1Le bassin versant (BV) de la Doubégué (500 km2) appartient au bassin du lac de barrage de Bagré, second réservoir burkinabais. Cette région, où prédominent les activités agro-pastorales, a connu au cours des trente dernières années de profondes modifications, d’origine principalement anthropique (arrivée de nouvelles populations, accroissement démographique, nouvelles activités, mise en eau du lac de Bagré, exacerbation des conflits, réforme agraire et foncière (RAF)) [Faure 1996] et secondairement physique (la péjoration climatique a accru la fragilité préexistante de ce milieu : sols pauvres, variabilités inter- et intra-annuelles des pluies, etc.) [Robert 2011a]. Ces changements ont profondément modifié le paysage de cette région burkinabaise. La dégradation des terres, déjà observée au milieu des années 80 [Mietton 1988, Hien & al. 1996], n’a fait que s’aggraver dans ce milieu originel pauvre, subissant des perturbations climatiques associées à des bouleversements anthropiques. Quelles sont alors les conséquences sur l’environnement, plus particulièrement sur la terre et l’eau ? Les objectifs sont (i) d’identifier les zones à risques érosifs, (ii) de connaître l’impact de ces mutations sur la ressource en eau et (iii) de déterminer les risques environnementaux et sociétaux, principalement sanitaires, qui en résultent. Le principal paramètre retenu pour révéler les pertes en terre (en terme quantitatif) et en eau (en terme qualitatif) est la turbidité. Il s’agit d’un paramètre hydro‑qualitatif permettant d’évaluer les matières en suspension (MES) présentes dans un cours d’eau. Son étude rend également compte en partie des phénomènes se déroulant sur les versants (processus érosifs) et de l’état des cours d’eau. Elle permet ainsi d’identifier les zones à risques. De plus, une importante turbidité et/ou son accroissement a de multiples répercussions sur l’environnement et joue un rôle majeur sur le plan sanitaire en influençant les caractéristiques microbiologiques et chimiques de l’eau. En effet, sous certaines conditions physico-chimiques, les micro-organismes ou les particules chimiques peuvent s’adsorber sur les MES. La turbidité est alors un indicateur des risques sanitaires encourus par les populations. Enfin, le paramètre déterminant pour comprendre l’érosion dans le BV de la Doubégué est le couvert végétal. L’étude de la turbidité sera donc reliée à l’évolution de l’occupation du sol.
2Le BV de la Doubégué (Fig. 1) se situe dans la région du Centre-Est, plus précisément dans la Province du Boulgou dont la ville principale est Tenkodogo. Il se localise en Pays Bissa et appartient au BV du Nakambé, second bassin hydrographique du Burkina Faso.
Figure 1 - La région du lac de Bagré
Conception et réalisation : E. Robert, 2013
3Cette région est sous la dépendance d’un climat nord-soudanien (800 - 900 mm de précipitations annuelles) et subit une double irrégularité inter- et intra-annuelle (juillet, août et septembre regroupent 65 % des précipitations annuelles) à laquelle s’est ajoutée une période de sécheresse pendant les années 70 et 80. Les écoulements du Nakambé et de ses affluents sont liés aux fluctuations pluviométriques saisonnières, ceux de la Doubégué s’effectuent entre juin et février. C’est une région où prédominent les sols pauvres, essentiellement de type ferrugineux et peu évolués. La savane arborée et les forêts ont laissé la place à la savane arbustive, dans une région où l’empreinte humaine ne cesse de s’étendre. L’agriculture occupe 70 % de la population active et 84 % des superficies cultivées sont des cultures pluviales (mil, sorgho, arachide, niébé).
4Dans le bassin de la Doubégué, l’agent naturel de l’érosion est essentiellement l’eau. L’agressivité des pluies de la région est un des principaux agents morphodynamiques. L’impact des gouttes de pluie est surtout marqué au début de l’hivernage : les zones agricoles laissées à nu, les sols dégradés et les pistes étant « attaqués ».
