- 1 Les deux façades littorales nord-américaines (Los Angeles, New York, Toronto) ; l’Europe de l’Ouest (...)
1La période récente (2020-2023) a tout à la fois mis en lumière les fragilités, les limites et la capacité de résilience des systèmes de transports internationaux. La crise de la Covid-19, la guerre en Ukraine et la crise énergétique subséquente ont désorganisé, à des niveaux différents selon les régions du monde, les flux de marchandises, et ont créé des tensions majeures sur les différents maillons des chaînes logistiques globales. L’organisation même du commerce international et des transports et de la logistique à l’échelle mondiale alimente les fragilités du système. Le transport maritime en particulier qui couvre 90 % du commerce mondial en tonnage – s’organise autour de portes majeures, ou gateways, qui sont des nœuds d’interconnexion des transports non terrestres (maritime et aérien) et terrestres (fluvial, ferroviaire, routier) et des lieux majeurs de rupture de charge, et se situant dans les principaux pôles de l’économie mondiale [Dablanc & Frémont 2015, Libourel, Schorung & Zembri 2022]1. Le commerce maritime international s’organise également autour de quelques grandes routes maritimes transocéaniques et d’un faible nombre de points de passage, renforçant les fragilités du système mondial face aux crises géopolitiques ou aux catastrophes naturelles. Pour le fret aérien international, même si sa part est faible en volume par rapport à celle du fret maritime, l’organisation à l’échelle mondiale est également très déséquilibrée au profit de quelques hubs mondiaux essentiellement dans les principaux pôles de l’économie mondiale, en Europe de l’Ouest (Paris Roissy Charles-de-Gaulle, Londres Heathrow), en Amérique du Nord (Memphis dans le Tennessee, Anchorage en Alaska, Louisville dans le Kentucky) et en Asie-Pacifique [Boquet 2009a].
2Les États-Unis, première puissance économique et deuxième puissance commerciale mondiale, disposent d’atouts considérables dans la mondialisation, parmi lesquels la force de leur système de transport et son positionnement stratégique dans les chaînes d’approvisionnement et de distribution globales. Le territoire américain est ainsi ancré (et fortement dépendant) dans la mondialisation par ses grandes infrastructures portuaires et logistiques alignées le long du littoral et qui constituent des façades maritimes dynamiques (façade du Pacifique, façade du Nord-Est complétée par des rangées portuaires au sud-est, façade du golfe du Mexique et façade des Grands Lacs) [Libourel et Schorung, 2022]. Les États-Unis ont développé par ailleurs des plateformes aéroportuaires de grande qualité, tant pour le transport de voyageurs que pour le transport de marchandises. Base américaine de l’entreprise FedEx, l’aéroport de Memphis (Tennessee) est le 1er aéroport pour le transport cargo de l’ensemble de l’hémisphère ouest et le 2ème mondial après l’aéroport international de Hong Kong ; Memphis est également le 3ème nœud ferroviaire du pays et le 4ème port fluvial américain [Kasarda 2008].
3Autour des nœuds de réseaux ou « têtes de réseaux » d’import, maritimes comme aéroportuaires, d’immenses plateformes logistiques, souvent multimodales, ont été développées pour répondre aux besoins toujours plus grands de l’économie américaine. Le secteur des transports, de la logistique et de l’entreposage employait en 2021 10,2 % de la main d’œuvre nationale, soit 14,9 millions de travailleurs, en croissance de 3,9 % par rapport à 2020. C’est dans le secteur de l’entreposage (transport and warehousing sector) que la croissance est la plus importante : plus de 8 % de croissance de l’emploi entre 2020 et 2021, soit 6,1 millions de travailleurs en 20212. Ces quelques chiffres provenant du Bureau statistique fédéral des transports [Bureau of Transportation Statistics, BTS, 2021] témoignent de l’importance de ce secteur d’activité dans l’économie du pays et du « tournant logistique » alimenté par la croissance des besoins en entreposage et le boom du e-commerce et de la messagerie express.
4Le transport de marchandises et la logistique aux États-Unis ont poursuivi leur croissance pendant la crise sanitaire, comme en témoigne la croissance des emplois entre 2020 et 2021. La deuxième partie de l’année 2021 et l’année 2022 ont davantage été marquées par des difficultés conjoncturelles et structurelles touchant le système logistique américain, résultant à la fois de l’effet de rattrapage économique post-Covid, des incertitudes économiques liées au retour de l’inflation et de la crise énergétique consécutive de la guerre en Ukraine et des problèmes de sous-capacité dans l’économie maritime.
