1Dans le cadre du développement touristique de la région de Sfax, agglomération côtière située dans le Golfe de Gabès en Tunisie, trois zones sont ou seront appelées à être aménagées pour l’accueil de touristes. Parmi ces espaces, la presqu’île de Sidi Fonkhal, située sur la côte nord de l’île de Chergui dans l’archipel de Kerkennah (Figure 1) doit accueillir un complexe touristique de 3000 lits destiné à un public international [Observatoire Tunisien de l’Environnement et du Développement Durable 2010].
Figure 1 – Localisation de l’archipel de Kerkennah et de la zone de Sidi Fonkhal
2Or, l’archipel de Kerkennah est vulnérable à l’élévation du niveau de la mer, subit une érosion marine qui peut être importante et des submersions marines [Oueslati 1986]. L’objectif de cette étude est d’évaluer l’adéquation qui existe entre (i) des mesures de l’évolution réelle du trait de côte entre 1963 et 2010, (ii) la perception de l’érosion côtière par la population locale et (iii) les aménagements prévus sur la presqu’île de Sidi Fonkhal.
3Les aménagements sont, pour le moment, quasi inexistants sur le littoral de Sidi Fonkhal. Cet espace est, en effet, très peu habité et les quelques habitations que l’on peut y rencontrer sont souvent éloignées de la côte de plusieurs dizaines voire centaines de mètres. Quelques parcelles agricoles sont présentes et abritent des cultures en sec (palmeraie principalement). La mise en œuvre du plan d’aménagement touristique régional a été confirmé récemment par le nouveau gouvernement et un Plan d’Aménagement a été approuvé pour Sidi Fonkhal [Agence Foncière Touristique] (Figure 2). Ce projet prévoit l’aménagement de 90 ha de la zone à des fins de tourisme écologique [Agence Foncière Touristique]. La capacité d’accueil sur le site sera de 2 550 lits en club de vacances et 450 en hôtellerie classique, avec des aménagements pour des activités balnéaires ainsi qu’un arboretum (Figure 2).
Figure 2 – Plan d’aménagement de la nouvelle zone touristique de Sidi Fonkhal Modifié à partir de [Projet SMAP III 2007]
4La presqu’île de Sidi Fonkhal mesure environ 2 km de long pour 500 mètres de large. Culminant à 8 mètres d’altitude, c’est une zone relativement élevée par rapport au reste de l’archipel (point culminant à seulement 13 mètres), dont une large majorité des terres est située à moins de 2,5 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les côtes de la presqu’île sont soumises à l’érosion, comme le suggèrent divers indices. Les indices botaniques de l’avancée de la mer sont des palmiers dont les racines, atteintes par la mer, sont peu à peu dénudées ce qui entraine leur effondrement sur l’estran des plages. Les indices géomorphologiques (cf. Figure 3) sont de deux types : l’apparition de falaises vives qui sont des preuves de l’érosion littorale et la corrosion (érosion chimique) des côtes basses et submersibles. Enfin des vestiges, datant de l’époque romaine, sont actuellement visibles dans les falaises ou sur l’estran. Ces indices sont visibles sur l’ensemble des côtes de Sidi Fonkhal de même qu’à l’échelle de l’archipel [Paskoff & Sanlaville 1983, Oueslati 1986, Slim et al.. 2004]. D’après ces derniers auteurs, deux principaux facteurs favorisent le processus d’érosion littorale : l’élévation du niveau de la mer et la litho-stratigraphie fragile de l’archipel. Ainsi, les falaises sont toutes vives le long de la côte de la presqu’île et les côtes basses subissent des submersions lors des hautes marées et des tempêtes, ce qui favorise leur érosion.