5Dans un contexte de faible pente (0,5 à 3 %) où les sols sont pauvres et principalement sableux [Robert 2011a], « le handicap » pédologique est alors contenu par l’intermédiaire de la végétation (protection des sols et ralentissement des ruissellements). Or, depuis une trentaine d’années, on a pu observer une forte régression du couvert végétal.
Tableau 1 – Évolution de l’occupation du sol dans le BV de la Doubégué
Description
|
1986
|
1995
|
2007
|
|
Superficie (ha)
|
%
|
Superficie (ha)
|
%
|
Superficie (ha)
|
%
|
Plans d’eau
|
25.3
|
0.1
|
425.6
|
0.8
|
546.1
|
1.1
|
Forêts claires
|
3 586.2
|
7.1
|
780.2
|
1.5
|
571.4
|
1.1
|
Formations ripicoles
|
1 008
|
2
|
278.7
|
0.6
|
22.5
|
0.4
|
Savanes arborées
|
16 613.9
|
32.8
|
6 834.4
|
13.5
|
5 521.6
|
10.9
|
Savanes arbustives
|
13 574.8
|
26.8
|
12 868.4
|
25.4
|
7367.2
|
14.6
|
Jachères
|
7 526.9
|
14.9
|
12 564
|
24.8
|
11 022.9
|
21.8
|
Cultures
|
5 890.8
|
11.6
|
13 435.8
|
26.5
|
20 427.8
|
40.4
|
Sols dégradés
|
1 873.7
|
3.6
|
2 573.7
|
5.1
|
3 665.9
|
7.3
|
Habitat
|
582.5
|
1.1
|
901.8
|
1.8
|
1 218.6
|
2.4
|
Total
|
50 682.1
|
100
|
50 662.6
|
100
|
50 364
|
100
|
Sources : Spot, IGB
- 1 Les images ont été acquises dans le cadre du programme ISIS du CNES.
6L’analyse diachronique de l’occupation du sol dans le BV de la Doubégué, réalisée à partir d’images satellites SPOT1 1, 3 et 5 de 1986, 1995 (résolution de 20 m) et 2007 (résolution de 10 m) (associées à deux photos aériennes de 1985 et 1994 acquises auprès de l’IGB), révèle une profonde modification du paysage (Tabl. 1) à partir du milieu des années 80 et surtout au cours des années 90 [Robert 2011a]. Elle permet de révéler les zones les plus affectées par la diminution du couvert végétal « naturel » et menacées par un risque de pertes en terre.
7Le milieu des années 80 a été le témoin du repeuplement des vallées de la région par des migrants autochtones Bissa et des migrants allochtones Peul et Mossi. Ces migrations se sont renforcées après la promulgation de la RAF en 1984. Au départ voulu comme une nationalisation des terres, l’article 1 de la RAF a été détourné de son sens et interprété comme l’idée que les terres libres appartiennent à ceux qui les travaillent et non plus au pouvoir coutumier. Les populations s’installent alors sur les terres libres et fertiles sans en avoir avisé les autorités coutumières [Robert 2010]. À partir du milieu des années 80, le Pays Bissa est devenu un milieu en pleine mutation soumis à des changements d’occupation du sol.
8La création du lac de barrage de Bagré, en 1994, a conduit à de profondes modifications et recompositions territoriales [Robert 2011b]. Des populations ont été déplacées suite à l’ennoiement de 25 000 ha de champs et pâturages et de nouvelles populations ont été attirées, le barrage de Bagré étant perçu comme un eldorado par les pêcheurs, les cultivateurs, les maraîchers et les riziculteurs. Le développement d’activités agropastorales s’est donc poursuivi et des activités piscicoles ont été créées.
9En définitive, entre 1986 et 2007, il s’est opéré une nette extension de l’espace agricole au détriment des formations végétales « climaciques » suite à l’augmentation importante de la population (accroissements naturel et migratoire), aux besoins en terres cultivables, aux défrichements, à la surexploitation des ressources, à la réduction temporelle et spatiale des jachères (voire leur disparition) et au déboisement. La régression du couvert végétal naturel (69 à 27 %) s’est faite au profit des espaces cultivés (27 à 62 %) [Robert 2011a].
