1En tant que métropole participant au processus d’émergence de l’économie de son pays, Jakarta prend part à la course pour la compétitivité avec les autres métropoles majeures de la région. Les métropoles d’Asie du Sud-est en général, et Jakarta en particulier, offrent un excellent laboratoire d’observation des problématiques liées à l’urbain. Leur croissance rapide, souvent incontrôlée, présente des défis majeurs en matière de cohésion sociale et de ségrégation spatiale, d’accès aux services essentiels et à la propriété foncière. La capitale indonésienne, ayant été confirmée par les régimes successifs comme centre majeur du pays, intègre aujourd’hui les normes d’un système globalisé capitaliste et néolibéral, tout en refusant le désengagement de l’État. Parallèlement, on observe une internationalisation de ses formes, mais aussi d’une partie de la population permettant de s’interroger sur les modes de production urbaine et ses interactions avec la société urbaine. C’est la transition urbaine [Goldblum & Franck, 2007]. Ces évolutions s’insèrent et se combinent avec les projets de développement de ces villes en mutation rapide incluant dans leurs objectifs les politiques de réduction de la pauvreté. L’analyse de ce phénomène dans une approche critique invite à questionner les implications de la transition urbaine et de ses modalités sur les rapports sociaux dans la société urbaine. L’appréhension de ces rapports sociaux peut se faire en particulier par l’observation de la mise en œuvre des politiques de traitement de la pauvreté pour en comprendre les objectifs et les conséquences dans la fabrique de la ville.
2Le propos s’appuie sur un travail doctoral en cours utilisant des méthodes d’observation sur le terrain dans plusieurs quartiers sélectionnés, à Jakarta et à Bekasi, et qualifiés de « pauvres » par les acteurs en charge du traitement du phénomène. Ces enquêtes ethnographiques se sont accompagnées d’entretiens qualitatifs auprès des populations de ces quartiers. À cela s’ajoute l’étude détaillée de rapports, lois et plans d’aménagements de la ville afin d’en faire apparaître les modalités et les conséquences dans la gestion de la pauvreté. Les actions de traitement de la pauvreté s’insèrent dans les projets de développement, considérés comme des aspects des politiques urbaines mises en œuvre à Jakarta. Pour analyser ces politiques urbaines de traitement de la pauvreté, des entretiens ouverts ont été menés avec les acteurs concernés (une cinquantaine d’entretiens enregistrés dans les locaux des organismes et institutions, civiles, internationales et gouvernementales ou non gouvernementales). Ce travail est accompagné par l’observation des actions mises en place, depuis leur programmation jusqu’à leur réalisation, à partir de la collecte des rapports de ces interventions mais aussi du suivi des démarches et des opérations sur le terrain des acteurs précédemment évoqués.
3Après avoir présenté les modalités de la transition urbaine à Jakarta, la communication s’attachera à mettre en perspective les rapports sociaux de domination dans la ville et leur évolution. Enfin, dans une démarche plus méthodologique, le propos portera sur la pertinence de l’approche intersectionnelle pour identifier les modes d’actions du traitement de la pauvreté et les formes de co-construction des dominations.
- 1 L’Asie du Sud-est répond à un modèle d’urbanisation qui lui est particulier. Ce modèle a été théori (...)
4Processus remarquable dans toute la région, la transition urbaine en Asie du sud-est est marquée par sa rapidité. Les mouvements de populations à l’échelle nationale vers les grandes villes, et notamment les capitales ont été aussi appuyés par des éléments d’internationalisation de la production urbaine. Observable dans des pays plus précocement intégrés à l’économie mondiale (comme Singapour puis la Thaïlande), ce phénomène touche désormais l’Indonésie. En effet, depuis le milieu du xxe siècle, l’Asie du Sud-est a connu une urbanisation sans précédent de ses capitales-ports, centres économiques de premier plan souvent associés aux capitales nationales. D’une ville compacte de 150 000 habitants en 1900, Jakarta est devenue une mégapole de plus de 9 millions d’habitants : cette évolution a d’ailleurs commencé surtout après l’Indépendance (le taux de croissance s’éleva jusqu’à 25 % par an entre 1948 et 1952 puis s’est maintenu autour d’une moyenne de 7 % entre 1952 et 1965). C’est donc, comme dans la majeure partie des grandes villes des Suds, l’ensemble des migrations qui ont fourni une contribution majeure à la croissance urbaine. Aujourd’hui, le taux s’est ralenti et est même négatif en ce qui concerne Jakarta centre. La croissance est surtout dirigée vers les communes voisines membres de l’ensemble mégapolitain de Jabodetabekpunjur. Ce phénomène a contribué dans un premier temps au renforcement de la primauté des grandes métropoles sur le reste du tissu urbain des pays de la région [Bruneau 2010]1. Le principe de desakota rend compte de l’émergence, autour des grandes métropoles asiatiques, de corridors d’urbanisation reliant plusieurs pôles urbains [Goldblum & Franck 2007]. Malgré le mouvement de décentralisation, une part importante de la population urbaine demeure concentrée dans quelques grandes villes et notamment dans la région métropolitaine de Jakarta. Et la transition urbaine est aussi alimentée par les effets de l’internationalisation de l’économie urbaine et de la régionalisation du système monde.
