1La chaîne himalayenne est une montagne subtropicale très peuplée et de plus en plus urbanisée. Au Népal, l’urbanisation des deux dernières décennies s’est faite de façon anarchique, en lien étroit avec la croissance démographique (près de 27 millions d’habitants en novembre 2012, selon le recensement national) et le développement accéléré des infrastructures, augmentant la vulnérabilité des Népalais aux risques naturels (glissements de terrain, inondations, séismes et, dans une moindre mesure, sécheresses). Le Népal reste l’un des pays les pays les plus pauvres du globe (PIB en 2011 de 19 milliards de dollars US, soit 623 dollars US par habitant), et le coût des dommages engendrés par les catastrophes naturelles est un frein au développement économique, alors même que cette toute jeune démocratie a bien du mal à instaurer des modalités et pratiques de gestion/prévention efficaces et durables pour diminuer les impacts de ces désastres. Après l’évocation des facteurs favorisant les aléas naturels, et indirectement les facteurs de risques, nous abordons ces derniers sous l’angle des échelles spatio-temporelles. Nous montrons comment la prise en compte du passé et du présent d’une part, du local et du régional d’autre part, est plus que jamais indispensable à une bonne gestion des risques, dont nous présentons les grands traits actuels.
2Au Népal, les phénomènes naturels font de nombreuses victimes. Entre 2001 et 2008, inondations et glissements de terrain provoquèrent la mort de 1.673 personnes et de plus de 33.000 têtes de bétail ; en termes de dommages, 52.000 maisons furent détruites, plus de 22.000 ha de terres dévastées, soit 221.372 familles affectées, l’ensemble représentant des pertes de l’ordre de 130 millions de US $ (environ 0,1 % du PIB) [MoHA 2010]. En 2010, 29,02 % de ces pertes furent imputables aux inondations (soit près de 71,35 % de familles affectées dans les zones concernées) et 24,55 % aux glissements de terrain [DWIDP 2011], le reste étant surtout causé par des aléas climatiques (sécheresses notamment), à des feux de forêt et à quelques séismes, la plupart du temps de faible magnitude (≤4).
3Plusieurs facteurs concourent à rendre la montagne népalaise particulièrement sujette aux aléas naturels : d’une part, les précipitations extrêmes de la mousson (>4000 mm/an, concentrés sur moins de 5 mois) ; d’autre part la configuration géodynamique de collision entre les plaques indienne et asiatique, qui entraîne de fortes amplitudes topographiques, ainsi qu’une activité sismique soutenue [Fort 2001, 2002, Bollinger et al. 2004]. À l’échelle des bassins versants, les facteurs de dominance [sensu Bertrand & Dollfus 1973] entre le haut et le bas des versants, entre l’amont et l’aval des bassins, engendrent un système particulièrement dynamique, où l’incision rapide des rivières et la forte connectivité chenal-versant favorisent à la fois la déstabilisation des pentes et l’occurrence de crues souvent catastrophiques, lesquelles en retour entretiennent l’instabilité des versants selon un processus de rétroaction positive.
4Par ailleurs, le Népal connaît depuis la dernière décennie une croissance urbaine sans précédent (3,62 %/an), résultant de la démographie et surtout d’un exode rural important (jeunes éduqués souhaitant quitter la ferme familiale et les travaux agricoles épuisants). Ce processus a été renforcé dans certaines vallées par l’insécurité liée à la rébellion maoïste des années 2000, et plus récemment par l’attractivité économique des nouveaux axes routiers. L’explosion urbaine concerne surtout les centres traditionnels (Kathmandou, Pokhara et les villes du piémont) mais se traduit aussi, au cœur des montagnes, par la création de villes à la croisée des nouveaux axes routiers comme Syabrubesi (vallée de la Trisuli), ou Beni (vallée de la Kali Gandaki), ville de 12.000 hab. en 2012, qui n’était encore qu’un hameau il y a une vingtaine d’années (Fig. 1).
