1La région capitale des Philippines est une des plus grandes aires urbaines du monde en termes de population. Le périmètre officiel du Grand Manille (17 municipalités) abrite environ 12 millions d’habitants et l’expansion périmétropolitaine porte le chiffre réel de Manille à 15 ou 16 millions d’habitants. Il s’agit, comme Bangkok, d’une ville dominante dans la hiérarchie urbaine nationale ; l’expansion périurbaine loin du centre historique y génère d’importants flux quotidiens de pendulaires ; des centres d’affaires et de consommation clairement identifiés sont apparus en banlieue [Rau & Corpus 2012, Villar 2013], d’abord assez près de Manille (CBD de Makati) puis en grande périphérie (Alabang à Muntinlupa, par exemple), et les ateliers industriels se dispersent entre espaces rizicoles et lotissements résidentiels dans les provinces périmétropolitaines de Cavite ou Laguna au Sud de Manille, Bulacan au Nord. Dans les grands découpages régionaux philippins, on identifie maintenant un noyau métropolitain, la NCR (National Capital Region, où la ville la plus peuplée n’est pas Manille mais Quezon City), avec au Nord la région de Central Luzon et au Sud le regroupement sous l’appellation CALABARZON (Cavite‑LAguna‑Batangas‑RiZal‑QueZON) de cinq provinces sous influence directe de Manille.
2Comment gérer un tel espace ? Une bonne gestion de l’urbanisation permet de stimuler la croissance et d’améliorer la qualité de vie, mais une urbanisation mal gérée (transports, logements, déchets, réseaux d’eau….) peut à la fois freiner le développement, mais aussi favoriser l’expansion des bidonvilles, où vit déjà un citadin sur trois. Nombre de villes asiatiques aspirent à devenir des villes de “classe mondiale” [Olds 1995] dotées de systèmes de transport et de communication avancés, d’un environnement multiculturel et cosmopolite avec une riche vie culturelle, une forte présence du secteur tertiaire de haut niveau (sièges sociaux, grandes institutions financières, cabinets juridiques, médias internationaux) et des infrastructures capables d’accueillir de grands événements sportifs ou culturels dans un environnement urbain plaisant et salubre. Singapour y est parvenue. Manille en rêve.
- 1 2012 Quality Of Living Worldwide City Rankings Survey
3Pour devenir des métropoles de calibre mondial, les villes asiatiques doivent trouver un juste équilibre entre le développement « matériel » et le développement « logiciel ». L’aspect « matériel », peu prestigieux, est crucial : systèmes d’égouts modernes, approvisionnement électrique fiable, transports urbains efficaces. La faiblesse « matérielle » des villes asiatiques explique que peu d’entre elles soient bien classées au palmarès des meilleures villes du monde en termes de qualité de vie. Si l’on prend par exemple le classement établi par le cabinet d’experts américain Mercer Consulting1 portant sur 221 villes du monde, si Singapour est en 25e place, avant Paris et San Francisco, Bangkok est seulement 115e, Manille 128e et Jakarta 138e. Les premières places reviennent à des villes germaniques (Vienne, Zürich, Münich, Düsseldorf, Francfort) ou des pays neufs anglo‑saxons (Auckland, Vancouver), tandis que les villes africaines et haïtiennes (Brazzaville, Khartoum, N’Djamena, Bangui, Port-au-Prince) ou de pays instables du Moyen‑Orient (Sana’a, Bagdad) sont en bas de tableau. On perçoit bien le lien entre stabilité politique et qualité de vie urbaine. Singapour est en tête en Asie, devant les villes japonaises, du fait d’une planification rigoureuse depuis des décennies et d’une stabilité politique remarquable. Planification, stabilité politique, qualité de gestion sont les éléments « logiciels » : la qualité de vie dépend d’une prospérité économique permise par une bonne gestion, par une bonne gouvernance urbaine [Laquian 2005, 2011].
4Gouvernance n’est pas synonyme de gouvernement [Le Galès 1995]. C’est une démarche qui donne une place dans l’avenir de la ville aux différents acteurs : les gouvernements à différentes échelles (locale, régionale, nationale), la société civile via la participation citoyenne et les associations [Jouve 2005], et le secteur privé. La gouvernance met l’accent sur le processus décisionnel, toute décision résultant de rapports complexes et changeants entre de multiples acteurs ayant des priorités diverses. Les types, modèles et problèmes de gouvernance des très grandes villes sont multiformes [Pierre 1999, 2005, Baron 2003, Dorier-Apprill & Jaglin 2002, Jouve 2008]. Ils concernent des questions techniques (aménagement urbain, conception et gestion des systèmes de transport public, accès à l’eau et à l’énergie, ainsi que leur tarification et leur distribution). Ils englobent aussi des questions budgétaires (accès aux ressources nécessaires pour offrir une qualité suffisante de services. Ils prennent une dimension spatiale et politique : quels doivent être les rapports entre une ville et la région où elle est située ? Comment peut-on gérer ces rapports ? Une dimension économique et idéologique aussi, puisque l’essor des réflexions sur la gouvernance est parallèle à l’affirmation d’un modèle néo-libéral dominant à travers la planète, qui établit une norme “culturelle” de la bonne gouvernance urbaine et de ses méthodes et objectifs [Harvey 1989, Jessop 2002, Hogan 2012, Garrido 2013].