5L’élévation du niveau de la mer a été mesurée dans le Golfe de Gabès par deux méthodes différentes. (1) Dans le Golfe de Gabès, deux études distinctes utilisant des données satellites ont conclu à une augmentation de la hauteur absolue de la colonne d’eau de mer comprise entre 6 et 10 mm/an de 1993 à 1998 [Cazenave et al. 2002] ou entre 0 et 5 mm/an de 1993 à 2005 [Calafat & Gomis 2009]. Un modèle publié dans cette étude a également déterminé qu’entre 1945 et 2000 le niveau absolu de la mer se serait élevé de 0,9 mm/an dans le nord du Golfe de Gabès. (2) Les données relevées par le marégraphe de Sfax concernent le niveau relatif de la mer par rapport à la côte et indiquent elles aussi une élévation, mais les valeurs enregistrées sont nettement plus importantes avec une moyenne de 2,8 mm/an entre 1946 et 2006 [Saidani 2007]. L’écart des résultats obtenus entre les deux méthodes peut s’expliquer en partie par des approches différentes, par le caractère discontinu des relevés du marégraphe mais également et surtout par le jeu de la subsidence qui affecte le nord du Golfe de Gabès et donc l’archipel de Kerkennah. Quelles qu’en soient les causes, cette élévation du niveau de la mer est un facteur déterminant qui favorise l’érosion des côtes et les submersions marines.
Figure 3 – Exemples des différents indices de recul de la côte observables en 2011-2012 à Sidi Fonkhal
1 : Exemple d’indice botanique ; vue de la plage de Sidi Fonkhal : déracinement et mort des palmiers par avancée de la mer.
2 : Exemple d’indice géomorphologique ; façade ouest de Sidi Fonkhal, côte basses et rocheuse corrodée.
3 : Exemple d’indice archéologique ; vestiges d’époque romaine apparaissant dans une petite falaise.
6L’autre facteur de recul des côtes est lié à la fragilité des formations litho-stratigraphiques qui forment le soubassement de l’archipel de Kerkennah. La plus ancienne de ces formations correspond aux argiles mio‑pliocènes très érodables [Oueslati 1986]. Elle est surmontée d’une croûte calcaire d’âge pléistocène, formation la plus dure de l’archipel. La fragilisation voire la destruction de cette unique couche solide constitue donc un facteur de vulnérabilité face à l’érosion côtière. Or, depuis l’Antiquité jusqu’à récemment, cette croûte a été utilisée comme pierre à bâtir et est encore aujourd’hui fragilisée voire détruite dans certaines parcelles où les engins agricoles la fractionnent [Oueslati 1986]. Nos observations de terrain indiquent sans ambiguïté que les côtes de la presqu’île de Sidi Fonkhal reculent et que ce retrait va se poursuivre. Néanmoins, jusqu’à aujourd’hui, aucune étude n’a permis de quantifier l’évolution du trait de côte, ni d’évaluer le risque potentiel qui en découle pour les installations humaines.
7L’évolution de la position du trait de côte de la presqu’île de Sidi Fonkhal a été étudiée en détail selon une approche diachronique par photo-interprétation et SIG. Pour ce faire, une image SPOT 5 datée de 2010, d’une résolution de 2,5 mètres, a été comparée à une photographie aérienne de la même zone datant de 1963 et de résolution similaire (détails dans [Etienne 2014]). Nos résultats sont présentés avec une erreur totale maximale de ± 6 mètres de part et d’autre du trait de côte. L’évolution de la position du trait de côte a été mesurée grâce au module DSAS (Digital Shoreline Analysis System) d’ArcGis 10 [Thieler et al.. 2009]. Entre 1963 et 2010, sur les 5650 mètres de linéaires côtiers étudiés, 2580 mètres connaissent un recul significatif supérieur à 6 mètres. Le recul moyen significatif est de 11,5 mètres (0,24 m/an). Ces zones d’érosion significative se répartissent sur l’ensemble de la presqu’île de Sidi Fonkhal, mais certains secteurs particuliers montrent de très forts taux d’érosion dépassant 25 mètres entre 1963 et 2010 (0,53 m/an). La plus forte valeur de recul pour les côtes de Sidi Fonkhal a été observée entre les repères 5 et 6 de la figure 4, où l’érosion atteint 38,8 mètres (0,83 m/an). Située au nord, la grande plage de la presqu’île, qui est un atout majeur pour accueillir un complexe touristique, est également touchée par l’érosion puisque, dans sa partie est (entre les repères 14 et 17 de la figure 4) l’érosion atteint 27,9 mètres (0,59 m/an). Certaines côtes ont connu des taux d’érosion moyens (maximum 0,5 m/an) et sont situées entre les repères 3 et 4, 13 et 14 et enfin entre les repères 18 et 19 de la figure 4. Ces valeurs très importantes, importantes ou moyenne d’érosion de la côte sont donc localisées majoritairement sur les façades est et nord de la presqu’île. La façade ouest connait des taux d’érosion globalement plus faibles qui atteignent tout de même 14,3 mètres (0,3 m/an).