5Dès les années 1970, l’Indonésie et Jakarta connaissent une phase de développement accéléré, organisée par le gouvernement central. Considéré comme un de ses « meilleurs élèves », la Banque mondiale a très tôt salué les efforts du régime de Suharto qui respectait les principes de cette institution financière ayant comme fonction de réduire la pauvreté dans le monde. Jakarta s’insère de plus en plus dans le système global et connaît les manifestations spatiales que d’autres grandes villes connaissent liées à la mondialisation et à la métropolisation, telles que la verticalisation du bâti, l’accentuation des phénomènes de fragmentation, et l’évolution des fonctions urbaines faisant intervenir de nouveaux acteurs [Le Goix 2005].
- 2 L’échelle d’appréhension de Jakarta dépasse dès lors ses frontières administratives (celles de la p (...)
6Partie prenante du développement industriel, l’Indonésie a été identifiée comme l’un des « bébés tigres » marquant les évolutions économiques permettant le développement de l’économie de marché et le tournant libéral appuyé par les bailleurs internationaux. Ces évolutions se sont inscrites dans l’espace urbain, témoin des choix politiques et économiques. C’est en particulier le cas à Jakarta, imposée progressivement comme la vitrine de la réussite économique de l’Indonésie. Associé au double mouvement de mondialisation et de métropolisation, le paysage urbain a connu des évolutions que la géographie urbaine a identifiées comme constitutives de ces processus : concentration des fonctions métropolitaines dans quelques centres (polycentralité) [Lalanne & Pouyanne 2011] et étalement urbain [Mignot & Villaréal‑Gonzales 2004, Silver 2008]2. Pour affirmer la place de l’Indonésie dans le groupe des pays dits « émergents », les signes de la croissance et du développement doivent être facilement identifiables. Comme une nouvelle catégorie pour penser la hiérarchie entre les puissances des États et des villes, un certain nombre de critères doit être visible pour faire partie de cet ensemble ou pour être estampillé de ce « label » [Fleury & Houssay‑Holzschuch 2012].
- 3 Autour d'un hypercentre prolongé en périphérie proche par des pôles satellites spécialisés, les esp (...)
7Les signes morphologiques de ces évolutions sont entre autres, la multiplication des grands centres commerciaux aux fonctions croisées, faisant office d’hôtel, de bureaux (liés à la tertiarisation des activités) et logements luxueux. Les malls rassemblent ainsi les activités les plus prestigieuses dans des formes très identifiables : de hauts buildings rivalisant de technologie et de signes d’abondance, images pour ne pas dire symboles de la modernité de Jakarta. Maintenant, ces centres d’affaires s’étendent au-delà du Central Business District (CBD) et participent à l’affirmation progressive de la polycentralité [Lalanne & Pouyanne 2011, Le Goix 2005, Lacour & Puissant 1999]3, surtout à l’intérieur de la municipalité, en suivant les grands axes de transport, en particulier l’axe de développement historique, du Nord au Sud.