10Ces mutations observées depuis les années 70 ont perturbé les équilibres anciens du milieu : ces espaces « naturellement » fragiles ont alors été de plus en plus soumis à une dégradation du couvert végétal et des sols (érosion hydrique essentiellement), dont la turbidité de l’eau est un révélateur et un indicateur.
11L’analyse de la turbidité des eaux, principal paramètre évoqué ici, a été réalisée dans le cadre d’une méthodologie plus large reposant sur l’usage d’outils multiples : télédétection, SIG, relevés de sols, analyses physico-chimiques (pH, T°C, conductivité, turbidité, phosphates), enquêtes auprès des populations et entretiens avec les acteurs associatifs, les représentants des organismes de l’État [Robert, 2011a]. L’usage du paramètre turbidité couplé aux résultats de l’étude diachronique de l’occupation du sol a pour objectif de mettre en évidence les facteurs responsables de fortes turbidités, les secteurs les plus affectés par les processus érosifs et donc les régions exposées à des risques environnementaux et sanitaires importants.
- 2 Les analyses sont principalement effectuées dans le cadre d’un suivi de la qualité de l’eau desserv (...)
12La turbidité correspond à « la propriété optique de l’eau permettant à une lumière incidente d’être déviée (diffraction) ou absorbée par des particules plutôt que transmise en ligne droite » [Groupe scientifique sur l’eau 2003]. Elle est exprimée en NTU (Nephelometric Turbidity Unit). Il existe peu de classifications aux niveaux mondial et national (Tabl. 2). Sur le plan de la consommation, les valeurs guides de l’OMS (1996) sont de 5 NTU (origine MES, colloïdes, matières dissoutes). Enfin, ce paramètre est encore peu utilisé, particulièrement dans les Pays du Sud, dans l’étude de ces phénomènes (processus érosifs et risques environnementaux et sanitaires associés) ; c’est là l’une des originalités de notre étude2.
Tableau 2 – Exemple de classification de la turbidité à l’échelle internationale renvoyant au paramètre optique. Source : Action contre la Faim (ACF)
Turbidité (NTU)
|
Classe de qualité
|
< 5
|
Eau claire voire « incolore »
|
5 - 30
|
Eau légèrement trouble ou légèrement colorée
|
> 50
|
Eau trouble ou colorée
|
> 200
|
La plupart des eaux de surface en Afrique atteignent ce niveau de turbidité appelé aussi eau de surface « africaine »
|
13La turbidité est un indice de la présence des particules minérales et organiques en suspension dans l’eau ainsi que de certains matériaux en solution (comme l’hydroxyde de fer). Ces MES sont généralement liées aux ruissellements sur les versants, à l’érosion des berges et aux rejets d’effluents pollués dans les eaux de surface, qui se limitent dans le bassin de la Doubégué aux engrais et produits phytosanitaires (pris en charge par les eaux de ruissellement).
14Le paramètre de la turbidité permet d’établir une estimation rapide de la teneur en MES. C’est un paramètre intégrateur des phénomènes érosifs à l’œuvre dans notre région d’étude, principalement des zones aval mais également des zones médianes et amont. Sa cartographie met en lumière les zones les plus affectées par les processus érosifs et permet indirectement d’identifier les facteurs influençant l’accroissement de ses valeurs.
15La turbidité est présentée comme un indicateur de l’état du cours d’eau, qui peut être qualifié de « naturel » dans un premier temps. Elle devient une « pollution » lorsqu’elle est causée par des activités anthropiques. Ainsi, l’amplification de la turbidité dans les eaux de surface peut être indicatrice d’une pollution qualifiée de physique : une dégradation de la qualité des cours d’eau ayant de multiples répercussions sur l’environnement et la sphère humaine (problèmes d’usages, sanitaires, etc.).
16Enfin, une turbidité élevée et/ou son accroissement jouent un rôle majeur sur le plan sanitaire en influençant les caractéristiques microbiologiques et chimiques de l’eau car sous certaines conditions physico-chimiques, les micro-organismes ou les particules chimiques peuvent s’adsorber sur les MES. Ce processus est considéré comme un risque pour l’environnement et les populations.