5Depuis 1999, l’ONU a développé une campagne mondiale sur la gouvernance urbaine, point d’entrée stratégique pour atténuer la pauvreté dans les villes et poursuivre l’objectif d’un “développement durable des établissements humains dans un monde en voie d’urbanisation”. Il s’agit d’assurer les services essentiels [Harpham & Boateng 1997, Barbier et al. 2007], par exemple l’approvisionnement en eau potable [Bakker et al. 2008], d’affronter les défis nouveaux comme le changement climatique [Tanner et al. 2009, Birkmann et al. 2010], et d’encourager une gouvernance transparente et responsable répondant aux besoins de tous les secteurs de la société et profitant à tous, en particulier aux citadins pauvres [Devas 2001, Rakodi 2001], dans l’optique d’une élimination de toutes les formes d’exclusion.
6Il convient donc d’examiner la mise en place et le fonctionnement des institutions capables de résoudre ces questions complexes, ainsi que leur caractère démocratique. Les citadins sont-ils de simples consommateurs ou producteurs de biens et services ou bien au contraire des citoyens qui s’engagent activement, par le biais d’associations locales, par exemple celles de la minorité chinoise de Manille [Gueguen 2008], et d’organisations à but non lucratif [Martin 2004], pour ne pas abandonner leur “droit à la ville” à des technostructures ou des dictateurs ?
7L’agglomération de Manille fait partie de ces grandes villes de pays en développement qui ont grandi apparemment de manière assez anarchique, avec de gros problèmes de logements, de circulation et de gestion des risques [Boquet 2013a, 2014, 2015]. Cette communication se propose d’examiner le rôle de la Metro Manila Development Authority, agence chargée de la gestion du Grand Manille, à la fois dans les tâches multiples qui lui sont imparties, et dans ses relations avec les gouvernements locaux des communes et barangays qui constituent le Grand Manille, et face au gouvernement central philippin.
8Les problèmes urbains de Manille tels que la croissance métropolitaine liée à l’exode rural, la pauvreté de masse, le logement inadéquat, la prolifération des bidonvilles, la pénurie d'eau potable, les inondations, la congestion du trafic, l’accumulation des déchets non ramassés, et l’augmentation de la criminalité ont été perçus comme ayant atteint un niveau critique à partir des années 1960.
9Dès la fin de cette décennie, de nombreuses propositions virent le jour, suggérant la mise en place d'un système de gouvernance et de planification métropolitaine pour la capitale des Philippines.
10En 1968, un Conseil de Coordination des maires de l’aire métropolitaine (Metro Manila Mayors Coordinating Council) a été organisé comme un regroupement volontaire des 17 villes et villages comprenant ce qu'on appelait alors l’Aire du Grand Manille (Greater Manila Area) : Manille, Quezon City, Pasay, Caloocan, Malabon, Navotas, Valenzuela, Marikina, San Juan, Mandaluyong, Makati, Taguig, Paranaque, Las Piñas, Pateros, Pasig et Muntinlupa. Simple organe de rencontre et de discussion, ce conseil, en six ans d’existence, n’avait rien réalisé de tangible jusqu’en 1975.
11La gouvernance métropolitaine n’a été réellement introduite aux Philippines qu’en 1975, lorsque le président Ferdinand Marcos a publié un décret présidentiel créant la région métropolitaine de Manille (MMA, Metropolitan Manila Area) et une Commission métropolitaine de Manille (MMC, Metropolitan Manila Commission) pour gérer les affaires du premier centre urbain du pays, considéré comme trop important pour ne pas être du ressort du pouvoir central [Mercado & Masanan 2000]. La MMA, avec une superficie totale de 636 kilomètres carrés et une population d'environ 7 millions d’habitants à l’époque, regroupait les 17 entités gouvernementales locales pré‑citées. Chacune de ces entités locales avait un maire élu, un vice‑maire et des conseillers municipaux. Cependant, au moment où la MMA et MMC ont été créés, le pays était sous la loi martiale promulguée par F. Marcos en 1972, et les pouvoirs des autorités locales étaient considérablement réduits. Ainsi, la gouvernance sur la métropole, dessinée à partir de la province Rizal dont les 17 villes furent détachées pour former une National Capital Region, fut placée dans les mains de la MMC qui détenait à la fois des pouvoirs exécutif et législatif. Le président Marcos, en nommant présidente de la MMC et en même temps gouverneur de Manille son épouse Imelda Romualdez‑Marcos, affirmait la mainmise du gouvernement philippin sur la capitale, renforçant la centralisation aux détriments des élus locaux.
