de la région de Los Angeles. Enfin, une analyse des trajectoires à long-terme des prix immobiliers met en évidence le décalage entre les modes de production fondés sur une croyance de valorisation perpétuelle.
7La formalisation théorique d’un second circuit du capital emprunte aux travaux de Lefebvre [1970] et Harvey [1978], qui ont attiré l’attention sur la valeur d’usage et la valeur d’échange dans l’immobilier, et les circuits de l’investissement associés à l’échange. Le circuit primaire du capital est celui de l’investissement dans les outils et les moyens de production, alors que le second circuit fait référence aux investissements dans le foncier, l’immobilier, le secteur du logement et l’ensemble de l’environnement bâti. Ce second secteur absorbe directement les cycles qui affectent l’économie capitaliste : Harvey [1978] attribue la croissance des banlieues de l’après Seconde Guerre mondiale à un passage des flux financiers du premier vers le second circuit d’investissement. Ce faisant, trois questions se posent : celle de l’accumulation du capital dans l’environnement bâti, celle de la médiation des institutions financières qui ont contribué à façonner ces logiques, et la nature cyclique des flux, soumis à des ajustements et des crises. Le second circuit s’appuie sur une série d’acteurs, banques, agences, firmes et acteurs locaux de l’immobilier et de la promotion, institutions et firmes financières, notaires, investisseurs publics et privés, propriétaires (etc.) et dans le même temps, la production de valeur dans ce second circuit dépend de cycles de valorisation puis d’obsolescence de certains lieux (vieillissement du bâti, effets d’attractivité ou effets répulsifs), le capital se déplaçant au gré de nouvelles opportunités de profit : tel achat dans tel nouveau quartier est un bon investissement... [Gotham 2009] ; à ce titre, la création d’instruments financiers et la dynamique des marchés du crédit immobilier sont étroitement associées à la production de l’espace : le crédit de masse a fait la suburbanisation de masse [Lefebvre 1974].
8Dans les faits, ce second circuit est géographiquement très instable : l’investissement immobilier génère des bulles et des crises. Une fois construit, l’immobilier résidentiel permet l’accès à un logement, mais est associé à l’accès à des services et des biens publics ou collectifs (les équipements), s’inscrivant dans une logique de valorisation, mais la structure de l’immobilier peut devenir une barrière à l’accumulation du capital, quand l’espace bâti atteint l’obsolescence, et que les ressources financières pour reconstruire, entretenir, vendre ou réhabiliter ne sont localement (plus) disponibles [Gotham 2009].
9Une série d’interprétations voit la financiarisation comme un nouveau régime d’accumulation : les consommateurs qui dépensaient le fruit de leur travail sont désormais entrés dans une logique d’investissements qui imposent de nouveaux modes de production. Le développement de l’actionnariat de masse (les petits porteurs), ainsi que les fonds de pension, ont conduit à une augmentation globale de la masse de liquidités sur les marchés financiers internationaux, rendant les institutions financières responsables de la gestion d’une épargne en forte croissance [Aglietta & Breton 2001]. Pour Boyer [2000], ce régime d’accumulation associe plusieurs caractéristiques : circulation du capital, gouvernance d’entreprise fondée sur les valeurs des actionnaires, flexibilité des marchés, et croyance généralisée en une croissance de la valorisation des actifs (optimisme), associé à un mode de régulation sociale qui permet à ce régime capitaliste de se reproduire. L’un des paradoxes du système réside dans l’inflation des prix des actifs (y compris l’inflation immobilière), financée essentiellement par la dette (celle des ménages, notamment, dans le cas de l’immobilier résidentiel) [Aglietta & Breton 2001]. Cette contradiction apparente repose sur l’optimisme systémique de la croissance perpétuelle des actifs (ou des valeurs immobilières), chacun anticipant sur les futurs gains.
