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Villes, communs et transitions : perspectives altermétropolitaines

Ubérisation et altermétropolisation : trajectoires comparées d’Airbnb à Marseille, Lisbonne et Barcelone

Uberization and altermetropolization : a comparison of Airbnb trajectories in Marseilles, Lisbon and Barcelona
Alexandre Grondeau et Gwénaëlle Dourthe
p. 9-29

Résumés

Dans cet article nous analysons les rapports existants entre les deux mécanismes d’urbanisation particuliers que sont l’ubérisation et l’altermétropolisation, en nous intéressant plus particulièrement à l’implantation et à l’évolution de la plateforme Airbnb dans les villes de Marseille, Barcelone et Lisbonne. Nous mesurons en particulier différents impacts du développement de la firme californienne et identifions les oppositions, les résistances, les contre-propositions, et les tentatives de régulation de cette activité de plateforme par les acteurs locaux, qu’ils soient institutionnels ou issus de la société civile.

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Texte intégral

Introduction

1Depuis une quinzaine d’années, le capitalisme de plateforme s’est peu à peu imposé comme la dernière incarnation de l’économie de marché. Fondé sur l’affirmation d’Internet et des nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) [Botsman & Rogers 2010, Belk 2014, Cohen & Kietzmann 2014], la production de plateformes technologiques permettant de collecter et d’analyser des données en ligne, tout en rentabilisant cette collecte et cette analyse de données, constitue un phénomène que la presse et les experts ont rapidement appelé ubérisation. Uber, Netflix, Tinder, Deliveroo, Spotify ou Blablacar sont devenus les illustrations de la réussite de l’économie de plateforme que l’on peut définir également comme la minimisation des coûts de transaction et l’externalisation la plus poussée permise par les technologies du numérique [Rifkin 2014, Martini & Vespasiano, 2016].

2Dans ce renouvellement de l’écosystème entrepreneurial mondial qui n’épargne aucun secteur d’activités, ni aucune fonction métropolitaine, Airbnb illustre les transformations à l’œuvre dans le secteur du logement, et en particulier le logement touristique. En quelques années, la firme californienne, créée en 2008, a profondément fait évoluer les pratiques et les usages des touristes du monde entier en s’affirmant comme un outil indispensable à l’hébergement, en particulier urbain, et comme un concurrent sérieux de l’hôtellerie touristique classique [Zervas & al. 2017, Fang & Li 2022], vecteur du renouvellement urbain de certains quartiers historiques touristiques et facteur de la transformation sociologique de ces mêmes quartiers [Lee 2016, Gutiérrez & al. 2017, Cocola-Gant & Gago 2021].

3En renouvelant rapidement les pratiques et les usages touristiques, la firme Airbnb, devenue un acteur économique important de la transformation urbaine et de l’aménagement des territoires, est de plus en plus critiquée, en particulier dans les grandes métropoles touristiques que sont Barcelone, Lisbonne ou Marseille. Les principaux reproches recensés dans ces trois villes sont : une accélération de la gentrification d’un certain nombre de quartiers, une augmentation des prix fonciers et une diminution du parc de logements disponibles, un départ des populations locales, une absence de régulation, une accentuation du « surtourisme » et enfin des perturbations pour le voisinage.

4Dans chacune de ces métropoles, en réponse à ces critiques, et à d’autres, des collectifs de citoyens, dans un premier temps, suivis par les pouvoirs publics, dans un second temps, se sont mobilisés afin de résister à une certaine forme d’ubérisation, qualifiée localement d’airbnbisation. Conformément à l’identification et à la définition du processus d’altermétropolisation [Grondeau 2022], dans cet article, nous qualifions d’altermétropolitaines l’ensemble de ces différentes actions de lutte et de recherche citoyennes et institutionnelles d’alternatives à l’ubérisation des fonctions urbaines que nous allons étudier.

5Nous allons ainsi analyser les rapports existants entre ces deux mécanismes d’urbanisation particulier que sont l’ubérisation et l’altermétropolisation, en nous intéressant plus particulièrement à l’implantation et l’évolution de la plateforme Airbnb dans les villes de Marseille, Barcelone et Lisbonne. Nous allons mesurer différents impacts du développement de la firme californienne et identifier les oppositions, les résistances, les contre-propositions, et les tentatives de régulation de cette activité de plateforme par les acteurs locaux, qu’ils soient institutionnels ou issus de la société civile.

1. Cadre théorique et méthodologique

6Trois ans après la pandémie de Covid-19 qui a mis sur pause le développement économique d’une grande partie des pays occidentaux et de leurs sources de revenus comme le tourisme, le « monde d’après » ressemble à s’y méprendre au monde d’avant, en plus radical probablement du double point de vue technologique et capitalistique. L’ubérisation, entendue comme le développement et l’intégration progressive de l’économie de plateformes dans la vie quotidienne, s’est affirmée à l’instar des grandes firmes technologiques (Uber, Alibaba, LinkedIn, Blablacar) comme un relais de croissance incontournable du capitalisme.

7Ce phénomène, qui connecte en temps réel consommateurs et fournisseurs de service, professionnels ou amateurs, bouleverse les secteurs existants et modifie les règles du jeu économique [Daidj 2018]. Il est d’ailleurs défini dans le Petit Larousse comme la « réduction obsolète d’un modèle économique existant, via notamment l’utilisation des plateformes numériques ». Ce sont une alternative et un nouveau marché hybride qui centralisent certaines activités associées à la fourniture de services commerciaux (marque, confiance, paiement, etc.) tout en décentralisant d’autres activités (tarification, infrastructures, prestations, etc.) [Cohen & Sundararajan 2015]. L’ubérisation s’associe à l’économie du partage en impliquant une désintermédiation des modèles économiques traditionnels [Franco & Ferraz 2019]. Dans ce contexte, la plateforme emblématique Airbnb est devenue un exemple prédominant de l’ubérisation. Elle a révolutionné le secteur hôtelier en offrant une alternative plus flexible et économique [Zervas et al. 2017] et en facilitant la mise en relation entre des propriétaires de logements et des voyageurs à la recherche d’un hébergement touristique. Mais cette transformation n’a pas été sans conséquences sur les villes où elle s’est développée, entraînant de nombreux débats sur son impact sur le logement et la vie urbaine [Gurran & Phibbs 2017, Mermet 2021].