Figure 1 – Partie Centrale de l’Himalaya du Népal
Le réseau routier (très incomplet sur cette figure) s’est récemment étendu vers le nord et l’intérieur des montagnes, et les centres urbains se sont développés. La zone affectée par la crue catastrophique de la Bagmati (1993) est en grisé clair. 1 : Syabrubesi ; 2 : Beni ; 3 : Ghatte khola ; 4 : Langmoche
© 2008 Dr. William Bowen – California Geographical Survey – http://geodata.csun.edu
5Ces installations se font spontanément sur les espaces disponibles, sans réglementation de l’occupation des sols ni considération des menaces éventuelles que font peser sur les constructions nouvelles la proximité de berges de rivières, fragiles lors des crues de mousson, ou la proximité de versants instables [Fort 2011]. De fait, les néo-urbains n’ont aucune connaissance empirique des lieux et de leurs dangers potentiels, et les autorités locales n’ont que peu de compétence pour imposer des restrictions à l’occupation des sols. Il en résulte une vulnérabilité croissante aux risques naturels (vulnérabilité structurelle, fonctionnelle, sociale et économique), qui touche essentiellement les plus pauvres, et qui peut avoir des conséquences dramatiques en cas d’aléa de forte magnitude. Enfin, il ne faut pas négliger la persistance du poids des castes, qui peut être un frein à l’adaptation et la réduction des risques, notamment climatiques [Gaillard et al. 2013].
6Dans un tel contexte, plusieurs questions se posent : quelles échelles considérer et pour quelle gestion des risques naturels ? Comment concilier une gestion qui intègre le temps long (celui des processus qui animent la chaîne himalayenne) avec le temps court (celui des générations humaines, voire des mandats électifs) ? Si la gestion est locale (portions de versant ou de lit de rivière), ne faut-il pas agir aussi à l’échelle du bassin-versant, tout en ayant une compréhension plus générale de ce qui se passe à l’échelle de la chaîne ? Enfin existe-t-il au Népal des modes de gestion de ces risques, et si oui, sont-ils adaptés ? À quel(s) niveau(x) existent-ils ? Nous tenterons d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions.
7Quelques exemples de crues récentes permettent de prendre la mesure de l’ampleur des forces naturelles contre lesquelles les sociétés doivent agir et/ou se protéger. Les méga-cônes du piémont himalayen sont parfois affectés de crues dévastatrices, alors que ce sont des zones agricoles à très fort rendement où les densités rurales sont très élevées (>200 habitants/k2).
8(1) En juillet 1993, suite à des précipitations exceptionnelles (>500 mm/24h), des inondations dévastèrent le bassin versant (3640 km2) de la Bagmati (rivière qui draine la vallée de Kathmandou), faisant plus de 1000 victimes dans le piémont du Terai : en quelques jours, le débit de la rivière est passé de 16 m3/s à 11.700 m3/s, détruisant sur son passage plusieurs villages et un barrage destiné à l’irrigation [Fort 1997].
9(2) En août 2008, la Sapt Kosi, l’un des plus gros affluents du Gange qui draine les flancs sud et ouest du massif de l’Everest (bassin versant de près de 60 000 km2), est sortie de son lit au niveau de l’apex du cône (processus d’avulsion). Un nouveau chenal s’est ouvert quelques 60 kilomètres à l’est du précédent, balayant sur plus de 2000 km2 zones habitées et cultivées en faisant plus de 2000 victimes [Chakraborty et al. 2010]. De fait, les données historiques montrent que de 1756 à 1977 la Sapt Kosi a changé à plusieurs reprises de tracé, soit un déplacement cumulé vers l’ouest de 150 km [Geddes 1960]. La « stabilité » du tracé observée entre 1977 et 2008 était en fait artificielle, due à la canalisation et à l’endiguement du lit. La construction, le bon calibrage et l’entretien de structures de protection s’avèrent en fait difficiles à réaliser, compte tenu de la magnitude des crues observées certaines années.
