1En 2009, la loi « American Clean Energy and Security Act » votée aux États-Unis pose comme objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Sous les administrations Bush puis Obama, l’idée d’une transition énergétique répondant à la fois au défi de la diminution de la dépendance vis-à-vis de fournisseurs étrangers et de la réduction de la production issue des ressources en hydrocarbure chemine au milieu d’intérêts et de pressions contradictoires [Billard & Chevalier 2012]. Cette réflexion engagée par les États-Unis sur la problématique de la reconversion énergétique renvoie en partie à la question des modes d’habiter des Américains, notamment à la question de l’étalement urbain (urban sprawl) et des modes de déplacement. La durabilité de la ville américaine ne peut se penser sans s’interroger sur la place de l’automobile individuelle et sur l’agencement métropolitain qui a favorisé, après la Seconde Guerre mondiale notamment, le déploiement d’immenses suburbs à la faible urbanité fonctionnelle et sociale.
2Ainsi, cette problématique de la transition énergétique se conçoit également par une remise en cause du modèle urbain longtemps articulé sur le couple voiture/maison individuelle. Ghorra-Gobin [2010, p. 34] pose ainsi simplement la question : « n’est-il pas impératif, à l’occasion d’un réinvestissement en faveur d’infrastructures lourdes, de se donner les moyens de réagencer le tissu urbain de manière à réduire son empreinte écologique et celle de l’habitant tout en contribuant à renforcer son attractivité ? ». Le Texas est aujourd’hui le premier État producteur d’énergie éolienne aux États‑Unis mais se positionne aussi comme un État leader en matière d’aménagement de réseau de transport en commun en site propre, une tendance qui s’accompagne également au sein de certaines aires métropolitaines (Dallas, Houston…) d’une remise en cause du modèle morphologique et sociétal suburbain. Après avoir réaffirmé la prégnance de l’automobile dans la fabrique urbaine, depuis la Seconde Guerre mondiale notamment, nous expliquerons en quoi le déploiement des transports en commun en site propre semble imposer un nouveau modèle d’habiter la ville états‑unienne. L’analyse du cas de Dallas, et en particulier du quartier desservi par la station de Mockingbird, offrira ainsi un exemple concret de partenariat public-privé introduisant une plus-value qualitative en termes de densification urbaine : néanmoins, cette approche empirique permettra de soulever certaines limites, tant financières que fonctionnelles, attachées à ces opérations de renouvellement urbain.
3En 1939, dans le cadre de la New York World’s Fair, environ 25 millions de visiteurs vont se presser pour découvrir au sein du pavillon sponsorisé par General Motors une représentation de la ville du futur baptisée « Futurama ». Cette exposition, qui s’étend sur 4040 m2 (un acre), est constituée de 500 000 bâtiments, d’un million d’arbres de 15 essences différentes, de 50 000 véhicules dont 10 000 se déplacent sur un système autoroutier imaginaire. Les voies express (highways) assurent la liaison rapide ville-campagne sous la forme d’autoroutes à 14 voies automatiques (voitures guidées au sol). Futurama prophétise ainsi une utopie urbaine américaine régulée par une technologie de pointe, témoignant également d’une nouvelle façon d’envisager la planification urbaine en positionnant l’automobile au cœur du projet d’aménagement. Parmi les différentes anticipations envisagées, Futurama marque un changement du régime scopique porté sur la ville américaine. Sise dans la ville symbole de la verticalité et de la densité, cette exposition utilise une maquette et des dessins futuristes pour amener le public à imaginer la forme que pourrait prendre une ville horizontale dans laquelle la civilisation américaine se réinventerait. Futurama révèle les potentialités de ce qui pourrait devenir une civilisation automobile (Motor Age). Les liaisons autoroutières permettent, dans les nouvelles conditions de circulation rêvées par Geddes, d’irriguer ces nouveaux espaces urbains qu’il est désormais possible d’aménager sur des étendues cinq ou six fois plus vastes qu’auparavant, tout en gardant un temps de trajet similaire pour accéder au centre-ville. Selon Geddes lui-même, « depuis la naissance de la civilisation, les transports ont été la clé du progrès humain, de la prospérité, de la joie et ce de manière évidente et radicale quand les routes ont remplacé les sentiers indiens » [Geddes, commentaires audio, 1939, cité par Codgell, 2000, p. 230]. Geddes a concentré sa réflexion sur la décongestion du système routier. Il conçoit ainsi le déploiement des motorways comme une solution possible pour faciliter la circulation rapide des véhicules, à l’intérieur comme à l’extérieur des espaces métropolitains. À l’instar de nombreuses utopies technicistes, la fluidité obtenue grâce à la mise en réseau est présentée comme la clé du progrès : « l’exposition offre une fantastique démonstration visuelle que le progrès dans les transports est inséparable des progrès de la civilisation » [Communiqué de presse de General Motors, cité par Codgell, 2000, p. 230].