8L’expression « airbnbisation », construite à partir du même néologisme que le terme ubérisation, est utilisée pour décrire le phénomène de transformation des propriétés résidentielles en hébergements touristiques de courte durée à travers l’utilisation des plateformes en ligne telles que Airbnb. Grâce à un certain nombre de qualités comme une plus grande flexibilité des réservations, des tarifs plus attractifs pour les touristes, l’opportunité pour certaines populations d’obtenir des revenus complémentaires, Airbnb ne cesse de se développer partout dans le monde [Kathan & al. 2016, Quattrone & al. 2016]. Plusieurs auteurs se sont intéressés aux conséquences spécifiques d’Airbnb, que Francesca Artioli qualifie de « glocal » [Artioli 2020] car elle fonctionne comme une entreprise mondiale tout en ayant plusieurs impacts locaux et à propos de laquelle Anne-Cécile Mermet parle de « Airbnb syndrom » [Mermet 2017].

9Différentes critiques ont ainsi été émises au sujet des conséquences de cette airbnbisation : la concurrence qu’elle entraine face à l’industrie hôtelière traditionnelle [Choi & al. 2015, Zervas & al. 2017, Fang & Li 2022], l’augmentation des prix des logements entrainant une concurrence entre les touristes et les résidents locaux [Lee 2016, Zervas & al. 2017], la gentrification de certaines zones [Gutiérrez & al. 2017, Wachsmuth & Weisler 2018], les régulations étatiques ou locales qu’elle engendre [Gurran & Phibbs 2017], les conséquences sociales et spatiales [Gurran & Phibbs 2017, Benítez-Aurioles & Tussyadiah 2021, Cocola-Gant & Gago 2021, Ryan & Ma 2021], en particulier le départ des populations locales [Mermet 2017, 2021], et enfin la spéculation immobilière [Mermet 2017]. L’ensemble de ces effets négatifs dénoncés a généré et génère encore un certain nombre de réactions citoyennes et institutionnelles que nous qualifions d’altermétropolitaines.

10L’altermétropolisation est un processus de production de territoires ou de lieux particuliers où l’expérimentation d’innovations sociales est réalisée dans le but de répondre à différents dysfonctionnements liés à la métropolisation et au capitalisme urbain [Grondeau 2022], symbolisé ici par le phénomène d’airbnbisation. L’altermétropolisation se décline sous différentes formes d’actions de résistances et de contre-propositions territoriales entamées à l’initiative de groupe de citoyens, de collectifs, d’institutions publiques ou de sociétés coopératives. Elle peut prendre des formes d’expression plus ou moins radicales ou de compromis en fonction des situations. À Marseille, Lisbonne et Barcelone, nous verrons que les propositions altermétropolitaines que nous avons recensées, sont diverses et variées et qu’elles ont permis de réguler et d’encadrer avec plus ou moins de réussite le processus d’airbnbisation.

11Pour évaluer ces relations entre ubérisation et altermétropolisation dans les villes de Marseille, Lisbonne et Barcelone, à travers l’implantation et le développement d’Airbnb, nous proposons de mobiliser un certain nombre d’outils méthodologiques.

12Les données utilisées dans cet article sont en partie issues de la plateforme Airdna qui fournit des informations sur les logements Airbnb dans les différentes villes du monde. Les données fournies sont extraites sur la période 2015 à 2021 pour Lisbonne et Barcelone, et de 2015 à juin 2020 pour la ville de Marseille. Les variables clés comprennent, par exemple, le nombre de logements, la fréquence des réservations, le taux d’occupation, les revenus, leur ancienneté. Les données ont été triées et vérifiées afin d’éliminer les logements qui n’étaient pas répertoriés sur la plateforme Airbnb et ceux n’enregistrant aucune réservation.

13Après le nettoyage de ces données, une analyse statistique approfondie a été menée pour comprendre l’ampleur et la progression de la plateforme dans les villes étudiées. Les calculs basiques de mesures statistiques ont été utilisés : moyenne, médiane, écart-type afin d’avoir une vision globale des distributions des données. Enfin, des techniques de visualisation de données ont été mises en place pour représenter graphiquement l’évolution d’Airbnb dans chaque ville.

14Pour effectuer des comparaisons significatives, nous avons créé nos propres bases de données du marché hôtelier pour chaque terrain d’étude. Ce recensement permet une comparaison équilibrée des données Airbnb avec celles des hébergements traditionnels existants. Enfin, pour contextualiser les résultats et comprendre les facteurs influents dans chacun des terrains, nous avons récupéré plusieurs données socio-économiques et politiques avec notamment l’implication des politiques urbaines et de la société civile. Pour cela nous avons opéré plusieurs missions de terrain et études de la presse locale, depuis 2020, lesquelles nous permettent d’analyser les résultats obtenus à la lumière des réalités locales, en particulier les oppositions et contre-propositions altermétropolitaines.