10Si l’on replace ces deux événements dans un contexte spatio-temporel plus large, on note que les deux secteurs évoqués appartiennent au piémont subsident de la chaîne himalayenne, naturellement voué à être inondé et engravé, comme l’attestent les formations molassiques des Siwaliks, constituées de l’accumulation depuis 18 Ma de débris exportés de la chaîne puis empilés par les crues et divagations successives des rivières himalayennes [Delcaillau 1992]. Les inondations de 1993 ou de 2008 ne sont donc que des « instantanés » d’un processus qui s’inscrit sur le très long terme, et qui nécessite de la part des pouvoirs publics des solutions qui relèvent davantage de la prévention et des systèmes d’alerte que de la gestion structurelle.
11La gestion du risque sismique pose des problèmes similaires. Au cours du xxème siècle, trois séismes de très forte magnitude ont frappé la chaîne himalayenne et en particulier le Népal [Sapkota et al. 2012] : en 1905 celui de Kangra (Mw =7,8), avec près de 20.000 morts ; en 1934 celui du Bihar‑Népal (Mw =8,1), faisant 15.000 morts et près de 90.000 sinistrés ; en 1950, le séisme d’Assam (Mw>8,4), avec un nombre de victimes inconnu, mais des destructions sur près de 50.000 km2. Quant au séisme (Mw =7,6) de 2005 au Cachemire, il a fait 75.000 morts et plus de 100.000 blessés.
12La carte de la séismicité enregistrée au Népal depuis plus de vingt ans [Bollinger et al. 2004, Sapkota 2011] montre que les séismes sont particulièrement fréquents au sud de la Haute Chaîne, zone qui inclut les moyennes montagnes, les collines des Siwaliks et le piémont, secteurs où les densités de population sont les plus élevées (Fig. 2a). C’est là que se situent les principales villes du pays, où l’on peut donc s’attendre aux pertes humaines et matérielles les plus importantes [Fort 2013].
Figure 2 – (a) Carte de sismicité du Népal fournie par le catalogue du National Earthquake Information Center américain (téléséismes), redessinée par L. Bollinger
Noter la concentration des séismes au nord et au-dessus des deux principaux chevauchements, au niveau du front du haut Himalaya
D’après Sapkota 2011
Figure 2 – (b) Ville de Pokhara (800 m), distante de 35 km de l’Annapurna II (7937 m)
©M. Fort
13Les géophysiciens ont essayé d’évaluer le risque sismique : sachant qu’au niveau de l’Himalaya le raccourcissement crustal est absorbé par des chevauchements qui s’enracinent le long d’un plan de détachement basal majeur (MFT), ils ont montré que la zone de « rampe » (inclinaison plus forte de ce plan) correspondait à la zone la plus menacée [Bollinger et al. 2004, Sapkota 2011]. Leurs études de séismicité historique ainsi que leurs mesures de rapprochement des plaques suggèrent aussi que la partie centrale de la chaîne himalayenne est l’une des zones les plus susceptibles de connaître un fort séisme au cours du siècle à venir. La menace est diffuse, mais lorsqu’elle se concrétisera, elle affectera sans discrimination zones rurales et urbanisées. Les craintes se concentrent en particulier autour de la vallée de Kathmandou (2,5 M habitants). Aux conditions géophysiques générales s’ajoute localement le colmatage de la vallée par des sédiments lacustres, avec un risque d’amplification des vibrations et de liquéfaction des sols. En outre, plusieurs facteurs ont récemment aggravé la situation : l’urbanisation anarchique, le non-respect de normes de construction antisismiques, la faible préparation des populations.
14Il existe néanmoins des actions engagées, essentiellement par le Kathmandu Valley Earthquake Risk Management Project (KVERMP).