4L’exposition présentée par Geddes au cours des années 1930 montre comment le mariage de la ville classique et de la puissance industrielle peut apparaître à certains observateurs comme un échec. Il est temps pour eux de passer d’un aménagement des villes à un aménagement plus large de l’espace, d’échelles régionale et nationale : l’urbanité, pour s’épanouir, doit se distendre. Dans ces conditions, les potentialités offertes par les nouveaux moyens de circulation, l’automobile en particulier, méritent d’être pleinement exploitées. Au milieu des années 1930, 25 millions de voitures circulent déjà aux États‑Unis, soit six fois plus par habitant qu’en Angleterre et douze fois plus qu’en Allemagne. Le premier centre commercial régional (Regional Mall) est inauguré en 1922 et le premier échangeur autoroutier en 1930, dans le New Jersey. L’exposition Futurama ne propose pas une rupture radicale par rapport à l’existant. Le modèle se présente plutôt comme l’anticipation plausible de ce que la civilisation automobile pourrait apporter à la ville américaine.
5Dès 1944, dans le prolongement direct des propositions avancées dans Futurama, le Congrès s’adosse à cette idée d’une entrée dans l’ère de l’automobile [Codgell 2000] pour concevoir une organisation du territoire états-unien, à la fois métropolitain et inter-métropolitain, fondée sur un réseau dense d’autoroutes. Il lance le premier plan d’aménagement autoroutier national en 1944, actualisé en 1956 par le Federal Aid Highway Act qui entérine la construction de 70 000 km d’autoroutes, de routes nationales et locales supplémentaires. En quelque sorte, Futurama s’apparente à une forme prémonitoire : en 1950, les États‑Unis comptent 40 millions de véhicules, 62 millions en 1960 [Billard & Brennetot 2013].
6La naissance des Metropolitan Planning Organizations (MPO) en 1973, sous l’impulsion de l’État fédéral, va doter chaque aire métropolitaine de plus de 50 000 habitants d’une agence dont l’activité primaire sera de développer les réseaux de transports (principalement autoroutiers) à l’échelle de l’agglomération [Billard 2009]. Cette injection de fonds fédéraux légitime un peu plus un modèle de croissance dans lequel l’extension massive des lotissements (mater planned communities) en périphérie, soutenue par le déploiement des voies rapides de circulation, contribue à étirer considérablement le tissu urbain. En 2010, l’US Census estime que 230 millions de véhicules (voitures + minivans) circulent aux États‑Unis. Sur les 71,8 millions de navetteurs, 81,9 % utilisent seul leur voiture pour se rendre au travail pour un temps de trajet domicile/travail de 26 minutes et une distance de 30 km en moyenne ; en comparaison, dans les aires urbaines françaises, la distance moyenne parcourue par les actifs travaillant hors de leur commune de résidence est de 25 km, pour une durée de trajet oscillant entre 30 et 37 minutes [données INSEE 2006]. Néanmoins, certains chiffres témoignent de situations particulièrement symptomatiques de la dépendance à l’automobile aux États‑Unis : 1,7 million d’Américains passent plus de 90 minutes le matin pour se rendre au travail.