Figure 1 – La multiplication des centralités
Source : Tadié 2006, RUJAK 2011, Terrain Dietrich
8Les évolutions urbaines montrent une verticalisation importante et la ville appuie sa promotion sur l’image de sa skyline comme d’autres grandes villes asiatiques telles que Shanghai ou Singapour. Le schéma directeur de Jakarta pour l’année 2030 cherche à développer une nouvelle image de modernité. En effet, il y est affirmé la volonté de créer un ensemble « intégré de services par l’encouragement d’un aménagement physique vertical » [Jakarta DKI 2010] afin de promouvoir un centre politique, civil, commercial et de services concentrant dans un espace restreint les fonctions majeures de la métropole. Les fonctionnaires du département de l’aménagement ont rédigé ce document d’urbanisme en s’appuyant sur les études académiques d’universitaires qui ont diagnostiqué les « failles » de Jakarta [Jakarta DKI 2009] et proposé des orientations pour la planification. L’objectif de conforter « la place spéciale de Jakarta dans le pays » y est confirmé, en tant que levier privilégié pour s’insérer dans la compétition métropolitaine. Ainsi, sont mises en valeur des formes urbaines valorisant l’image de succès économique, prouvant la capacité actuelle et future de Jakarta à tenir la comparaison avec les autres villes globales. Elles illustrent ce que Marcuse et Van Kempen [2000] appellent le « nouvel ordre spatial » lié à l’impact de la globalisation sur la structure interne de ces villes. D’autres auteurs estiment même que les effets de la mondialisation et de la globalisation sur les villes de la région impliquent plus une « américanisation » [Bruneau 2010] plutôt qu’une internationalisation des politiques de gestion de la ville et de la planification et l’aménagement de l’espace.
Figure 2 – Le CBD de Jakarta : la mise en valeur de la verticalité
- 4 La galerie se situe dans le bâtiment des bureaux du département de l’aménagement et de la planifica (...)
Affiche à l’entrée de la Galerie4 de la ville
Source : J. Dietrich, Juillet 2011
9Cette photographie n’est pas sans rappeler un grand nombre d’images d’autres CBD dans le monde. Le symbole est fort, montrant la domination de l’homme sur l’espace urbain, la puissance de l’architecture urbaine s’élevant dans le ciel, dynamique le long d’une grande avenue, évoquant la modernité de la ville. En contrepoint, les quartiers traditionnels, bas, disparaissent presque à la vue. Ce document témoigne de la valorisation des lieux emblématiques du pouvoir, en particulier économique, mise ici en scène.
10Pourtant, on ne peut nier que la mondialisation a commencé à impulser ses mécanismes bien plus anciennement à Jakarta, du fait de la colonisation. Les liens avec la métropole et la production d’un modèle de ville marqué par les références européennes font intégralement partie de l’histoire urbaine de la ville. Mais depuis la fin de ce régime, on observe l’apparition de nouvelles trajectoires qui s’ancrent dans le modèle du développement. Mais cette forme de développement, fortement influencée par les modèles occidentaux, est caractérisée par certains auteurs de « parasitique » [Croteau 2011], dans la mesure où elle semble exclure les pauvres, en suivant les paradigmes du développement du Nord au lieu de préconiser un modèle de développement plus approprié aux situations présentes dans ces villes.
- 5 Cette expression de groupe stratégique permet de dépasser la catégorie de "classe sociale", trop dé (...)
11L’étude proposée ici cherche à prendre en compte la diversité des acteurs et groupes stratégiques5 [Bierschenk & Olivier de Sardan 1994] participant à la gestion de la pauvreté dans la métropole de Jakarta, en comprenant leurs discours, choix et méthodes opérés pour sa réduction. L’enjeu est aussi d’identifier les évolutions des politiques urbaines en charge de la pauvreté. Cela permettrait de faire apparaître les nouveaux modes de gouvernance à l’échelle urbaine qui participent à la production de la ville et aux politiques de réduction de la pauvreté.
- 6 On pourrait y ajouter les chercheurs urbanistes et aménageurs, étrangers et indonésiens qui ont eu (...)