15(1) Cette structure diffuse des informations auprès du public, organise chaque année la Journée du Tremblement de Terre, et assure une formation aux secours dans le cadre de la School Earthquake Safety (SES).
16(2) A partir de différents scenarii, le KVERMP a aussi pu estimer qu’un séisme de magnitude 8 causerait 5 % de pertes en vie humaines et 25 % de blessés parmi la population de la vallée ; de plus, 95 % des canalisations d’eau, 50 % des ponts et 10 % des routes seraient détruits et rendraient l’accès aux hôpitaux et toute tentative de secours extrêmement difficiles. Bien que réaliste, ce scénario « catastrophe » n’est guère pris au sérieux par la population. Le manque d’information, les difficultés quotidiennes de déplacement dans la vallée et surtout la grande pauvreté d’une majorité d’habitants font que même si le risque sismique est bien réel, il n’apparaît pas comme une priorité, et les responsables politiques ne souhaitent pas apeurer les habitants sur un événement qui reste hypothétique et peu concret.
17(3) Un Plan d’Action pour la Gestion du Risque Sismique dans la vallée de Kathmandou est pourtant en cours de réalisation, élément d’un Atlas des Risques Urbains au Népal : l’atlas prend en compte la vulnérabilité matérielle et la résistance des bâtiments (l’effondrement de ces derniers provoquerait l’essentiel les victimes, selon [Adhikari & Dixit 2013]). Mais les autres aspects de la vulnérabilité, en particulier socio-économiques, ne sont pour l’instant pas considérés. En dépit de ces actions, il apparaît donc évident que la Municipalité de Kathmandou n’est pas totalement prête à gérer un tel risque.
18L’ampleur des dénivelés du Haut Himalaya reste un problème majeur (Fig. 2b). Le cas du bassin de Pokhara (800 m) est particulièrement révélateur de la difficulté d’agir dans un tel contexte. Le 5 mai 2012, le fond de vallée de la Seti khola, rivière issue de la chaîne de l’Annapurna (≈8000 m) et qui traverse le bassin du nord vers le sud, fut en pleine journée affecté par une crue éclair. L’effet de surprise fut total, et les conséquences fatales : 72 morts et plus d’un million d’euros de pertes matérielles [Bhandari et al. 2012, Hanish et al. 2013, Kargel et al. soumis]. La nature de cet événement est complexe : un écroulement d’environ 22 Mm3 s’est produit sur le flanc ouest de l’Annapurna IV, déclenché par un « petit » séisme de magnitude 4 [Dwidedi & Neupane 2013]. La chute sur près de 1600 m de pans rocheux et de glace a entraîné la pulvérisation et la liquéfaction des deux matériaux, donnant naissance – en aval des gorges de la Seti khola – à une coulée de débris progressant à une vitesse de 10 m/s [Bhandari et al. 2012], qui a fini par s’amortir au nord de la ville de Pokhara (>250.000 hab.). Dans les sinuosités du lit de la rivière, des érosions de berge ont, en plusieurs secteurs, emporté des routes et des canalisations d’eau alimentant la ville de Pokhara. Ces canalisations (plus de 700 m linéaires détruits) sont en cours de réparation, mais 18 mois après l’événement, l’adduction d’eau de l’agglomération n’est toujours pas pleinement rétablie (restriction à 50 % du débit antérieur). De plus, les canalisations sont reconstruites « à l’identique », à quelques mètres seulement au-dessus du lit de la rivière, sans considération d’une possible récurrence de nouvelles coulées dans les années ou décennies à venir…
19En effet, aussi brutale et destructrice que fut la coulée de 2012, elle n’est qu’un « faible » rappel de ce qui s’est passé il y a cinq siècles (1505) : un écroulement de la face ouest de l’Annapurna IV d’une ampleur exceptionnelle qui mobilisa un volume de débris de près de 4 km3 à l’origine du colmatage de l’ensemble du bassin actuel [Fort 1987, 2010]. Le facteur déclenchant fut également un séisme, mais de magnitude bien plus forte qu’en 2012 (vraisemblablement >M7 ; étude paléo‑sismique en cours, L. Bollinger, comm. pers.).