12La création de la MMC était motivée par une demande croissante de solutions efficaces à des problèmes tenaces qui affectaient la majorité, sinon la totalité, des juridictions locales constituant la métropole : croissance alarmante des zones de taudis, congestion du trafic, dégradation de l'environnement, criminalité, inondations, et manque de logements abordables. Avant 1975, plusieurs études avaient été menées dans la région métropolitaine de Manille sur les problèmes engendrés par l'augmentation rapide de la population et de la croissance urbaine, et cela avait conduit à recommander l'adoption d'une approche à l'échelle métropolitaine pour la planification de Manille et la mise en œuvre de solutions appropriées. Une de ces études était celle du “Groupe de travail sur les établissements humains”, cercle de réflexion créé en 19732 sur la base des recommandations de la délégation des Philippines ayant participé à la conférence des Nations Unies à Stockholm en 1972, où le concept des établissements humains avait été introduit. Ce groupe de travail avait tout particulièrement recommandé la mise en place d'un système métropolitain de gouvernance pour Manille et la création d'une agence visant à résoudre les problèmes et confronter les défis à l'échelle métropolitaine. Quatre points étaient particulièrement mis en valeur par le décret présidentiel 419 du 19 septembre 1973 : la gestion de la baie de Manille (plan de zonage, contrôle de la pollution, gains de terrains sur la baie) [Gueguen 2013], le relogement des habitants des bidonvilles de Tondo (le quartier le plus dense de Manille), l’expansion périphérique de l’agglomération, le développement touristique.
13Pourquoi créer ce niveau de gouvernance ? Les problèmes de Manille avaient atteint des niveaux critiques, et les tentatives faites par les différentes villes afin de les résoudre étaient des échecs. En effet, ces problèmes étaient trop vastes et complexes à résoudre par les municipalités seules, qui ne disposaient pas des ressources financières nécessaires, de la main‑d’œuvre et de l'équipement. Le gouvernement national, d’autre part, ayant à gérer l’ensemble du pays, en particulier des régions beaucoup plus pauvres que Manille, n’était pas perçu comme le niveau de gestion adéquat. Il fallait donc une structure de gouvernance intermédiaire entre l’État central philippin et les municipalités. D’autre part, la majorité des problèmes rencontrés par les villes de “Metro Manila” dépassaient leurs limites administratives traditionnelles, par exemple pour la gestion de l’eau ou celle des déchets. D’où la nécessité de créer cette MMC dans le cadre spatial de la MMA.
14Sept fonctions, couvrant d’immenses domaines de responsabilité, étaient assignées à la MMC.
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Agir comme une entité publique chargée d'établir, administrer et fournir des services communs à la région métropolitaine de Manille.
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Exécuter des fonctions d'administration générale, de direction et de décision politique.
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Mettre en place un centre de gestion des déchets devant organiser la collecte des ordures et leur élimination dans la région métropolitaine.
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Établir et exploiter un centre de gestion des transports et de la circulation à l’échelle métropolitaine.
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Coordonner et surveiller les activités publiques et privées relatives aux services urbains fondamentaux : transports, contrôle des inondations, drainage, alimentation en eau et assainissement, logement, services de santé, environnement, développement d’espaces verts, etc.
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Garantir et suivre la mise en œuvre d’un schéma directeur d’aménagement, planification et développement de la région métropolitaine dans toutes ses dimensions, sociales, économiques et physiques complet
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Étudier la possibilité d'accroître la participation des barangay (unités de quartiers) dans leurs collectivités locales respectives.
15Pour réaliser ces objectifs, la MMC était dotée d’une structure organisationnelle en deux volets : politique et opérationnel.
16Sur le plan politique, la MMC était dirigée par un bureau de 5 personnes : un gouverneur/président (Mme Marcos), un vice-président/gouverneur adjoint, un commissaire à la planification, un commissaire aux finances et un commissaire aux opérations. Le commissariat au plan était chargé de la planification du développement global, y compris la coordination des plans sectoriels et des plans locaux. La tâche principale du commissaire aux finances était de lever des fonds, de préparer et mettre en œuvre un budget à l'échelle métropolitaine et de coordonner les budgets des gouvernements locaux. Quant au commissaire des opérations ;, il devait fournir des services à l'échelle métropolitaine et coordonner les activités des autorités locales avec celles des organismes sectoriels nationaux opérant dans la région métropolitaine de Manille.