7Ainsi, le modèle urbain porté par Geddes est intéressant à remettre en perspective car le débat contemporain sur la ville durable se focalise sur l’idée de compacité et de densification du bâti, la ville éclatée étant presque systématiquement présentée comme un modèle de ville insoutenable [Berque 2002, 2010]. Lutter contre l’usage de l’automobile, c’est aussi proposer une alternative urbanistique au modèle suburbain. Une piste aujourd’hui est largement explorée par de nombreuses agglomérations (San Diego, Portland, Houston, Jacksonville…) : la densification et la diversification fonctionnelle des espaces voisins des stations de métro et de tramway. Selon Hamman [2011, p. 13], la réflexion et les réalisations de réseaux de transport en commun « doivent être perçues comme des actions à dimensions multiples visant à (re) façonner la ville et/ou une agglomération, suivant une combinaison variable de plusieurs référentiels (environnemental, social, économique…) ».
8En 2010, sur les 4416 stations de métro ou de tramway, environ 1580 sont concernées par un projet TOD (Transit-Oriented Development) dans une cinquantaine d’aires métropolitaines états-uniennes. Même si la récente crise des subprimes a freiné le développement immobilier général aux États‑Unis depuis 2007‑2008, ce type d’opérations relativement nouveau apparaît attractif aux yeux des promoteurs. Cette stratégie foncière se présente comme l’un des chevaux de Troie d’un mouvement plus global (Smart Growth), visant notamment à la densification et à la création de nouvelles centralités urbaines dans des métropoles américaines en proie à l’étalement urbain [Billard 2010].
9D’un point de vue générique, un projet reprenant les principes du Transit-Oriented Development s’articule géographiquement autour d’une station de métro, de tramway ou de train, généralement connectée à une voire plusieurs lignes de bus (principe d’interconnexion des réseaux de transport de masse). Ce caractère de transit multimodal est souvent renforcé par la présence de parking-relais permettant un transfert de charge. Autour de ce point nodal, une zone d’environ 400 m. de rayon est ciblée pour accueillir les opérations immobilières les plus denses (core area). La plupart des municipalités appliquent une régulation foncière dans ces core areas autorisant la construction d’immeubles de grande hauteur à vocation tertiaire et résidentielle. À côté des tours d’affaires et résidentielles, les commerces de détail, restaurants, cafés, cinémas et parfois les crèches ou bibliothèques, voire les bâtiments administratifs, complètent le caractère multifonctionnel de cet espace central. Du fait de la densité et la diversité des fonctions, la priorité est donnée aux cheminements piétonniers. La qualité du design et du mobilier urbains, de l’éclairage, de l’aménagement des trottoirs et des places doit contribuer au retour d’un urbanisme de rue favorisant les interrelations sociales. Au-delà de ce core area, l’occupation des sols est généralement moins dense dans un périmètre compris entre 400 et 800 m. de la station de transit. Bien que la diversité de l’utilisation des sols soit maintenue, les densités constructibles ont tendance à décroitre afin d’assurer une transition douce vers des quartiers périphériques présentant parfois un profil résidentiel de maisons individuelles.
10En théorie, ce type d’opération immobilière est porteur de nombreux bénéfices pour la collectivité. Tout d’abord, les TOD ont pour vocation de favoriser l’usage des transports en commun en facilitant les connexions entre les réseaux et en offrant une proximité entre la station et une offre de services et de commerces. Logiquement par effet de balancier, la hausse des usagers des transports en commun et la concentration de commerces, bureaux et logements doivent faire diminuer la congestion automobile et les accidents de la circulation. Ceci participerait, ensuite, à une échelle macro à la lutte contre l’émission des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique. Au niveau de l’aménagement urbain en lui-même, ce sont des arguments autour de l’amélioration de la qualité de vie qui sont avancés : moins de stress, plus d’espaces porteurs de socialisation et d’échanges communautaires, un cadre de vie valorisé et valorisant… Les supporters des principes des TOD reprennent ainsi la rhétorique néo-traditionaliste déjà portée par les défenseurs du new urbanism, en vogue depuis le milieu des années 1990 aux États‑Unis. Enfin, pour les municipalités, les TOD représentent une chance de retour sur investissement dans un premier temps, puis de consolidation de la revalorisation foncière à moyen et long termes.
