- 1 La notion d’ « hyperpuissance » est avancée par Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères (1 (...)
1En 2007-2008, commentant la situation des États‑Unis au début du xxième siècle, Isabelle Vagnoux et Daniel Van Eeuwen (2008) mettaient en exergue l’idée que les attentats du 11 septembre 2001 et leurs laborieuses suites militaires ont ébranlé la confiance des États‑Unis dans leur propre force et, au‑delà, ont marqué une rupture quant au statut des États‑Unis comme « hyperpuissance »1 mondiale : « Géant aux pieds d’argile, secoués au plus profond d’eux‑mêmes par les attentats du 11 septembre 2001 et la menace terroriste qui perdure, vilipendés par la majorité de l’opinion publique internationale depuis la « guerre préventive » menée en Irak en 2003 et l’occupation qui s’est ensuivie, les États‑Unis se sont douloureusement réveillés de la décennie 1991‑2001 » (p. 11). Au moment où ces quelques lignes étaient publiées, la crise économique majeure de 2008, dont les prémisses apparurent dès août 2007 avec les difficultés de la banque d’investissement Lehman Brothers, confirmait cette formidable intuition que l’ordre du monde – depuis quelques années – évolue avec une rapidité inédite et que la position des États‑Unis se trouve bouleversée par toute une série d’événements géoéconomiques et géopolitiques.
- 2 Voir « Manière de voir » numéro 107, Le Monde diplomatique, octobre-novembre 2009.
2Si les deux décennies post-Guerre froide, marquées par le rôle central que jouent les États‑Unis sur l’échiquier mondial, sont parfois considérées comme un « moment américain »2 , elles sont néanmoins à segmenter en deux périodes, la première s’écoulant de 1991 (chute de l’URSS) à 2000 (éclatement de la bulle internet, trop souvent oubliée) / 2001 (attentats du 11 septembre), la seconde s’écoulant de 2001 (justement) à 2008 (correspondant d’une part au début « médiatique » de la crise, et d’autre part à la fin de la mandature de George W. Bush et à l’élection de Barack Obama). Depuis 2008, à mesure que les difficultés des États‑Unis se confirment, même si une reprise économique est attendue – voire perceptible – de nos jours, le déclin de la puissance américaine semble indéniable et inéluctable, tandis que la croissance de la puissance géoéconomique et géopolitique d’autres pays à travers le monde, en particulier la Chine, ne cesse de se confirmer. Pour autant, rappelons les facteurs – désormais bien identifiés – de la puissance des États‑Unis, : immensité d’un territoire national regorgeant de ressources et adossé dans la cadre de l’ALENA aux partenaires que sont le Mexique et le Canada ; dynamiques démographiques, population active qualifiée, attractivité planétaire du marché américain, tant sur le travail que sur le capital ; omniprésence politique et diplomatique de Washington dans les institutions et dans les affaires internationales ; puissance militaire (avec quelque 40 % des dépenses militaires mondiales) et stratégique (avec un dispositif de déploiement planétaire) ; capacités exceptionnelles de rebond industriel et d’innovation technologique ; prestige et capacité de séduction du « rêve américain », influence des industries culturelles, pouvoir d’attraction scientifique et intellectuelle. Ces facteurs de la puissance ne sont pas à sous-estimer ; en conséquence, soulignons à quel point le supposé « déclin américain » n’est que relatif [Golub 2011, Leriche 2012].
3Dans un tel contexte mondial, ainsi renouvelé, et alors que le second mandat de Barack Obama arrive progressivement à son terme, l’objectif de ce numéro du BAGF est de conduire une réflexion non sur les facteurs de la puissance américaine mais, tout au contraire, sur les vulnérabilités actuelles des États‑Unis. En adoptant une grille de lecture géographique, nous tâcherons de prendre un peu de hauteur, un peu de recul sur l’actualité. Focaliser sur l’actualité donne en effet bien souvent, presque nécessairement, l’impression que les États‑Unis sont en crise, qu’ils traversent des difficultés insurmontables, qu’ils sont extrêmement vulnérables. Comme en attestent quelques exemples concrets puisés dans l’actualité récente, cette impression est particulièrement forte lorsque l’on s’attarde sur la presse quotidienne.