5Les causes des dysfonctionnements sont variées, y compris d’une région à une autre, mais elles peuvent produire des impacts plus ou moins importants. Le système de la logistique et des transports internationaux est tout à la fois en première ligne pour subir les effets de crises diverses (économiques comme géopolitiques) mais peut être également un point d’observation majeur des recompositions en cours. L’analyse du déploiement spatial du plus grand « pure player » du e-commerce étatsunien (Amazon) permet une approche empirique de la structuration et de l’évolution de l’armature logistique et des grands équipements de transport aux États-Unis. Le e-commerce crée parallèlement un nouveau paysage du commerce de détail à travers la digitalisation et de nouvelles pratiques de consommation et de distribution (accès virtuel à une large gamme de produits, instantanéité, omnicanalité) [Ramcharran 2013, Hagberg & al. 2016] et un nouveau paysage du fret (« freight landscape ») à la fois en termes de structuration de la demande, des caractéristiques de localisation des entrepôts et des centres de distribution, des stratégies de transport (modes et équipements nodaux) et de prise en charge du dernier kilomètre dans les espaces urbanisés centraux [Bowen 2012, Rodrigue 2020].
6Jean-Paul Rodrigue a identifié quatre effets majeurs du e-commerce sur la distribution des marchandises : effet sur les structures de distribution (croissance des livraisons B2C), effet sur le marché immobilier (diminution de l’empreinte immobilière et foncière du commerce de détail et augmentation de l’empreinte des entrepôts), effet sur les équipements logistiques (développement de nouveaux types d’entrepôts – E-fulfillment centers, sortation centers, urban logistics centers), effet sur les stratégies d’entreprise (intégration verticale, développement de services 3PL et 4PL ou de services de transport propres par les « pure players » du e-commerce) [Rodrigue 2020].
7Les acteurs du e-commerce cherchent à maximiser l’accès aux marchés urbains et à minimiser les temps de livraison en s’appuyant sur d’importantes économies d’échelle et de densité notamment pour leurs centres de distribution [Houde & al. 2017], en développant leurs propres stratégies de logistique urbaine pour les livraisons du dernier kilomètre [Browne & al. 2019] et promouvant cette intégration verticale dont Amazon constitue une entreprise pionnière [Lieb & Leib 2016]. La plupart des travaux scientifiques sur l’étalement logistique s’intéressent à la dynamique spatiale de la localisation des entrepôts, de manière indifférenciée, sans distinguer les types d’entrepôts (centres de distribution, entrepôts de cross-docking), ni les entreprises (prestataires logistiques, opérateurs de colis et d’express, e-détaillants), ni les zones de chalandise de chaque entrepôt (pour comprendre quel entrepôt dessert quelle zone). Ceci est principalement dû au manque de données fiables et disponibles. Quelques études commencent à aborder cette question [Heitz, Launay et Beziat 2019], notamment sur le système logistique d’Amazon aux États-Unis [Rodrigue 2020, Schorung & Lecourt 2021] ou sur les terminaux d’un transporteur comme DB Schenker [Robichet & Nierat 2021].
8Cette recherche s’appuie sur une approche cartographique pour générer des cartes et des barycentres et sur une approche qualitative pour situer l’évolution du réseau d’entrepôts d’Amazon dans le cadre de sa stratégie commerciale et logistique globale et présenter des informations actuelles sur Amazon tirées de la presse. Comment un acteur majeur (l’entreprise Amazon) du secteur de la logistique ces dernières années a fait face à cette période d’incertitudes et de crises pour répondre à la croissance très élevée de ses activités ? De quelle manière peut-on identifier et analyser les crises et les évolutions heurtées du système de transport américain ? Faut-il y lire une recomposition structurelle dans l’organisation de l’économie américaine et des » têtes de réseaux » dans le fret et la logistique ou des stratégies de résilience ne modifiant pas les grands équilibres préexistants ?
9En tant qu’acteur dominant du secteur du commerce électronique, Amazon incarne l’essentiel des évolutions du commerce électronique et de la logistique urbaine. Aux États-Unis, la suprématie d’Amazon est claire : 38 % du marché du commerce électronique en 2022, contre 6,3 % pour Walmart (2e), 3,9 % pour Apple (3e), 3,5 % pour e-Bay (4e) et 2,1 % pour Target (5e)3. Pour le secteur de la vente de détail, Amazon est le deuxième acteur du marché derrière Walmart. La pandémie de Covid-19 a eu pour effet d’accélérer la croissance déjà spectaculaire d’Amazon, dont les ventes ont augmenté de 44,1 % en 2020 et de 22 % supplémentaires en 2021.