12L’inscription spatiale des fonctions urbaines et métropolitaines, choisies par les différents régimes politiques s’ancrent dans des politiques urbaines et des formes architecturales identifiables. Le pouvoir indonésien a ainsi récupéré et reproduit ces usages et fonctions. Autour ont aussi été développés les centres économiques dans les principaux corridors de croissance de la ville. La course aux grands buildings ou simplement leur développement massif à Jakarta témoigne de la volonté des promoteurs et aménageurs de prouver leurs capacités à maîtriser l’espace urbain, à maîtriser l’urbain même et les urbains par extension. C’est en ce sens que l’on pourrait parler d’espaces urbains de la domination. La capitale aurait donc été capable de se développer rapidement, exposant son image de succès pour tous ses habitants dont les formes urbaines produites en sont les témoins. C’est pourquoi ces formes urbaines sont directement dépendantes des acteurs qui les conceptualisent et les produisent dans l’espace urbain. Ils mettent ici en œuvre leur pouvoir de faire la ville, de la modeler afin de pouvoir tirer profit de son image. S’ajoute leur manière de s’approprier la ville et certaines de ses formes : selon où sont localisés les sièges et bureaux, on identifie facilement ce qu’ils considèrent comme leur norme pour travailler au quotidien. En effet, d’après les derniers travaux de Saskia Sassen [2009] montrant comment la société des villes globales (et en cours de globalisation) se recompose, le rôle de nouvelles classes urbaines est clairement identifiable. Un nouveau groupe social composé de grands fonctionnaires internationaux (Banque mondiale, Union Européenne, Nations Unies, …), des membres d’ONG internationales et de nouvelles élites salariées des grandes firmes multinationales (manageurs, financiers) apparaît dans les grandes métropoles6. Leur culture commune et circulation entre les différentes institutions leur permet d’avoir une conscience de classe et ainsi une capacité de mobilisation pour défendre leurs points de vue et intérêts à l’échelle mondiale. Ils transmettent ainsi aux États, décideurs et aménageurs leur conception de l’urbain. Ils participent à la maîtrise de l’espace et à la compréhension des dynamiques immobilières de la ville. Il y aurait ainsi d’après elle une concertation pour la production d’une image de la ville correspondant à ses fonctions. Les principes de planification urbaine reprennent leurs objectifs et la mise en œuvre top-down des politiques urbaines montre là encore la domination instaurée liée au pouvoir de faire la ville. Ces acteurs participent de l’internationalisation de la production urbaine par leur présence même et en indiquant les éléments nécessaires que doit posséder une « bonne ville », avec ses routes, ses logements ou encore son marché immobilier.
13La mise en œuvre des projets de développement est, en plus de ceux liés à la planification urbaine, assurée par ces nouveaux acteurs internationaux. Les ONG participent notamment aux négociations en tant que membres de la société civile. Mais ce sont notamment les bailleurs (Banque mondiale, USAid, ou encore des fondations privées comme celle de Suez), qui, selon l’orientation qu’ils donnent à l’attribution de leurs fonds, impulsent des évolutions visibles dans l’espace urbain et les modalités de la réduction de la pauvreté dans la ville. Ainsi, même si ces pratiques ont été largement dénoncées, on observe une mise en adéquation des actions des ONG pour obtenir les financements, tirant leurs actions par exemple vers la durabilité ces dernières années toujours en insistant sur le modèle d’une ville sans bidonville.
- 7 En 1905, l’espace résidentiel de la communauté européenne représentait la moitié de la surface de l (...)
- 8 « Camp » au sens littéral : ce terme concerne les groupements résidentiels des autochtones, assimil (...)
14L’histoire urbaine de Jakarta, capitale coloniale, est profondément marquée par l’inscription dans l’espace des inégalités. La distribution spatiale de la population révèle la profonde division sociale des races. Au début du XXè siècle, l’espace urbain reflète alors l’organisation du pouvoir et institutionnalise les rapports sociaux inégalitaires7. Le système colonial produit une différenciation entre les espaces urbains, rassemblant les lieux du pouvoir et les lieux de résidence de la population dominante dans quelques quartiers spécifiques. La morphologie et la planification sont au service de l’image de modernité à donner aux espaces du pouvoir et des dominants, en contre-modèle des espaces dits indigènes des quartiers appelés « kampung »8. L’espace urbain et ses formes deviennent ainsi un moyen d’ancrer les différenciations statutaires entre les individus dont les interactions sociales sont régies par des lois. Cela permet notamment d’institutionnaliser les rapports sociaux de domination de race, témoignant de l’inégalité constitutive du système colonial. La croissance démographique rapide entre 1900 et 1940 explique la prolifération de quartiers non-européens autour des nouveaux ensembles résidentiels des dominants. Dans les conceptions des autorités coloniales, le kampung représente l’ensemble urbain des classes inférieures, caractérisé selon les études hygiénistes par un manque d’aménités modernes (absence d’adduction en eau, d’assainissement ou d’électricité) source de danger sanitaire pour les Européens, et dont les relations foncières sont gouvernées par la loi traditionnelle [Silver 2008]. Ces quartiers restent identifiés comme des lieux de non modernité voire d’archaïsme du fait de leurs fonctions mixtes, à la fois lieux de vie et de travail.
