1Les processus de développement économique vont rarement dans le sens d’une préservation de l’environnement, surtout dans les pays du Sud, où ces évolutions s’accélèrent. Nous abordons dans cet article l’exemple du nouveau complexe portuaire Tanger Med, implanté au Maroc, en bordure du Détroit de Gibraltar et adossé au flanc nord de la montagne rifaine, zone traditionnellement rurale et caractérisée par des versants instables. Nous montrons comment l’aménagement de ce port, nouveau pôle d’attractivité économique, a eu d’importants impacts localement et dans l’arrière-pays : accentuation du déséquilibre des versants, accélération des écoulements superficiels, mutations démographiques et territoriales.
2Historiquement séparé du Maroc central et placé sous protectorat espagnol de 1912 à 1956, le nord du Maroc et plus particulièrement les montagnes rifaines ont connu, jusqu’à récemment, une marginalisation importante suite à la « révolte du Rif » (1957‑1959) qui entraîna leur exclusion de la vie politique marocaine durant tout le règne d’Hassan II [Lehtinen 2008]. Pour remédier au retard économique de cette région et améliorer les conditions de vie des populations, une Agence pour la Promotion et le Développement du Nord (APDN) a été créée en 1996. Depuis l’accession au trône du Roi Mohammed VI en 1999, de grands projets ont vu le jour avec notamment l’implantation du complexe portuaire Tanger Med et un renforcement des axes de communication afin de désenclaver cette région du Royaume. L’objectif est ainsi de créer des emplois en attirant des entreprises orientées vers l’exportation, le développement du tourisme, et de générer des sources de revenus grâce aux activités portuaires [Raissouni & El Bouyoussfi 2007].
3Prévue pour être achevée en 2015, la zone d’activité internationale de Tanger Med (Fig. 1) comprend à la fois un complexe portuaire (deux ports à conteneurs, un port passagers et un port roulier) d’une superficie d’environ 525 ha, et quatre zones franches et logistiques (Tanger Med, Tanger Free zone, Melloussa et Tetouan shore), dans un rayon de 30 km. Par ailleurs, la zone franche de Melloussa, dite « Tanger Automotive City », accueille notamment la plus grande usine africaine de Renault-Nissan. Ce hub économique en devenir est relié à Tétouan par la Nationale 16, à la zone franche de Melloussa, à Tanger et à l’axe urbain littoral par l’autoroute A4 tandis qu’une liaison ferroviaire de 45 km a été construite entre Tanger Med et Tanger [Salmon 2007]. Une ligne à grande vitesse (LGV), reliant Tanger à Rabat et Casablanca, est même en cours d’aménagement (réaménagement de la ligne ferroviaire existante).
Figure 1 – Le complexe portuaire Tanger Med et ses aménagements connexes
Ports, zones franches et logistiques (gris) ainsi qu’infrastructures routières et ferroviaires vers Tanger, Rabat, Casablanca et Tétouan
Réalisation M. Pateau, image Google Earth de janvier 2013
4Certains aménagements, de par leur localisation, ont ainsi engendré une crise environnementale dans un arrière-pays en pleine mutation.
5Le Rif se caractérise par une vieille tradition paysanne et sédentaire. Le paysage est caractérisé par trois éléments qui constituent le cadre de vie des habitants. (1) Des villages (douars), situés, le plus souvent, au niveau supérieur des versants et autour des sources [Fay 1979] ; de structure plus ou moins lâche, ils associent des maisons entourées de jardins, irrigués ou non, et plantés d’arbres fruitiers d’espèces variées. (2) Des terroirs de cultures sèches (céréales, légumineuses, fourrages) installés sur la partie inférieure des versants. (3) Enfin, la forêt, plus ou moins dégradée en matorral occupant les hauteurs et les versants les plus inclinés [Maurer 1979]. En effet, depuis le début du 19ème siècle et avec la colonisation espagnole, le couvert forestier a été sévèrement dégradé. Sous la pression démographique, les boisements ont été surpâturés (élevages ovins et bovins) et transformés, pour la plupart, en terroirs cultivés imbriqués dans un matorral dégradé.
6Ainsi, le surpâturage, par la réduction du couvert végétal et le tassement de la surface du sol, réduit l’infiltration et accélère dangereusement le ruissellement. La mise en culture et le labour des terres augmente les superficies dénudées exposées à l’érosion, modifie la structure (pertes en matières organiques et donc perte de cohésion) et la perméabilité des sols (formation de pellicules de battance) et sa résistance à l’érosivité des pluies [Sabir et al. 2007].
7Cette conversion des terres forestières en parcelles agricoles et en pâtures ne fait que renforcer les risques d’érosion dans une région qui, du fait de ses caractéristiques géologiques et climatiques, est propice aux instabilités de terrain.