10Cette performance repose sur une intégration verticale particulièrement réussie et une efficacité reconnue dans la gestion de la chaîne d’approvisionnement, notamment sur le dernier kilomètre4. Cette efficacité repose sur un système logistique organisé autour d’un réseau imbriqué d’entrepôts et d’installations logistiques de tailles et de types différents, de services propres de type 3PL et 4PL, et de services de transport propres émergents (fret aérien et routier), ce qui ne va pas sans discuter les impacts urbains et environnementaux d’une telle organisation.
11Au début de l’année 2021, Amazon a acheté onze Boeing 767 convertis en avions-cargos. La flotte d’Amazon Air cargo exploite en octobre 2022 110 avions et va s’enrichir de 10 Airbus A330 supplémentaires d’ici la fin 20235. Depuis plusieurs années, Amazon a fait évoluer sa stratégie vers l’intégration verticale. Réduire sa dépendance à l’égard de prestataires de services tiers (UPS, FedEx) a aussi permis à l’entreprise de réduire ses délais moyens de livraison qui sont passés de 3,4 jours en 2020 à 2,2 jours contre 5,1 jours pour l’ensemble du secteur6 [Schorung et Lecourt 2021].
- 7 L’analyse des entrepôts Amazon aux États-Unis a pu être réalisée grâce à un inventaire des installa (...)
12Pour les États-Unis7, Amazon contrôle 28,1 millions de m² d’entrepôts et 13,4 millions sont programmés (2022-2024). Ces surfaces suivent une typologie propre à l’entreprise autour de neuf catégories de sites :
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les Fulfillment and Distribution Centers qui correspondent aux grands centres de distribution concentrant les commandes en ligne des consommateurs, généralement compris entre 50 000 et 250 000 m² pour les plus grands centres. Plusieurs d’entre eux font l’objet d’une robotisation complète ou partielle, ainsi que d’une extension des superficies (soit par optimisation interne du bâtiment, soit par extension). Les grands centres de distribution peuvent également faire l’objet d’une spécialisation en fonction du type de produits (habillement, bijoux, produits électroniques, produits périssables) ou en fonction du type de manutention et d’emballage (« small sortable » pour les petits produits triables pouvant tenir dans des emballages de moins de 10 kilos, « large sortable » pour les produits triables de plus grande dimension de 10 à 25 kg ; « large non-sortable » pour les produits lourds et/ou volumineux impossibles à envoyer dans des colis standardisés comme des meubles ou des télévisions).
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les Pantry/Fresh Food Fulfillment Centers correspondent au même type d’entrepôt que la catégorie précédente, c’est-à-dire un grand centre de distribution, mais spécialisé dans la gestion des commandes de produits alimentaires périssables et/ou frais ainsi que des produits d’entretien et les produits de grande
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les Whole Foods Retail Grocery Delivery Centers correspondent à une catégorie très spécifique avec un nombre restreint d’installations, les magasins de la chaîne Whole Foods rachetée par Amazon en juin 2017 pour 13,7 milliards de dollars. Ces supermarchés font également office de centres de distribution et de livraison pour la chaîne et pour les commandes en ligne.
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les Prime Now Hubs correspondent aux hubs de livraison de proximité dédiés aux livraisons express et au service premium Prime Now d’Amazon. Ces hubs urbains répondent aux demandes de livraisons très rapides, inférieures à 48h, et aux demandes de livraisons instantanées. Ces entrepôts de petite ou de moyenne dimension sont situés dans les zones denses des grandes aires métropolitaines pour être au plus près de la demande et quadriller les aires de chalandise dans les espaces centraux et péricentraux.
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les Inbound Crossdock Centers correspondent aux centres de traitement des conteneurs maritimes chargés de biens importés sur le sol américain généralement localisés à proximité des grands hubs multimodaux (ports, plateformes logistiques, hub ferroviaire) et servent de « points d’entrée » du e-commerce sur le sol étatsunien [Rodrigue 2020].
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les Regional Sortation Centers correspondent aux maillons régionaux intermédiaires faisait la liaison entre plusieurs grands centres de distribution. Ils servent à trier les colis pour une région donnée provenant de plusieurs centres de distribution Amazon. Les colis sont triés par code postal et ensuite redistribués vers les maillons locaux de la chaîne logistique, soit auprès de transporteurs tiers (UPS par exemple), soit auprès des petits centres de distribution du dernier kilomètre.
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les Delivery Stations (Packages) et Delivery Stations (Heavy/Bulky) sont deux catégories qui représentent les petits centres de livraison du dernier kilomètre servant soit de lieux de distribution pour les livreurs qui viennent chercher les colis, soit de lieux de livraison finale pour les commandes qui ne sont pas destinés à la livraison à domicile. Ces installations de petite dimension correspondent au maillon le plus local du système logistique d’Amazon et sont très nombreuses permettant d’offrir aux transporteurs tiers, aux livreurs Amazon ou aux clients des points de livraison et de collecte dans les territoires urbains et périurbains. Certains de ces points de livraison et de distribution correspondent à des pick-up points en particulier des « Amazon lockers banks ». La base de données mobilisée les distingue en deux sous-catégories : les points de livraison pour les petits colis et ceux pour les objets volumineux ou lourds.