15Depuis l’Indépendance, ces différenciations spatiales se sont recomposées en s’appuyant de plus en plus sur les rapports sociaux de classe. Les ensembles peu denses des Européens ont été appropriés par les élites locales. L’entrée massive de travailleurs migrants a augmenté le nombre et la densité des autres quartiers. Dans ce contexte, les kampung ont été les principaux réceptacles de la croissance urbaine. Déjà marginalisés dans les représentations comme rassemblant des populations infériorisées durant le système colonial, ces espaces ont connu une aggravation du manque d’infrastructures et de services primaires. Le fort solde migratoire et le sous-investissement prolongé des années 1960 [Bakker 2007] n’ont pas permis un changement dans les perceptions de ces quartiers comme lieux de relégation. En revanche, de vastes parties de ces espaces ont été annexées à la municipalité de Jakarta et intégrées au système administratif. L’étalement important de quartiers aux modes de construction semi ou non permanents, aux conditions de vie sanitaires insuffisantes et au fort taux d’emploi informel, a beaucoup contribué à l’image de « grand village bas » de Jakarta, avec laquelle la municipalité veut rompre. Les différences morphologiques importantes ancrent les inégalités dans le paysage urbain. A ces kampung se sont ajoutés des quartiers spontanés dans des zones inconstructibles, édifiés le long des voies d’eau et de chemin de fer. Ils sont principalement localisés dans des espaces sous-utilisés voire vacants, près des zones d’emplois ou de zones résidentielles aisées où l’on peut trouver du travail avec peu de compétences. Ces zones informelles ont fait l’objet des principales attentions lors des périodes de déguerpissements (années 1960 et surtout fin des années 1980). La construction spatiale de la relégation est ainsi accentuée par le déplacement de ces quartiers vers la périphérie.
16Les évolutions institutionnelles n’ont pas non plus favorisé une transformation radicale de la structure sociale et politique de la ville postcoloniale, malgré la rhétorique du changement accompagnant le nationalisme. Le transfert de pouvoir des élites européennes aux élites locales urbaines, composées de puissants et riches businessmen, de bureaucrates ou de militaires, soutient la structure hiérarchique préexistante. Tout en tenant un discours anticolonial, ce groupe dirigeant a soutenu les valeurs occidentales, reproduisant les rapports sociaux de domination. La concentration croissante du capital économique et du pouvoir politique au sein des élites urbaines a contribué à l’augmentation des inégalités dans la ville.
- 9 Source : entretiens enregistrés effectués entre juillet 2011 et janvier 2013.
- 10 Pauline Texier [2009] a pour sa part identifié que les habitants des quartiers informels sont bien (...)
17Gouvernements, ONG locales et internationales, ou encore bailleurs affirment clairement leur volonté de faire de la ville de Jakarta une cité « moderne » avec une population urbaine dynamique et civilisée. En plus de l’attention nécessaire à porter sur leurs réalisations, et les méthodes pour y parvenir, il est particulièrement instructif de se pencher sur leurs discours, marqueurs de certaines de leurs représentations et de leurs préoccupations. D’après les propos recueillis en entretien9 auprès des agents de ces différentes institutions, il apparaît que les populations pauvres seraient les principales responsables des dysfonctionnements majeurs de Jakarta : les agents municipaux interviewés attribuent les facteurs des embouteillages, de la pollution et de la saleté de la ville avant tout aux personnes défavorisées ou vivant d’activités informelles. En effet, la saturation des voies serait due aux vendeurs ambulants qui empièteraient sur la chaussée ou aux petits véhicules de transports locaux (bajai, becak dans certains quartiers et minibus aux arrêts intempestifs). La pollution de l’air – en plus de l’importance du trafic automobile – est due aux transports en commun à bas coûts mais aussi à l’utilisation du bois de feu pour les ménages n’ayant pas accès à d’autres modes de cuisson ; il est par ailleurs démontré que les tests évaluant la pollution de l’eau visent en priorité les résultats liés aux impacts de la défécation dans les voies d’eau, au rejet des eaux usées domestiques plutôt que ceux induits par les rejets industriels.10
18À cela s’ajoute des formes d’infantilisation des populations cibles de leurs actions. Le terme « éduquer » (au sens de former ces personnes dans le but de devenir « modernes ») est revenu dans plus de la moitié des entretiens des agents des ONG, qu’elles soient locales ou internationales. Ceux qui ont intériorisé les enseignements des agents de terrain sont estampillés « bons urbains » ou plutôt « bons élèves » à l’aide de marqueurs signifiants sur leur maison (stickers ou peinture au pochoir indiquant à tout le quartier que leurs pratiques d’hygiène sont saines). Les comportements sociaux des individus visés par les programmes d’aides sont ainsi évalués selon leur degré de modernité, en fonction de normes établies par des structures internationales, des acteurs internationaux. Ainsi, l’imposition de normes comportementales reproduit des rapports de domination Nord-Sud et des rapports de classe au nom de la modernisation.