2. L’ubérisation via la plateforme Airbnb dans les villes de Marseille, Lisbonne et Barcelone

Figure 1 – Répartition des logements actifs Airbnb à Barcelone, Lisbonne et Marseille

Figure 1 – Répartition des logements actifs Airbnb à Barcelone, Lisbonne et Marseille

Réalisation Gwénaëlle Dourthe

15À Marseille, Lisbonne et Barcelone, l’installation et le développement de la plateforme Airbnb ont eu plusieurs impacts géographiques que nous avons pu identifier. Ils concernent essentiellement une concurrence, que d’aucuns jugent déloyales, par rapport au secteur classique de l’hôtellerie, un phénomène accentué de pression foncière et d’augmentation des prix du mètre carré habité, et une accélération des transformations sociales à l’œuvre dans les quartiers touristiques de ces trois métropoles.

16Les premiers résultats de nos études concernant le nombre de logements, la mise en ligne de nouveaux profils de logements sur la plateforme, et le nombre de réservations recensés, illustrent l’ampleur du phénomène Airbnb dans les trois villes depuis 2015. Nous observons ainsi une augmentation significative du nombre de logements actifs. À Barcelone, elle est très importante, passant de 3006 logements actifs en 2015 à 17 381 en 2021. Dans la même dynamique, Lisbonne a vu les logements actifs Airbnb passer de 2770 à 14 880 en 2021. À Marseille, le nombre de logements actifs est passé de 1662 en 2015 à 11 667 en 2019. En matière de création de logements, c’est-à-dire le nombre de logements nouveaux répertoriés sur la plateforme chaque année, les dynamiques diffèrent entre les trois villes, suggérant ainsi des spécificités sur les contextes urbains locaux. Les villes de Barcelone et Marseille présentent ainsi des tendances similaires avec une augmentation progressive entre 2015 et 2020 engendrant la création de 1000 à 4000 logements supplémentaires par an. En revanche, à Lisbonne nous observons une forte croissance des logements sur la plateforme de 2015 à 2018 puis une baisse constante de ces nouveaux logements jusqu’en 2021. De même, Barcelone enregistre cette même baisse entre 2020 et 2021. On peut imaginer que les règlementations drastiques, que l’on verra ultérieurement, entraînent un désistement de futurs propriétaires-hôtes potentiels.

17En ce qui concerne le nombre de réservations enregistrées sur la plateforme Airbnb, nous observons une croissance similaire dans les trois villes, qui comptent moins de 50 000 réservations en 2015, pour plus de 150 000 réservations enregistrées en 2018. Cette croissance s’explique notamment par l’organisation de différents grands événements culturels, musicaux, artistiques ou encore sportifs (comme l’Euro 2016 de football à Marseille). À noter, en matière de réservations, que la cité phocéenne se démarque sur l’année 2019 avec 50 000 réservations supplémentaires, par rapport à Barcelone et Lisbonne, ce qui s’explique par des mesures plus strictes concernant les logements de courte durée qui touchent les capitales catalane et portugaise. Malgré cette différence, les chiffres obtenus confirment la popularité croissante de l’utilisation de la plateforme sur le marché touristique, tout comme ils mettent en exergue des contrastes liés aux contextes locaux.

Figure 2 – Évolution du nombre de logements actifs Airbnb dans les villes de Barcelone, Lisbonne et Marseille

Figure 2 – Évolution du nombre de logements actifs Airbnb dans les villes de Barcelone, Lisbonne et Marseille

Sources : Airdna.
Réalisation : Dourthe Gwénaëlle

18En matière de tarifs, nous constatons des différences dans les prix moyens à la nuitée et les revenus moyens à l’année. Concernant les prix moyens à la nuitée des logements Airbnb, Barcelone se distingue avec des tarifs plus élevés que dans l’hôtellerie, équivalant à un surplus de 20 € par nuitée, soit des prix moyens qui avoisinent les 110 € / nuitée. Pourtant, 55 % de l’offre hôtelière de la ville présente des tarifs en dessous des 90 € / nuitée. On estime ainsi que la plateforme propose, grâce à une certaine flexibilité et une plus grande attractivité, une offre alternative concurrentielle à l’hôtellerie, parfois plus chère qui a conquis les voyageurs.

19Marseille et Lisbonne illustrent quant à elles des tendances tarifaires assez similaires, avec des nuitées aux alentours des 90 € et un prix resté relativement stable sur la période étudiée. L’offre hôtelière marseillaise propose ainsi des prix moyens inférieurs à 90 € / nuitée dans 37 % de ses établissements et celle de Lisbonne dans 55 % de ses établissements. Ces tarifs favorisent le choix d’un hébergement Airbnb, en particulier pour les familles, groupes et/ou personnes ayant peu de moyens financiers.

20En ce qui concerne les caractéristiques des logements Airbnb étudiés, nous constatons une pérennité des logements actifs sur la plateforme : environ 60 % des logements ont une ancienneté d’au moins deux ans dans nos trois villes d’étude, ce qui semble confirmer que la plateforme est devenue un acteur important du marché du logement touristique et qu’elle s’ancre fortement dans les territoires. Autre marqueur intéressant, la typologie des logements actifs marque une diversification importante des types de logements disponibles à Barcelone avec une forte proportion de chambres privées ou partagées et de chambres d’hôtel, à l’inverse des marchés lisboète et marseillais. Les règlementations locales ont dans ce cas modifié l’offre sur la plateforme.

Figure 3 – Évolution et caractéristiques des propriétaires-hôtes à Barcelone, Lisbonne et Marseille

Figure 3 – Évolution et caractéristiques des propriétaires-hôtes à Barcelone, Lisbonne et Marseille

Sources : Airdna
Réalisation : Dourthe Gwénaëlle

21Nous constatons également une forte proportion des studios et des T1, représentant plus de la moitié de l’offre (logements qui sont par ailleurs de plus en plus rares sur les marchés de la location longue durée). Le succès de la plateforme a incité à la division immobilière, et dans certains cas à l’investissement spéculatif. Ainsi, à Lisbonne et Barcelone, près d’un tiers des hôtes possèdent deux annonces ou plus, ce qui suggère une présence plus importante de propriétaires-hôtes possédant plusieurs logements et indiquant probablement une logique d’hôte-investisseur. À Marseille, au contraire, plus de 85 % des propriétaires-hôtes possèdent seulement une annonce. Les marchés barcelonais et lisboète sont plus enclins à des stratégies d’investissement immobilier ou à des opportunités économiques spécifiques. La mise en place en 2012 des « golden visas », autrement appelés programmes de résidence pour investisseurs, a contribué à l’augmentation des achats immobiliers dans la capitale portugaise.