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les Airport Hubs correspondent aux installations à proximité ou à l’intérieur d’un espace aéroportuaire prenant en charge les palettes de marchandises des services aériens cargos depuis ou vers les grands centres de distribution et les grands centres de mutualisation. Ces services sont pensés selon le principe d’organisation du hub-and-spoke [Rodrigue 2020].
13Le type d’entrepôt le plus représenté est le centre de livraison (Delivery Stations Packages & Heavy/Bulky) dont la base de données sur laquelle repose cette recherche en recense 454 à travers le pays et recense par ailleurs 275 projets, témoignant de la croissance exceptionnelle des activités d’Amazon aux États-Unis et en particulier de sa couverture spatiale. Le deuxième type d’entrepôt est le centre de distribution dont la base recense en septembre 2021 264 installations et 106 projets. L’empreinte spatiale d’Amazon est la plus forte avec les centres de distribution : 17,1 millions de m², soit près de 61 % de la superficie totale des entrepôts Amazon aux États-Unis. Les centres de distribution représentent 49,4 % de la superficie totale programmée jusqu’au début 2025.
14L’analyse de la base de données de MWPVL International permet de représenter la stratégie de déploiement dans le temps d’Amazon. Le graphique ci-dessous (Fig.1) retrace l’ouverture des entrepôts Amazon dans le temps, de 1997 jusqu’aux projets prévus à l’horizon 2024. Avec cette représentation, on distingue ces multiples phases d’expansion, en particulier la phase de massification de l’activité et de renforcement de la couverture spatiale des entrepôts entre 2015 et 2020.
Figure 1 – Les ouvertures d’entrepôts Amazon sur le sol américain en fonction de la taille des entrepôts (en sq.ft.) et par année
Source des données : MWPVL©. Graphique : Schorung et Lecourt, 2021
15Néanmoins, l’enseignement le plus intéressant de ce graphique est la diminution dans le temps de la taille des entrepôts ouverts surtout à partir de 2014-2015. La concentration des points à droite montre l’envolée du nombre d’entrepôts à partir de 2013-2014, et montre aussi la multiplication de très grands entrepôts à partir de 2010. Ceci représente une évolution de la stratégie logistique d’Amazon se tournant progressivement vers la couverture spatiale des espaces urbains, nécessitant des petits entrepôts urbains (par exemple pour les services de livraison rapide) et de nombreux petits points de livraison et de distribution des colis. Il est par ailleurs intéressant de relever que concernant les projets inventoriés de 2021 à 2024, très peu de grands centres de distribution sont programmés [Schorung et Lecourt 2021].
16Lorsque qu’on représente les dynamiques d’ouverture des entrepôts en fonction du type d’entrepôt, cela vient confirmer ce processus de spécialisation fonctionnelle et cette stratégie de quadrillage des espaces métropolitains avec des espaces logistiques urbains pour la distribution du dernier kilomètre. Ce graphique permet de dresser plusieurs constats :
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le développement logistique d’Amazon se fait sur un court laps de temps, ce développement a donc été exponentiel et extraordinaire sur une période de 7 à 8 ans seulement (2014-2021).
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la stratégie d’Amazon s’appuie bien sur une diversification et une spécialisation fonctionnelle à la fois dans la taille des entrepôts et dans le type d’entrepôt. À partir de 2013-2014, les entrepôts sont beaucoup plus nombreux, peuvent être de grande taille, de taille intermédiaire ou de petite taille. Bien qu’Amazon se tourne essentiellement vers la création de petits entrepôts et d’espaces logistiques du dernier kilomètre à partir de 2018, on constate tout de même l’ouverture de centres de distribution et de traitement particulièrement grands dont plusieurs dizaines dépassent les 150 000 m².
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les centres de distribution constituent l’armature principale du système logistique d’Amazon mais la couverture spatiale des centres de distribution contient de s’étoffer y compris dans les projets répertoriés de 2022 à 2024. Cette armature est complétée par une armature régionale spécialisée (Sortation Centers, Cross Docks, Air Gateways) et par une armature locale relativement resserrée (Last Mile Delivery, Prime Hub).