- 11 Cette expression, utilisée entre autres par des sociologues dans le cas de la réforme agraire brési (...)
19C’est pourquoi on pourrait ici parler de « modernisation conservatrice »11. Cette expression cherche à souligner comment une évolution, perçue comme une amélioration, d’un appareil productif mais aussi dans ce cas de comportements et de pratiques, peut être conservatrice du point de vue social. Les élites parviennent à participer à cette modernisation, à l’initier et à l’orienter dans les termes qui lui correspondent afin de consolider leur domination sociale.
20Cette approche critique montre comment la construction de groupes dominants/dominés et leurs interactions participe à la perpétuation de rapports sociaux inégaux dans l’espace urbain. Stigmatisées ou infantilisées, les populations considérées comme « pauvres » par les acteurs de la réduction de la pauvreté sont catégorisées comme hors de la modernité et de l’urbanité du fait de normes internationales imposées. Cependant, il nous faut aussi nuancer cette homogénéisation d’un groupe social uniforme et de pratiques identiques qui leur seraient liées.
21Les catégorisations de classe, d’âge, de sexe, de "race", etc., contribuent à homogénéiser les groupes, ce qui pose souvent problème pour rendre compte de la réalité sociale dans sa diversité et sa complexité. La notion d’ « intersectionnalité » [Crenshaw 2005] propose de penser l’entrecroisement des caractéristiques sociales. Elle désessentialise en montrant la co-construction des relations de pouvoir à la base des inégalités. D’origine anglo-saxonne, l’approche se focalise sur la construction des identités multiples, conséquentes des formes plurielles de domination (de classe, d’âge, de race, de sexe, etc.). La question de l’articulation des rapports sociaux de classe et de sexe est posée. Cependant, souvent, les interprétations en termes d’intersectionnalité sont rejetées au motif qu’elles fragmentent l’analyse du social et contribuent au relativisme [Kergoat 2012] des théories macro-sociales.
22Dans cette étude, l’objectif est d’identifier le rôle des modalités du traitement de la pauvreté dans la reproduction des formes de domination. La démarche intersectionnelle invite à penser la domination comme un processus touchant une classe sociale donnée en intégrant les dimensions du genre appuyé par la religion.
- 12 Dans mes cas d’étude, il s’agit de fosses septiques écologiques et individuelles par la fondation S (...)
- 13 Extrait d’entretien auprès d’un agent d’une ONG, juillet 2011.
23La domination économique et sociale s’impose tout d’abord comme mode de régulation des politiques de traitement de la pauvreté à l’intérieur des quartiers ciblés. Ainsi, les critères de sélection évincent de fait certaines populations du quartier et le mode d’attribution des aides accentue localement les inégalités. Les rapports inégalitaires existants, loin d’être remis en cause, sont exploités par des structures issues de groupes dominants de la société urbaine (ONG, fonctionnaires) qui, par leur action dans un quartier, contribuent à les accentuer. Pour montrer l’exemple à suivre, le « bon » modèle de vie, des ONG financées par des bailleurs internationaux attribuent gratuitement leur aide à quelques « cadres » du quartier, afin de profiter de leur capital social et symbolique12. Mes enquêtes réalisées dans trois quartiers ayant fait l’objet d’opérations d’amélioration des services urbains montrent la sélectivité des aides, distribuées en priorité à ces individus en position déjà dominante dans le quartier. L’importance donnée à la religion et à ses hiérarchies dans la société indonésienne est alors confortée puisque la majorité des bénéficiaires sont, au-delà des chefs de voisinage et de quartiers, les personnes Hadj ou les responsables de la mosquée. Ils sont instruits et disposent d’un capital économique certain, en plus de leur prestige social, ce qui permet à l’ONG d’appuyer la légitimité de son action. Dépassant les fonctions administratives et officielles de certains, les tokoh – hommes de confiance non officiels mais reconnus comme tels par la communauté locale – peuvent aussi bénéficier de ces « privilèges ». L’épouse est souvent responsable des associations de femmes du quartier et/ou du centre local de planning familial, montrant encore leur implication au profit du quartier. Pour les habitants, leur relation personnelle avec ces responsables est essentielle car en dépendent leurs avantages et aides. Ce choix se justifie par l’exigence de succès des réalisations des ONG. Les autres devront être capables de financer tout ou une partie de l’aide, parfois via des prêts, car « la capacité à payer est une des clés de l’appropriation du projet par les communautés »13. Il est exclu que les habitants participent aux travaux pour « ne pas remettre en question les équilibres dans la communauté ». L’accentuation des inégalités existantes dans le quartier en fonction du capital social des individus est alors inévitable. De plus, il faut souligner que les populations ne disposant pas d’un accès sécurisé au foncier (locataires, logements considérés comme informels), donc d’un capital spatial, sont d’office exclues de ces opérations.