17Les 11 sites retenus se localisent dans le cours principal de la Doubégué et de ses affluents, depuis sa source Pésséré jusqu’à la confluence avec le lac de Bagré (3 en rive droite, 1 en rive gauche, 6 dans le cours principal et 1 dernier sur un petit affluent du lac de Bagré) (Fig. 2). Afin d’avoir une bonne représentativité, les différences morpho-pédologiques, le rang des affluents, la position du prélèvement par rapport à l’amont et l’aval des cours d’eau, le débit et l’occupation du sol ont été pris en compte.
- 3 L’ensemble des prélèvements devait être réalisé en 36 heures afin de réduire les risques de déclenc (...)
- 4 À cette période, la quantité d’eau présente au niveau des lits des cours d’eau diminue. La valeur m (...)
18Deux campagnes de prélèvements hebdomadaires3, de sept semaines chacune, ont été réalisées. Nous voulions une représentativité temporelle, ainsi la 1ère s’est déroulée de mi-octobre à début décembre 2008 (début de la saison sèche et fraîche)4 et la seconde durant juillet et août 2009 (pendant l’hivernage).
Figure 2 – Relevés de turbidité dans le BV de la Doubégué en début de saison sèche (2008)
Conception et réalisation : E. Robert, 2011
19Aucun événement pluviométrique ne s’est produit lors de la 1ère campagne de 2008, les relevés n’ont donc pas été influencés par les pluies. La seconde campagne s’est déroulée au cœur de l’hivernage afin d’étudier la relation pluie-turbidité (vingtaine de jours avec précipitations). Les relevés se sont déroulés chaque semaine les mêmes jours : ainsi certains prélèvements se sont-ils opérés lors d’événements pluviométriques importants (début de crue et pic de crue), d’autres le lendemain ou quelques jours après (fin de crue). Au cœur de ces mois les plus pluvieux, les processus érosifs sont particulièrement intéressants à étudier, de même que les étapes d’évolution des stades végétatifs. En définitive, nous disposons de relevés effectués sans influence directe des événements pluviométriques (valeurs moyennes) et d’autres sous l’impact des pluies (certains relevés témoignent de valeurs extrêmes).
20La méthodologie [Hoffmann et Pellegrin 1996] a été adaptée aux réalités du terrain en contexte tropical. Le matériel utilisé a été un spectrocolorimètre/turbidimètre.
21L’analyse du paramètre turbidité a permis d’établir un diagnostic des taux de turbidité du BV de la Doubégué. Il présente des eaux fortement turbides (Tabl. 3) qui, compte tenu de leur niveau élevé, sont qualifiées à juste titre « d’africaines » : moyenne de 207 NTU en saison sèche et de 407 NTU en saison humide (Fig. 2 et 3).
Tableau 3 – Récapitulatif du diagnostic de turbidité réalisé dans le BV de la Doubégué
|
Valeur moyenne en saison humide
|
Valeur moyenne en saison sèche
|
Valeur minimale
|
Valeur maximale
|
Moyenne
|
Pesséré
|
635
|
638
|
209
|
1066
|
637
|
Lac
|
274
|
24
|
14
|
545
|
149
|
Belcé
|
314
|
244
|
44
|
553
|
279
|
Dazé
|
421
|
225
|
67
|
501
|
323
|
Bassaré
|
627
|
111
|
61
|
1 100
|
369
|
Kabri
|
308
|
33
|
24
|
764
|
171
|
Zaba
|
362
|
61
|
19
|
688
|
194
|
Douka
|
537
|
460
|
102
|
1 100
|
499
|
Pata
|
242
|
-
|
-
|
396
|
-
|
Doubégué
|
632
|
167
|
151
|
1 100
|
400
|
Bagré
|
202
|
116
|
70
|
414
|
159
|
Moyenne
|
402
|
207
|
76
|
748
|
318
|
22L’étude de ces relevés de turbidité a permis de mettre en évidence un système variable aux réponses multiples selon les zones du BV sous la dépendance de facteurs plus ou moins importants. Les valeurs les plus élevées sont observées en juillet et août lorsque les événements pluviométriques sont intenses et nombreux (400 NTU) (Tabl. 3). Toutefois, elles sont aussi élevées entre le 15 novembre et la fin du mois de décembre (250‑300 NTU) (Tabl. 3), lors de l’abaissement rapide du niveau de l’eau. Les plus faibles se manifestent de la fin septembre à la mi-octobre (70 NTU) quand la dilution est importante, les événements météorologiques rares et les sols protégés par le couvert végétal.