17La spécialisation fonctionnelle des entrepôts Amazon apparaît nettement sur le graphique avec de nombreuses ouvertures entre 2015 et 2020 d’entrepôts spécifiques : first-mile sortation centers, last-mile delivery centers, Prime hubs, pantry/fresh centers. Cette spécialisation signale également la stratégie d’intégration verticale d’Amazon pour dépendre moins d’opérateurs tiers, comme le montre l’ouverture très rapide de hubs aériens (Air Gateways).
18La Carte 1 permet de représenter spatialement le système logistique d’Amazon en fonction du type d’entrepôt ou d’équipement logistique : « air gateway », « inbound cross dock », « regional sortation center », « pantry and fresh distribution center », « whole foods retail or distribution center ».
Carte 1 – Les entrepôts Amazon aux États-Unis en 2021 par type d’entrepôt
Source des données : MWPVL©. Carte : Schorung et Lecourt, 2021
19Plusieurs constats peuvent être faits :
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Les portes d’entrée aériennes sont peu nombreuses. Elles ne sont généralement pas situées dans les grands hubs aéroportuaires (sauf la plateforme de fret Alliance Airport à Fort Worth – distincte de DFW International Airport – et Los Angeles), Amazon semblant prendre position soit dans des aéroports de moyenne taille, soit dans des grands aéroports qui ne servent pas de base territoriale à un transporteur ou à un expressiste. Depuis 2021, le hub Amazon le plus important se situe près de Cincinnati dans la ville de Wilmington – qui a une forte tradition d’activité de fret aérien ayant été un hub de DHL auparavant – alors que les grands aéroports déjà très utilisés d’Atlanta (premier aéroport étatsunien pour le trafic voyageurs) ou de Memphis (base territoriale de FedEx) n’accueillent pas de plateformes Amazon. La situation dans la Mégalopolis est éclairante sur ce point : les deux hubs Amazon se situent à l’extérieur des grandes métropoles.
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les IXD (« inbound cross dock ») correspondent aux centres de traitement des conteneurs maritimes chargés de biens importés sur le sol américain généralement localisés à proximité des grands hubs multimodaux (ports, plateformes logistiques, hub ferroviaire), ce qui explique la haute sélectivité territoriale dans l’implantation des IXD qui se situent au niveau de grands équipements multimodaux.
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les Regional Sortation Centers correspondent aux maillons régionaux intermédiaires faisant la liaison entre plusieurs grands centres de distribution. Ils servent à trier les colis pour une région donnée provenant de plusieurs centres de distribution Amazon. Ceux-ci sont particulièrement nombreux et chaque métropole majeure ou intermédiaire est desservie par un ou plusieurs de ces centres de tri et de distribution intermédiaires.
Carte 2 – Le déploiement des centres de distribution Amazon aux États-Unis de 1997 à 2024
Source des données : MWPVL©. Carte : Schorung et Lecourt, 2021
20Enfin, pour compléter ce panorama de l’organisation logistique d’Amazon à l’échelle de l’ensemble du pays, nous avons représenté la distribution spatiale de l’ensemble des centres de distribution, toutes catégories confondues (Carte 2). Pour cela, nous avons choisi quatre pas de temps, dont un en anticipation permettant de prendre en compte l’ensemble des projets inventoriés, pour visualiser le déploiement spatial des entrepôts Amazon. Trois remarques peuvent être faites :
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jusqu’en 2015, l’implantation des grands centres de distribution est très sélective géographiquement, se concentrant dans certaines grandes régions économiques du pays (Californie, région d’Atlanta, région Nord-Est). Il est intéressant de noter que d’autres régions majeures et de métropoles d’importance nationale ne sont pas concernées par l’implantation de centres de distribution avant 2015 ou alors par un centre de distribution de dimension modeste (métropoles texanes, Chicago, St. Louis, Miami, Detroit, Boston). Ceci peut témoigner de la stratégie d’Amazon de s’implanter dans quelques territoires moteurs ayant un marché déjà mûr ou solide pour le e-commerce et de privilégier une implantation à proximité de grands « gateways » comme en témoigne la situation du Vieux-Sud autour d’Atlanta.
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de 2015 à 2020, l’implantation spatiale se déploie très nettement témoignant d’une massification des activités d’Amazon et d’une position dominante dans le secteur du e-commerce. Désormais l’ensemble des principales aires métropolitaines disposent d’un ou plusieurs grands centres de distribution constituant des grappes d’entrepôts dans les régions les plus urbanisées (région Nord-Est, région des Grands Lacs, région du Piedmont Atlantique, triangle texan, Californie). En outre, des régions intérieures et des métropoles intermédiaires jusque-là ignorées voient arriver des centres de distribution (Salt Lake City, Denver, Las Vegas, Phoenix, Kansas City, Oklahoma City, Portland, Minneapolis etc.). Cette évolution globale signale la stratégie d’intégration horizontale de l’entreprise au cours de la décennie 2010 visant à des économies d’échelle et à une réduction des coûts par la multiplication des entrepôts et par le développement d’un maillage fin de grands centres de distribution et d’entrepôts spécialisés.
