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États-Unis : dynamiques économiques, crise et territoires

The United States: economic dynamics, crisis and territories
Laurent Carroué
p. 125-137

Résumés

La Grande Dépression a fortement fragilisé les bases économiques, géopolitiques, géostratégiques et territoriales de la puissance étatsunienne aux échelles mondiale et nationale. Si les systèmes financier et immobilier semblent stabilisés, la situation demeure très fragile comme le montrent l’explosion de la dette publique ou la révolution du gaz de schiste. On doit se demander si, à plus long terme, les réponses apportées ne sont pas une impasse face aux enjeux productifs, sociétaux, urbains et territoriaux du pays.

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Texte intégral

1Ouverte à la fin de l’année 2006 par le recul des prix de l’immobilier, la Grande Dépression débouche sur un effondrement du système financier puis sur une crise économique et sociale d’une ampleur séculaire. Multiforme, cette crise fragilise durablement le pays. Elle oblige à repenser l’ensemble des paradigmes géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques fondant la super- puis l’hyper‑puissance américaine et ses bases et articulations territoriales, en interne et dans le monde. En cela, elle signe véritablement l’entrée dans le xxième siècle [Carroué 2008, 2013].

2Elle clôt en effet une séquence historique ouverte dans le milieu des années 1970 qui vit le capitalisme nord-américain, alors en grandes difficultés (échec au Viet‑Nam, montée des revendications tiers-mondistes, influence de l’URSS…), reconstruire les bases de son hégémonie mondiale autour de trois piliers : une révolution idéologique, politique et sociale néoconservatrice et néolibérale qui fait éclater tous les héritages keynésiens et les compromis sociaux des Trente Glorieuses, une révolution géoéconomique fondée sur la construction d’un nouveau régime d’accumulation financière qui entraine une financiarisation sans précédent de l’économie et, enfin, une nouvelle guerre froide et une surmilitarisation des vecteurs de la puissance (« guerre contre le terrorisme » des présidences Bush). Ces choix stratégiques vont profondément remodeler pendant quatre décennies l’organisation spatiale du pays, guider ses trajectoires territoriales et recomposer les articulations systémiques entre espaces, économies et sociétés [Leriche 2012].

3En ce printemps 2014 et après sept longues années de crise, où en sommes-nous ? Si l’intervention massive de l’État et une mobilisation exceptionnelle de la puissance publique ont permis de sauver les marchés financiers et les grands groupes automobiles et de stabiliser les marchés immobiliers, la situation demeure fragile et dégradée. Globalement, l’économie et la société demeurent en convalescence. Malgré l’élection pour un premier – en novembre 2008 – puis second mandat présidentiel – en novembre 2012 – du démocrate Barak Obama, aucune des questions structurelles à l’origine de la crise n’est réglée du fait de son caractère systémique qui associe économie, finance, urbanisation, société et territoire.

1. Crise et recomposition : la fin d’un cycle historique séculaire

1.1. Le système hégémonique de l’hegemon en crise : vers un frugal superpower ?

4Les États‑Unis ont été confrontés à une crise systémique qui doit être étudiée par les géographes dans ses dimensions géoéconomiques, géopolitiques, géostratégiques et territoriales. Trois principaux facteurs sont identifiables.

5Premièrement, en 2006/2008, la crise du nouveau régime d’accumulation financière s’est traduite par un effondrement du système financier et son nécessaire sauvetage par l’État. Entre 2007 et 2011, les dépréciations des seuls actifs bancaires se montent ainsi à 2 025 milliards de dollars. C’est ainsi que sur les 400 milliards de dollars mobilisés par le Troubled Asset Relief Program (TARP) lancé en 2008, 238 milliards ont été consacrés au sauvetage de 700 banques et 146 milliards au sauvetage des groupes de refinancement immobilier Fannie Mae et Freddie Mac.