17Plusieurs unités opérationnelles, spécialisées par domaine d’intervention, étaient mises en place : Centre d'assainissement de l'environnement (Environmental Sanitation Center), Centre de gestion de la circulation (Traffic Operations Center), Relations avec les barangay (Barangay Operations Center), Centre d’Ingéniérie (Engineering Operations Center), Centre d'action pour le développement des infrastructures (Action Center for Infrastructure Development), Centre des actions sur la santé (Health Operations Center), Bureau des affaires culturelles (Cultural Affairs Office), et potentiellement d’autres, dirigés à chaque fois par un “Action Officer”, pour répondre à des “besoins de base”.
18On notera que cette structure centralisée au plus haut de l’État néglige les gouvernements municipaux au profit des instances micro‑locales. La dictature populiste de Ferdinand Marcos ignorait les maires, possibles rivaux politiques, et s’adressait de préférence aux “capitaines” de barangay. Malgré l’existence d’un conseil des maires des localités constituant la MMA, son rôle était surtout consultatif puisque la MMC combinait des fonctions exécutives et législatives. Le pays étant sujet à la loi martiale, les élections locales étaient suspendues et les maires simplement désignés par le Président philippin.
19En dépit de ces circonstances peu démocratiques, la MMC a été en mesure d'introduire des innovations importantes dans la planification et la gestion de Manille : mise en place d'un plan d'utilisation des sols à l'échelle métropolitaine, ordonnances de zonage, système de planification-programmation-budgétisation des investissements d'infrastructure. Grâce à des partenariats avec des organismes gouvernementaux nationaux, la MMC a démarré la mise en œuvre d’un système de métro aérien à Manille, un effort de lutte contre les inondations, la réhabilitation de certains bidonvilles et quartiers informels (tout en menant la vie dure à leurs habitants), et la construction de logements en immeubles collectifs dans toute l’agglomération. La MMC a également introduit un système coordonné de gestion des déchets solides, qui comprenait la construction et l'exploitation de sites d'enfouissement sanitaire, et mis en oeuvre un système de gestion de la circulation à l’échelle métropolitaine.
20Malgré ces efforts, la MMC n'a pas résolu les problèmes pour lesquels elle avait été créée. Elle souffrait aussi d’un évident déficit démocratique, ayant usurpé les pouvoirs et les fonctions des unités gouvernementales locales comprenant la région métropolitaine de Manille. Elle avait gonflé les effectifs de fonctionnaires dévoués à F. Marcos, nominations politiques permettant de maintenir des bureaux pour des projets assortis de délais spéciaux, qui avaient déjà été réalisés par des organismes gouvernementaux nationaux (logement, contrôle des inondations, etc.).
21Pendant ce temps, la population de Manille continuait à augmenter rapidement et la MMC n’arrivait pas à assurer les services urbains nécessaires. En 1985, dix ans après la création de la MMC, les problèmes de la métropole n’étaient pas résolus, ils s’aggravaient même, alors que le mouvement anti-Marcos prenait de l’ampleur depuis l’assassinat en Août 1983 du leader de l’opposition, Benigno Aquino, à son retour d’exil aux États‑Unis.
- 3 Bien que beaucoup d’observateurs y voient plutôt une prise de pouvoir du clan Cojuangco-Aquino, dan (...)
22Des recommandations internes du Bureau du commissaire au Plan (1983‑1984) proposaient, entre autres, l'abrogation du décret présidentiel qui avait donné à Mme Marcos l’autorité unique pour agir au nom de la MMC ; il fallait réactiver la MMC comme une véritable commission et redéfinir ses rôles, ses pouvoirs, ses fonctions et ses relations avec les autres entités gouvernementales. En 1985, des recommandations du Centre de droit de l'Université des Philippines allaient dans le même sens. Mais ces propositions sont restées lettre morte jusqu’à la révolution populaire3 de 1986 (“People Power Revolution”), qui a renversé l'administration Marcos (Ferdinand et Imelda) et porté Mme Corazon Aquino, veuve de Benigno Aquino, à la présidence de la République des Philippines.
23Corazon Aquino a immédiatement travaillé au rétablissement des processus démocratiques formels dans le pays, y compris la remise sur pied du Congrès des Philippines et de l'administration locale. Dans le démantèlement des institutions héritées de l’ère Marcos, elle a ordonné une réorganisation des échelles de gouvernance et rendu le pouvoir aux gouvernements locaux, y compris ceux composant le grand Manille. Par conséquent, la MMC a été abolie et remplacé par l'Autorité Métropolitaine de Manille (MMA), avec des pouvoirs législatifs sur la métropole donnés au Conseil des maires de Métro Manille, et les pouvoirs exécutifs confiés à un président nommé (par le/la président(e) de la République) de l’Autorité, associé à un directeur général et des directeurs adjoints de la planification, des finances et des opérations. Le président de la MMA devait présider le Conseil des Maires. Contradiction évidente entre un désir de redonner de l’autonomie aux municipalités et le maintien d’un contrôle étatique sur le Grand Manille.