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les projets répertoriés de 2021 à fin 2024 témoignent d’une triple stratégie de l’entreprise :
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la poursuite de l’intégration horizontale avec une augmentation forte de la couverture du territoire américain en centres de distribution ;
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le resserrement du maillage dans les mégarégions les mieux dotées (Grands Lacs, Nord-Est, Triangle texan, Californie, Floride, Piedmont Atlantique, région Nord-Ouest) ;
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le déploiement d’une stratégie interstitielle visant à combler « les trous » dans les territoires moins densément peuplés avec des projets prévus dans des villes moyennes et dans des États ou des régions qui ne disposent pas d’une grande métropole (Idaho, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Nouveau-Mexique) ainsi que dans des villes plus petites dans des États déjà dotés.
21L’analyse des stratégies d’implantation spatiale des centres de distribution apporte des éléments de compréhension sur le processus de spécialisation fonctionnelle des entrepôts. L’entreprise Amazon a engagé à partir de 2014-2015 une stratégie d’intégration verticale pour contrôler plusieurs composantes de la chaîne d’approvisionnement globale, de l’importation de biens, à l’affrètement de moyens aériens pour de la distribution sur des distances continentales jusqu’au dernier kilomètre. Ce processus de diversification est bien illustrée par la stratégie d’Amazon de spécialiser ses centres de distribution selon leur caractéristique principale : « sortable » (pour les biens triables pouvant faire l’objet d’un envoi dans des colis), « non-sortable » (pour les biens non-triables ne pouvant faire l’objet d’un envoi dans des colis), « specialized or seasonal » (pour les entrepôts prenant en charge un type de biens spécifique ou les entrepôts n’étant utilisés que pour des périodes particulières telles que Noël ou Thanksgiving).
22Le déploiement du système logistique d’Amazon suit-il les grandes lignes de force du territoire étatsunien et du système de transport du pays ? Le système logistique étatsunien est ouvert aux flux de la mondialisation par trois façades maritimes (côte Atlantique, côte Pacifique, golfe du Mexique) et par deux façades terrestres, qui polarisent essentiellement des flux terrestres venant des deux pays partenaires voisins (Mexique, Canada). Le graphique ci-dessous présente l’évolution des flux internationaux de marchandises (exprimés en valeur en milliards de dollars) en fonction de leur interface d’entrée sur le sol étatsunien. Les deux grandes interfaces océaniques en concentrent l’essentiel avec une primauté maintenue de la côte Atlantique sur la côte Pacifique. Les données du BTS ne donnent cette répartition qu’exprimée en valeur, le même graphique exprimé en tonnage afficherait une répartition plus favorable à la côte Pacifique (Fig.2).
Figure 2 – Flux internationaux de marchandises entrants aux États-Unis en valeur (en milliards de $) de 2003 à 2020, en fonction de leur interface d’entrée
Source: Bureau of Transportation Statistics, 2023
23Les données relatives au commerce international des États-Unis (importations et exportations) en fonction des modes de transport témoignent des grands principes de fonctionnement de l’économie mondialisée et maritimisée (Fig.3). En effet, en tonnage (3a), les flux de marchandises entrants et sortants relèvent pour l’essentiel du transport maritime (68,5 % du tonnage total exprimé). Lorsque l’on regarde les flux de marchandises exprimés en valeur (en milliards de dollars) (3b), la répartition est plus éclatée avec 41,1 % des marchandises arrivant par voie maritime, 29,5 % par voie aérienne (environ 0,45 % du tonnage par voie aérienne).
Figure 3a – Le commerce international des États-Unis par mode de transport en 2021. (en tonnes)
Source des données : Bureau of Transportation Statistics, 2023
Figure 3b – Le commerce international des États-Unis par mode de transport en 2021. (valeur en dollars)
Source des données : Bureau of Transportation Statistics, 2023
24Le graphique ci-dessous, qui représente la ventilation de la valeur des flux de marchandises (en millions de dollars) par mode et par grand marché, confirme la prédominance du mode maritime pour le commerce transocéanique (Asie) et du mode aérien en valeur (Europe). Les liaisons continentales avec le Canada et le Mexique confirment la domination très nette du transport routier (Fig.4).