20De fait, les causes et les principales caractéristiques de ces deux événements (2012 et 1505) semblent être les mêmes : absence de signe prémonitoire, rapidité du phénomène d’écroulement et relai de processus en aval. Seules leur magnitude (volumes de débris transportés) et leur emprise spatiale (latérale et verticale) diffèrent. Il est donc probable que d’autres écroulements affectant les parois montagneuses se reproduiront à nouveau (comme d’autres s’étaient déjà produits avant 1505), peut-être favorisés par le réchauffement climatique et la fonte du permafrost en altitude. Leur dangerosité sera d’autant plus élevée que la vulnérabilité ne cesse d’augmenter avec la progression de l’urbanisation au nord du bassin de Pokhara. Un plan de prévention et de gestion de la vallée contre le risque de crue torrentielle reste à élaborer (par exemple, toute nouvelle construction sur les basses terrasses de la Seti khola devrait être interdite), mais la prise de conscience par les autorités de l’échelle de ces phénomènes et des mesures à prendre pour éviter de nouvelles catastrophes est à peine amorcée.
21L’exemple précédent montre bien qu’une des difficultés rencontrées au Népal est celle de l’échelle spatiale à considérer pour la gestion des risques. De fait, lorsque l’on construit une maison, ou que l’on ouvre une route en milieu rural (souvent sur initiative villageoise), les sites ou tracés retenus font rarement l’objet d’études préalables permettant d’identifier les points faibles et les facteurs susceptibles de fragiliser ces nouvelles structures. Or les contraintes d’une route carrossable ne sont plus les mêmes que celles d’un sentier piétonnier, dont le tracé peut s’adapter à la moindre perturbation. Au-delà de la prise en compte des caractéristiques locales (par exemple mesures de pente ou de résistance des matériaux), les bâtisseurs ont en général peu de vision d’ensemble des processus en œuvre à l’échelle du bassin versant, ni des effets en cascade qui peuvent s’y développer et amplifier les instabilités, et déboucher sur de véritables catastrophes. Lorsque les routes empruntent des versants déjà glissés et donc a priori instables [Fort & Cossart 2011], les remèdes contre de nouveaux glissements restent très « rustiques », et se limitent souvent à des murs en gabions superposés, dont la durée de vie n’excède pas quelques années, voire quelques mois seulement.
22Le franchissement des rivières ou des torrents est également délicat. Les moyens financiers étant limités, les ponts sont rares et réservés aux artères importantes. Dans certains cas pourtant, ils sont mal calibrés, comme on a pu l’observer le long de la route de la Kali Gandaki, au débouché de la Ghatte khola [Fort et al. 2010] (Fig. 3a). Faute d’avoir compris que ce torrent était affecté sporadiquement par des laves torrentielles (Fig. 3b) balayant tout le fond du lit (section mouillée 360 m2), le pont routier à peine construit (section mouillée de 42 m2) fut détruit par le torrent au cours de la mousson estivale suivante. Pourtant, les indices suggérant qu’il s’agissait d’un torrent à laves étaient nombreux : (1) absence de colonisation végétale dans le lit chargé de débris, sans écoulement apparent ; (2) recul des berges au cours des 30 dernières années, ayant emporté maisons, moulins et terres cultivées ; (3) apports de versants volumineux en amont. Une rapide étude du bassin versant (7,8 km2) avec enquêtes auprès des populations aurait permis d’éviter des dépenses inutiles et d’adopter des solutions plus « durables » et moins coûteuses, comme le gué aménagé, qui désormais remplace le pont (Fig. 3c).