24Restructuration de l’organisme de gestion métropolitaine, mais avec la grave crise économique dans laquelle se trouvait alors les Philippines, le budget alloué aux projets dans l’aire métropolitaine était faible, car l’objectif primordial de Mme Aquino était de restaurer l’équilibre financier du pays, si bien que pratiquement aucune nouvelle infrastructure ni logement public n’ont été construits pendant plusieurs années, et il n’y eut presque pas d'investissements privés, du fait de l’instabilité politique entraînée par le changement de régime après 21 ans de pouvoir de Marcos. Ainsi, la population et l'expansion urbaine ont continué leur croissance, alors que les investissements publics dans les services urbains stagnaient, et la qualité de vie dans la métropole a continué à se détériorer.
25Succédant à Corazon Aquino comme président de la République, le général Fidel Ramos, ancien chef d’état-major qui avait contribué à la révolution en 1986 en se désolidarisant du chef de l’État F. Marcos, arriva au pouvoir juste après l’adoption en 1991 d’un nouveau code des collectivités locales, qui a renforcé l’autonomie des LGU’s (Local Governement Units, collectivités locales), leur donnant plus de pouvoirs et une plus grande indépendance financière avec d'autres sources de revenus que les dotations d’État [Guevara 2004]. Cette loi n'a pas fait de distinction entre les gouvernements locaux dans le pays et donc a également été appliquée à ceux du Grand Manille.
- 4 Dans la pratique, les directeurs de la MMA puis de la MMDA ont été le plus souvent des maires de co (...)
26Cette nouvelle loi, qui affaiblissait la MMA suscita le dépôt de plusieurs projets de loi au Congrès pour abolir la MMA et la remplacer par quelque chose de plus pertinent. Finalement, en 1995, la loi RA 7924 fut adoptée, qui supprimait la MMA et la remplaçait par l'Autorité de Développement Métropolitaine de Manille (MMDA, Metropolitan Manila Development Authoriry), dont le président (avec le statut de membre du Cabinet gouvernement) était nommé par le Président de la République en exercice servant de PDG, le conseil métropolitain des maires étant l’organe directeur chargé de l'élaboration des politiques. Le président de la MMDA était en fait une sorte de préfet, un technicien chargé de la mise en œuvre des mesures élaborées par le conseil des maires. Il y avait donc un subtil glissement du pouvoir exercé directement par la présidence de la république vers un système où les maires retrouvaient un rôle important dans le choix des politiques menées [Barns 2003], même si la nomination du chef de la MMDA indiquait qu’au sommet de l’État on gardait un regard sur les questions essentielles de vie quotidienne à Manille4. Alors qu'elle a donné à ces autorités locales plus de pouvoirs, la loi en essence affaiblit la gestion métropolitaine dans la mesure où toutes les actions majeures par MMDA sont soumises à l'examen et à l'approbation du Conseil des maires de Métro Manille. À la base du problème est le fait que le président de MMDA est nommé (par le Président), tandis que les maires des collectivités locales composants sont élus par le peuple. Les maires sont responsables en premier lieu de leurs circonscriptions respectives. C'est leur responsabilité à temps plein et primaire, alors que leur implication dans les affaires métropolitaines est à temps partiel et secondaire.
27Reconnaissant la situation et les circonstances spécifiques et uniques de la région métropolitaine de Manille, la loi 7924 traite la métropole de Manille comme une région de développement particulier et une région administrative, mais sans préjudice de l'autonomie des autorités locales concernées. Il n’y a donc pas comme à Toronto, Tokyo ou Bangkok de fusion des municipalités en un gouvernement unique. Elle donne à la MMDA la responsabilité de la planification, de la réglementation, de la coordination et de la supervision des prestations de services à l'échelle métropolitaine dans la métropole.