10Parmi ces mécanismes, French et al. [2011] analysent l’importance prise par les logiques de valorisation, avec de nombreux outils comptables et analytiques qui introduisent les métriques financières dans tous les domaines, faisant du retour sur investissement la valeur dominante de la prise de décision, à la fois dans les entreprises, dans les pratiques d’investissement des ménages et dans l’action publique. Ce système est soutenu par la massification de titres financiers, détenus par une grande partie de la classe moyenne nord-américaine dont les systèmes d’assurance et d’épargne sont gérés par des institutions financières. Le reflux de l’État Keynésien ou de l’État‑providence, par ailleurs, rend les individus plus dépendants de cette épargne et de la valeur de leurs actifs (dont la valeur immobilière) pour assurer leurs vieux jours, ou les risques d’inactivité (chômage). Les travaux de Langley [2006] font explicitement le lien avec la suburbanisation. Il analyse d’une part les réseaux d’acteurs et les modalités techniques qui se traduisent par l’allongement de la chaîne du crédit immobilier : cet allongement s’est opéré par le biais de la titrisation des emprunts immobiliers (MBS, Mortage-Backed Securitisation) et des risques associés, permettant une convergence des marchés internationaux de la finance avec les marchés nationaux de l’emprunt (les accédants américains empruntant à des banques américaines). C’est cette chaîne qui a entraîné des défaillances d’établissements bancaires européens lors de la crise financière de 2007‑08. D’autre part, il associe cette transformation de la chaîne du crédit au déploiement de la suburbanisation, les zones suburbaines correspondant aux lieux privilégiés d’opération des institutions financières qui sont les plus avancées dans ces systèmes de titrisation, sachant que la plupart des master planned communities sont développées par des promoteurs internationaux associés à des organismes financiers permettant de fournir un produit « clé en main » : la maison et le crédit. L’hypothèse qui soutient l’argumentation repose sur les normes sociales associées à la suburbanisation, dans la figure d’un individu–consommateur devenu un “sujet suburbain” : la norme du statut de propriétaire, suspendu au remboursement d’un emprunt, est garant d’un statut social de citoyen respectable [Langley 2006].
11Aalbers [2009] propose une formulation relativement succincte de la problématique des droits de propriété, de la régulation, et du capitalisme : « sans régulation par l’État, pas de droits de propriété, pas de marché du crédit immobilier » [p. 282]. Cette affirmation s’éclaire quand on considère les évolutions récentes de la régulation. La crise des subprimes s’enracine dans l’ensemble des pratiques et politiques qui depuis les années 1980, ont fait la promotion de la titrisation, afin d’élargir la diffusion d’un second marché de l’emprunt immobilier. Il y a en effet deux marchés de l’emprunt, emboîtés : le premier lie l’emprunteur et le prêteur ; le second marché consiste à la revente de droits sur les dettes contractées à des investisseurs par les institutions prêteuses. Sur ce second marché agissent des banques d’investissement, des institutions, et deux organismes soutenus par le gouvernement (Government Sponsored Entreprises, GSE), la Federal Home Loan Mortgage Corporation, appelée Freddie Mac (FHLMC) et la Federal National Mortgage Association (FNMA, dite Fannie Mae) : ces organismes agissent au titre de l’Etat comme régulateurs du marché, et étaient chargés de la garantie des emprunts immobiliers. Dans les faits, ces entités ont évolué vers un rôle d’assembleur de produits financiers (parts de dettes, risques) vendus sous forme de titres aux investisseurs internationaux [Gotham 2009, p. 360]. Ces organismes ont été les outils institutionnels de la généralisation de pratiques qui façonnent le marché de l’emprunt. Ils ont donc façonné la relation à l’investissement immobilier et à la valeur immobilière pour la plupart des acteurs finaux (acquéreurs notamment), en développant la notation du risque de crédit, et la fixation du prix du crédit (taux d’intérêt) lié au risque [Aalbers 2009]. Ce système de notation du risque est indispensable au fonctionnement du second marché, mais il permet aussi le profilage des accédants à la propriété, les acquéreurs les plus fragiles, ou à haut risque, devant payer des primes plus élevées. C’est ce profilage des clients au crédit qui a été mis en question lors de la crise des subprimes, puisque les populations noires et hispaniques de la classe moyenne, acquéreurs aux ressources relativement modestes ont été ciblées par des offres commerciales agressives pour placer des contrats de crédit hypothécaire à risque. Cette logique est, d’après Wyly et al., étroitement liée à la valeur immobilière et la croissance de celle-ci: « Steadily rising home values allowed predators to refinance borrowers who fell behind, earning more fees and hiding abusive practices behind artificially low default rates. Together, these changes propelled an unprecedented wave of capital investment targeted mostly but not exclusively to low-income people and places, racially and ethnically marginalized borrowers and communities, and other ‘new markets’« [Wyly & al., 2009, p. 337]