8Bien qu’une grande partie de la presqu’île de Sidi Fonkhal n’ait pas subi de variation significative du trait de côte entre 1963 et 2010, les zones de recul important sont d’autant plus inquiétantes que la presqu’île a une largeur de quelques centaines de mètres seulement. Dans ce contexte, les installations, prévues dans le projet touristique pourraient subir des dégradations si le recul se poursuivait.
Figure 4 – Évolution de la côte de Sidi Fonkhal entre 1963 et 2010
9Dans cette perspective il a paru intéressant d’évaluer la perception que la population de l’archipel de Kerkennah avait du recul du trait de côte, ainsi que les mesures prises ou non par les aménageurs (enrochement, digues) pour se protéger face à l’érosion littorale. Pour cela, un questionnaire concernant les problèmes environnementaux, dont l’érosion marine, a été soumis en 2012 à 150 habitants de l’archipel (1 % de la population). Les questions posées portaient sur l’ensemble de l’archipel et non pas uniquement sur la presqu’île de Sidi Fonkhal. Ne disposant pas d’une liste complète des habitants de l’archipel permettant la création d’un échantillon représentatif, ces questionnaires sont utilisés uniquement de manière qualitative. Les phénomènes étudiés se produisant sur une échelle de temps relativement longue, seules les personnes âgées de plus de 25 ans, et donc susceptibles d’avoir été témoins d’un éventuel changement, ont été interrogées. Les questionnaires ont été soumis en face à face durant une dizaine de minutes, principalement à l’occasion de trajets sur le bac voyageant entre Sfax et Kerkennah et dans les cafés des différentes localités de l’archipel. L’échantillon des personnes sondées comporte une large majorité d’hommes (143), peu de femmes ayant souhaité participer (7). Après soumission, 11 questionnaires ont été écartés et l’étude porte donc sur les réponses de 139 personnes.
10Les questions qui concernent le recul du trait de côte permettent d’abord de savoir si les personnes sont conscientes de l’érosion littorale et si elles ont vu le rythme de recul s’accélérer et si oui, depuis quand. Il s’agit ensuite de savoir comment sont perçus les efforts de la population et de l’État face à ce phénomène et si les actions entreprises sont efficaces ou non.
11Les résultats montrent que la population semble consciente du phénomène d’érosion côtière puisque 98 % de la population interrogée confirme que le phénomène est effectif. Pour 39 %, ce phénomène est jugé important et pour 41 % il est jugé moyen [Etienne et al.. 2013]. Une large majorité de la population interrogée considère donc que le problème de l’érosion marine est effectif et que ce phénomène est important ou modéré.