28La loi a également clarifié le terme "échelle métropolitaine" qui avait causé une certaine controverse entre les fonctionnaires métropolitains et locaux, et réduit les domaines majeurs d’intervention de l'organisme métropolitain à l'aménagement du territoire, à l'élimination des déchets, et à la gestion du trafic. Ces services d’échelle métropolitaine sont ceux qui ont un impact à l'échelle métropolitaine et transcendent les frontières politiques locales, ou entraînent des dépenses énormes de sorte qu'il ne serait pas viable pour ces services devant être fournis par les autorités locales individuelles. Ces services sont les suivants : 1. Planification du développement de la région métropolitaine ; 2. Transports et gestion du trafic ; 3. Élimination et gestion des déchets solides ; 4. Lutte contre les inondations et d'assainissement ; 5. Renouvellement urbain, zonage et planification de l'utilisation des terrains, hébergement d’urgence ; 6. Santé et assainissement, contrôle de la pollution urbaine ; 7. Sécurité civile : préparation aux catastrophes, prévention des risques, opérations de sauvetage
29Le premier président de la nouvelle structure, M. Oreta, lança sur ces principes un certain nombre d’initiatives pour améliorer la vie des habitants de la communauté urbaine de Manille ; entre autres, un programme de réduction du nombre de véhicules en circulation (Unified Vehicular Volume Reduction Program) basé sur une utilisation alternée de plaques d’immatriculation paires ou impaires selon les jours de la semaine (number coding scheme), une ordonnance contre les ordures jetées au hasard, une interdiction des camions sur certains grands axes, et l’adoption de règles de servitude uniformes le long de la rivière Pasig et de ses affluents.
30Vingt ans après, quel est le bilan de la gouvernance urbaine du Grand Manille ? Une certaine stabilité institutionnelle s’est établie pour cet organisme, au-delà des soubresauts politiques nationaux comme la destitution du président Estrada en 2001.
31À l'heure actuelle, la MMDA est largement perçue comme se concentrant essentiellement sur la gestion du trafic et l'élimination des déchets. Ses interventions en matière de planification métropolitaine ou régionale sont faibles, bien que Francis Tolentino ait annoncé en 2012 la préparation d’un Livre Blanc sur le futur développement de l’agglomération, (“Greenprint 2030”) avec le soutien de la Banque Mondiale, du gouvernement japonais et de l’agence australienne de développement, projet qui ne semble guère avoir avancé depuis.
32Ses principales interventions d’aménagements ont été réalisées dans quelques cas liés à des projets spécifiques où la MMDA n’est un membre parmi d’autres d'une coordination inter-agences, comme le Conseil de réhabilitation de la rivière Pasig (Pasig River Rehabilitation Council) et le groupe de travail anti-squatters (Anti-Squatting Task Force). Les rares ébauches de plan d'utilisation des sols à échelle métropolitaine et de règlements de zonage introduites par la MMC de F. et I. Marcos ont été remplacées par des plans locaux sans coordination. Ainsi, l’aménagement d’anciens terrains militaires pour développer la “Bonifacio Global City” [Boquet 2013b], à la limite disputée des territoires municipaux de Taguig et Makati, a été menée sans que le rôle de la MMDA y ait été important, puisque largement confié au secteur privé. De même, la construction actuelle du nouveau quartier d’affaires de Quezon City, qui s’accompagne d’évictions massives de squatters, n’est pas le fait de la MMDA.
33L’aire métropolitaine apparaît comme un patchwork d’éléments cloisonnés [Gueguen 2007] et de fiefs politiques, comme Makati pour la famille Binay, jaloux de leurs prérogatives et résistant aux recommandations d’une MMDA trop liée au pouvoir central contrôlé par un autre clan politique et manquant de légitimité démocratique à l’inverse des gouvernements municipaux [Manasan & Mercado 1999].
34Le fait que la « méga-city » de Manille ne soit pas gérée à une échelle propre et unique entraîne de grands dysfonctionnements, comme c’est le cas pour les problèmes de transport.
35Malgré la prédominance des transports en commun motorisés (bus et métro), Manille connaît une congestion importante, par manque d’organisation et de coordination, ce qui a un impact considérable sur la vie des habitants.
36En effet, lors de l’adoption du système d’utilisation alternée de plaques paires et impaires, deux communes, Makati et Mandaluyong, ont refusé de mettre en œuvre cette directive de la MMDA. Or il s’agit des communes où se trouvent les deux plus importants quartiers d’affaires de l’agglomération, Makati-Glorietta et Ortigas Center, gros générateurs de trafic tant pour les immeubles de bureaux que les grands centres commerciaux de ces Edge Cities manillaises situées sur la rocade autoroutière EDSA.
37Plus récemment, lorsque l’ancien président Estrada a été élu maire de Manille en 2013, ses deux premières décisions, visant l’objectif louable de réduire la congestion véhiculaire dans les artères de sa commune, ont été d’interdire le passage des autobus de sociétés n’ayant pas de terminal attitré sur le territoire municipal, et de limiter la circulation des camions desservant les terminaux maritimes du port de Manille à une tranche horaire nocturne. Les résultats de ces décisions prises unilatéralement par un maire puissant politiquement ont été de créer des embouteillages monstres sur les axes menant à sa ville : des bus venant de Quezon City, par exemple, ont été obligés par la police municipale de faire demi-tour à la “frontière” de Manille, suscitant le mécontentement tant des passagers de ces bus que des sociétés d’exploitation des lignes. La politique contre les camions tractant des conteneurs à travers la ville pendant la journée a conduit à un ralentissement de l’activité du port.