22Compte tenu des évolutions que nous venons d’identifier, Airbnb accompagne le développement de la pression foncière observée dans les trois villes et l’augmentation des prix au mètre carré et les loyers. Entre 2015 et 2021, Marseille et Barcelone enregistrent des tendances similaires avec une augmentation progressive des prix de vente et des loyers. Ceux-ci restent en moyenne autour de 10 à 15 € le mètre carré pour les locations et oscillent entre 2500 et 3500 € au mètre carré pour les ventes. A contrario, Lisbonne se démarque avec une explosion des prix moyens de l’immobilier, passant de 3000 € à plus de 6000 € / m2 entre 2015 et 2021 pour les ventes et des loyers qui avaient doublé jusqu’en 2019 (de 10 à 20 € / m2). Même si nous ne pouvons corréler directement l’augmentation du nombre de logements Airbnb et l’augmentation des prix, les deux phénomènes s’accordent dans le temps et nous pouvons poser quelques hypothèses pour expliquer le succès du développement d’Airbnb. À Marseille par exemple, pour pouvoir surmonter leurs difficultés financières, nombreux sont les habitants qui mettent leur logement sur la plateforme Airbnb, soit en louant une des chambres non occupées, soit en le mettant en entier pour quelques week-ends ou pendant leurs vacances. Ce phénomène augmente indirectement le nombre de logements de courte durée sur la plateforme ou les sous-locations illégales. À cela s’ajoute la transformation des appartements T2 ou T3 en plusieurs T1/studios permettant une rente plus importante pour les propriétaires, au prix du déplacement des familles qui ne peuvent plus y résider.

Figure 4 – Évolution des prix immobiliers à Barcelone, Lisbonne et Marseille

Figure 4 – Évolution des prix immobiliers à Barcelone, Lisbonne et Marseille

Sources : Ajuntament de Barcelona, Insituto Nacional de Estatistica Portugal, INSEE
Réalisation : Gwénaëlle Dourthe

23En lien avec cette pression foncière et cette hausse des prix de l’immobilier, nous observons une concentration des logements Airbnb dans les zones centrales, littorales et touristiques de Lisbonne, Marseille et Barcelone. Dans certaines zones, cette tension peut atteindre plus de 10 % du parc de logements puis elle diminue en suivant la logique d’un gradient vers les zones périphériques. À Barcelone, les quartiers qui concentrent le plus grand nombre de meublés touristiques sont ceux où les loyers sont les plus élevés et où les densités de population sont les plus fortes. À Lisbonne, le centre historique et le littoral ouest sont les plus prisés. Le centre-ville historique enregistre un prix au mètre carré des plus élevés. À Marseille, les arrondissements qui présentent les pourcentages de logements Airbnb les plus élevés sont ceux du centre et centre élargi (1er, 2ème, 6ème et 7ème). Les autres arrondissements présentent des taux à moins de 6 %.

24On le voit, en seulement quelques années, le développement et l’empreinte d’Airbnb sur les villes de Marseille, Barcelone et Lisbonne sont considérables. Dans ce contexte, plusieurs critiques vont souligner la transformation sociologique de quartiers entiers causée par la firme californienne. Certains habitants dénoncent ainsi un changement d’atmosphère avec notamment la perte des commerces de proximité : « Tabac, presse, traiteur, boucherie, banque : il n’y a plus de commerces de proximité. On n’a plus que des magasins de souvenirs », déplore une habitante du quartier du Panier, à Marseille depuis dix ans1. Cependant, elle-même loue parfois son appartement sur la plateforme. Un membre de l’association le Panier en Colère dénonce les pouvoirs locaux : « Les gens pensent que le quartier se gentrifie mais il suffit de pousser la porte d’entrée pour voir que les immeubles sont soit en Airbnb, soit dans un état catastrophique »2. Elle met le doigt sur un paradoxe de la cité phocéenne, à la fois lieu d’une ubérisation des logements mais aussi lieu de nombreux logements insalubres. La situation est similaire dans le quartier de la Plaine, où les habitants se mobilisent fortement contre une « boboïsation » du quartier qui survient après les travaux imposés par la mairie mais refusés par une grande partie des résidents. « Entre l’été 2021 et l’été 2022, on est passé de 180 à 225 annonces Airbnb à la Plaine, dont plus de la moitié sont postées par des multipropriétaires qui n’habitent pas les lieux », précise un résident du quartier3. Un collectif d’habitants a d’ailleurs pris l’initiative de monter un observatoire de la gentrification avec l’aide de la DAR (un centre social autogéré). Nous retrouvons les mêmes types de critiques dans les villes de Barcelone4 et de Lisbonne, en particulier en ce qui concerne la hausse des prix et le manque de logements. À Lisbonne, on parle de crise immobilière en lien avec l’airbnbisation5. Dans la cité catalane, certains habitants se plaignent a contrario de mesures trop strictes et de stigmatisation de leurs activités, illustrant la complexité de l’encadrement du phénomène d’ubérisation6.