- 14 Le jamu est une boisson traditionnelle à base de décoctions de plantes, permettant d’entretenir la (...)
- 15 L’école ne prenant les enfants en charge que trois heures par jour, il est toujours difficile qu’el (...)
24A ces démarches assumées et justifiées par les acteurs s’ajoute la « valorisation » de formes de précarité des femmes, notamment par les ONG internationales. C’est ici la reproduction du système patriarcal, déjà bien ancré dans les structures traditionnelles, par les acteurs qui déclarent intervenir pour la modernisation des individus et ménages et qui participent à la (re)production des inégalités de genre dans les quartiers de leurs actions. C’est ce que montre Nineteen [Kortschak 2008], production d’une ONG des plus « actives » à Jakarta (ou du moins célèbre auprès des fonctionnaires municipaux à différents échelons et surtout auprès des bailleurs internationaux) qui relate l’histoire de dix-neuf vendeurs ambulants (l’image typique du travailleur pauvre et de l’informalité dans les perceptions occidentales, et en particulier des ONG internationales). Au travers de ces récits de vie individuels transparait l’idéologie de l’ONG et les valeurs qu’elle défend : sur une double page noire, une seule citation relevée (en blanc) : « Almost all the women selling jamu14 have kids. Selling jamu gives women the flexibility they need to look after their husbands and children ». Est ainsi mise en avant, par une ONG occidentale, la souplesse de ce métier informel et peu rémunérateur pour les femmes, afin de libérer du temps pour leurs enfants et leur famille tout en répondant aux normes capitalistes de la diffusion des rapports marchands. Les ONG et programmes de lutte contre la pauvreté n’intègrent que le rôle des femmes (ou plutôt des mères) pour les questions alimentaires et de contrôle des naissances. L’enjeu de leur emploi n’est d’ailleurs jamais évoqué dans ces opérations sauf le travail précaire leur permettant, du fait de sa flexibilité, de s’occuper de leur mari et enfants15. Sont ainsi reproduites des inégalités entre hommes et femmes voire accentuées par les acteurs en charge de la réduction de la pauvreté. C’est l’appui dans les quartiers identifiés comme défavorisés d’un système social producteur de rapports de domination en interaction avec d’autres systèmes impliquant tout autant des rapports sociaux inégalitaires.
25Dans cette étude, le rôle des modalités du traitement de la pauvreté dans la reproduction des formes de domination a été identifié. Cette analyse s’insère dans la compréhension des formes de l’internationalisation de la ville de Jakarta, touchant tant l’espace urbain en termes physiques que la société. Les différentes politiques et actions en direction des pauvres témoignent ici de la construction de notions partagées par les dominants. L’organisation de l’espace urbain produit des processus de relégation participant à la marginalisation sociale et spatiale de populations déjà dominées économiquement. L’image de la ville apparaît alors comme le véritable objectif de la gestion des pauvres, ces derniers étant souvent identifiés par les fonctionnaires comme responsables de nombreux dysfonctionnements urbains. Les actions des ONG en lien avec les priorités des bailleurs révèlent la difficulté de s’extraire des rapports sociaux de domination existants, reproduisant alors les inégalités. La notion de modernité apparaît alors comme le critère d’évaluation et de hiérarchisation des individus, permettant la conservation des rapports de domination en place entre les différents groupes sociaux.