Figure 3 – Route de la Kali Gandaki et passage de la rivière torrentielle Ghatte khola
(a) vue d’ensemble de l’aval du bassin versant en 2009 ; (b) lave torrentielle du 20 mai 1975 ; (c) détail montrant le « gué », qui a remplacé le pont emporté dès la première mousson après sa construction
©M. Fort
23Ces disfonctionnements « locaux » ont en fait une incidence à l’échelle régionale et nationale. Une bonne dizaine de kilomètres en aval du site précédent, la même route a été taillée dans la roche à quelques mètres seulement au-dessus du niveau moyen des eaux de mousson. Lors de la mousson de 2013, la route fut submergée puis détruite, interrompant la circulation pendant plus de 2 mois, bloquant de ce fait l’exportation des produits agricoles de la haute vallée vers les gros centres de consommation de Pokhara ou de Kathmandou. Au‑delà de la gestion des risques naturels, c’est en fait la vie économique des vallées intérieures qui est menacée dans un pays qui reste encore, à bien des égards, très enclavé.
24Comme on l’a vu pour les séismes, il est encore difficile pour un pays comme le Népal de se doter de structures de gestion efficaces. Cette toute jeune démocratie, qui a procédé le 22 novembre 2013 à des élections générales au Parlement dont le rôle sera de donner une Constitution au Népal, n’en est pas encore là. Pourtant, il existe un certain nombre de structures héritées de la Royauté, rattachées ou non à des ministères, comme le Département des Routes, rattaché au Ministère des Travaux et des Transports, et surtout le DWIDP (Department of Water Induced Disaster Prevention) qui dépend du Ministère des Ressources en Eau. En fait, le DWIDP s’occupe à la fois des mouvements de masse, des coulées de débris, des inondations et des érosions de berge. Ses objectifs principaux sont ainsi définis : (1) mettre en place des programmes de gestion et conservation des rivières et de leurs bassins, (2) développer des méthodologies appropriées : technologie, recherche, SIG, etc., (3) former des spécialistes et développer les activités dans les zones concernées, et (4) sensibiliser les communautés, pour déboucher sur des mesures de prévention des risques liés à l’eau. En réalité, les aménagements financés par le DWIDP sont conçus sans toujours tenir compte des événements passés qui pourraient aider à prévoir, sinon anticiper, de nouvelles catastrophes. L’approche de la vulnérabilité du DWIDP reste essentiellement structurelle, avec finalement peu de considération pour les aspects sociaux. Et même si cette structure intègre, judicieusement, différents types d’aléas, sa conception très hiérarchique (top‑down) ne facilite pas les interactions avec les habitants des sites concernés. Il existe bien un niveau d’intervention inférieur, celui des 75 districts (équivalents des départements en France), qui eux-mêmes incluent plusieurs communautés (Municipalités) qui sont parfois consultées ou qui peuvent saisir le comité du district (District Disaster Relief Committee, ou DDRC). Dans la réalité, bien peu de districts ont jusqu’à présent réussi à faire aboutir leur Plan d’Action de Gestion des Désastres.
25Par ailleurs, on commence à voir apparaître des approches participatives nées d’initiatives individuelles, qui sont en fait surtout encouragées par des structures non gouvernementales. Parmi celles-ci, on mentionnera la très active NSET (National Society for Earthquake Technology), ONG à qui a été concrètement confié le soin d’établir le Plan d’Action pour la Gestion du Risque Sismique et de le mettre en œuvre (voir supra). L’institution majeure est l’ICIMOD (International Center for Integrated Mountain Development), dont le périmètre couvre toutes les régions himalayennes s.l. et le Tibet, ce qui favorise un échange d’expériences, et dont le siège localisé à Kathmandou est un réel atout pour le Népal. Financé par des pays étrangers (Communauté Européenne, Suisse, Norvège, USA, Japon…), l’ICIMOD accueille des chercheurs étrangers et joue un rôle fondamental de mise en cohérence des différents projets lancés au Népal par des ONG, un rôle aussi de formation et de diffusion de méthodes et techniques d’adaptation – entre autres aux risques naturels [Shrestha 2008, Shrestha et al. 2008]. Parmi les activités importantes de ce centre, citons la gestion des risques en haute altitude, en particulier ceux liés au changement climatique comme les GLOFs (crues de rupture de lacs de barrage morainique), risque dont la prise de conscience remonte à la crue éclair de Langmoche (Khumbu Himal ; Fig. 1) en 1985 [Ives et al. 2010]. Depuis, l’ICIMOD assure un suivi par télédétection des fronts glaciaires et décide si nécessaire des mesures de vidange des lacs les plus menaçants [ICIMOD 2011].