Figure 3 – Relevés de turbidité dans le BV de la Doubégué au cours de la saison des pluies (2009)
Conception et réalisation : E. Robert, 2011
23La saisonnalité climatique a donc un effet sur la turbidité. Mais c’est l’intensité pluviométrique qui a le plus fort impact : les orages de début de saisons de pluies ont des effets beaucoup plus importants qu’une faible pluie en continu. La saisonnalité agricole joue aussi un rôle majeur. En mai et juin, la zone est peu protégée de l’action érosive des précipitations (sols agricoles nus et préparés, espaces « naturels » moins développés) et lors des événements pluviométriques, les particules sont facilement transportées jusqu’aux cours d’eau. Ce processus se poursuit en juillet et août : les cultures et la végétation se développent, toutefois les pluies sont plus importantes et plus intenses.
24Au début de l’hivernage, les forts taux de turbidité s’observent quelques heures au moment où s’actionnent les premiers écoulements. À partir de mi‑juillet, un pic de turbidité s’opère durant un jour, suivi d’une baisse (lié à un événement pluviométrique plus intense sur des sols peu protégés). Plus la saison progresse, plus une dilution de la turbidité s’observe, bien que des pics subsistent les jours d’épisode pluviométrique.
25L’étude de la turbidité a révélé des temps de réponse instantanés du système aux stimuli pluvieux. Un seuil déclencheur a été mis en évidence aux alentours de 25‑30 mm de précipitations qui pourrait être qualifié d’« intensité horaire » à partir de laquelle le système s’enclenche, synonyme d’un apport important de particules en direction des cours d’eau. L’accroissement des valeurs de turbidité s’observe le jour même. Au-delà de 30 mm, cette observation est valable durant deux jours. L’impact de cet événement s’atténue à partir de la mi-août. Si les pluies ont un total pluviométrique inférieur, il s’opère davantage un effet de dilution. Cette relation est donc le principal facteur explicatif des hausses de turbidité et il va être modulé par différents paramètres, en particulier la présence ou non de couvert végétal.
26L’occupation du sol constitue le paramètre déterminant dans l’explication des variations de la turbidité. La mise en culture dans le bassin de la Doubégué a progressé depuis l’amont et depuis les interfluves : les sites amont et médians (Pésséré, lac de Tenkodogo, Belcé, Dazé, Bassaré et Zaba) sont donc davantage affectés par cette anthropisation. La présence d’un couvert végétal aux abords mêmes du cours d’eau, comme à Belcé et Kabri, fait baisser les valeurs de turbidité, en dépit de versants fortement anthropisés, aux sols dégradés. La protection par des formations « naturelles » sur les versants joue aussi un rôle, comme à Zaba (valeur moyenne au cours de l’hivernage de 326 NTU) et à Bagré (202 NTU). Toutefois, la présence du couvert végétal au niveau des berges l’emporte sur la végétation des versants. La région d’étude mise en culture depuis le milieu des années 80 est donc propice à générer des ruissellements puissants et chargés, à l’origine de l’exacerbation des processus érosifs aréolaires (Fig. 4A) et de l’accroissement des formes d’érosion linéaire (en nombre et en taille) (Fig. 4B).
Figure 4 – A : ruissellement diffus (Bélcé) ; B : ravin formé en quatre ans par un ruissellement concentré
Clichés : E. Robert, 2009
27Un second paramètre, lié à l’impact des événements pluviométriques intenses, explique ces valeurs élevées de turbidité : la pauvreté des sols.