3. Altermétropolisation, résistances et contrepropositions citoyennes et institutionnelles

25Nous avons rappelé précédemment que l’altermétropolisation était le processus d’urbanisation lié à la production d’innovations sociales et de ses dynamiques territoriales au travers de pratiques sociales, économiques et culturelles, urbaines, environnementales, alternatives aux processus de métropolisation et de marchandisation de la ville [Grondeau 2022]. Dans les villes de Marseille, Lisbonne et Barcelone, nous constatons deux types d’initiatives altermétropolitaines proposées en réaction à l’ubérisation de la fonction logement touristique. Les premières émanent de la société civile et les secondes procèdent des initiatives institutionnelles des municipalités locales confrontées aux impacts négatifs du développement d’Airbnb.

26En matière d’initiatives citoyennes altermétropolitaines, à Marseille, Lisbonne comme à Barcelone celles-ci ont toujours devancé dans le temps les initiatives politiques, semblant confirmer l’idée qu’il peut exister, dans chaque métropole, une avant-garde issue de la société civile qui joue les « lanceurs d’alerte » concernant un certain nombre de dérives du capitalisme urbain, en particulier du capitalisme de plateforme.

27Nous notons également que les trois villes étudiées présentent des actions et réactions citoyennes souvent similaires, pour ne pas dire semblables, que l’on peut identifier à partir de la typologie proposée dans « Altermétropolisation, une autre vi(ll)e est possible » [Grondeau 2022], en distinguant notamment les actions radicales des contre-propositions dîtes de compromis.

28Dans les trois métropoles, nous avons identifié des manifestations et des pétitions qui représentent la voix des habitants témoignant de leur mobilisation et de leur envie de protéger leur cadre de vie face à l’ubérisation des fonctions urbaines qu’ils affirment subir. Ces mouvements sont notamment organisés par des collectifs engagés, souvent composés de locataires, de propriétaires, d’activistes et de citoyens concernés par la question du logement. Ils se retrouvent lors de réunions ou d’assemblées générales et offrent une aide administrative aux personnes confrontées au « mal-logement » provoqué par l’émergence des plateformes de courte durée ou non.

29À Barcelone, nous pouvons citer « Plataforma de Afectados por la Hipoteca » (PAH), « Sindicat habitatge raval », « el Raval no se Vende », « Barceloneta Diu Prou » et « Habitatge i ciutat » ; à Lisbonne on trouve « Stop despejos », « Alfama vive », « Movimento referendo pela habitacao » ; à Marseille, nous avons identifié, entre autres, « Nos vies, nos voies », « Un centre-ville pour tous » et la « DAR ». Ces collectifs partagent une préoccupation commune, la lutte contre les conséquences sociales de l’ubérisation du logement : augmentation des loyers, expulsions de locataires, gentrification de certains quartiers. Ils sont souvent associés à des courants politiques dits « progressistes » et de gauche. Cependant, certains groupes peuvent adopter des approches non partisanes et rassemblent des personnes aux horizons politiques divers.

30La principale différence entre ces collectifs réside dans leur échelle d’action, certains se focalisant sur des quartiers en particulier tandis que d’autres agissent sur une échelle plus large, celle de la ville. Ces collectifs bénévoles souhaitent participer à l’élaboration des politiques publiques pour qu’elles deviennent plus justes et plus équitables en matière de logement. Par exemple, la « PAH » et « Habitatge i Ciutat » à Barcelone ont pu travailler activement, notamment via des réunions avec des représentants de la municipalité, afin de proposer des solutions législatives et de plaider pour des mesures règlementaires plus strictes. À Lisbonne, « Lisboa comum » s’est impliqué dans des campagnes pour des logements plus abordables et contre la gentrification ; ce collectif cherche à influencer les décisions politiques locales. De même, le « Printemps Marseillais », regroupant plusieurs partis politiques de gauche et des groupes de défense du logement, remporte les élections municipales en juin 2020 et entame une politique plus favorable au logement abordable et à la protection des quartiers traditionnels. Dans une autre perspective, il existe un collectif lisboète « Alojamento Local », défendant les propriétaires-hôtes Airbnb qui suivent les règles mises en place par la municipalité. Il s’agit là d’un collectif composé de propriétaires et d’opérateurs de locations touristiques à court terme, principalement via la plateforme Airbnb. Il vise à défendre leurs intérêts sur le marché et à faire valoir leurs revendications auprès des autorités locales. Parmi leurs revendications, on retrouve : la défense du droit de louer à des fins touristiques, l’opposition aux quotas ou limitations sur le nombre de jours de réservation, la réduction des taxes et des impôts liés à cette activité. Pour se faire, le collectif mène des actions de plaidoyer en faveur d’une régulation plus souple de cette activité. Récemment, le collectif s’est mobilisé lors de plusieurs manifestations pacifistes face à la décision du gouvernement de suspendre la délivrance des licences alojamento local.

31Autre type d’altermétropolisation citoyenne de compromis, la création de la plateforme alternative Fairbnb a été un projet marquant de ces dernières années. Elle est créée en 2016 en Italie par un groupe d’activistes et de chercheurs. Ces fondateurs avaient pour ambition la mise en place d’une plateforme plus éthique et responsable.

32Contrairement aux plateformes traditionnelles, Fairbnb se positionne comme une coopérative à but non lucratif et choisit de verser la moitié des frais de gestion de 15 % récoltés sur la plateforme à des projets locaux gérés par les résidents. Elle s’insère donc dans ce qu’on appelle l’économie circulaire, avec ses trois volets environnement, économique et social. En outre, Fairbnb attribue un « fair score » aux logements évaluant leur contribution à la communauté et leur durabilité sociale, culturelle et environnementale. À Barcelone, Fairbnb collabore avec Arrels Fundacio dont l’objectif est l’aide aux sans-abris et au Portugal, elle soutient Re-Food qui a pour objectif d’éliminer le gaspillage alimentaire.