38On constate également de sérieux dysfonctionnements dans le manque de coordination entre la MMDA, chargée de la “fluidité” de la circulation, et d’autres agences gouvernementales comme celle qui délivre les permis d’exploitation des services de bus urbains et autocars interurbains (LTFRB, Land Transportation Franchising and Regulatory Board).
39Néanmoins, les efforts de rationalisation du trafic commencent à porter leurs fruits, avec deux politiques menées par la MMDA : un système de codage des bus empruntant l’axe EDSA, qui doivent embarquer et débarquer leurs passagers en des sites clairement identifiés selon que leur destination Sud est Alabang (bus A), Baclaran (bus B) ou la province (bus C). Un plan est en cours pour regrouper les terminaux privatifs d’autocars provinciaux en 3 grandes gares routières, deux au Sud, une au Nord, pour alléger le trafic sur EDSA [Boquet 2013c]. Enfin, en juin 2014, un plan de lutte active contre les bus “colorum”, c’est-à-dire sans licence d’exploitation valide, a été engagé, avec la menace d’amendes très élevées (un million de pesos par bus en infraction, soit près de 20.000 euros). Il s’agit là d’une mesure de la LTFRB, mais qui semble avoir été décidée en coopération inter-agences avec le ministère philippin des transports (Department of Transportation and Communications), le ministère du commerce et de l’industrie (Department of Trade and Industry), le ministère des finances (Department of Finance), les Douanes philippines (Bureau of Customs), l’autorité en charge des zones franches (Philippine Economic Zone Authority), les opérateurs portuaires et la Metropolitan Manila Development Authority, qui n’a pas ici de rôle moteur central mais semble être plutôt une agence gouvernementale parmi d’autres, puisque cette mesure s’applique sur l’ensemble du pays.
40Dans le domaine des inondations qui frappent Manille de manière récurrente pendant la saison des pluies, la MMDA, chargée de la prévention des risques, ne peut pas faire grand ’chose si les cours d’eau de l’agglomération ne sont pas régulièrement entretenus et débarrassés des immondices qui s’y accumulent, ce qui est plutôt du ressort d’une gestion locale, à l’échelle des municipalités voire des barangay. L’épineuse question des bidonvilles palafittes qui entravent l’écoulement de l’eau et contribuent à sa pollution par des matières fécales (pas de latrines sauf la rivière) n’est plus vraiment du ressort de la MMDA mais de la National Housing Authority. Le ministère de la santé est également concerné avec les risques liés à l’eau souillée (maladies intestinales) et aux eaux stagnantes propices à la prolifération des moustiques porteurs de fièvre dengue et de paludisme. Les disparités dans la gestion environnementale sont importantes entre les unités constituantes du Grand Manille : Valenzuela, San Juan et Taguig semblent mieux organisées que Manille [Cabreros 2013] alors qu’une coordination est indispensable.
41On a donc l’impression d’une agence MMDA frappée d’impuissance dans la gestion quotidienne des problèmes du Grand Manille, car à la fois contestée dans son activité par les autonomies municipales et limitée dans son rayonnement par des agences concurrentes avec lesquelles la coopération est parfois difficile.
42Bien que les taux de croissance de la population dans la région métropolitaine de Manille aient diminué ces dernières années, la population totale continue d'augmenter et, avec cela, les zones de taudis, la demande en services urbains et la poursuite de la détérioration des quartiers les plus anciens de l’agglomération, conduisant à des contrastes de plus en plus criants dans une dualisation accélérée de la société manillaise [Michel 2010]. La MMDA et les gouvernements locaux sont confrontés à de sérieux défis pour une gestion efficace de la croissance, avec de graves difficultés financières et une insuffisance des capacités institutionnelles. Les conflits qui les opposent semblent insolubles dans la configuration présente de la gouvernance métropolitaine de Manille [Chanco 2014] et alors que la participation de la société civile aux décisions sur le fonctionnement et l’avenir de l’aire métropolitaine reste insuffisante [Shatkin 2000].
43Plusieurs pistes, pas forcément contradictoires, apparaissent pour envisager un meilleur fonctionnement de l’agglomération capitale des Philippines. Au-delà des projets d’infrastructure comme un nouvel aéroport en baie de Manille, un transfert des activités portuaires vers Batangas et Subic Bay, loin de l’aire urbanisée (100 kilomètres), des constructions d’autoroutes urbaines ou de futures lignes de métro, la solution pourrait résider dans quatre changements majeurs.