Tableau 1 – Perception du phénomène de recul de la côte
À votre avis, le trait de côte recule-t-il ?
|
Nombre de réponses
|
En %
|
Non
|
3
|
2
|
Oui
|
136
|
98
|
Total
|
139
|
100
|
Tableau 2 – Perception de l’intensité du phénomène
Ce phénomène est :
|
Nombre de réponses
|
En %
|
Important
|
54
|
39
|
Moyen
|
57
|
41
|
Faible
|
22
|
16
|
Nul
|
5
|
4
|
Total
|
139
|
100
|
12Concernant la perception des efforts réalisés par la population (par quels moyens la population se protège-elle contre l’avancée de la mer ?) ou par l’État (prend-il des mesures de protection contre l’avancée de la mer ?), les réponses sont relativement similaires : globalement la population interrogée les juge majoritairement inexistants ou insuffisants même si les actions de l’État, qui consistent en des enrochements, sont mieux perçus que celles réalisées par la population qui sont souvent individuelles et moins impressionnantes. De plus, lorsque ces actions existent (digues, enrochements, murets de protection…), elles sont souvent jugées inefficaces.
Tableau 3 – Perception des actions de l’État et de la population
Face à ce phénomène, les efforts de la population et de l’État sont :
|
|
Nombres de réponses
|
En %
|
|
Nombres de réponses
|
En %
|
|
Importants
|
5
|
4
|
|
Importants
|
2
|
1
|
Concernant la population
|
Moyens
|
22
|
16
|
Concernant l’État
|
Moyens
|
40
|
29
|
|
Faibles
|
47
|
34
|
|
Faibles
|
57
|
41
|
|
Nul
|
65
|
47
|
|
Nul
|
40
|
29
|
Les aménagements (enrochements, digues, murs et murets) réalisés par la population et par l’État sont :
|
Concernant la population
|
Inefficaces
|
113
|
81
|
Concernant l’État
|
Inefficaces
|
103
|
74
|
|
Efficaces
|
19
|
14
|
|
Efficaces
|
30
|
22
|
13Bien que le questionnaire ne soit pas représentatif de l’ensemble de la population, les réponses aux questions concernant l’érosion côtière sont quasiment unanimes et les personnes interrogées perçoivent bien un phénomène de recul de la côte. Il semble donc que la perception de la population soit en adéquation avec d’une part les indices de reculs de la côte directement observables et avec les mesures de l’évolution de la côte que nous avons réalisées.
14Dans un tel contexte, la question est de savoir si le projet touristique de Sidi Fonkhal est viable à moyen ou à long terme. Pour cela, seront d’abord discutés les résultats obtenus par SIG et par le questionnaire pour les replacer dans un contexte plus général, afin d’estimer si les risques d’érosion côtière ou de submersion marine pourraient être plus ou moins importants et dommageables à l’avenir. Seront ensuite expliqués les points forts et les points faibles de ce projet dans le contexte d’érosion de la côte.
15Les aléas côtiers les plus dommageables sont d’une part l’érosion côtière et d’autre part les submersions marines : ils s’observent déjà (voir supra) et la quantification du recul de la côte prouve l’efficience de l’érosion littorale. Afin de savoir si les aménagements prévus pour la zone de Sidi Fonkhal seront viables à moyen ou à long terme, nous devons évaluer les risques à venir et leur intensité.
16La force et la direction des vents jouent, par le biais de la houle, un rôle important sur l’érosion côtière et il est donc nécessaire d’évaluer ces variables climatiques dans le passé proche et pour l’avenir. Ces deux paramètres climatiques ont évolué depuis les années 1970 dans le golfe de Gabès. La force des vents moyens a augmenté de 0,7 m/s entre 1970 et 2002 tandis que la direction dominante est passée d’est à nord depuis 1983 [Dahech 2007]. La fréquence des vents de secteur sud est en augmentation tandis que celle de secteur ouest a connu une baisse importante depuis 1982 [Dahech 2007]. L’augmentation de la vitesse du vent à Sfax est liée à la MOI (Mediterranean Oscillation Index, indice qui prend en compte la différence de pression atmosphérique entre le Caire et Alger) [Conte et al.. 1989]. Actuellement, les vents violents sont majoritairement d’orientation nord (allant de l’ouest au nord-nord-est) et les houles formées par ces vents plus violents qu’auparavant, frappent la côte orientée vers le nord-ouest de l’archipel de Kerkennah, favorisant à la fois l’érosion et les submersions marines. Les vents arrivent en direction de la plage de la presqu’île de Sidi Fonkhal. Cette situation n’était pas la même avant les années 1980 ce qui suggère que les dynamiques d’érosion et de submersion étaient différentes. Cependant, les images de très bonne qualité (2,5 mètres de résolution) étant rares voire inexistante pour l’archipel de Kerkennah entre les années 1970 et les années 2000, il apparaît difficile de connaitre avec plus de précision les dynamiques d’érosion de la côte depuis les années 1960.