6Imposé au monde par les États-Unis dans les années 1970/1980 au profit de Wall Street et des grandes banques d’affaires, ce régime d’accumulation fut et demeure en effet un des piliers de la nouvelle phase de la mondialisation et de la puissance mondiale des États-Unis, en déployant cependant en retour un modèle de croissance insoutenable car rentier, instable et spéculatif. Ces quinze dernières années, la finance a représenté 36 % des profits totaux des firmes étatsuniennes, en montant même à 59 % en 2002, un montant exceptionnel pour un grand pays développé témoignant de l’hypertrophie de la sphère financière. Si avec la crise il tombe à 8 % en 2008, il remonte à 36 % des profits en 2012 grâce à la mobilisation sans précédent de l’État et de la FED. Au total, les profits de l’ensemble des entreprises après impôts atteignent en 2013 des sommets inégalés depuis 1947 en représentant 11 % du PIB. Ces résultats dopent en retour la capitalisation boursière : alors que la capitalisation boursière s’effondre à 35 831 milliards en 2008 au cœur de la crise, elle est remontée à 63 400 milliards de dollars en décembre 2013, atteignant ainsi un sommet historique jusqu’ici là encore inégalé.

7Deuxièmement, la crise est aussi politique et idéologique avec la crise des fondements de la révolution conservatrice et néolibérale déployée à partir des années 1970 et généralisée dans la décennie 1990 par les Républicains qui aboutit aux États‑Unis à une profonde refonte de l’État et de la société et à une explosion des inégalités. On demeure en particulier frappé par le recul des capacités de séduction du soft power nord-américain sur une large partie de l’opinion publique mondiale d’un côté et par l’importance internationale prise par le scandale des écoutes de la NSA (National Security Agency), dont le siège – à Fort Meade – est situé dans la banlieue de Washington, révélées par le consultant Edward Snowden en 2013.

8Enfin, troisièmement, la superpuissance nord-américaine doit faire face à une crise plus générale de son impérium géopolitique et géostratégique, qui seul permettait une telle domination économique et financière. Comme l’illustrent les échecs irakien ou afghan, les tensions avec la Syrie, la recherche d’un nouveau compromis avec l’Iran et le basculement vers l’Asie de leur dispositif géostratégique afin de contrer autant que faire se peut l’affirmation croissante de la Chine, Washington est confronté à un changement de paradigme des modèles de développement et de structuration des équilibres mondiaux géopolitiques dans le cadre d’un monde toujours plus polynucléaire [Carroué 2009, 2013].

9L’affirmation de nouvelles puissances aux ambitions mondiales (Chine, Russie, Brésil, Inde) ou régionale (Afrique du Sud, Turquie, Arabie saoudite…) reconfigure rapidement les champs de polarité de l’espace mondial. Ces processus alimentent en retour de nouvelles revendications géopolitiques concernant la structuration institutionnelle de la gouvernance mondiale jusqu’ici largement organisée et dominée par Washington (cf. passage du G7 au G20, refonte du FMI et de la Banque mondiale, blocage des négociations à l’OMC…). C’est dans ce contexte qu’émerge ces dernières années le concept de frugal superpower dont le projet est, tout en maintenant au mieux les anciennes logiques hégémoniques, de mieux adapter les objectifs stratégiques aux moyens disponibles. C’est dans ce contexte que doit être analysée la question de l’avenir des budgets militaires. Après avoir atteint un niveau exceptionnel en 2010 (813 milliards de dollars 2009), la Présidence Obama a engagé un processus de réduction progressif de celles-ci pour les années à venir. Pour autant, avec plus de 45 % des dépenses militaires mondiales, le complexe militaro-industriel états-unien demeure un vecteur central de l’affirmation de la puissance du pays et de l’organisation des dynamiques régionales.

1.2. Révolution néoconservatrice, dynamiques territoriales et retournement spatial

10Les quatre à cinq décennies de la révolution néoconservatrice se sont accompagnées de profondes transformations territoriales. L’essor d’une société et économie d’endettement généralisée et financiarisée s’est accompagné d’un boom immobilier spéculatif qui a profondément marqué de son empreinte la croissance périurbaine et urbaine du pays selon des modèles de plus en plus ségrégés. La surmilitarisation du pays, trop largement ignorée ou sous-estimée par de nombreux spécialistes, et l’excroissance du complexe militaro-industriel (57 % recherche‑développement) se sont traduites par le dopage économique et technologique du croissant périphérique méridional. À l’inverse, la crise des industries traditionnelles, largement liée au redéploiement du capital industriel nord-américain dans le cadre de la mondialisation, a fortement fragilisé les bases productives du vieux Hearthland, en particulier des Grands Lacs et du Mideast, puis les industries tayloriennes des espaces de déconcentration du Centre-Est et du Sud-Est du pays [Zaninetti 2012].