44Le premier serait de réformer la structure politique du Grand Manille en créant une province particulière, avec un gouverneur élu par le peuple, comme à Bangkok ou Tokyo, et capable institutionnellement de surmonter les résistances des maires des communes sur des questions touchant la métropole dans son ensemble. En somme, revenir à l’idée initiale de F. Marcos, mais dans le cadre d’un processus démocratique. Le débat est ouvert.
45Une deuxième piste à explorer serait de voir quel rôle d’autres acteurs peuvent jouer dans la gouvernance. Le secteur privé [Shatkin 2008] a montré sa capacité à développer des morceaux de villes fonctionnels et plaisants à vivre dans les cas de Makati [Garrido 2013] et Bonifacio Global City [Boquet 2013b], tant dans l’offre d’espace verts que de transports urbains décents. Le pouvoir politique acceptera‑t‑il de se décharger au profit du secteur privé, comme l’y poussent les grandes institutions internationales, d’un certain nombre de fonctions urbaines, par exemple via des partenariats public-privé ? Cela pourrait aussi avoir l’avantage de limiter la corruption généralisée qui est un facteur de stagnation.
46Une troisième possibilité serait de réfléchir à un transfert des fonctions de capitale ailleurs dans le pays. Certes, à l’avènement du Commonwealth des Philippines en 1935, prélude à l’Indépendance de 1946, des plans grandioses avaient été préparés, puis à demi‑achevés, pour une Quezon City en grande banlieue (pour l’époque) de Manille, avant que le pouvoir politique ne revienne dans le centre de Manille. Certains envisagent de déplacer la capitale vers Cebu, au centre du pays, d’autres de se placer dans une province périmétropolitaine de Manille, Rizal, Batangas ou Pampanga, à la manière de Putrajaya par rapport à Kuala Lumpur en Malaysia, ce qui permettrait de décongestionner la région capitale actuelle.
47Enfin, ne convient-il pas de repenser l’échelle de réflexion sur le Grand Manille ? L’espace bâti en continu déborde largement les limites fixées en 1975. Quarante ans après la création de la MMC par F. Marcos, Manille a beaucoup grandi. Les pendulaires sont nombreux à emprunter la South Luzon Expressway depuis la province Laguna pour travailler au Sud de Manille, où se trouvent les principaux parcs d’activité industrielle. De fait, plus de la moitié des provinces de Laguna, Cavite, Rizal et Bulacan sont fonctionnellement dans l’aire urbaine de Manille même si elles ne le sont pas juridiquement. Tant les élites dans leurs gated communities avec villas en bordure de parcours de golf que les migrants venus de provinces pauvres participent au mitage de l’espace périphérique de Manille [Connell 1999, Kelly 1999, Ortega 2012].
48D’autre part, la question des crues ne peut être abordée sans réfléchir aux bassins versants des cours d’eau alimentant l’agglomération. Déboisement des pentes montagneuses à l’Est de Manille, imperméabilisation des sols par les constructions et les parkings, envasement du vaste réservoir naturel de Laguna de Bay, tout cela dépasse très largement le périmètre des 17 communes. Quant à la question du relogement des habitants de bidonvilles, elle concerne largement les régions périmétropolitaines puisque nombre de sites de relogement sont situés dans les provinces de Bulacan, Quezon, Laguna et Cavite.
49Dans une conférence de presse en mars 2012, lorsqu’il annonçait la préparation du livre blanc sur l’avenir du Grand Manille (“Greenprint 2030”), M. Tolentino posait clairement la question de la pertinence spatiale du territoire actuel de gestion. Faut-il passer de Greater Manila à une entité de gestion plus vaste des questions urbaines, et en ce cas, quels pourraient être les contours géographiques de ce “Mega‑Manila” ?
50D’autre part, qui doit être impliqué dans la construction du visage de la future métropole manillaise ? Le rapport publié en 2013 par la branche philippine du think tank de Washington Urban Land Institute (Govada 2013) préconise 10 éléments essentiels pour un développement durable de Manille. Il insiste sur la nécessité de coopération entre secteur privé et secteur public comme à Bonifacio Global City et sur l’inclusion des habitants dans le processus de renaissance des quartiers et d’amélioration des conditions de vie dans la métropole. Mais selon un sondage réalisé par le groupe de presse Interaksyon en mars 2012, 31 % des personnes interrogées indiquaient que la priorité devait être donnée aux aménageurs professionnels, mais 27 % donnaient la priorité au gouvernement national, la MMDA n’arrivant qu’en troisième place (18 %) devant les maires des communes (15 %), alors que peu de crédit était accordé aux “citoyens impliqués” (5 %), aux universitaires (3 %) et aux entreprises du secteur privé (2 %). Pour le public philippin, la gouvernance urbaine de Manille semble donc rester d’abord une affaire de l’État s’appuyant sur l’expertise des aménageurs.