28Deux paramètres supplémentaires ont des impacts plus faibles : la position dans le système hydrographique (distinction affluent/cours principal, progression de l’amont vers l’aval, confluence) et le type de texture (sableuse, gravillonnaire, etc.) des sols. À titre d’exemple, la présence de cailloux (Pata) a un réel impact en cassant les écoulements.
29Enfin, dans l’ensemble du BV de la Doubégué, la pente est faible. Elle a donc peu d’impact sur le phénomène érosif et sur les valeurs de turbidité.
30En définitive, quatre groupes peuvent être identifiés. Les secteurs les plus menacés sont ceux subissant une dégradation de la végétation « naturelle » et ceux disposant des sols les plus pauvres. Ils sont suivis des zones présentant une mise en culture importante combinée à une « mauvaise » position hydrographique. Les valeurs de turbidité peuvent être modulées par la présence d’un couvert végétal à leurs abords ou encore par une mise en culture modérée sur les versants. L’effet dilution d’un lac ou la présence de cailloux en nombre important diminuent les quantités de turbides.
31Le BV de la Doubégué a subi de multiples modifications révélées par une turbidité élevée. Ainsi, lors des enquêtes, la majorité des personnes a souligné un apport croissant de MES jusqu’au cours d’eau depuis la fin des années 90 et 80 % des personnes établissent un lien avec la dégradation du couvert végétal. Chang & Liao [2012] ont aussi démontré ce lien. L’extension des mises en culture sur des sols inaptes ou peu aptes à l’agriculture et la dégradation des formations végétales « naturelles » (surtout ripicoles) ont donc conduit à une exacerbation des processus érosifs en particulier de type linéaire et à une amplification des particules transportées jusqu’aux cours d’eau. Or, ces modifications peuvent conduire à l’aggravation de certains risques et/ou à l’apparition de nouveaux, de nature environnementale et sanitaire.
32Suite à l’augmentation des ruissellements et des écoulements, les cours d’eau du BV de la Doubégué connaissent dans leur partie centrale un creusement et un sapement de leurs berges. À l’inverse, certains secteurs subissent un exhaussement de leur lit suite à la mise en place de dépôts sableux (Zaba, Bagré, Pésséré). Une des conséquences est alors la montée du niveau statique des nappes superficielles et la divagation des petits affluents (Tabl. 4).
33Cet apport de particules minérales modifie aussi la morphologie du lac de Bagré. Il en résulte des phénomènes d’augmentation de T°C et de diminution de l’O2, qui s’observent principalement dans les secteurs proches des berges où une partie des particules a été déposée et où la profondeur du lac est faible. Enfin, suite à la dégradation de l’environnement, les eaux de ruissellement ont tendance à contenir davantage d’engrais et à apporter un excès de nutriments stimulant la croissance d’algues et de plantes nuisibles (eutrophisation) au détriment des autres organismes. On note en particulier l’installation d’une végétation aquatique hydrophile (Ipomea aquatique ou jacinthe d’eau) (Tabl. 4).
Tableau 4 – Risques environnementaux et humains liés aux fortes valeurs de turbidité observées dans le BV de la Doubégué
Sur le milieu physique
|
Sur l’environnement humain
|
* Diminution de la capacité de stockage du lac et évaporation exacerbée : > exhaussement du niveau de base de la cuvette de 30-40 cm ; > modification de la morphologie de la cuvette et impacts pour les habitats.
* Augmentation de la T°C et diminution de l’O2 > toutes les espèces ne peuvent pas s’adapter à ces modifications, risque de mortalité pour certaines.
* Assèchement, eutrophisation et diminution de la minéralisation biologique : > installation d’une végétation aquatique hydrophile (Ipomea aquatique) sur les dépôts sédimentaires des secteurs peu profonds ; > excès de nutriments et développement d’espèces d’algues ; > la minéralisation des composés organiques cesse, le fond devient alors le siège d’une fermentation putride.
* Dépôts, exhaussement des lits avec montée du niveau statique et divagation de leurs eaux
* Diminution des populations piscicoles et plus largement de la biodiversité
* Augmentation des virus et des bactéries > risques pour les espèces animales et végétales.
|
* Diminution de la capacité du lac > risque sur le long terme d’une raréfaction de la ressource en eau et apparition de conflits d’usage ; > augmentation des stocks pêchés dans un premier temps puis diminution des prises.