8Le Rif est une région montagneuse souvent décrite comme ayant une propension marquée aux aléas dits « naturels » (séismes, inondations, crues torrentielles, glissements de terrain…) [Maurer 1979, El Gharbaoui 1981]. Ces dynamiques résultent de facteurs prédisposants (pentes, géologie, occupation du sol) et de facteurs déclenchants liés au climat de cette région.
9La zone d’étude correspond à la retombée septentrionale de la chaîne rifaine. Le relief y est escarpé, non pas du fait d’une altitude élevée (le plus haut sommet culmine à seulement 670 m d’altitude), mais en raison de la proximité du littoral méditerranéen et de l’encaissement important du réseau hydrographique. La complexité géologique du Rif confère à la zone une diversité des degrés de résistance à l’érosion : des calcaires, dolomies et alternances calcaro-dolomitiques du Trias et du Jurassique aux marnes et argiles du Crétacé supérieur. Les roches moyennement résistantes, constituées d’une alternance de bancs de grès massifs plutôt résistants et de bancs de pélites argileuses très altérées et déformables [Chalouan et al.. 2006], appelées nappes de flyschs, couvrent près de 70 % de la superficie étudiée. Le climat, de type méditerranéen subhumide, est agressif avec une alternance de longues périodes de sécheresse suivies par des précipitations torrentielles et irrégulières (cumul annuel moyen supérieur à 1 000 mm et cumul journalier pouvant atteindre 150 mm).
10Ainsi, la combinaison d’une pluviosité irrégulière mais intense, de formations géologiques peu résistantes et d’un couvert végétal fortement dégradé induit, après chaque épisode pluvieux intense, des dynamiques érosives beaucoup plus efficaces.
11Cependant, depuis une dizaine d’années, l’arrière-pays rifain a vu la part des risques « naturels » augmenter dans certains secteurs, du fait de l’accroissement des enjeux humains et matériels et de la vulnérabilité, suite au développement de Tanger Med qui a bouleversé bien des aspects de la vie rurale traditionnelle. Les lignes qui suivent illustreront quelques-uns de ces risques nouveaux.
12Bien que l’aménagement du complexe et de ses infrastructures ait fait l’objet d’études géotechniques in situ, les impacts directs ou indirects sur les populations et la dynamique des bassins-versants situés en amont n’ont pas été pris en compte ou ignorés lors de la conception du complexe [Bouvier et al.. 2009]. Des secteurs « à risques » ont ainsi été localisés puis cartographiés pour l’ensemble des bassins versants affectés par Tanger Med : R’mel, Ghlala, Khandeq Laouiyed et Ksar Sghir. L’exemple présenté ici concerne les bassins versants de l’oued Ghlala et du Khandeq Laouiyed (respectivement 12 et 4 km2) qui sont bordés par les bassins versants des oueds R’mel et Ksar Sghir (Fig. 2). Ils connaissent des crues violentes et torrentielles avec des débits pouvant atteindre 80 3/s pour une crue décennale et 120 m3/s pour une crue centennale de l’oued Ghlala.
13Ces aléas hydrologiques ne présenteraient que peu de risques si le secteur ne connaissait pas une telle transformation de son occupation du sol. Ainsi, ce secteur peut être considéré comme le plus représentatif de la zone d’étude puisqu’il est affecté des trois principaux impacts liés à l’implantation de Tanger Med, à savoir le stockage de déblais, l’aménagement d’un exutoire et le relogement de populations expropriées sur des versants de stabilité précaire.
14La construction de Tanger Med (ports en eau profonde) et de ses aménagements connexes a généré un volume important de déblais. Près de 50 Mm3 de matériaux ont été déblayés dont 37 Mm3 lors des terrassements et du creusement de tunnels pour la liaison ferroviaire Tanger Ville – Tanger Med, ainsi que lors de la construction de l’autoroute A4, avec des déblais atteignant 45 m d’épaisseur (la pente limite de passage d’un convoi ferroviaire étant fixée à 15‰). Ces déblais n’ont pu être réutilisés sur place et ont finalement été stockés dans l’arrière-pays montagneux. Cette mise en dépôt définitive, qui n’avait pas été planifiée précisément lors de la conception du projet [Bouvier et al.. 2009], a perturbé la dynamique de versants sur des terrains naturellement instables.
15Les deux dépôts les plus massifs du secteur étudié (entre 0,23 et 0,3 km2) se situent, pour le premier, dans la partie inférieure du bassin versant du Khandeq Laouiyed, en rive droite (Fig. 2, n°1); le second (Fig. 2, n°3), sur un versant de rive gauche de l’oued Ghlala (Fig. 3A), faisant face au douar Dar El Kharroub. Les deux dépôts atteignent la bordure ou le lit des oueds principaux, sur un secteur peu élevé avec un point culminant à 409 m au Jbel Achgour (à l’est de Dar El Kharroub) mais relativement pentu (pentes moyennes de 15‑20°).