11L’ensemble de ces processus s’est traduit par une puissante réorganisation interne des bases économiques et productives à travers de ce que l’on peut qualifier de « retournement spatial ». On a assisté en effet à une captation croissante de la dynamique économique par les Suds, c’est-à-dire le Sud‑Ouest et la façade Pacifique, au détriment relatif du vieux Heartland. Comme l’indique sur la longue durée la géographie du produit national brut (tableau 1) les Suds passent de 38 à 52 % du PIB national en quarante ans alors que l’Hinterland garde son rang tandis que le Heartland recule de plus de la moitié à 37 % de l’économie nationale.

12Entre 2006 et 2013, le processus de recomposition spatiale s’accélère du fait des fortes différences de trajectoires entre les grands blocs régionaux, les États fédérés et les comtés durant la crise et lors de la sortie de crise actuelle. Les Suds polarisent 31 % de la croissance économique nationale devant la façade Pacifique (23,5 %) contre seulement 18,5 % pour la Mégalopolis et 9 % pour la Manufacturing Belt des Grands Lacs. Ces différenciations s’expliquent par les spécialisations sectorielles et fonctionnelles des différents systèmes productifs d’un côté, par la situation du marché immobilier et du bâtiment de l’autre. Si la Californie demeure au 1er rang pour le PNB, le Texas dépasse aujourd’hui l’État de New‑York et la Floride l’Illinois.

Tableau 1 – Les basculements des territoires par grandes régions : le produit national brut ( % national)

1963

1970

1980

1990

2000

2006

2013

Différence
( %)

Sud-ouest

23,3

25,24

29,96

29,87

31,71

33,23

33,7

+ 10,4

Pacifique

14,82

14,85

16,61

18,37

18,22

18,7

18,5

+ 3,68

Les Suds

38,12

40,09

46,57

48,24

49,93

51,93

52,2

+ 14,08

Rocheuses

2,82

2,68

3,63

3,14

3,71

3,88

4

+ 1,18

Plaines

7,56

7,44

7,29

6,59

6,55

6,34

6,53

- 1,03

Hinterland

10,38

10,12

10,92

9,73

10,26

10,22

10,53

+ 0,15

Nvlle Angleterre

5,78

5,8

5,33

6,01

5,76

5,45

5,45

- 0,33

Mideast

24,03

23,51

19,4

19,91

18,18

18,04

18,22

- 5,81

Grand Lacs

21,69

20,48

17,78

16,11

15,87

14,36

13,6

- 8,09

Heartland

51,5

49,79

42,51

42,03

39,81

37,85

37,27

- 14,23

Source : d’après US Census Bureau

13Ces différences de trajectoires se retrouvent à l’échelle des aires métropolitaines. Si entre 2009 et 2012 la richesse produite par les 380 aires métropolitaines augmente de + 6,7 % à l’échelle nationale, 62 aires sont encore en déclin et 177 sous la moyenne nationale. Au total, 63 % des économies métropolitaines doivent encore faire face à d’importantes difficultés. Ainsi, si la croissance est très dynamique à San José et dans la Silicon Valley (+ 21 %) ou à Dallas et Houston, portées par le boom des énergies (+ 13 %), Los Angeles, San Diego ou Philadelphie demeurent à la traîne. C’est ainsi qu’entre 2011/2012, les flux migratoires inter-régionaux entre aires métropolitaines, étroitement corrélés aux dynamiques des marchés du travail, font bien apparaître la crise du Heartland et des Grands Lacs où les bilans sont largement négatifs (New York, Philadelphie, Chicago, Detroit, Cleveland…) au profit du Vieux Sud (Raleigh, Charlotte, Atlanta), du Texas (Dallas, Austin, Houston) et de l’ouest (Phoenix, Denver, Seattle).

2. Quelle sortie de crise ?

2.1. Explosion des inégalités et amélioration en trompe-œil du marché du travail

14Le sauvetage par la puissance publique de la corporate America porte cependant en germe de profondes contradictions.