26Une grande partie des activités d’ICIMOD vient aussi combler des lacunes dans l’organigramme népalais, notamment en ce qui concerne la sensibilisation, la préparation et les décisions immédiates à prendre à l’échelon local lorsque survient une crise liée à un aléa naturel [Pradhan 2007]. Les forums de discussion, la promotion des approches participatives, la réhabilitation des savoirs vernaculaires doivent désormais mieux être pris en considération [Hewitt 2009]. En effet, depuis des générations, les communautés villageoises ont appris à analyser les risques qui les menacent, et ont acquis des stratégies pour éviter d’en être victimes. Par exemple, dans les secteurs aux versants instables et lors de fortes pluies, les villageois se relaient toute la nuit pour ausculter les flancs de la montagne afin de suivre l’apparition d’éventuels glissements (cf. glissement de Tatopani, décrit dans [Fort et al. 2010]). Certains indices, comme l’ouverture de fissures ou le tarissement anormal de sources, voire le comportement inhabituel des animaux, sont repérés, enregistrés et interprétés. Parfois, certains versants glissés sont délibérément mis en défens pour permettre à la forêt de se régénérer et ainsi stabiliser – au moins pour quelques années ou décennies – le secteur en mouvement. Ailleurs, les villageois ont construit des zones refuges pour se protéger d’inondations, ou ils ont migré vers d’autres territoires moins menacés. Certes, ces actions ne sont pas toujours possibles ni toujours efficaces, en particulier lors d’événements de magnitudes exceptionnelles, mais ces connaissances empiriques des sociétés villageoises et leurs traditions de travaux communautaires (cf. pour la réparation des chemins principaux) devraient inspirer les plans de prévention des risques naturels que tente d’encourager le Disaster Management Council, dont la direction dépend du Premier Ministre et du Ministre de l’Intérieur [Pradhan 2007]. Enfin, signe encourageant, le Népal s’implique fortement dans la mise en place du cadre d’action de Hyogo pour améliorer la résilience des sociétés aux risques [Dangal 2011] et, quoiqu’il arrive, sera dépendant de l’aide internationale (Fig. 4), comme le montre le schéma d’alerte en cas de grave catastrophe naturelle.
Figure 4 – Schéma d’alerte aux secours et à l’aide étrangère en cas de grave catastrophe naturelle
Les informations remontent depuis les CDO (Committee District Officer) vers le Ministère de l’Intérieur (MoHA), qui coordonne les actions en lien avec les ONG et surtout avec les Nations Unies via l’UNDAC (United Nations Disaster Assessment and Coordination).