11Les opérations labellisées TOD ne se contentent pas de reproduire un modèle morphologique de ville compacte. Elles représentent souvent pour les municipalités une opportunité de mobiliser un outil financier spécifique d’encouragement à l’investissement foncier. Appelé Tax Increment Financing (TIF), ce processus conduit les communes à mobiliser les plus-values fiscales issues de la revalorisation des zones voisines des stations de transport en site propre afin de financer des projets immobiliers qui vont eux-mêmes accélérer l’aménagement de ces mêmes zones. Un TIF District est un quartier à très faible rente foncière à l’origine, dans lequel un gouvernement municipal va opérer un financement spécifique en s’appuyant sur la hausse des recettes fiscales inhérentes à l’amélioration progressive du cadre urbain. Dans le cadre d’un TOD TIF District, une municipalité a consenti de lourds investissements pour financer l’aménagement des stations de métro ou de tramway, parfois dans des zones dégradées ou en friche. Ces fonds publics permettent dans bien des cas d’augmenter la rente foncière de la zone, en la rendant plus attractive pour le marché immobilier. La valeur et l’occupation des sols progressant, les revenus fiscaux issus de l’impôt sur la propriété (Property Tax) ont tendance à augmenter eux-aussi. Le surplus de recette fiscale entre l’année n et n+1 n’est pas reversé dans le budget municipal global mais est affecté à des projets visant à favoriser encore le développement du TOD TIF District. Selon un principe d’effet levier, les premiers fonds publics investis doivent générer des recettes fiscales supplémentaires qui aideront au financement de nouveaux projets immobiliers, permettant ainsi de pérenniser la hausse du volume de taxes collectées, elles-mêmes réinjectées dans le processus. Elément financier stratégique de cette politique, la commune n’a pas à faire l’avance des fonds alloués : elle rembourse les investisseurs immobiliers a posteriori si les ressources fiscales sont suffisantes. Ce sont donc ces derniers qui assument le risque si le processus de revalorisation foncière échoue ou n’atteint pas le niveau escompté. Généralement, l’instauration d’un TIF District est effective pour une période d’une vingtaine d’années.
12En décembre 2008, la ville de Dallas a voté l’instauration de plusieurs TOD TIF Districts le long des lignes du DART light rail (réseau métropolitain de transport en site propre, cf. figure 1) pour encourager le développement commercial et résidentiel. Ce zonage fiscal spécifique permet à des développeurs privés de bénéficier de fonds publics sous certaines conditions. En effet, la municipalité n’octroie le versement de ses aides que bien après la signature du procès‑verbal d’achèvement des travaux. De plus, le passage devant une commission, en amont du projet, détermine l’éligibilité de chaque projet selon des critères propres à chaque ville. Dans le cas de Dallas, l’obtention d’un financement ne porte pas sur la totalité de la construction mais sur les investissements permettant une amélioration de la qualité des espaces publics (piétonisation, lumières, aménagement de trottoirs, mobilier urbain, structures de captage des eaux de pluie…), la reconversion de friches (démolition, décontamination..) ou encore la réhabilitation de bâtiments historiques. Les surcoûts inhérents à des études environnementales poussées, au montage de projets de hautes densités ou encore au recours à des cabinets d’architectes ou d’urbanistes spécialisés sur les opérations TOD sont également pris en charge dans le cadre de la politique TIF.