15Premièrement, jamais les inégalités socio-économiques et de revenus entre citoyens et territoires, souvent à des échelles géographiques très fines, n’ont été aussi marquées. La part du 1 % le plus riche de la population dans les revenus passe de 10 % en 1980 à 23,5 % aujourd’hui, retrouvant ainsi un niveau quasi-équivalent à celui de 1928 [Reich 2011]. Ces cinq dernières années, 95 % de la hausse des revenus (salaires, plus-values, intérêts du capital…) ont été accaparés par les 1 % les plus riches au détriment de la grande masse de la population alors que la pauvreté touche 37 millions de personnes. Il est vrai que, selon les estimations du Center for Responsive Politics (CRP), 268 des 534 membres du Congrès – soit 50 % – sont millionnaires, une proportion jamais atteinte jusqu’ici dans l’histoire de la démocratie étatsunienne. Malgré ses atouts, la démocratie américaine, en particulier son système politique représentatif fédéral, demeure largement dominée et pilotée par une étroite oligarchie.

16La croissance actuelle demeure d’autant plus fragile que la hausse des profits des entreprises s’explique très largement par la faiblesse des embauches et des investissements d’un côté, la stagnation des salaires réels, en particulier pour les couches dites « moyennes », de l’autre. C’est dans ce contexte que la proposition du Président Obama d’une forte hausse du salaire minimum fédéral (+ 40 %) au printemps 2014 pour atteindre 10 $/ heure afin que les salariés les plus pauvres retrouvent un pouvoir d’achat équivalent à ce qu’il était en 1960 se heurte aux résistances farouches de la majorité républicaine de la Chambre des représentants du Congrès.

17Deuxièmement, si le taux de chômage national est retombé de plus de 10 à 7 % de la population active au niveau national, cette embellie masque une profonde déprime du marché du travail. Après être tombé de 128,5 à 119,7 millions d’emplois temps plein entre 2007 et 2010, soit la destruction de 8,8 millions de postes de travail, l’emploi est remonté à 123,5 millions en 2012, soit un déficit de cinq millions d’emplois par rapport à 2007. De fait, ces créations demeurent encore insuffisantes pour répondre aux besoins sociaux et démographiques réels du pays. Entre 2005 et 2012, le bâtiment tombe de 7,3 à 5,5 millions d’emplois (‑ 1,8 millions, ‑ 25 %) et l’industrie manufacturière de 14 à 11,6 millions (‑ 2,3 millions, - 16,5 %). Si l’automobile est sauvée d’une totale faillite, l’emploi tombe de 1 095 000 à 776 000 postes (‑ 30 %) alors que Chrysler passe sous le total contrôle de l’italien Fiat.

18En effet, le recul du chômage est largement dû au retrait de millions de personnes découragées du marché du travail qui dégonfle ainsi la population active. Le taux d’activité, qui mesure la mobilisation économique de la population active potentielle, tombe de 67 % en 2000 à 63 % seulement à l’hiver 2013, soit son plus bas niveau depuis 1978. Avec 15 millions de chômeurs, 6,5 millions de personnes non comptabilisées et 9 millions de salariés à temps partiel contraint, la question de l’emploi demeure d’une brûlante actualité. Le chômage demeure considérable dans la Mégalopolis, une partie des Grands Lacs, une partie du Vieux Sud et en Californie (taux de chômage dans l’Imperial County : 24 %).

2.2. La crise immobilière : une stabilisation relative du marché bien fragile

19Après avoir atteint un sommet historique, en octobre 2006, lié à une immense bulle spéculative d’envergure séculaire (la hausse des valeurs immobilières entre 2000 et 2006 est en effet de 225 %) dans laquelle les subprimes jouent un rôle important [Lefebvre 2012], l’indice national des prix immobiliers des vingt principales métropoles s’effondre de - 35 % en atteignant son plus bas niveau historique au printemps 2012. Si la chute est très brutale durant les années 2007 et 2008, la période 2009/ printemps 2012 est marquée par une très difficile stabilisation. Il faut de fait attendre l’année 2013 pour voir globalement remonter les prix immobiliers. Ce calendrier est étroitement associé aux politiques publiques déployées pour sauver propriétaires et épargnants, à travers en particulier la baisse des taux d’emprunt réalisée par la Banque fédérale (FED) et les importantes mesures sectorielles de soutien adoptées par l’État, et donc aussi le système financier de crédit aux ménages. L’endettement total des ménages se monte en effet encore aujourd’hui à 13 000 milliards de dollars, dont 9 400 milliards d’endettement immobilier.