* Exacerbation / apparition de nouveaux conflits : > principalement entre éleveurs et agriculteurs.
* Développement d’une végétation semi-hydrophile sur les dépôts alluviaux (refuge pour les vecteurs de maladies) et processus d’eutrophisation > recrudescence de maladies comme le paludisme, la bilharziose ; > développement de cyanobactéries toxiques.
* Augmentation de l’usage des engrais et des produits phytosanitaires : > risques neurotoxiques, d’impacts sur le système endocrinien, immunitaire, de maladies cancérigènes et de perturbations endocriniennes.
* Augmentation des virus et des bactéries > infections gastro-intestinales aigües, giardiase, amibiase, dysenterie bacillaire, etc.
|
34L’augmentation de la turbidité peut avoir d’autres conséquences pour les populations piscicoles : irriter, voire boucher les branchies [Grasso & al. 2011], altérer le développement des œufs et des larves [Appleby & Scaratt 1989], ensabler des sites de nutrition ou de fraie, etc. De plus, l’augmentation de la quantité de MES dans le lac diminue la clarté de l’eau. Le fonctionnement de la photosynthèse et, par là même, de l’activité chlorophyllienne sont perturbés [Bourrier 2008], causant une réduction de la production de phytoplancton [Lemaire & al. 2002]. La chaine trophique s’appauvrit ce qui est préjudiciable pour les espèces piscicoles et donc pour les pêcheurs (Tabl. 4).
35La hausse de la turbidité s’accompagne aussi d’une augmentation des bactéries et des virus qui se fixent plus facilement sur les particules lorsqu’elles sont en nombre dans l’eau [Groupe scientifique de l’eau 2003]. Ces éléments peuvent par la suite « contaminer » le milieu aquatique dans lequel les organismes se développent. Or, certaines espèces animales et végétales ne peuvent faire face à cette « contamination ».
36Une importante turbidité (et/ou son accroissement) joue un rôle majeur sur le plan sanitaire en influençant les caractéristiques microbiologiques et chimiques de l’eau. Elle est considérée comme un vecteur de contaminants chimiques et microbiologiques.
- 5 Dans le BV de la Doubégué, de nombreuses personnes nettoient leur linge et se lavent dans les cours (...)
37Le risque sanitaire premier demeure d’origine microbiologique5. Une eau turbide a une probabilité non négligeable de contenir des bactéries pathogènes pour l’homme [Santé Canada 2004]. Ainsi, les caractéristiques microbiologiques de l’eau et la turbidité peuvent être des variables significativement reliées : il existe une bonne corrélation entre le décompte microbien et la turbidité [Groupe scientifique sur l’eau 2003].
38Les MES sont des « niches » parfaitement adaptées au développement des bactéries. Les nutriments indispensables à leur croissance se trouvent adsorbés sur les particules et forment un milieu de culture favorable à leur multiplication grâce à une protection contre les agents physiques [Santé Canada 2003]. À titre d’exemple, les bactéries entériques libres survivent deux jours et celles liées sept jours [Le Hir & al. 1990]. Une importante corrélation a été mise en évidence entre une forte concentration de bactéries mais aussi de parasites et certains paramètres de qualité de l’eau dont la turbidité [Santé Canada 2004]. L’étude de Gaocher et de Fok en 2000 [in Santé Canada 2004] a démontré que les fortes pluies provoquant des pics de turbidité pouvaient engendrer des augmentations de concentrations des kystes dans les eaux brutes. Les concentrations en salmonelles sont aussi 100 à 1 000 fois supérieures sur les MES [Vand Donsel & Geldreich 1971 in Le Guyader 1989].