17La prévision des taux d’érosion futurs est très dépendante des conditions climatiques à venir. Les facteurs de variabilité climatique sont liés à plusieurs phénomènes : les conditions atmosphériques et la position des anticyclones et dépressions qui ont une influence, entre autres, sur la direction et la force des vents et donc sur les houles qui provoquent érosion et submersions marines ; le niveau de la mer qui est forcé par plusieurs mécanismes dont ceux des effets stériques (variation de la salinité et des températures) ; enfin la subsidence qui a pour conséquence l’enfoncement de l’archipel dans la mer. L’ensemble de ces facteurs va influencer l’environnement de l’archipel de Kerkennah à l’avenir.
18Les situations anticycloniques devraient être plus fréquentes sur la Méditerranée [Giorgi & Lionello 2008]. 17 modèles ont été compilés pour étudier les changements climatiques selon les scénarios A1B, B1 et A2 de l’IPCC, et les résultats de cet ensemble de modèles (nommé Multi Global Model Ensemble) montrent que les pressions atmosphériques devraient être différentes entre la période 1961 – 1990 et celle de 2071 – 2100 [Giorgi & Lionello 2008]. Sur la Tunisie, les pressions devraient être plus élevées en hiver, printemps et automne, et moins élevées en été. À l’échelle du golfe de Gabès, la vitesse du vent devrait être plus importante en été et à l’inverse, plus faible durant l’hiver [Lamon et al.. 2013]. Concernant le niveau de la mer, l’influence de la NAO devrait être déterminante car, comme cela devrait être le cas, l’augmentation des phases de NAO positives entraineront des conditions climatiques plus stables sur le golfe de Gabès. En prenant en compte uniquement les facteurs atmosphériques, les différents modèles s’accordent sur le fait que les variations absolues du niveau de la mer ne seront pas significatives d’ici 2100, et qu’elles seront peut-être même légèrement négatives [Ullmann 2008, Jordà et al.. 2012]. L’élévation des températures des eaux (d’environ 2,6 °C) et l’augmentation de la salinité (d’environ 0,5 PSU) auront un effet inverse et les effets stériques devraient s’annuler, ce qui signifie que la contribution de ces effets (stériques et atmosphériques) à l’élévation du niveau de la mer devraient y être quasi nuls [Tsimplis et al.. 2008]. Ceci suggère que les variations du niveau marin, potentiellement enregistrées au cours du prochain siècle, seront dues principalement aux mouvements verticaux liés à la subsidence des côtes du nord du golfe de Gabès qui entrainera une élévation importante du niveau relatif de la mer [Slim et al.. 2004, Saidani 2007] et que les risques de submersion et d’érosion de la côte seront, de fait, plus importants. L’hypothèse que le niveau de la mer devrait continuer de s’élever dans le nord du golfe de Gabès et que les houles et les submersions des côtes de l’archipel devraient poursuivre leurs actions érosives est donc très probable. Les conséquences de cette élévation pourraient être modélisées en utilisant un modèle numérique de terrain (MNT). La spatialisation des espaces qui seront les premiers à être submergés est indispensable pour avoir une idée précise de l’évolution à moyen et à long terme des côtes de la presqu’île de Sidi Fonkhal afin de choisir les aménagements les plus adaptés.