Figure 4 – Valeur des flux de marchandises (en millions de dollars) par mode et par aire continentale en 2021 (importations et exportations)
Source des données : Bureau of Transportation Statistics, 2023
25Le système logistique étatsunien est particulièrement polarisé autour de quelques grands gateways, qui peuvent être des hubs portuaires, aéroportuaires, fluviaux ou terrestres, et le plus souvent des plateformes multimodales de très grande taille. L’essentiel du commerce international étatsunien (importations et exportations) est concentrée et prise en compte par près d’une vingtaine de grandes portes d’entrée et de sortie. La répartition des pôles logistiques majeurs sur les interfaces maritimes et à proximité des grands aéroports témoigne tout à la fois de l’intégration de l’économie étatsunienne dans la mondialisation et de sa dépendance vis-à-vis de l’étranger consécutive à l’extraversion de son économie, à sa désindustrialisation profonde et à son haut niveau de consommation de biens courants produits à l’étranger.
26Le mode maritime quant à lui est le mode privilégié pour le commerce international des marchandises et les ports sont donc des rouages essentiels de l’économie mondialisée et les principales portes américaines depuis et vers l’étranger (pour les biens manufacturés et les matières premières et produits transformés). Plus de 99 % des tonnages importés transitent par les ports. Les ports des voies navigables intérieures sont surtout concernés par le commerce domestique, à l’exception de l’ « inland port » de Chicago qui est le premier hub ferroviaire et le premier port sec du pays.
- 8 Freight Facts and Figures, U.S. Department of Transportation, Bureau of Transportation Statistics, (...)
27En termes de tonnage total de marchandises (commerce international et domestique), on voit se dessiner une façade maritime essentielle et deux gateways* majeurs8 :
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le golfe du Mexique avec le port de Houston (1er port américain en 2020 en tonnage), deux autres ports texans secondaires (Corpus Christi, Beaumont) et trois ports en Louisiane à l’embouchure du Mississippi (South Louisiana – 2ème port américain en 2020 – La Nouvelle-Orléans, Bâton-Rouge). Les ports du golfe du Mexique ressortent nettement car ils sont d’abord orientés vers les vracs (liquides et secs) et essentiellement tournés vers l’exportation ;
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l’ensemble portuaire de New York (3ème port américain) à cheval entre les États de New York et du New Jersey ;
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l’ensemble portuaire de Los Angeles-Long Beach pour la façade Pacifique qui pèse 138,7 millions de tonnes de marchandises cumulées, soit la 3ème place devant le port de New York. Les ports de Long Beach et de Los Angeles relèvent de deux autorités distinctes mais font partie du même ensemble fonctionnel [Rubin 2016, Libourel & Schorung 2022].
28Lorsque l’on regarde la hiérarchie portuaire pour les quinze plus grands ports à conteneurs américains en termes de volume de conteneurs manipulés (exprimé en EVP), la géographie portuaire évolue sensiblement : la façade du golfe du Mexique apparaît en retrait à l’exception de Houston (5ème port à conteneurs) avec une prédominance des deux façades océaniques (façade pacifique avec Los Angeles/Long Beach, Seattle/Tacoma, Oakland ; façade atlantique avec New York, Charleston, Savannah, Port of Virginia) qui servent de portes d’entrée et de sortie pour les marchandises conteneurisées. Les plus grands ports nécessitent des installations qui s’étendent sur plusieurs centaines d’hectares : l’immense port de South Louisiana s’étend sur près de 90 kilomètres le long du Mississippi ; le port de Los Angeles/Long Beach se compose de 8 terminaux à conteneurs contre 5 pour le port de New York-New Jersey. Les équipements sont aussi de très grandes dimensions, par exemple les portiques à conteneurs : le port de Los Angeles en compte 67, celui de New York 59 ou celui de Houston 289.
29Le fret ferroviaire quant à lui est aujourd’hui un élément majeur du système de transport intérieur américain. De 1950 à 1980, la part modale du rail pour le fret chute à 33 %. De 1980 à 2010, elle se redresse et passe à plus de 40 %, part qu’elle a conservée depuis. L’amélioration très sensible de la productivité, des volumes transportés ainsi qu’une augmentation des revenus des grands opérateurs permettent une consolidation financière sans précédent pour les entreprises de fret ferroviaire [Schorung 2019]. Le réseau américain, s’étendant sur plus de 225 000 km, est considéré comme l’un des plus dynamiques du monde pour le transport de marchandises. En 2018, les entreprises ferroviaires de classe I (Union Pacific, BNSF, CSX, Norfolk Southern, Canadian National, Canadian Pacific Kansas City) ont généré près de 75 milliards de dollars de revenus, 4 milliards de dollars pour celles de classes II et III. Au total, près de 600 compagnies se partagent les activités de fret (qui sont surtout contrôlées par quelques majors). 91 % du transport par rail concerne les marchandises en vrac, des pondéreux et certaines matières premières. Les 9 % restants relèvent du trafic de conteneurs et du ferroutage, en 2016, 13,5 millions de conteneurs et de remorques ont transité par le réseau des compagnies de classe I. Le chemin de fer est utilisé pour des moyennes et des longues distances, en particulier pour le transport de marchandises de côte à côte. Les ports, les centres de production manufacturière ainsi que les territoires de production spécialisée constituent les principaux nœuds du réseau ferroviaire de fret. Les investissements des compagnies de chemins de fer encouragent le développement et la modernisation des ponts interocéaniques (landbridge) : voies ferrées lourdes pouvant accueillir les trains à double niveau (technique du « double stack »), travaux dans les tunnels appalachiens, connexions avec les zones portuaires, aménagement des plates-formes multimodales.