Figure 1 – Le light rail train au cœur des quartiers centraux de Dallas
Cliché G. Billard, 2010
13Des dix-sept TOD TIF Districts établis par la municipalité de Dallas, celui de Mockingbird Station est incontestablement l’un des plus aboutis à ce jour. Située à 7 km au nord-est du centre-ville de Dallas, le long de la highway 75, la station est desservie à la fois par les Red et Blue Lines, reliant le centre-ville de Dallas respectivement à Plano (Nord) et Garland (Nord‑Est). Le développement immobilier des 16 000 m2 coincés entre l’autoroute et la station a débuté dès 1997 avec l’initiative d’un promoteur local (Ken Hughes) qui avait racheté l’usine en friche de la firme Southwestern Bell. Fervent défenseur de la diffusion des transports urbains de masse et sensible à la problématique de la densification urbaine, il développe alors le premier projet TOD à Dallas avec l’aide d’un cabinet d’architecture de Baltimore (RTKL) et d’un bureau d’études local (Enviro Design) spécialisé dans l’aménagement paysager. En 2001, le site comprenait déjà 211 appartements (lofts), 16 500 m2 de surface commerciale, 14 000 m2 de bureaux, 1 600 places de parking, des restaurants, des cafés et un cinéma indépendant de 8 salles. En 2006, reprenant à son compte cet embryon de revalorisation urbaine, la municipalité a décidé de faire évoluer le zonage d’une aire s’étendant sur un rayon de 400 m. autour de la station. L’objectif était double : permettre une densification et une multifonctionnalité du foncier à proximité de la station et favoriser ainsi les investissements dans le cadre de l’instauration du futur TOD FIT District (cf. figure 2).
Figure 2 – Le plan de zonage du TOD TIF District de Mockingbird Station
Sources : City of Dallas 2010 ; Google Earth 2009. Carte : G. Billard, ESO‑Le Mans
14Il s’agissait également de fixer un périmètre au-delà duquel les maisons individuelles détachées ou mitoyennes ainsi que les petits immeubles résidentiels (R+1, R+2) ne seraient pas menacés par l’avancée du front de densification. Une stratégie nécessaire afin de se prémunir de possibles contentieux (mouvement NYMBISTE) avec les résidents des quartiers antérieurs au TOD. Ce zonage anticipe aussi la construction de la future bibliothèque nationale dédiée au Président Georges W. Bush, sur les terrains à l’ouest de la highway 75.
15En 2010, plus de 55 000 m2 sont développés dans le cadre du projet de Mockingbird Station TOD, en grande partie sous le contrôle de la firme new yorkaise Real Estate Capital Partners ; 98 % des espaces immobiliers sont aujourd’hui occupés. Dans une aire de 800 m autour de la station se concentrent désormais une population de 4 700 résidants, 7 600 emplois et 90 magasins. Bien entendu, ce sont surtout les aménagements à l’ouest de la station qui marquent les esprits : les silhouettes des immeubles résidentiels et de bureaux d’une vingtaine d’étages tranchent avec l’horizontalité habituelle du paysage urbain dans ce secteur pourtant péricentral (cf. figure 3).
Figure 3 – Le profil dense du TOD TIF District de Mockingbird Station
Cliché G. Billard, 2010
16Le mobilier urbain, la place importante laissée aux piétons, la multifonctionnalité de l’usage des sols sont également des éléments très caractéristiques de la philosophie portée par les projets TOD. Dans ce sens, Mockingbird Station se singularise indéniablement par rapport à d’autres quartiers n’ayant pas subi de développement foncier particulier le long de cette même Red Line. Comme le souligne Walker (2012), l’un des besoins les plus urgents est d’aider les ménages et les chefs d’entreprises à faire des choix intelligents concernant l’implantation des logements et des emplois en fonction des transports de masse. Cependant, comme le démontre l’analyse du cas de Dallas, la diffusion d’un urbanisme dense en périphérie des lignes de tramways ou de métro montrent quelques limites.