20Si les saisies immobilières ont reculé de 27 % en un an, plus de onze millions de propriétaires demeurent à l’automne 2013 la « tête sous l’eau », c’est-à-dire que leur niveau d’endettement est supérieur à la valeur de leur bien immobilier, soit plus du quart des emprunteurs immobiliers. La situation demeure particulièrement tendue dans le Nevada, l’Illinois, la Floride, le Michigan, l’Ohio, le Rhode Island, le sud de l’Arizona et l’intérieur de la Californie. Cette situation se décline aux échelles fines des aires métropolitaines ou des comtés : on atteint les 34 % dans l’aire métropolitaine de Vallejo au nord‑est de la baie de San Francisco, 28 % à Riverside dans le Sud de la Californie où le nombre de faillites mensuelles tombe cependant de 60 000 à 8 000 entre le pic de 2008 et l’automne 2013.

21Malgré la remontée des prix dans certaines aires métropolitaines ou certains comtés, la valeur des biens immobiliers demeure de 60 % inférieure aux niveaux de 2005 à Las Vegas, de moitié à Miami et Phoenix et d’un tiers à Los Angeles (tableau 2). Cette situation explique des contextes locaux qui demeurent parfois très dégradés (Las Vegas, Fresno, Modesto et Stockton en Californie, Atlanta, Tampa, Orlando et Jacksonville en Floride, Detroit et Cleveland…), dont témoigne la faillite de la ville de Détroit à l’hiver 2013. Comme l’étudie remarquablement le géographe Renaud Le Goix dans ses travaux de recherche, les menaces financières qui pèsent sur de nombreux lotissements et les revenus fiscaux de nombreuses collectivités territoriales locales constituent encore aujourd’hui une véritable bombe à retardement qui rend la situation actuelle encore très délétère.

Tableau 2 – Évolution du prix moyen des maisons en vente (en dollars)

Sommet bulle

Pic dépression

Différence en $

Différence en %

Fin 2013

Différence sommet/2013

Différence en %

San Francisco

969 965

497 565

- 472 400

- 49

649 564

320 401

- 33

Los Angeles

584 162

321 266

- 262 896

- 45

366 382

217 780

- 37

Miami

454 719

200 529

- 254 190

- 56

230 959

223 760

- 49

National

284 403

162 940

- 121 463

- 43

176 600

107 803

- 38

Phoenix

339 965

146 164

- 193 801

- 57

175 070

164 895

- 49

Las Vegas

388 575

130 423

- 258 152

- 66

163 300

225 275

- 58

Source : Real Estate (2014)

2.3. La relance d’une économie d’endettement portée par l’État fédéral et la FED

22Curieusement, beaucoup d’acteurs politiques et économiques ont eu du mal à saisir l’énormité de la destruction de capital financier, immobilier et productif réalisée en sept ans aux États-Unis. Si le retour de l’État et une intervention publique massive ont sauvé le système financier d’une totale implosion et l’économie d’un véritable effondrement, la socialisation des pertes atteint un coût astronomique du fait en particulier de l’explosion de la dette publique. En quelques années, l’État fédéral et la FED ont en effet injecté l’équivalent de dix fois le PIB de l’Afrique ou trois fois le PIB de l’Amérique latine pour soutenir l’économie.

23La dette fédérale est ainsi passée de 63 % à 107 % du PIB entre 2005 et 2014, pour représenter actuellement un stock de 12 000 milliards de dollars, se rapprochant ainsi progressivement de son niveau de 1946 (122 % du PIB). Cela signifie que l’effort de mobilisation réalisé face à la crise actuelle par la puissance publique, et in fine les contribuables, devient équivalent au coût du plus grand conflit mondial du xxème siècle.

24Ce processus se traduit à l’échelle mondiale par un complet renversement des problématiques de la dette par rapport aux décennies 1970/1990 : 83 % des 55 500 milliards de dollars de dettes publiques sont aujourd’hui aux Nords, dont 28 % pour les seuls États-Unis, contre seulement 17 % aux Suds. À l’opposé, les nouvelles puissances industrielles ou pétrolières des Suds disposent de 7 500 milliards de dollars de réserves de change, dont environ 3 200 pour la seule Chine, en partie gérées par leurs Fonds souverains. Jamais, les déséquilibres géoéconomiques mondiaux n’ont été aussi importants.