39La turbidité élevée du bassin de la Doubégué est donc synonyme d’une contamination importante de l’eau (bactéries, virus, parasites) et laisse peser de fortes menaces sur la santé des populations de cette région (Tabl. 4). Suite à l’accroissement de la présence de turbides, les populations sont davantage menacées par le développement et la prolifération de certaines maladies : la giardiase et l’amibiase causées par le Giardia intestinalis et l’Entamoeba histolica ; les gastro-entérites aigües causées par l’Escherichia coli et la Salmonella spp. , la dysenterie bacillaire causée par la Shigella dysenteriae ; la pneumonie aigüe par la Legionelia pneumophila. Bien que les maladies hydriques se manifestent toute l’année (surtout chez les enfants), les gastroentérites prédominent davantage au cours des mois de juillet à fin septembre car il existe un lien entre les pointes de turbidité et la survenue de cas de gastroentérites (Institut de veille sanitaire). Elles se manifestent le plus souvent par des nausées, des vomissements, des diarrhées, etc. généralement de courtes durées. Cependant, les conséquences peuvent être beaucoup plus graves pour des êtres humains sensibles comme les personnes immunodéprimées, les personnes âgées, les jeunes enfants. Dans certains cas, le stade ultime est le décès. Les impacts de la turbidité sur la santé sont donc une triste réalité, aux effets indirects.
40Un risque sanitaire d’origine chimique existe aussi dans le bassin de la Doubégué suite à l’usage croissant d’engrais et de produits phytosanitaires depuis une vingtaine d’années (Tabl. 4). Or, il existe une forte corrélation entre l’augmentation des turbides et la concentration en orthophosphates, en nitrates et en sulfates, comme on a pu le mettre en évidence dans le BV de la Doubégué [Robert 2011a].
41Dans ce bassin, l’utilisation croissante des engrais et des produits phytosanitaires, principalement liée aux cultures maraîchères, du coton et du maïs, constitue un risque majeur pour la santé des populations :
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les nitrates lorsqu’ils sont réduit en nitrites sont à l’origine de la méthémoglobinémie et de l’induction de cancer (du tube digestif, tumeurs au cerveau) par les nitrosamines [Pelmont 1993, Robert 1996] ;
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les insecticides organophosphorés considérés comme neurotoxiques [Belpomme 2007] peuvent causer des nausées, des vomissements, des diarrhées ;
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les insecticides organochlorés (aldrine et DDT interdits officiellement au Burkina mais toujours utilisés, Lindane (interdits en France), etc.) ont un impact sur le système endocrinien, immunitaire et nerveux [Cornec 2005] ;
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le glyphosate et l’atrazine, des herbicides, sont respectivement toxiques sur les cellules placentaires [Richard & al. 2005] et un perturbateur endocrinien [Tohme & al. 2010].
42Il existe aussi un risque de bioaccumulation des pesticides dans la chaîne trophique conduisant à une contamination humaine.
43Enfin, suite aux dépôts alluviaux, une végétation semi-hydrophile se développe (Tabl. 4). Le paludisme est alors devenu la première infection en Pays Bissa provoquant des absences répétées aux champs et le non-respect du calendrier agricole [Robert 2011b].
44Nous avons utilisé la turbidité comme un indicateur des processus érosifs et des risques pour l’environnement et la santé humaine en région tropicale. Cette étude a révélé des eaux fortement turbides, mis en évidence un seuil (25‑30 mm/h de précipitation) synonyme de pics de turbidité et démontré que les paramètres à prendre en compte ne jouent pas un rôle identique. Le facteur déterminant est le couvert végétal. L’extension de la mise en culture, démontrée à l’aide de l’étude diachronique et des relevés de turbidité, joue un rôle de premier plan et est à l’origine d’une amplification de l’érosion (aréolaire et linéaire) et donc de l’accroissement des particules turbides. Par ailleurs, la présence de ces MES a aussi un impact sur la qualité hydrique des cours d’eau. Elles peuvent servir de support aux virus, bactéries, parasites, aux particules chimiques et faire peser de lourdes menaces sur la santé humaine, animale et celle des écosystèmes. Les fortes valeurs de turbidité sont donc un indicateur de risques sanitaires forts, et l’analyse des relations turbidité/santé sera poursuivie l’avenir par l’étude des vulnérabilités sociales et sanitaires, via l’analyse des pratiques et des usages.