12Dans cet essor du second marché, soutenu par les politiques publiques, c’est donc l’histoire d’une mutation structurelle au long-cours qui se déploie. La résultante est de connecter le marché de l’accession à la propriété au fonctionnement du marché financier international, afin que celui-ci puisse progressivement intégrer dans ses logiques de création de valeur à court terme les gains réalisés sur des marchés locaux au fil des transactions immobilières. La financiarisation du système de production a rendu possible pour des institutions financières de bénéficier indirectement du produit des ventes immobilières réalisées localement, entre vendeurs et acquéreurs, ou entre promoteurs et acquéreurs. En d’autres termes, la rente foncière dont bénéficie le propriétaire vendeur a pu être progressivement captée par la chaîne financière globale. Parmi les causalités de cette mutation, Wyly et al. [2009] mentionnent d’une part le consensus politique constant, bi‑partisan à Washington, quasi idéologie politique, des vertus de la propriété individuelle du logement, au détriment du marché politique (les politiques publiques en Europe et en France, sur les vertus de l’accession à la propriété, vont dans le même sens). D’autre part, les politiques redistributives, notamment dans le secteur du logement (logement social public, crédit immobilier aidé par l’État comme par exemple les offres de garantie bancaire et assurances de la Federal Housing Authority pour les plus modestes) ont été laminées par la dérégulation et l’encouragement systématique à recourir au système de financement privé sous la forme d’incitations fiscales.
13Tout converge donc sur la valeur immobilière : investissement pour l’individu et le ménage, base de l’assiette fiscale pour les collectivités locales, captation d’une part de la rente par les institutions financières. Fondamentalement, on a assisté en parallèle et de manière furtive, chez l’ensemble des acteurs, à un glissement vers des comportements relevant de logiques financières. Les collectivités locales, les associations de propriétaires, et in fine les propriétaires s’inscrivent dans une logique conjointe de croyances partagées sur la valeur future des biens immobiliers. Ce faisant, les montages complexes de financement des équipements publics et infrastructures ne reposent plus sur des principes relevant de la fiscalité, mais sur la mise-en-œuvre de dispositifs calculés en fonction d’une future valeur du bien immobilier.
14Dans ce contexte, le lotissement est un objet sur lequel se fixent à la fois les intérêts des promoteurs qui investissent et attendent un niveau de rentabilité de l’opération immobilière, des collectivités locales qui projettent sur les futurs lotissements les recettes fiscales qui leur permettent d’investir, de s’endetter et de prévoir les équipements publics, et des propriétaires immobiliers qui sont à la fois dans une logique d’acquisition et d’investissement. Cela est vrai pour les comtés, les promoteurs, les districts agissant par délégation de services publics, les associations de propriétaires et les acquéreurs. L’ensemble de ces acteurs étant liés par des solidarités contractuelles, cela étend la notion de risque systémique à l’ensemble de l’environnement construit et habité. En retour, la crise des subprimes montre que ces aspects ne sont pas anodins, et que ces transformations, discrètes, immatérielles, s’inscrivent également dans le concret des transformations de l’espace social de la ville. Chacun de ces acteurs projette des logiques de rentabilité et de retour sur investissement (promoteur), de futures recettes fiscales (les collectivités), d’endettement et d’immobilisation de capital (le propriétaire), et chacun opère en faisant une seule hypothèse, celle de la valorisation future du bien, levier du consentement à payer aujourd’hui.
15Les difficultés fiscales des collectivités locales fournissent un premier cadre analytique d’un changement dans les modes de production des territoires suburbains : un recours systématique à la contractualisation des rapports entre entités publiques Miller [1981], une mise-en-œuvre plus systématique des principes de gouvernance urbaine privée (associations de propriétaires, gated communities, business improvement districts...) associée à une fuite en avant dans l’urbanisation qui permet de garantir de nouvelles ressources fiscales, l’ensemble des coûts de l’urbanisation (équipements) et de la maintenance de ceux‑ci reposant sur les promoteurs, les association de propriétaires et les acquéreurs [McKenzie 1994, 2011, Le Goix 2007]. L’origine de cette crise remonte à 1978 et à la défiance des contribuables vis‑à‑vis de leurs gouvernements locaux, qui ont alors vu leurs ressources fiscales considérablement réduites par la Proposition 13, une décision référendaire votée au niveau de l’État limitant sévèrement l’assiette de la fiscalité locale.