25Alors que la Chine est la première détentrice de la dette publique étatsunienne devant le Japon et boucle les fins de mois de l’administration de Washington grâce à ses considérables surplus commerciaux, le vice-Ministre chinois des Finances Zhu Guangyao demande le 7 octobre 2013 aux États‑Unis de prendre, face aux menaces de shutdown, « des mesures adaptées pour sécuriser les investissements chinois aux États-Unis ». Le refus le 1er octobre 2013 de la majorité républicaine de la Chambre des Représentants de remonter le plafond de la dette fédérale s’est en effet traduit par la fermeture d’un certain nombre de services publics fédéraux concernant 800 000 fonctionnaires (« shutdown ») et faisait surtout peser un risque majeur de défaut de paiement de la première puissance mondiale sur sa dette étrangère. Ces jeux politiciens, poussés par la catégorie la plus extrême du camp républicain symbolisée par le Tea Party, se sont traduits par une sensible perte de confiance dans la signature de Washington. Avec à la clef une question géoéconomique et géopolitique déterminante dans un monde de plus en plus interdépendant mais de plus en plus multipolaire : quelle est la valeur réelle de l’énorme masse monétaire créée depuis dix ans et en partie possédée par les grandes Banques centrales du monde entier ?

26En effet, pour les États-Unis, au‑delà de la question – certes centrale – du financement de la dette fédérale qui ne représente que 29 % de l’endettement total du pays, les vrais enjeux sont ceux posés par la viabilité de leur modèle de croissance. Basé sur une économie et une société de surendettement vivant à crédit aux crochets du monde grâce à son statut géopolitique, le pays a fini par accumuler un stock de dette totale de 55 363 milliards de dollars au printemps 2014, soit l’équivalent de 77 % du… PIB mondial. Si avec la crise, le taux d’endettement des ménages recule de 130 à 104 % entre 2007 et 2013, le taux de couverture entre leurs dettes et la valeur de leur patrimoine ne cesse structurellement de se dégrader en passant de 4,7 en 1980 à 2,3 aujourd’hui. Si la crise s’est traduite par un fantastique transfert d’endettement du privé vers l’État pour relancer la machine, la question posée est bien celle de la solvabilité générale du pays.

27C’est dans cette perspective qu’il convient de replacer la question des choix stratégiques posés à la FED. Derrière le terme de « politique monétaire ultra-accommodante » utilisé par les financiers et les économistes traitant de ces questions, se cachent deux phénomènes majeurs : d’une côté une explosion sans précédent historique de la masse monétaire et la fourniture aux entreprises et banques d’un capital quasi-gratuit du fait de taux d’intérêt de plus en plus bas, de l’autre un très vaste opération de blanchiment d’actifs financiers de plus en plus douteux et risqués (actions, immobiliers) mis en réserve contre de l’argent frais mais dont il va bien falloir un moment se débarrasser.

28Le bilan de la FED est ainsi passé de 900 millions de dollars en 2008 à 4 000 milliards de dollars fin 2013, ce qui correspond à l’injection dans l’économie nationale de l’équivalent du PIB 2008 de l’Allemagne (quatrième puissance économique mondiale). La FED détient en particulier 2 200 milliards d’obligations du Trésor et 1 500 milliards de créances hypothécaires et autres actifs immobiliers. En particulier, ses achats de Titres du Trésor et de produits financiers (MBS…) de 85 milliards de dollars par mois en 2012/2013 ont provoqué une baisse des taux d’intérêt à long terme et une réappréciation des actifs financiers les plus risqués, favorisant ainsi une relance du marché immobilier et du BTP d’un côté, un effet richesse des ménages de l’autre (tout au moins pour les plus solvables d’entre eux, capables à nouveau d’emprunter pour consommer). Cette injection massive de liquidités à bas coût, en particulier en direction des grandes banques transnationales, entraîne – comme nous l’avons vu – une hausse exceptionnelle des capitalisations boursières et une relance des bulles financières spéculatives tout en portant en germe le risque d’un nouveau crash obligataire. Au total, l’histoire semble à nouveau bégayer sans qu’aucune leçon n’ait été réellement tirée, contrairement à la crise de 1929, tant les régulations envisagées sont d’une insigne faiblesse face aux enjeux posés.