Figure 2 – Impacts du complexe portuaire sur l’occupation du sol des oueds Ghlala et Khandeq Laouiyed
À 95%, le substrat rocheux est composé de nappes de flyschs où alternent grès argileux et marnes. À noter, la localisation des déblais à mi-pente ou à proximité des fonds de vallée, souvent affectés par des mouvements de masse
16Ainsi, durant la période de très fortes précipitations de décembre 2009, les déblais de l’oued Ghlala ont été affectés par un glissement rotationnel de près de 93 000 m2 (soit 30 % de la superficie du dépôt) dont la partie frontale est venue barrer le lit de l’oued (Fig. 3B) et créer une retenue d’eau en amont. Depuis, à chaque épisode pluvieux significatif, le glissement est réactivé sous forme de coulées de débris (Fig. 3C), contribuant à alimenter le bouchon sédimentaire et à maintenir la retenue d’eau, dont l’étendue atteint désormais 22 000 m2 environ. En période de forte crue et en l’absence totale de gestion des déblais, la surverse et la vidange du lac entraînent une charge sédimentaire grossière vers l’aval, aggravant ainsi les dommages potentiels au niveau de l’exutoire aménagé à proximité de Tanger Med.
Figure 3 – Stockage de déblais sur le versant de rive gauche de l’oued Ghlala
A : Étendue du dépôt, initialement à l’horizontale. B et C : Création d’une retenue lacustre suite au déclenchement en 2009 d’un glissement-coulée complexe au détriment des dépôts
Photos personnelles et image Google Earth de janvier 2013
17Jusqu’en 2010 (Fig. 4), l’exutoire de l’oued Ghlala n’était bordé que de quelques habitations en bordure d’oued en rive droite et d’un aménagement touristique (cf. piscine) en rive gauche, laissant en amont de celui-ci une zone de divagation des eaux en cas de crue. Avant les travaux, la section en travers de l’oued mesurait 21,75 m en aval de la Nationale 16. L’extension du complexe portuaire (Tanger Med II) vers l’ouest est venue empiéter sur l’exutoire où une digue enrochée a dû être construite pour protéger le port, réduisant de moitié la largeur du lit, désormais de 10,5 m à l’exutoire.
Figure 4 – Aménagement de l’exutoire de l’oued Ghlala
Comparaison entre 2003 et 2013 (). B : surfaces bétonnées. C : champs. J : jardins. M : matorral
Images Google Earth
18La partie occidentale de Tanger Med II est actuellement devenue un espace de stockage de matériaux et de dépôts temporaires de déblais, entravant le bon écoulement des eaux vers la mer. De plus, une entreprise de travaux publics s’est implantée sur la zone potentielle d’expansion des crues, infléchissant l’oued vers l’est. En cas de crue importante, l’onde serait alors déviée vers les habitations de rive droite (maisons individuelles de type RDC+1, voire villas RDC+2), tandis que la digue bloquerait l’évacuation des écoulements, renforçant l’effet d’entonnoir. L’autoroute et la voie de chemin de fer, situés au sud-est de l’exutoire, n’ont ici que peu d’incidence sur les écoulements, la topographie vallonnée ayant entraîné l’aménagement de viaducs avec des piliers suffisamment espacés pour laisser passer la charge sédimentaire. Mais en cas de crue de magnitude exceptionnelle, un risque de déchaussement des piliers ne serait pas non plus à exclure.
19Du fait de sa position stratégique en bordure du Détroit de Gibraltar, de la proximité de l’enclave espagnole de Ceuta, du commerce de contrebande et de l’ampleur des travaux liés au complexe portuaire, le pays rifain est ainsi devenu une région attractive, engendrant d’importants phénomènes migratoires, non seulement depuis les régions limitrophes mais aussi de l’ensemble du Maroc voire de l’étranger [El Abdellaoui et al.. 2008]. Ces populations s’installent alors à proximité immédiate des chantiers et du littoral ou dans l’arrière-pays mais toujours en bordure des principaux axes de communication. Cette attractivité pose évidemment des problèmes nouveaux (habitat anarchique, absence d’une mémoire du risque), liés à l’instabilité du milieu, et va inévitablement augmenter le degré de vulnérabilité.