16Un niveau de contractualisation intervient donc entre le promoteur et les collectivités locales, qui fait jouer l’intermédiation financière et la levée de fonds sur les marchés internationaux par le biais d’emprunts obligataires émis par des agences locales. En effet, du fait de l’incapacité financière des autorités locales et des restrictions fiscales des propositions 13, le paiement des infrastructures et équipements (voies d’accès, écoles, services incendies...) associé à la production des lotissements est à la charge du promoteur, ou de la collectivité, mais sous une forme originale permettant de drainer de nouvelles ressources fiscales hors taxe sur les propriétés. De manière générale, les dispositifs les plus connus appartiennent à la catégorie de financement de type TIF, Tax Increment Financing, le principe étant d’anticiper sur les gains futurs en termes de levée fiscale, pour financer les investissements actuels. Ils ont été largement utilisés par les agences de redéveloppement (rénovation urbaine) qui anticipent sur les gains de valeurs immobilières pour lever des fonds sur la base des futurs gains fiscaux. Ces types de dispositifs, orientés vers la rénovation urbaine et très utilisés dans le cadre des opérations de densification et de TOD, servent majoritairement à financer des équipements, mais doivent en partie être orientés vers des logements sociaux.
17Deux types de ces dispositifs contractuels dominent le paysage. Le plus ancien est appelé Community Facility District (Mello-Roos District). Développé depuis 1982, ce dispositif autorise le financement de services publics spécifiques (écoles, infrastructures, accès routiers, adduction d’eau, ou aménagements esthétiques des abords des lotissements) dans des zones désignées par un emprunt obligataire dont le remboursement est à la charge exclusive des propriétaires habitant le district. La géographie de ce dispositif correspond globalement à celle de la production des lotissements planifiés.
Figure 1 – Community Facility Districts (Mello-Roos District) mis en place dans les juridictions locales (municipalités et census designated places), 2009
Sources : US Bureau of Census American Community Survey‑2011. National Historical Geographic Information, National Historical Information, 2012. California Debt and Investment Advisory Commission, 2009, “California Mello‑Roos Community Facilities Districts Yearly Fiscal Status Reports 2008‑2009”, CDIAC. Sacramento, CA, http://www.treasurer.ca.gov/cdiac/
18Le dispositif constitue une quasi-collectivité locale (on parle parfois de QUANGO, Quasi-Autonomous Non Governmental Organization), entité dans laquelle les propriétaires sont représentés et qui repose sur le principe utilisateur payeur, et sur l’anticipation de la valorisation du bien qui compenserait une levée fiscale supplémentaire. Il présente l’avantage d’être relativement transparent pour l’acquéreur qui est informé de ses obligations lors de l’achat. Mais ce dispositif présente l’inconvénient de rendre peu attractives à la revente des maisons situées dans des districts pour lesquels une dette “Mello‑Roos” court encore, avec pour conséquence un risque accru de dévalorisation relative de ces quartiers qui a causé une défiance des acteurs immobiliers vis-à-vis du dispositif. Cela n’a toutefois pas causé une désaffection massive pour le dispositif, dont l’encours de la dette courante est de l’ordre de 80,8 % en moyenne, avec une forte inégalité d’usage du dispositif selon les comtés (Tableau 1). Celui-ci est essentiellement mis-en-œuvre dans les comtés de Riverside, d’Orange et de San Diego en Californie du Sud où la dette courante représente entre 1,3 et 2,8 milliards de dollars, correspondant à un endettement par ménage significatif, comparé aux autres juridictions (4129 $ à Riverside, 2019 $ à Orange).