2.4. La révolution énergétique du gaz de schiste

29Le dernier grand facteur d’évolution réside dans le véritable boom minier et énergétique que connaît le pays et dans lequel le développement très rapide de l’exploitation des gaz et pétroles de schistes par fracturation hydraulique, largement subventionnée jusqu’ici par l’État fédéral, occupe une place centrale depuis le début des années 2000. Entre 2005 et 2012, la valeur de la production nationale du secteur minier et énergétique augmente presque de moitié, en particulier grâce à la forte hausse durant la période des cours mondiaux. On retrouve là la très vieille logique de survalorisation des espaces et des ressources d’un immense pays pionnier [Claval 1989] selon cependant des logiques de croissance largement déséquilibrées et prédatrices.

30L’exploitation du gaz et du pétrole de schiste, qui augmente de 130 % en sept ans, a profondément modifié les équilibres énergétiques nationaux, continentaux et internationaux, les États-Unis devenant en 2013 le premier producteur mondial d’hydrocarbures avec 25 millions de barils équivalent pétrole par jour contre 22 millions pour la Russie et 13 millions pour l’Arabie saoudite. Alors que la production d’énergie augmente en volume de 18 % entre 2000 et 2014, celle des hydrocarbures augmente de 34 % et passe de 48,5 à 55 % de la production totale alors que la production de charbon recule, en particulier dans les Appalaches.

31Du fait du contexte géopolitique mondial, Washington souhaite ainsi assurer au mieux son indépendance énergétique, en particulier vis-à-vis du Golfe persique : les importations nettes d’énergies du pays reculent de 40 % en dix ans. Ce processus s’est traduit aux États-Unis par une forte baisse des prix de l’énergie qui permet une sensible amélioration de la compétitivité des entreprises. Le prix du gaz naturel pour l’industrie a baissé des deux tiers entre 2005 et 2012. Elle permet une relance des exportations du fait de la baisse des coûts de production nationaux, la relocalisation d’un certain nombre d’activités gourmandes en énergie (cf. boom de la pétrochimie au Texas et en Louisiane), le développement des secteurs amont et aval (cf. tubes des pipelines pour la sidérurgie, appareil de forage pour la mécanique…) et un début de reconquête du marché national face aux importations qui devrait s’accompagner d’une réduction des déficits commerciaux dans les années qui viennent. Le secteur des hydrocarbures devait passer de 1,2 à 3,3 millions d’emplois directs et indirects d’ici 2020.

32Ce processus a un impact géographique considérable sur un certain nombre d’économies régionales du Sud du pays et de l’hinterland qui connaissent parfois un véritable dopage comme l’indique la croissance du PNB ou des revenus disponibles (tableau 3).

Tableau 3 L’impact du boom minier et énergétique sur les économies régionales

PNB Mines (2013, en millions de $)

Mines/sphère de production concrète (en %)

Hausse valeur de la production minière (2005/2012, en %)

Croissance du PNB (2006/2013, en %)

Hausse du Revenu des personnes (2006/2013, en %)

Alaska

11 053

83,8

31,3

0,4

37,7

Wyoming

10 913

79,8

45,7

20,5

26,8

West Virginia

9 026

58,3

116,3

12,5

27

Nevada

6 937

54,5

238

16

6,2

New Mexico

6 027

45,2

-4,7

5,3

24,8

Oklahoma

14 208

41,8

19,7

24

30

North Dakota

4 434

39,9

741,4

32

85,3

Texas

123 331

35,9

47,8

36,3

36,8

Montana

1 949

31,5

49,6

23,6

31

Colorado

10 201

31,4

25

10

25,7

Louisiana

23 827

29,4

44,6

6

30,5

Arizona

5 085

17,5

76,6

10,7

14,6

Pennsylvania

9 284

11,2

179

13

21,8

Utah

2 472

11,1

32,4

19

28,4

Kentucky

3 771

10,6

19,7

10,3

22

Arkansas

2 134

10,4

201,8

16,8

27,1

États-Unis

2 320 490

12,3

48,3

14,7

22,2

Source : Bureau of Economic Analysis

33Géographiquement, la production de gaz et de pétrole de schiste valorise sept grands gisements qui réalisent 90 % de la production nationale : Permian, Barnett, Eagle Ford et Hayesville (51 % de la production nationale) au Texas dans le Sud, Niobrara dans le Centre-Ouest à cheval sur le Colorado et le Wyoming (13 %), les Bakkens au nord le long de la frontière canadienne à cheval sur le Dakota du Nord et le Montana (3 %), enfin, au nord-est Marcellus dans les Appalaches (33 %) à cheval sur la Virginie occidentale et la Pennsylvanie.