Adapté de [MoHA, 2013]
27La magnitude des différents événements évoqués est certes conditionnée par des facteurs prédisposants et leur intensité (géodynamique interne, pentes, climat de mousson, rivières impétueuses), mais la vulnérabilité croissante des populations résulte surtout de la démographie ainsi que du développement des villes et des infrastructures, dans un contexte de grande pauvreté. La répartition de la population montre de fortes concentrations humaines là où les risques sont les plus élevés : piémont et moyen-pays, sensibles aux séismes et inondations. Les populations néo-urbaines n’ont pas toujours conscience des risques naturels qui les menacent, étant avant tout préoccupées à résoudre les difficultés de leur vie au quotidien. Le Népal est sans doute un pays qui souffre d’une trop grande centralisation. La gestion des risques reste essentiellement structurelle (rôle prédominant des ingénieurs et des technocrates) et parcellisée, limitée aux « lieux » (découpages administratifs en fait) et non aux géosystèmes (bassins versants), alors que les initiatives locales, communautaires et pluri-générationnelles seraient davantage à encourager, même s’il en existe déjà çà et là. Les structures de gestion et les réglementations existantes sont conçues et appliquées à l’échelle des districts : elles bénéficient néanmoins des actions complémentaires et efficaces des ONG et de l’ICIMOD, fortement soutenues par l’aide étrangère (celle-ci s’exerçant aussi dans le cadre d’actions bi‑latérales), qui prennent en considération l’ensemble de la population. N’ayant pas les moyens de lutter contre les événements de magnitude extrême (séismes, inondations), le Népal devrait tourner ses efforts vers les actions d’information, de prévention et les systèmes d’alerte, particulièrement adaptés à ce pays géographiquement très cloisonné.
28Suite à des pluies abondantes et prolongées, un vaste glissement de terrain (5,5 Mm3, sur 550 m de dénivelée) s’est brutalement déclenché à Jure (District de Sindhuphalchok, Népal) dans la nuit du 1er au 2 Août 2014, faisant plus de 160 victimes. La masse glissée a entièrement bloqué la vallée de la Sunkosi et provoqué la formation d’un vaste lac (7 Mm3), noyant sur plus de 3 km l’amont de la vallée, submergeant notamment une centrale hydro‑électrique qui alimentait la capitale et les régions alentours, ce qui crée aujourd’hui une situation générale particulièrement critique. De plus, la circulation sur la route Arniko qui emprunte cette même vallée est désormais totalement interrompue. Économiquement vital, cet axe qui relie Kathmandou à la Chine (Lhasa) connaissait avant la catastrophe un transit de marchandises s’élevant à près de 300 M d’euros par jour ! Enfin, de graves problèmes sanitaires sont apparus liés à la pollution des eaux par les cadavres enfouis sous les débris, et affectent les communautés riveraines sur plusieurs dizaines de kilomètres en aval...
29Cette actualité dramatique montre que les risques évoqués dans l’article ci-dessus sont bien réels, et qu’un événement local peut avoir de multiples répercussions. Fait encourageant pourtant, la nouvelle équipe gouvernementale issue des élections de novembre 2013 semble avoir réagi de façon efficace devant cette situation "extrême" : les secours (armée et police) ont immédiatement été envoyés sur place, permettant le sauvetage de nombreux blessés ; une brèche a pu être ouverte dans le barrage pour drainer une partie des eaux retenues derrière le glissement et contenir l’inondation et le risque de crue en aval. Par ailleurs, le gouvernement a fait appel à des scientifiques spécialistes pour expertiser le versant toujours instable ; il a aussi rapidement alerté les pays voisins (Inde et Chine) des risques encourus (inondations dans le Bihar notamment) et de l’aide souhaitable espérée... Mais un mois plus tard (2 septembre 2014), le lac n’est toujours pas drainé et la route reste coupée sine die, engendrant une crise économique durable à l’échelle de tout le pays.
Figure 5 – Glissement de Jure, vue vers l’amont de la vallée de la Sunkosi
La route Arniko (en bas à gauche) est désormais totalement détruite, ensevelie sous la masse glissée et submergée par le lac qui s’est formé en amont (arrière‑plan). La question en débat est bien celle de la reconstruction de la route : où, comment, à quel prix ?
Tous mes remerciements vont aux nombreux collègues et amis népalais, aux institutions qui ont financé mes déplacements dans ce pays (différentes équipes du CNRS et Université Paris Diderot), ainsi qu’aux deux relecteurs pour leurs remarques pertinentes. Enfin, ma gratitude va à François Bétard pour son aide dans la finalisation de l’illustration.