19L’aménagement de la presqu’île de Sidi Fonkhal et les choix qui ont été réalisés dans le cadre du développement touristique régional du gouvernorat de Sfax comportent plusieurs points positifs et négatifs qui aboutissent à une situation assez paradoxale. Seront discutés dans un premier temps, le choix du site d’étude puis, dans un second temps, les choix d’aménagements.
20Le choix du site sur l’archipel de Kerkennah est plutôt judicieux dans le contexte local. En effet, la presqu’île de Sidi Fonkhal culmine à 8 mètres d’altitude. Contrairement au reste de l’archipel (Figure 1), la majorité des terres est située à plus de 2,5 mètres d’altitude. Seule une bande assez peu large, partant du nord-ouest jusqu’au sud-est de la presqu’île, est constituée de terres basses qui sont sujettes aux submersions marines. De plus, le site est doté d’une longue plage, ce qui est un atout pour un complexe touristique. Ces deux paramètres montrent les atouts majeurs de la presqu’île pour l’accueil de touristes.
21Les aménagements prévus pour la presqu’île sont de plusieurs types (Figure 2) et ils respectent les lois littorales qui imposent une bande d’inconstructibilité de 25 mètres à l’intérieur de la côte [Agence de Protection et d’Aménagement du Littoral (APAL)]. Les différentes zones prévues pour accueillir le complexe hôtelier et les zones résidentielles, mais aussi les zones vertes et les zones d’animations, sont toutes situées à au moins 50 mètres de la ligne de côte (Figure 2). Cette décision d’éloignement de la côte constitue une protection temporaire face à l’érosion marine.
22Cependant, plusieurs éléments rendent le choix de la presqu’île de Sidi Fonkhal critiquable. D’un point de vue géographique, la presqu’île est étroite (environ 500 mètres de large) ce qui représente, dans un contexte d’érosion marine, un fort facteur de vulnérabilité. Ensuite les côtes est et nord sont basses et subissent une érosion parfois très importante comme nous avons pu le mesurer (Figure 4). Enfin, l’accès à la presqu’île n’est possible que par des zones particulièrement basses de sebkhas littorales dont le fonctionnement naturel est très dépendant de la mer, des marées et des nombreuses submersions qu’elles subissent.
23Du point de vue décisionnel, la route d’accès a été construite sur une digue qui coupe l’exutoire de la sebkha située directement à l’ouest de Sidi Fonkhal provoquant la modification de son fonctionnement naturel [Fehri 2011]. Sur le site même et malgré le respect des lois du Domaine Public Maritime, aucun aménagement n’est prévu pour prévenir de l’érosion côtière. Pourtant, la situation particulière de l’archipel de Kerkennah, le caractère fragile des côtes et de la forte vulnérabilité face à l’élévation du niveau de la mer ont déjà été signalés [Paskoff & Sanlaville 1983, Oueslati 1986]. Par ailleurs, une étude menée par le cabinet d’Ingénierie de l’Hydraulique, de l’Equipement et de l’Environnement (IHE) en Tunisie a montré que d’ici 2100 la presqu’île de Sidi Fonkhal sera devenue une petite île coupée de la grande île de Chergui et que l’archipel aura perdu 1/3 de sa surface. Sidi Fonkhal sera alors isolée, l’archipel morcelé en un grand nombre de petites îles et l’accessibilité touristique devrait en souffrir [Observatoire Tunisien de l’Environnement et du Développement Durable 2010]. Enfin, une thèse récemment soutenue pointe les difficultés pratiques à la mise en place d’un tel projet concernant les apports en eaux, en électricité mais aussi les difficultés de gestion des déchets… [Kebaïli Tarchouna 2012].
24Alors que ces conclusions sont connues, la confirmation du choix de maintenir le projet touristique de Sidi Fonkhal semble paradoxale. On peut émettre plusieurs hypothèses pour expliquer ce paradoxe :
-
“Les autorités ne sont pas averties du phénomène d’érosion et de submersion marine qui touche les côtes”. Cette hypothèse n’est pas valide. Dans les rapports réalisés à la demande des ministères et concernant soit l’environnement soit le développement du tourisme, il est fait mention du changement climatique, de la montée du niveau de la mer et parfois des impacts de cette élévation.