20L’aménagement du complexe a, de plus, entraîné l’expropriation d’environ 250 familles sur la zone d’étude [Pateau 2014]. Pour accueillir ces populations, une zone de relogement de 10 hectares (Dar El Kharroub Soufla) a été aménagée par un opérateur public du Ministère de l’habitat [CREOCEAN 2010] en contrebas du village Dar El Kharroub. D’imposantes villas et une mosquée, financée par l’Agence Spéciale Tanger Méditerranée (TMSA) qui est chargée de l’aménagement et du développement du complexe portuaire, ont été bâties sur un secteur géologiquement sensible à l’érosion (flysch argilo‑calcaire détritique) avec des fondations très peu profondes et l’absence de réseaux d’évacuation des eaux usées puisqu’aucune contrainte d’aménagement n’existe. Déjà, les nouveaux bâtiments présentent de nombreuses fissures, signes d’instabilités du soubassement rocheux. Par ailleurs, installées sans prise en compte des trajectoires naturelles des eaux superficielles, ces constructions ont à la fois imperméabilisé les sols et entravé, lors d’épisodes pluvieux, les écoulements naturels, provoquant une concentration du ruissellement sur les surfaces non construites. Sont ainsi apparus des phénomènes de ravinement intense (entre 1,5 et 2 m de profondeur) qui pourraient être particulièrement dommageables en cas d’érosion régressive depuis le talweg principal (Khandeq Amaad) car ils affecteraient les nouvelles infrastructures. L’implantation d’un second lot de villas en contrebas de la mosquée a déjà été abandonnée, le ravinement ayant détruit les dalles de béton permettant l’accès aux parcelles (Fig. 5).
Figure 5 – Dar El Kharroub Soufla (localisé sur la figure 2) Impacts liés à la construction d’habitations sur des terrains géologiquement sensibles à l’érosion
A : Nouvelle mosquée : forte imperméabilisation des sols en rive droite du Khandeq Amaad favorisant une concentration des écoulements. B : Formation d’un ravin d’1,5 m de profondeur en moyenne. C : Abandon d’une parcelle constructible suite à la destruction du chemin d’accès bétonné par le nouveau ravin
21Autre exemple : l’État a également alloué, en faveur de paysans expropriés, des terres au niveau du Khandeq Laouiyed, en bordure du dépôt de déblais décrit précédemment (Fig. 2, n°1), lui aussi affecté par des instabilités de terrain (glissements rotationnels et glissements-coulées). La fragilité naturelle de ces terrains très argileux a déjà provoqué une fissuration plus ou moins avancée des nouvelles habitations et emporté certaines parcelles agricoles situées en contrebas (Fig. 6).
Figure 6 – Dynamiques de versant au niveau du stockage de déblais n°1 (trame point)
A : Emboitement de glissements-coulées dans les déblais. B : Emplacement des terrains alloué aux paysans expropriés. C : Glissement rotationnel dans le substrat gréso-argileux menaçant en contrebas les habitations déjà déstabilisées (apparition de fissures). D : Terrains agricoles affectées par un glissement-coulée
22Le cahier des charges [IDOM 2006] préconisait de choisir de façon adéquate les emplacements destinés aux dépôts des déblais, de revégétaliser les dépôts de matières inertes ou encore d’éviter le stockage de déblais à proximité des cours d’eau. Mais ces recommandations n’ont jusque-là pas été prises en compte par les décideurs. De même, en l’absence de normes de constructions, on observe des aberrations urbanistiques et environnementales dans les zones de relogement de paysans expropriés et d’accueil des émigrés.
23Au total, les surcharges sédimentaires grossières sur des terrains naturellement instables d’une part, l’imperméabilisation des sols amplifiée par l’urbanisation non contrôlée et les phénomènes de ravinement induits d’autre part, représentent une menace supplémentaire pour les enjeux humains et matériels implantés sur les exutoires. Indirectement et à terme, cela pourrait aussi avoir des conséquences pour le port lui-même (engravements, détérioration des axes de communication avec l’arrière-pays).
24Pour aider à la gestion des risques naturels de l’arrière-pays du complexe portuaire Tanger Med, différentes cartographies ont été réalisées [Pateau 2014]. Les secteurs « à risques » ont été identifiés en combinant un inventaire des instabilités de terrain (aléa) à une étude diachronique de l’occupation du sol (enjeux). Le dernier volet de l’étude repose enfin sur la réalisation de cartes de susceptibilité aux mouvements de terrain par approches quantitatives (lois statistiques et/ou probabilistes) qui pourront servir de documents de référence pour les futurs aménagements et ainsi ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Mes remerciements vont à F. El Bakouri pour son aide dans l’élaboration de certaines figures ainsi qu’à ma directrice de thèse, M. Fort, pour ses corrections. Je tiens également à remercier G. Fay, A. Ozer et un troisième relecteur anonyme pour leurs remarques constructives.