Figure 5 – Les logements Fairbnb disponibles dans nos trois villes : Lisbonne, Barcelone et Marseille

Figure 5 – Les logements Fairbnb disponibles dans nos trois villes : Lisbonne, Barcelone et Marseille

Sources : Fairbnb.coop
Réalisation : Gwénaëlle Dourthe

33Depuis sa création, Fairbnb s’est progressivement étendue dans plusieurs villes européennes : Bruxelles, Londres, Séville, Ljubljana, Palerme… et la plateforme coopérative est présente dans les villes de Marseille, Barcelone et Lisbonne. Cependant, l’adoption de Fairbnb par les touristes y reste encore limitée. Les logements disponibles en 2023 sont au nombre de 11 à Lisbonne, de 1 à Barcelone et de 15 à Marseille, ce qui reste très peu comparé aux dizaines de milliers de logements actifs. Le manque de visibilité et la concurrence accrue sont des variables limitantes. Malgré cela, Fairbnb continue d’exister, de s’étendre et de poursuivre ses engagements, plus responsables, éthiques et durables dans différentes villes du monde.

34Dans la catégorie des actions altermétropolitaines plus radicales communes aux trois villes, nous avons identifié la production d’un « street art » vandale, contestataire, hostile à Airbnb. Nous avons ainsi dans nos différentes missions pu observer et recenser la présence de nombreux tags hostiles au tourisme de masse et à la plateforme Airbnb. Certains sont récurrents comme les slogans « Tourists go home » à Barcelone, « Marseille en colère » ou « Fuck mass tourism » à Lisbonne, d’autres ciblent plus spécifiquement la plateforme Airbnb. Ils peuvent prendre la forme de graffitis mais aussi de logos ou de pochoirs témoignant du malaise grandissant des populations locales face aux effets négatifs de l’explosion des locations touristiques et les nuisances induites. Ces graffitis s’observent principalement dans les quartiers centraux et touristiques de la ville, le quartier Gotic à Barcelone, le quartier du Panier à Marseille ou encore Alfama à Lisbonne ; mais on peut les retrouver également à proximité des locaux des associations de lutte pour le logement. Certaines actions sont filmées et publiées sur les réseaux sociaux, à l’instar du groupuscule Endavant à Barcelone, qui revendique des « Tourists go home » ou encore « Défendons les quartiers contre cette plaie » sur les murs de la ville. De même, le collectif espagnol Arran, au slogan « ni França, ni Espanya, Paisos Catalans », a fait la Une des journaux après avoir arrêté un bus touristique, lui avoir crevé les pneus et peint sur le pare-brise : « le tourisme tue les quartiers ».

35En parallèle, les villes de Marseille, Lisbonne et Barcelone ont été le théâtre d’événements impliquant des collectifs manifestant leur désaccord envers le modèle des plateformes de location touristique. Après l’étape des manifestations, pétitions, tags, sabotages des serrures, cris sur les touristes, certains collectifs sont allés crescendo et ont opté pour des méthodes de protestations radicales en occupant et en dégradant les logements touristiques. Cela s’est produit à Marseille, plusieurs fois, notamment dans le quartier touristique du Panier. Divers appartements ont été vandalisés avec les tags suivants : « Airbnb fait exploser les loyers, dégagez ! », « Un Airbnb = un quartier qui meurt » ou encore « Les logements c’est pour vivre, pas pour se faire de l’argent ». En Espagne, le collectif anticapitaliste et anti-touriste Arran a mené plusieurs actions coup de poing semblables. Ces actions dîtes de « squat touristique » mettent en exergue les tensions entre des intérêts divergents de la part des différentes populations utilisant le territoire : touristes, résidents locaux, hôtes. Elles suscitent des débats sur les méthodes de lutte contre l’ubérisation du logement.

Figure 6 – Tags hostiles dans les trois villes : Barcelone, Lisbonne et Marseille

Figure 6 – Tags hostiles dans les trois villes : Barcelone, Lisbonne et Marseille

En haut à gauche : Barcelone, « Tourist Go Home »
En bas à gauche : Marseille. A droite : Lisbonne

Clichés : Alexandre Grondeau, Gwénaëlle Dourthe

36Dans les trois villes que nous étudions, la diversité de ces actions citoyennes a souvent devancé les engagement pris par les institutions politiques locales, même si à Barcelone, elles ont également pu être constitutives d’une opposition politique qui s’est trouvée élue et en responsabilité de diminuer les impacts locaux négatifs du capitalisme de plateforme.

37Ainsi, à Marseille, Lisbonne et Barcelone, les autorités ont pris progressivement des dispositions visant à limiter les effets négatifs de la plateforme Airbnb. Ces mesures incluent la mise en place d’une taxe de séjour spéciale pour les locations touristiques des plateformes, permettant aux collectivités de percevoir cette taxe sur chaque nuitée afin de financer les services publics locaux. La Catalogne, en Espagne, en a été précurseur en 2015, le Portugal l’a mise en place en 2016, et cette taxe est apparue en 2018 en France. Ces taxes ont des montants différents. La municipalité lisboète impose une taxe de 2 € par nuitée par personne sur un maximum de sept jours pour toutes les personnes de plus de 13 ans. La municipalité barcelonaise récupère une taxe de 2,25 € par nuitée avec une taxe additionnelle de 2,75 € par nuitée par personne, pour toute personne de plus de 17 ans. Elle a également annoncé une hausse de cette taxe additionnelle qui s’élèvera à 3,25 € en 2024. Concernant la cité phocéenne, la taxe s’élève entre 0,20 € et 3,10 € par nuitée en fonction du type d’hébergement touristique avec une taxe additionnelle départementale de 10 % pour toutes les personnes majeures. Cet argent reversé permet aux villes d’asseoir une équité fiscale pour tous les hébergements touristiques, de collecter des fonds supplémentaires pour financer les dépenses locales liées au tourisme et enfin de réguler le marché en contrôlant l’expansion des locations de courte durée.