-
“Le projet touristique de Sidi Fonkhal a été pensé à court ou à moyen terme”. Aucune affirmation directe de cette hypothèse n’a été trouvée dans les rapports ou sur les sites internet des organismes de développement touristique (par exemple [Agence Foncière Touristique, Megdiche 2008, Observatoire Tunisien de l’Environnement et du Développement Durable 2010]). En revanche, le caractère paradoxal du site choisi pour l’implantation du complexe touristique, la limite de construction fixée à 50 mètres à l’intérieur des terres et la connaissance que la presqu’île sera, d’ici 2100, devenue une île, laissent penser que le projet ne sera pas viable à long, voire à moyen terme.
-
“L’étude de faisabilité a été pensée à l’échelle régionale et ne prend pas en compte les savoirs locaux”. Les différents rapports et études cités dans cet article ne font aucune mention des savoirs locaux par le biais de questionnaires ou d’entretiens avec la population. Notre approche montre que la population interrogée semble consciente du danger. Toutefois, le questionnaire n’a été soumis qu’à 150 personnes sur l’archipel (soit environ 1 % de la population) et portait sur différents thèmes dont celui de recul de la côte. La mise en place d’une enquête élargie en nombre de questions et de personnes interrogées permettrait d’aboutir à une meilleure compréhension du phénomène d’érosion marine, et poserait les prémices d’une démarche participative de la gestion du littoral.
25Depuis les années 1960, les littoraux de la presqu’île de Sidi Fonkhal sont soit stables, soit en cours de recul, comme l’attestent les marques d’érosion visibles le long de la côte et les mesures de ce recul côtier (localement : 38,8 mètres maximum entre 1963 et 2010). Par ailleurs, les enquêtes ont montré que la population semble consciente du recul de la côte. Cette convergence entre les faits de terrain et les perceptions ne semble pas avoir été prise en compte dans l’étude portant sur le développement touristique de la région de Sfax, dont la zone de Sidi Fonkhal fait partie. Il existe donc un fort paradoxe dans ce projet car le complexe touristique sera bâti dans une zone particulièrement vulnérable à la montée des eaux, pour laquelle aucune mesure de protection du littoral ne semble envisagée. Il parait dès lors important, dans les projets conçus à l’échelle régionale, d’entreprendre des études précises et de tenir compte des spécificités locales du terrain et des connaissances de la population permettant la mise en place d’une gestion intégrée des zone côtières (GIZC) préconisée par l’APAL en Tunisie. Ceci rejoint les conclusions d’A. Oueslati [2011] qui a étudié la question des aménagements touristiques en Tunisie depuis 1900, montrant qu’ils ont parfois conduit à des situations dramatiques d’érosion littorale, surtout après les années 1970. Il s’interroge quant aux actions entreprises actuellement : « On a parfois même l’impression que le fossé ne fait que se creuser entre les recommandations des scientifiques, les mesures législatives et les efforts des instances chargées de l’environnement côtier et de l’aménagement du littoral d’une part et les pratiques sur le terrain d’autre part ».
26Ainsi, on constate que perdurent, entre les différents acteurs (l’État, les scientifiques et la population locale), des biais dans la transmission des savoirs. La mise en place de la GIZC en est fortement freinée et l’implication des populations et acteurs locaux ainsi que les aspects environnementaux ne sont pas encore suffisamment pris en compte [Bounouh 2010, Oueslati 2011].
Nous remercions les chercheurs qui ont accepté de se pencher sur ce travail, de le relire et de le réviser. Merci également aux organisateurs de la journée thématique de l’AGF « Les risques liés à la nature et leur gestion dans les Suds » à laquelle fait suite cet article.