4À la fin de l’année 2013, par exemple, l’épisode du blocage budgétaire, qui trouve une issue le 17 octobre, marque une crise, certes essentiellement circonstancielle, mais une crise néanmoins, dont les multiples facettes peuvent être soulignées. Crise budgétaire de l’administration fédérale, contrainte au shutdown pour beaucoup de services considérés comme « non-essentiels » ; crise fiscale, résultant des difficultés que traverse l’économie américaine depuis 2007‑2008, résultant également de choix politiques en matière d’imposition et de taxation ; crise politique résultant du « jusqu’au boutisme » radical du Tea Party, viscéralement opposé à la loi sur la santé (Obama care), emmené ici par Ted Cruz (sénateur du Texas qui saisit l’opportunité ainsi offerte de se mettre en avant sur la scène politique nationale) ; crise constitutionnelle qui permet à un parti politique ultra-minoritaire (le Tea Party donc) de nier l’esprit même de la constitution, pensée par les Pères fondateurs pour faire émerger des compromis [Bacharan 2013]. Cependant, plus important et plus structurel sans doute, cet épisode marque également une crise de puissance, qui se traduit par le fait que la Chine s’arroge alors le droit de donner quelques recommandations aux États‑Unis pour que ces derniers sécurisent les placements chinois aux États‑Unis. Si cet épisode met les États‑Unis au centre de l’actualité, en raison de l’impact de la santé budgétaire américaine sur l’ensemble de l’économie mondiale, il souligne en même temps les fragilités (politiques ici) de la première puissance mondiale. Corrélativement, et au même moment (en octobre 2013), Barack Obama – retenu à Washington justement par la crise budgétaire – est contraint de s’absenter des « sommets asiatiques » où il est représenté par John Kerry (Forum économique pour l’Asie Pacifique – APEC - à Bali en Indonésie, Somment de l’Asie de l’Est et Sommet de l’ASEAN à Brunei). Cette absence du président américain laisse la voie plus libre pour la Chine, qui fait valoir plus explicitement ses intérêts en Asie du Sud‑Est, et qui s’engage dans une diplomatie plus offensive, bien que pondérée dans le ton et dans les objectifs [Philip 2013]. À moyen terme, ce basculement interroge la capacité des États‑Unis à se maintenir en position de leader dans cette région du monde ; si bien que, face à une montée en puissance de la Chine qui chamboule l’équilibre des forces en Asie du Sud-Est, la promesse de Barack Obama de faire « pivoter » la capacité militaire maritime américaine en direction de l’Asie semble difficile à tenir. Ces deux événements (blocage budgétaire et absence de Barack Obama aux sommets asiatiques) confirment l’impression de crise de la puissance américaine. Cette situation remet à l’ordre du jour la thèse de Paul Kennedy [1989] sur la « surexpansion impériale » ; en effet, ce qui ressemble à une réduction des ambitions asiatiques de Washington montre bien comment difficultés économiques et budgétaires internes et capacités de projection impériale à l’extérieur sont liées.
5Plus récemment – à partir de février 2014 – sur le champ européen, la crise ukrainienne a ravivé des formes de tension dignes de la Guerre froide. Face aux revendications des séparatistes pro‑Russes en Crimée et face aux manœuvres diplomatiques, aux stratégies discursives et médiatiques de la Russie (si ce n’est aux actions sur le terrain), les États‑Unis, l’Union européenne et l’ensemble de la communauté internationale se sont révélés incapables de faire respecter le principe de l’intangibilité des frontières nationales héritées de l’effondrement soviétique. Le référendum du 16 mars s’est conclu par l’indépendance de la Crimée à l’égard de l’Ukraine, avant son rattachement immédiat à la Fédération de Russie. Face à la mainmise russe sur la Crimée, véritable leçon de Realpolitik de la part de Moscou, l’impuissance occidentale (puisque, en l’espèce, le terme mérite d’être évoqué) est manifeste. Dans l’Est de l’Ukraine, la tension est toujours vive ; si Moscou, moins ouvertement favorable aux indépendantistes, a officiellement fait évoluer sa position diplomatique, une véritable guerre civile fait rage entre pro-russes indépendantistes (selon toute probabilité soutenus par Moscou) et forces ukrainiennes souverainistes.
6Pour bien saisir ce qui se joue sous nos yeux, il nous faut dépasser néanmoins le cadre de l’actualité proche pour nous intéresser à des tendances longues et structurelles. Comment, en d’autres termes, la puissance américaine se positionne-t-elle dans un monde de plus en plus polycentrique ? Pour répondre à une telle question, quelques éléments de fond – puisés dans les transformations structurelles observables d’une part dans un passé relativement récent et d’autre part dans un avenir proche dessiné sur la base de quelques exercices de prospective – peuvent être avancés.
7Récemment, la presse s’est faite l’écho d’un basculement attendu depuis quelques années concernant la rivalité entre les États‑Unis et la Chine. Sur le marché pétrolier, en septembre 2013, la Chine devient, devant les États‑Unis, la première nation en termes de volume d’importation de pétrole. L’information est frappante et il convient certes de la nuancer dans la mesure où, les États‑Unis, grâce à la production nationale de gaz de schiste, réduisent parallèlement leur dépendance à l’égard du marché pétrolier mondial, au point qu’une indépendance énergétique est envisageable pour 2030. Il convient néanmoins de souligner à quel point il s’agit là d’un indicateur de la montée en puissance de la Chine face aux États‑Unis ; un indicateur parmi d’autres puisqu’en effet, la Chine est devenue le premier pays en termes d’émission de CO2 en 2008, puis premier pays consommateur d’énergie en 2010, tandis que commencent à être publiés des rapports sur l’ascension de la monnaie chinoise (le yuan) comme devise mondiale de référence [Hiault 2014]. Qui plus est, début 2014, la Chine annonçait être devenue en 2013 la première puissance commerciale mondiale [Grésillon 2014]. Il convient de mettre en exergue que cette annonce est doublement significative de la guerre de puissance engagée entre ces deux nations ; d’une part, il s’agit d’une rivalité commerciale « classique » ; d’autre part, il s’agit là aussi d’une rivalité symbolique et médiatique, mettant en jeu la capacité à « dire » et à servir de référent, puisque c’est Pékin qui fournit ces informations chiffrées, et non Washington.