38En outre, les propriétaires-hôtes sont dans l’obligation de s’identifier auprès de leur municipalité pour obtenir un numéro d’enregistrement, qu’ils reportent sur la plateforme. De fait, ils obtiennent une licence touristique locale permettant le suivi des taxes dues. La capitale catalane a été avant-gardiste en l’intronisant dès 2012. S’ajoute à cela une limitation de la durée de location, 31 jours/an pour Barcelone, 90 jours/an pour Lisbonne et 120 jours/an pour Marseille. Cette mesure vise à dissuader la spéculation immobilière et à éviter que les locations Airbnb ne réduisent le nombre de logements à long terme disponibles et donc l’accès au logement pour les résidents locaux. Elle cible également la diminution des nuisances, bruits et perturbations, et du nombre de visiteurs afin de préserver l’identité sociale des quartiers. En 2021, Barcelone a durci encore les conditions de location avec la possibilité de louer une ou plusieurs de ses chambres à condition que le logement soit la résidence principale et que la durée de séjour soit supérieure à un mois. La ville affiche clairement sa position de régulation des marchés de la location de courte durée.

39Toujours dans la même perspective, un zonage a été instauré dans les villes de Lisbonne et de Barcelone permettant la délivrance des licences sous conditions, sous quotas ou leur interdiction.

40En mars 2017, Barcelone approuve un programme urbanistique spécifique aux logements touristiques, le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamientos Turísticos de Barcelona »), qui partage la ville en quatre zones. Chaque zone appartient à une classification introduisant des règles spécifiques plus ou moins limitantes. Dans une optique identique, en 2019, Lisbonne suit la même dynamique et les mêmes principes avec un zonage segmenté en trois zones distinctes. On assiste ici à des politiques fondées sur la « traque » de la plateformisation des logements : Barcelona en Comu a consacré des millions d’euros afin d’inspecter des annonces Airbnb et de faire respecter les règles avec des amendes minimes de 6000 euros ; le Portugal a annoncé la fin des « golden visas » et des licences de location touristique. Celles déjà en place seront réexaminées tous les cinq ans avec un contrôle sur les prix des locations. Afin de combler l’offre de longue durée, ces mesures incitent les propriétaires-hôtes Airbnb à convertir leur bien grâce à un allègement fiscal ou des loyers assurés, en suivant le programme lisboète Safe Rent.

41On peut donc mettre en exergue que parmi nos villes étudiées, Barcelone a été pionnière dans la mise en place de mesures de régulation contre l’ubérisation du logement, notamment à l’initiative de différents collectifs citoyens et grâce à la constitution d’une offre politique affichant clairement sa volonté de lutter contre Airbnb. Alors que le phénomène de la location touristique à court terme prenait de l’ampleur, dès 2012, la municipalité a introduit des mesures de contrôle. De son côté, Lisbonne a suivi le mouvement en s’inspirant du cas barcelonais : enregistrement, licence, zonage. Marseille, quant à elle, a commencé à aborder activement cette question de l’ubérisation, en prenant des positions strictes.

42Dans le cas barcelonais, la lutte contre l’ubérisation a joué un rôle essentiel dans la création et le succès du mouvement Barcelona en Comu. Ce mouvement, fondé en 2014 par David Fernandez, a rapidement gagné en popularité grâce à une opposition ferme à l’ubérisation des fonctions urbaines, et un appel à une économie collaborative éthique et régulée. En 2015, lors des élections municipales, Barcelona en Comu a remporté une nette victoire avec à sa tête Ada Colau, figure de la lutte contre l’expulsion des locataires et des conséquences sociales et spatiales induites. Au pouvoir, le mouvement a œuvré pour la régulation des plateformes avec plusieurs législations limitant le développement d’Airbnb et luttant notamment contre la spéculation immobilière. Fort de ces actions et de ses résultats, le mouvement Barcelona en Comu a été reconduit en 2019 à la tête de la capitale catalane.

43À Lisbonne, la municipalité a opté pour un encadrement des logements Airbnb par zonage et la délivrance de licences, mais sans chasse aux logements illégaux. Elle a contacté et encouragé les propriétaires-hôtes à remettre leurs biens sur le marché de la location longue durée afin de déclencher une baisse des prix des loyers. Néanmoins, on assiste à un virage important depuis les élections municipales de 2023, puisque le nouveau maire de Lisbonne, Carlos Moedas, déclare ne pas y constater de « surtourisme » et identifie même pour sa ville encore une marge de croissance en la matière. Ce revirement semble présager de futures dynamiques positives pour les plateformes numériques de location de courte durée.

44À Marseille, les initiatives citoyennes sont plus discrètes en nombre et en visibilité. Ainsi, le mouvement du Printemps Marseillais créé en 2019 en vue des élections municipales est sur un positionnement différent n’intégrant pas directement, au moment des élections, la question de l’ubérisation des logements comme une de ses priorités. En effet, dans le programme de ce mouvement, seul est mentionné un suivi du nombre de locations Airbnb en vue de règlementations à venir. Les problématiques locales sont distinctes, le mouvement étant davantage axé sur la lutte contre la corruption et la mise en place de services publics efficaces.

Conclusion

45En travaillant sur l’implantation et le développement d’Airbnb à Marseille, Lisbonne et Barcelone, nous avons identifié une ubérisation forte et continue des trois métropoles européennes, une explosion des réservations et du nombre de logements disponibles sur la plateforme, des rentes non négligeables, des pratiques ancrées de la part des propriétaires-hôtes. Nous avons également constaté que la plateforme Airbnb offre une possibilité pour certaines personnes de pouvoir obtenir un revenu complémentaire leur permettant de résider dans certains quartiers de la ville devenus trop chers, elle peut aussi être une alternative pour les loueurs ayant eu de mauvaises expériences avec des loueurs non payeurs car elle offre une certaine garantie avec un paiement en avance, finalement les logements sur la plateforme sont en moyenne disponible deux mois dans l’année.