17À Dallas, l’extension du réseau de transport de masse semble devoir soutenir le développement des opérations urbaines de type TOD. En 2009, les stations du DART (Dallas Area Rapid Transit) labélisées TOD avaient déjà capté sept milliards de dollars d’investissements privés dans l’immobilier et l’aménagement urbain. La construction de la seule station de Mockingbird avait coûté 50 millions de dollars mais a généré des investissements privés à hauteur de 150 millions de dollars, soit un ratio de 1 pour 3. Le montant des travaux de la troisième ligne DART (Nord‑Ouest/Sud‑Est) s’élève à 1,4 milliard de dollars (pour moitié financée par le gouvernement fédéral) et 15 stations supplémentaires vont sortir de terre dans la banlieue. Les projections financières montrent que, d’ici 5 ans, cette construction et le prolongement de certains tronçons de ligne vont générer environ 4 milliards de dollars d’activités économiques supplémentaires à l’échelle régionale (Clower, Weinstein, 2009) ; de quoi remettre en cause le modèle de développement des corridors autoroutiers, d’autant plus que le modèle TOD rejoint aujourd’hui les aspirations résidentielles post-subprimes : la demande en logements locatifs – de fait souvent des appartements plus proches des centralités urbaines – s’oppose directement à la logique pre‑subprimes reposant sur la recherche de maisons en accession dans le suburbain.
18Indirectement, la crise de subprimes s’avère être une alliée non négligeable dans la diffusion des opérations TOD aux États‑Unis. En effet, entre 1995 et 2005, le nombre de propriétaires aux États-Unis avait augmenté de 10,7 millions, soit la plus importante progression de toute l’histoire sur une période de dix ans [US Census 2008]. Cependant, pour le seul mois de juillet 2008, chaque jour, 8 000 propriétaires se sont retrouvés face à une nouvelle procédure de saisie [Blank 2008]. À l’inverse, pour la seule année 2008, la croissance du nombre de locataires se hissait à + 2,8 % alors que le taux des quatre années précédentes ne dépassait pas + 0,7 % par an [Center for Housing Studies, Havard University].
19Bien que le marché locatif soit affecté par la faillite de nombreux propriétaires-bailleurs (1/5e des procédures de saisies en 2008), les opérations combinant logements, bureaux et commerces dans des petits collectifs devraient, vraisemblablement, plutôt mieux résister à la crise immobilière. La diversité des investisseurs sur ce type de produit immobilier, particulièrement prisé dans les politiques de type TOD, et la course des ménages à la réduction des coûts de transport devraient permettre de stabiliser la construction et de développer l’offre de logements locatifs. La crise actuelle ayant également considérablement réduit la demande foncière et diminué les coûts de construction, une marge de manœuvre supplémentaire existe pour la mise sur le marché de logements collectifs. Contrairement au marché classique, la demande reste élevée, les capitaux sont disponibles et les municipalités consentent des exonérations de taxes importantes pour les promoteurs [Bitar 2008].
20Pour autant, la densification par de petits collectifs (R+3, R+4, R+5), certes préférable à la maison individuelle, sera sans doute insuffisante face à la pression résidentielle dans certaines métropoles, notamment dans la Sunblet. Une enquête de l’American’s Center for Transit-Oriented Development [http://ctod.org/] avait déjà montré en 2004 que 71 % des ménages les plus âgés désiraient vivre à proximité (walking distance) d’une station de transports en commun ; selon les mêmes sources, d’ici 2030, la moitié des ménages rechercherait un logement dans une zone TOD. Néanmoins, en raison de leur faible emprise foncière, les TOD ne peuvent supporter seuls la demande en logements, surtout que certains observateurs dénoncent déjà le caractère sophistiqué (condominium privés, commerces haut de gamme) et les prix trop élevés des logements dans les périmètres des stations de métro ayant subi de lourdes opérations d’aménagements urbains privés. À Dallas, entre 1997 et 2001, la valeur médiane des logements a déjà augmenté de 32 % à proximité des lignes DART contre 20 % dans d’autres quartiers. Le constat est similaire dans le secteur de l’immobilier d’affaire où le prix des bureaux a connu une hausse de 24 % à proximité des stations, une progression de 13 points supérieure au reste de l’agglomération. Les TOD n’échappent pas à la règle : difficile en l’absence de régulation publique de freiner la spéculation immobilière et donc de donner une réalité au principe de mixité sociale.