Tableau 1 – Capital emprunté et dette courant de type Mello‑Roos, pour les 10 comtés les plus endettés, années fiscales 1992-93 à 2010‑11
Comté
|
Capital financé
|
Dette courante
|
Dette cour.
|
Dette /ménage
|
Nb ménages
|
|
Millions $
|
Millions $
|
en % capital
|
$
|
2007-2011*
|
Riverside
|
3293,1
|
2778,7
|
84,4
|
4129
|
672896
|
Orange
|
2747,1
|
1993,0
|
72,5
|
2019
|
987164
|
San Diego
|
1569,2
|
1351,9
|
86,1
|
1270
|
1064048
|
Sacramento
|
1129,1
|
877,2
|
77,7
|
1717
|
510976
|
Placer
|
1001,1
|
812,8
|
81,2
|
6217
|
130736
|
San Bernardino
|
959,0
|
774,1
|
80,7
|
1293
|
598822
|
Los Angeles
|
942,6
|
786,6
|
83,5
|
244
|
3218518
|
San Joaquin
|
653,7
|
512,8
|
78,4
|
2409
|
212902
|
Contra Costa
|
364,4
|
230,3
|
63,2
|
621
|
370925
|
Yolo
|
303,1
|
266,5
|
87,9
|
3814
|
69860
|
Other
|
1910,2
|
1627,7
|
85,2
|
354
|
4596325
|
|
14872,7
|
12011,6
|
80,8
|
966
|
12433172
|
Sources: California Debt and Investment Advisory Commission (2011), California Mello‑Roos Community Facilities Districts Yearly Fiscal Status Reports 2010‑2011, (Sacramento, CA: CDIAC), 1280 p. [en ligne: http://www.treasurer.ca.gov/cdiac/]; *2007‑2011 American Community Survey 5 years estimate.
19Un second dispositif plus récent consiste à incorporer directement la valeur des équipements collectifs dans celle de la maison, mais c’est le promoteur qui procède à la levée des fonds. Reposant sur l’émission d’obligations à taux variable (float bonds), il s’agit d’un dispositif qui fait intervenir l’intermédiation financière : le promoteur lève sur les marchés financiers un capital représentant jusqu’à 12 % de la valeur des terrains à bâtir. Les fonds ainsi levés lui permettent de satisfaire les obligations qui le lient à la collectivité locale et qui ont été fixées lors de l’instruction du permis de lotir (subdivision map) en matière de fourniture d’équipements et d’infrastructures. Ce type d’instrument est mis en place dans le cadre d’un partenariat très étroit avec la puissance publique (le comté dans le cas des zones non-incorporées).
20Au final, cet emprunt à court terme par le promoteur est répercuté intégralement sur l’acquéreur, dans le prix du bien. L’équilibre du système repose sur la capacité du marché immobilier à absorber la hausse des prix liés à l’incorporation dans le prix de vente de l’ensemble des équipements réalisés. Le dispositif de financement des infrastructures repose donc in fine non plus sur des outils fiscaux (principe d’équité entre les populations) et sur de l’endettement public (solidarité inter‑générationelle), mais sur la capacité de financement des acquéreurs. Pour ceux dont la capacité de financement est la plus élastique, cette dépense sera consentie et fait partie du paradigme utilisateur-payeur dominant dans les principes d’aménagement états-uniens. Pour les plus modestes, n’ayant pas les moyens d’internaliser les coûts des services, il ne reste que la solution de parier sur la croissance infinie et irréversible des valeurs immobilières pour assurer la soutenabilité du système. Le consentement à la dépense repose alors sur une anticipation des futures plus-values pour les acquéreurs. Dans un contexte où les associations de propriétaires et la privatisation des infrastructures sont perçues comme un outil de protection des valeurs immobilières.
21Il s’agit d’un troisième niveau de contractualisation. En effet, les lotissements planifiés reposent sur une régulation contractuelle des relations entre copropriétaires destinée à protéger les valeurs immobilières, par le biais d’une gestion collective des infrastructures et équipements (routes, services de loisirs) et par le biais d’un maintien de l’homogénéité sociale du quartier opérée par une sélection implicite des acquéreurs [Le Goix et Vesselinov 2012, Le Goix 2007]. Cette adhésion collective à un mode de vie par contrat repose, une fois encore, sur un pari sur les valeurs immobilières : le prix de la gouvernance urbaine privée (notamment des frais élevés de copropriété) se justifiant par la garantie de l’investissement immobilier à long terme.
22Une hypothèse de travail consiste donc à considérer la valeur immobilière dans cette chaîne de l’investissement, et non plus seulement comme la variable qui traduit le marché de l’offre et de la demande.