46Concomitamment à ces réussites, un certain nombre de difficultés émergent : certaines zones centrales et touristiques subissent une hausse des prix, une diminution des logements en location longue durée, accentuée par une relative spéculation immobilière. Très directement, le succès de la plateforme Airbnb et son empreinte territoriale progressive sur les villes de Lisbonne, Barcelone et Marseille illustrent et questionnent la capacité des pouvoirs publics à arbitrer et/ou encadrer les impacts des mutations sociales et spatiales du capitalisme, en particulier urbain. L’observation de l’airbnbisation des trois villes européennes confirme ainsi que, dans une économie globalisée et digitalisée, la maitrise des technologies et leur développement laisse toujours un coup d’avance aux entreprises vis-à-vis des pouvoirs publics.

47En réaction aux impacts négatifs du capitalisme de plateforme lié à Airbnb, des collectifs citoyens, dans un premier temps, relayés et/ou épaulés par les municipalités, dans un second temps, vont essayer d’encadrer, pour ne pas dire réguler, ces impacts grâce à un certain nombre de mesures et d’actions plus ou moins radicales. Barcelone est la métropole emblématique de ces résistances car elle concentre à la fois une forte mobilisation des populations locales ainsi qu’une municipalité décidée à lutter contre l’ubérisation de l’hébergement touristique. Les habitants et les autorités lisboètes lui ont embrayé le pas ces dernières années, suivis par Marseille où les mobilisations citoyennes et les initiatives politiques commencent à s’organiser et à s’affirmer. Au final, si l’on identifie de nombreux points communs aux impacts négatifs du capitalisme de plateforme sur les métropoles occidentales, on constate des temporalités différentes dans les réactions citoyennes et politiques de ces villes, découlant souvent de contextes ou de prises de conscience locales et nationales différentes.

48Dans cette optique, il pourrait être à l’avenir intéressant d’interroger ces dynamiques d’ubérisation à travers la notion d’intermédiation et la capacité ou non des pouvoirs publics à la ré-intermédiation territoriale face aux dynamiques locales/globales et aux impacts négatifs du capitalisme de plateforme [Nadou & Pecqueur 2018, Nadou & Talandier 2020].

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Notes

1 Marsactu, Petit train et taudis : les deux visages du Panier, Marius Rivière, août 2019, https://marsactu.fr/petit-train-et-taudis-les-deux-visages-du-panier/

2 Id.

3 Reporterre, À Marseille, « Airbnb tue nos quartiers », Marius Rivière et Théo Giacometti, novembre 2022, https://reporterre.net/A-Marseille-Airbnb-tue-nos-quartiers

4 Xataka, septembre 2019, https://www.xataka.com/magnet/efecto-airbnb-barcelona-sube-7-precio-alquiler-barrios-afectado

5 Vega, Crise imobiliária: Portugal proíbe visto para ricaços e licenças de Airbnb, Da Redação, février 2023, https://veja.abril.com.br/mundo/crise-imobiliaria-portugal-proibe-visto-para-ricacos-e-licencas-de-airbnb

6 cf Eldiario, juin 2017, https://www.eldiario.es/catalunya/barcelona/airbnb-contraataca-colau-testimonio-habitaciones_1_3307915.html-

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – Répartition des logements actifs Airbnb à Barcelone, Lisbonne et Marseille
Crédits Réalisation Gwénaëlle Dourthe
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Fichier image/jpeg, 156k
Titre Figure 2 – Évolution du nombre de logements actifs Airbnb dans les villes de Barcelone, Lisbonne et Marseille
Crédits Sources : Airdna. Réalisation : Dourthe Gwénaëlle
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/12133/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 180k
Titre Figure 3 – Évolution et caractéristiques des propriétaires-hôtes à Barcelone, Lisbonne et Marseille
Crédits Sources : Airdna Réalisation : Dourthe Gwénaëlle
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/12133/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 132k
Titre Figure 4 – Évolution des prix immobiliers à Barcelone, Lisbonne et Marseille
Crédits Sources : Ajuntament de Barcelona, Insituto Nacional de Estatistica Portugal, INSEE Réalisation : Gwénaëlle Dourthe
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/12133/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 148k
Titre Figure 5 – Les logements Fairbnb disponibles dans nos trois villes : Lisbonne, Barcelone et Marseille
Crédits Sources : Fairbnb.coop Réalisation : Gwénaëlle Dourthe
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/12133/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 264k
Titre Figure 6 – Tags hostiles dans les trois villes : Barcelone, Lisbonne et Marseille
Légende En haut à gauche : Barcelone, « Tourist Go Home » En bas à gauche : Marseille. A droite : Lisbonne
Crédits Clichés : Alexandre Grondeau, Gwénaëlle Dourthe
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Fichier image/jpeg, 300k
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Pour citer cet article

Référence papier

Alexandre Grondeau et Gwénaëlle Dourthe, « Ubérisation et altermétropolisation : trajectoires comparées d’Airbnb à Marseille, Lisbonne et Barcelone »Bulletin de l’association de géographes français, 101-1 | -1, 9-29.

Référence électronique

Alexandre Grondeau et Gwénaëlle Dourthe, « Ubérisation et altermétropolisation : trajectoires comparées d’Airbnb à Marseille, Lisbonne et Barcelone »Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 101-1 | 2024, mis en ligne le 25 septembre 2024, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/12133 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ddk

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Auteurs

Alexandre Grondeau

Professeur des Universités, Directeur adjoint du laboratoire TELEMMe, Aix-Marseille Université-CNRS – Courriel : alexandre.grondeau[at]univ-amu.fr

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Gwénaëlle Dourthe

Doctorante au laboratoire TELEMMe, Aix-Marseille Université-CNRS – Courriel : gwenaelle.dourthe[at]univ-amu.fr

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