- 3 Ainsi, faut-il le rappeler, au cours des années 1980, beaucoup d’exercices de ce type pariaient sur (...)
8Sur le long terme, le basculement des rapports de force mondiaux requiert une réflexion approfondie [Carroué 2011]. Ainsi, en 2012, l’OCDE s’est prêtée à l’exercice de la prospective dans un rapport qui met en évidence – à l’horizon 2060 – le recul économique relatif des États‑Unis, mais aussi de la zone Euro et du Japon, et la progression a contrario d’autres puissances, la Chine et l’Inde en particulier. De tels exercices prospectifs, a fortiori sur une échéance longue, doivent bien sûr être considérés avec précautions3 ; ils sont cependant utiles pour comprendre les tendances longues des mutations en cours.
Tableau 1 – Poids de quelques grandes puissances économiques dans le PIB mondial ( %, en ppa)
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2011
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2060
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États‑Unis
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23 %
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16 %
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Chine
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17 %
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26 %
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Inde
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7 %
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18 %
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Zone Euro
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17 %
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9 %
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Japon
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7 %
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3 %
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Source : OCDE
9Néanmoins, ces chiffres globaux et « surplombants » n’éclairent que partiellement le débat qui est le nôtre ; l’objectif de tels rappels aux ordres de grandeurs et aux mutations de fonds des rapports de force mondiaux est simplement de positionner la réflexion sur les vulnérabilités internes des États‑Unis dans leur contexte et de mettre en lumière certains des défis auxquels sont confrontés les États‑Unis. Ce numéro du BAGF, qui n’a pas la prétention de clôturer cette question des vulnérabilités des États‑Unis mais tout au contraire de contribuer à et de nourrir ce débat, est composé de trois parties. Nous commencerons par analyser les défis économiques et stratégiques contemporains auxquels sont confrontés les États‑Unis. Ainsi, Laurent Carroué étudie les recompositions géographiques de l’économie américaine, mettant en avant la croissance des espaces de l’ancienne « périphérie » du pays, mais aussi les difficultés structurelles dans lesquelles se trouve aujourd’hui l’économie américaine (dualisation du marché du travail, crise immobilière, endettement généralisé). Frédérick Douzet explore un nouveau domaine de la géopolitique, en nous proposant une relecture de la politique extérieure de Washington à partir de l’analyse de la cyber stratégie de l’administration Obama, largement contestée dans le monde entier au lendemain de l’affaire Snowden. Nous attardant sur les dysfonctionnements d’un modèle urbain fondé sur l’automobile et sur le rêve de l’accession à la propriété d’un pavillon en banlieue, nous réfléchirons ensuite aux limites et aux contradictions du capitalisme américain. Gérald Billard analyse la manière dont les villes se transforment de nos jours, cherchant à remettre en question – sous la pression de la transition énergétique – le modèle urbain hérité de l’histoire du capitalisme et du développement urbain. Renaud Le Goix analyse les modalités du fonctionnement du marché immobilier pour mettre en lumière les contradictions situées au cœur même du principe de l’accumulation du capital aux États‑Unis ; il rappelle utilement que la crise actuelle trouve son origine dans le marché immobilier. Enfin, nous interrogerons la cohésion du modèle américain de société. Sophie Body‑Gendrot conduit une réflexion sur les stratégies mises en œuvre pour réduire les « désordres urbains » ; hier perçue comme violente, la ville américaine semble s’apaiser, au point de changer progressivement d’image. Virginie Baby‑Collin, proposant une lecture géographique de l’immigration, dont l’impact s’inscrit essentiellement dans les espaces urbains, réfléchit aux politiques migratoires, aux difficultés que rencontrent les immigrants au quotidien et, au bout du compte, aux tensions qui traversent la société américaine. Nous terminerons ces réflexions avec un texte de Joseph Nevins qui, en questionnant le modèle de développement américain, met en évidence que si ce modèle est fortement dommageable à l’environnement, il n’est cependant pas exclusivement « américain », mais qu’il est plus largement le produit du capitalisme, donc universel.
Nous remercions Isabella Damiani et Vincent Géronimi pour leurs apports aux présentes réflexions