23L’analyse de l’évolution des valeurs immobilières est à comprendre notamment dans cette perspective : dans les lotissements de la région de Los Angeles, les retombées de la crise du crédit hypothécaire (les crédit subprimes combinent des taux élevés et variables et une garantie hypothécaire sur le bien) sont au premier abord relativement ubiquistes dès 2008, puisque la majeure partie des marges de l’agglomération affichait des taux supérieurs à 6 %, et le seuil de 8,6 % (moyenne) est atteint et notamment dans les comtés de Riverside et San Bernardino, à l’Est de la région métropolitaine (Figure 2).
Figure 2 – Saisies hypothécaires (foreclosures) et logements vacants (2008) en Californie du Sud
Sources : US Bureau of Census American Community Survey‑2011. National Historical Geographic Information, National Historical Information, 2012. Neighborhood Stabilization Program. Revised 10‑20‑08. Methodology and Data Dictionary for HUD Provited Data (estimate)
24Analyser les valeurs immobilières sur une période de 30 ans passe par la cartographie de la distribution de celles-ci, en utilisant une discrétisation par déciles qui permet de comparer les effets de valorisation ou de dévalorisation qui interviennent localement (Figure 3).
Figure 3 – Le pouls des valeurs immobilières : 30 ans d’évolutions (1980‑2011)
Carte réalisée à partir de données au census tract, pour les recensements 1980, 1990 et 2000, complétées par l’enquête du American Community Survey 2006 2011, les variables détaillées (logement notamment) étant fournies désormais par le biais de cette enquête partielle, qui complète le recensement 2010. Les unités spatiales sont harmonisées, en utilisant la Neighborhood Change Database de Geolytics. Les valeurs 2006 2011 sont recalculées dans les unités spatiales de 2000 par une procédure de moyenne pondérée par la surface. Les prix sont corrigés de l’inflation et exprimés en dollars courants de 2011 (Bureau of Labor Consumer Price Index, http://www.bls.gov/data/inflation_calculator.htm*/). Une échelle unique, construite sur la base de déciles sur l’ensemble de la distribution statistique sur les quatre dates, permet de comparer visuellement l’évolution des prix
Sources: US Bureau of Census, 1980, 1990, 2000. American Communitu Survey – 2011.National Historical Geographic Information, 2012. Realbor.com (2008)-2010, BD ANR IP4, UMR Géogrphie-cités
25Corrigée de l’inflation, l’image rend bien compte de la structure polycentrique de la valorisation. Au centre de l’aire métropolitaine, les creux des valeurs tendent à se réduire fortement sur la période, par pulsation : une vague de valorisation progresse vers le centre de 1980 à 1990, avant de connaître un sérieux reflux en 2000 ; la progression des fortes valeurs vers le centre se généralise en fin de période. Les très faibles valeurs demeurent l’apanage des grandes périphéries de l’aire métropolitaine, avec toutefois des changements importants notamment dans le comté de Riverside et San Bernardino, où la trame discontinue et fragmentée de la suburbanisation impose progressivement une structure en manteau d’Arlequin des valeurs immobilières, qui tranche avec l’homogénéité des années 1980, à peine nuancée par la situation de l’oasis désertique de Palm Springs, à l’Est. Les zones de fortes valorisations ne connaissent, sur le littoral ou le piémont, aucune régression, et les valeurs continuent en termes relatifs d’y progresser.
26Les structures territoriales de valorisation ne se résument donc pas à la simple opposition entre le centre et la suburb, grille de lecture de la construction des inégalités. Le caractère polynucléaire des évolutions, et le rôle de la fragmentation spatiale de l’urbain, nécessite d’être éclairé, car cette dynamique des prix immobilier structure très directement les territorialités locales, entre territoires perdants et territoires gagnants d’une course à la valorisation immobilière.
27Afin de livrer une image plus juste, la figure 4 analyse l’évolution des prix médians entre 1980 et 2011 en résumant par une typologie les trajectoires moyennes de valorisation-dévalorisations empruntées par les différents quartiers depuis 30 ans. On observe successivement une phase de croissance importante des prix entre 1980 et 1990, une baisse relative entre 1990 et 2000 — la crise immobilière de la décennie n’étant pas complètement amortie au tournant du millénaire —, et une augmentation sensible des valeurs entre 2000 et 2010. Dans cette dernière phase, on constate que malgré la crise des supprimes, les valeurs 2010 sont en moyenne toujours supérieures aux valeurs 2000. On remarque une tendance à l’homogénéisation des prix sur la période 2000‑2011. La catégorie 2 (en partant du haut) rattrapant progressivement celle des trajectoires de très forte valorisation continue. Cette homogénéisation est en partie un artefact lié à la limitation à 1 millions de $ du seuil supérieur, la catégorie 2 s’approchant de ce seuil. On notera au contraire une tendance à l’augmentation des écarts relatifs entre valeur, notamment parmi les catégories de prix les plus modestes, quartiers qui connaissent une sensible dévalorisation relative.