Conclusion

34Si les États-Unis demeurent – et de loin – la première puissance géoéconomique et géopolitique mondiale, on assiste cette dernière décennie à un sensible recul de leurs capacités hégémoniques à l’échelle mondiale et hémisphérique comme en témoigne, par exemple, la très large autonomie acquise par l’Amérique du Sud. Cette vulnérabilité nouvelle plonge ses racines dans la crise des trois piliers géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques déployés à partir des années 1970 face à l’URSS et aux revendications du Tiers Monde pour refonder son hégémonie mondiale, et plus largement celle du camp occidental. Si la victoire sur l’URSS et le camp socialiste a constitué une victoire quasi-inespérée au tournant des années 1990/2000, on peut avec le recul aussi l’analyser comme une victoire à la Pyrrhus tant les choix opérés ont alors provoqué l’accumulation en interne de contradictions majeures.

35La crise structurelle ouverte en 2006 – qui symbolise l’éclatement des contradictions accumulées – signe donc bien la fin d’un cycle historique né en 1945 avec la fin de la Seconde guerre mondiale. Pour autant, on demeure frappé par le fait que les choix de sortie de crise opérés depuis 2006 s’inscrivent très largement dans les processus de croissance précédents (surfinanciarisation, relance immobilière et de l’endettement, croissance énergétique extensive…) sans qu’aucune rupture majeure ne soit intervenue pour refonder les bases de son hégémonie. Si cette stratégie peut permettre à court terme de stabiliser la situation, on doit cependant se demander s’il ne s’agit pas à plus long terme d’une impasse face aux enjeux productifs, sociétaux, urbains et territoriaux posés au pays.

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Bibliographie

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Carroué, L (2013) – « Crises et basculements des équilibres mondiaux », Dossier des Images Economiques du Monde, Armand Colin, pp. 7-27.

Carroué, L (2009) – « Crise des subprimes : la fin de l’hégémonie américaine ? », Dossier des Images Economiques du Monde, Armand Colin, pp. 1-18.

Carroué, L (2008), « La crise des subprimes : enjeux géopolitiques et territoriaux de l’entrée dans le xxie siècle », octobre 2008, Cafés géographiques, téléchargeable sur le site des Cafés géographiques : http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/crise-subprimes.pdf

Claval, P., (1989) – La conquête de l’espace américain. Du Mayflower au Disneyworld, Paris, coll. Géographes, Flammarion, 320 p.

Lefebvre, H. (2012) – Géopolitique d’une crise économique : subprimes et saisies immobilières dans la vallée intérieure de la Californie, Paris, Thèse de doctorat, Université Paris VIII, 308 p.

Leriche, F., (2012) – La puissance des États-Unis. Du local au global, approches géographiques, Toulouse, coll. Villes et territoires, Presses Universitaires du Mirail, 243 p.

Reich, R. (2011) – Le jour d’après… Sans réduction des inégalités, pas de sortie de crise ! , Vuibert, 185p.

Zaninetti, J.M. (2012) – Les espaces de l’Amérique du Nord. Canada, États-Unis, Mexique, Paris, coll. Major, Presses Universitaires de France, 212 p.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Carroué, « États-Unis : dynamiques économiques, crise et territoires »Bulletin de l’association de géographes français, 91-2 | 2014, 125-137.

Référence électronique

Laurent Carroué, « États-Unis : dynamiques économiques, crise et territoires »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 91-2 | 2014, mis en ligne le 22 janvier 2018, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/1711 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.1711

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Auteur

Laurent Carroué

Professeur, Institut Français de Géopolitique (IFG), Université Paris 8 – Courriel : laurent.carroue[at]wanadoo.fr

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Droits d’auteur

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