21Un dernier point crucial reste en suspens : les Américains sont-ils prêts culturellement à lâcher leur voiture ? Si 62 % des résidant de Dallas apprécient le light rail train, seuls 4,4 % d’entre eux l’utilisent pour aller travailler. L’augmentation du coût de l’essence (0,65 euro/litre de Sans Plomb aujourd’hui contre 0,43 euro en moyenne en 2000) ne modifie guère les comportements de transfert modal vers les transports en commun. Seuls 5 % des actifs qui pratiquent les migrations pendulaires aux États-Unis utilisent les transports en commun [US Census, 2010]. Lorsque ceux‑ci ne sont pas en site propre, abandonner sa voiture semble encore plus difficile. L’étude menée sur Dallas comparant le différentiel entre l’usage de la voiture et des transports en commun montre qu’au‑delà d’un périmètre de 5 km depuis les quartiers centraux, il faut au moins 30 à 40 minutes de plus pour rejoindre en bus le centre-ville depuis la périphérie (cf. figure 4). Dans certains secteurs suburbains, l’écart de temps de trajet entre l’usage de l’automobile et des transports collectifs peut dépasser l’heure. Même si le calcul se fait pour l’instant sans tenir compte des ralentissements de circulation, seuls les usagers empruntant le light rail train ont un temps de trajet pratiquement équivalent entre la voiture et les transports en commun.
Figure 4 – Le différentiel de temps entre l’utilisation de l’automobile et les transports en commun pour se rendre au centre de Dallas
S.A, AW, ESO Le Mans, CNRS, université du Maine
22Même si l’administration Obama soutient financièrement le développement des systèmes de transports en commun et de Transit-Oriented Development (Transportation Bill, Moving Ahead for Progress in the 21st Century, juillet 2012), il n’en reste pas moins que la lutte contre l’étalement urbain et l’usage de la voiture individuelle passe par une maîtrise complexe et multifactorielle de la croissance urbaine. Outre la question des transports, cette croissance intelligente (smart growth) repose sur une notion de ville compacte dans laquelle la densification, la diversification fonctionnelle et la mixité sociale des quartiers peuvent ouvrir la voie d’une nouvelle configuration urbaine aux États-Unis (figure 5). D’un point de vue urbanistique, le modèle TOD ne relève pas d’une démarche innovante, et encore moins utopique, mais simplement d’une mise en interaction de normes (densification, localisation…) et de principes (piétonisation, diversification fonctionnelle…) déjà observables par exemple dans le mouvement du new urbanism, courant également très populaire aux États‑Unis [www.cnu.org/resources/publications/les-principes-du-nouvel-urbanisme-2007]. Néanmoins, par son caractère à la fois coercitif et collaboratif, le modèle TOD impose une mise en synergie des acteurs (de l’État fédéral aux investisseurs privés en passant par les agences de planification métropolitaine et les municipalités) qui peut s’imposer comme un mode de gouvernance à même de générer des réponses politiques pertinentes et durables face à la double contrainte culturelle et environnementale (pic oil , gaspillage foncier, pollution…) que représente la suburbanisation. Sans pour autant surestimer l’impact structurel des aménagements TOD, les faibles taux de vacance et la spéculation observés dans les opérations en cours, (Dallas, San Diego…) démontrent que celles-ci répondent déjà en partie à une demande sociale.
Figure 5 – Schéma de la ville compacte respectant les principes du smart growth