28Une analyse des valeurs immobilières en fonction de la localisation des lotissements planifiés entre 1980 et 2010 met en évidence trois éléments, toutes choses égales quant à l’inflation. Tout d’abord, il y a bien une valorisation relative de l’ensemble des quartiers, ce qui semble en première analyse conforter les hypothèses les plus optimistes sur la bulle immobilière permettant de faire tenir la chaîne des contrats : l’acquisition d’un bien médian passe de 300 000 à 500 000 $ en 40 ans, entre 1970 et 2010. On peut considérer que cette valorisation globale est significative : elle est nettement supérieure à celle du revenu médian constant qui passe de 28 000 à 30 000 $ sur la même période. Ensuite, cette valorisation reste modeste, au regard des coûts induits, car un bien suburbain acheté en 2010 comprend en partie le prix des infrastructures et de leur entretien dans le prix immobilier, par le biais des dispositifs cités précédemment. Le bien des années 1970 reposait en totalité sur un financement des équipements par la fiscalité, à laquelle s’ajoutaient les frais de copropriété. Or, la fiscalité locale n’a pas disparu, et les coûts relevant des dispositifs de financement des infrastructures s’ajoutent à ceux pris en charge par la fiscalité (les services publics des municipalités minimales). Enfin, et de manière plus tranchée, on observe que dans 56,8 % des cas, les prix dans les lotissements sont — en termes relatifs — inférieurs à ce qu’ils étaient en 1980 : l’anticipation collective d’une valorisation future venant financer les différents dispositifs contractuels de la ville financiarisée est un pari risqué...
Figure 4 – Les trajectoires de valorisation ou de dévalorisation – prix médians des logements, par census tract 1980 - 2001.
Note : Typologie réalisée à partir d’une classification ascendante hiérarchique (distance euclidienne, méthode de Ward, r = 84,6) menée à partir des prix médians par census tracts harmonisés (Neighborhood Change Database, Geolytics). Chaque census tract est renseigné pour la valeur médiane pour chaque période censitaire. La classification permet de dégager des trajectoires exprimées en prix constants (diagramme de gauche) et en valeurs standardisées exprimant les évolutions relatives (diagramme de droite)
29En première analyse, il apparaît que la chaîne du pari sur la valeur immobilière est globalement défaillante, au-delà du choc conjoncturel des subprimes, car une part significative des zones de lotissements planifiés ne connaissent qu’une valorisation faible ou une dévalorisation relative. En d’autres termes, les régimes de financement du suburbain semblent, à quelques exceptions près, ne pas vraiment reposer sur un équilibre construit sur la stabilité et la progression des valeurs immobilières. Ces résultats – qui doivent être confirmés dans d’autres régions – mettent en évidence une vulnérabilité du modèle urbain fondé sur l’accumulation.
30Les enjeux relevés dans le régime de production de la suburbia repose en partie sur un sytème d’accumulation et d’anticipation. Le prix est en effet au cœur d’un système de construction du local qui dépend d’une macro‑structure financière reposant sur la circulation du capital, la captation de la rente foncière et l’investissement sur les marges suburbaines. La crise des subprimes a servi de révélateur de la puissance des logiques financières sur les évolutions sociales et économiques à court terme des quartiers. Le pari sur la valeur immobilière future des biens structure la gouvernance locale, avec des systèmes de relations contractuelles entre les promoteurs, les juridictions locales, les districts et les propriétaires, dont l’équilibre financier repose sur une hypothèse de croissance de la valeur immobilière du bien. Ces éléments, et notamment les outils de politiques publiques mis‑en‑œuvre (CFD, Float bonds, ou TIFs), mettent en évidence la transition vers un régime de production profondément ancré dans les logiques financières, dont le point saillant de ce régime est résumé par la captation de la rente foncière par la chaîne de l’intermédiation financière par le biais de ces outils.