30Concernant le mode aéroportuaire, les aéroports les plus actifs reflètent la hiérarchie des métropoles américaines avec des différences liées à l’importance de l’activité de connexion (vols directs, hubs de correspondance) et au rôle de base d’une compagnie aérienne (Delta Airlines à l’aéroport d’Atlanta). Néanmoins, l’armature aéroportuaire pour le transport de voyageurs est sensiblement différente de celle pour le transport de marchandises [Libourel et Schorung, 2022]. Le fret aérien n’est que secondaire pour le fret international : 0,45 % du tonnage total mais 29,5 % de la valeur totale. Les biens transportés par avion sont souvent des produits de haute-technologie ou à très forte valeur ajoutée. Avec un taux de près de 5 % par an, il est en croissance régulière depuis près d’une décennie grâce au renforcement de l’offre des logisticiens et des expressistes (UPS, FedEx, DHL entre autres) alimenté par l’explosion du e-commerce et de la demande en livraisons rapides – les revenus d’UPS uniquement aux États-Unis représentent plus de 60 % des revenus totaux de l’entreprise. Le secteur du fret aérien se concentre autour de quelques plateformes aéroportuaires [Boquet 2009] qui dépassent les 2 millions de tonnes de marchandises en 2022 : Ted Stevens Anchorage International en Alaska (11 Mt), Memphis International (10,6 Mt, hub mondial de Fedex), Louisville Muhammad Ali International (8,2 Mt, « Worldport » d’UPS), Los Angeles International (5,1 Mt), Miami International (4,8 Mt), Cincinnati/Northern Kentucky International (4,1 Mt), Chicago O’Hare International (3,5 Mt), Indianapolis International (3,2 Mt, 2e hub de Fedex aux États-Unis), Ontario International (2,3 Mt, dans l’est de l’agglomération de Los Angeles), JFK International (2 Mt)10.
31L’étude des installations logistiques d’Amazon indique un compromis entre les économies d’échelle, les exigences et les coûts opérationnels, les aires de chalandise, la densité de population et les délais d’exécution [Rodrigue 2020]. Le système logistique d’Amazon suit principalement l’armature urbaine et économique des États-Unis, l’objectif du e-commerce étant d’accéder de la manière la plus efficace et rapide aux marchés de consommation. Ce système spécifique, particulièrement développé à l’échelle du pays, s’appuie sur les grands corridors de transport préexistants et renforce la hiérarchie des pôles logistiques, en particulier portuaires, à l’exception notable du choix de certaines plateformes aéroportuaires plutôt secondaires par Amazon.
32Cette analyse croisée de la géographie du système logistique étatsunien et de la géographie des entrepôts et des installations logistiques d’Amazon permet dès lors de s’intéresser aux effets des crises, pour la période 2020-2022, sur ces systèmes logistiques et sur leur capacité d’adaptation et de résilience. Le parti pris est le même que pour la partie précédente, c’est-à-dire de replacer l’analyse de la stratégie d’Amazon dans la situation globale du système de transport et logistique des États-Unis au cours de cette période.
33Le système logistique américain, en particulier pour le commerce international, a connu depuis 2020 de fortes perturbations liées à des facteurs exogènes (crise sanitaire, contexte géopolitique tendu avec le conflit en Ukraine, inflation forte et tensions sur le marché énergétique) et à des facteurs endogènes propres à l’organisation du secteur des transports et de la logistique aux États-Unis. Néanmoins, une analyse plus approfondie de cette période mouvementée permet de témoigner de la capacité de résilience du système logistique américain et conduit à nuancer les réagencements en cours depuis 2022 concernant la hiérarchie portuaire ou aéroportuaire et les perspectives de développement de nouveaux corridors de fret.
34La pandémie de Covid-19 a eu des impacts significatifs sur l’organisation des chaînes d’approvisionnement (supply chain) aux États-Unis :
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des modifications alternées et rapides de la demande (forte augmentation de la demande en produits alimentaires et en produits médicaux, explosion des dépenses liées aux achats en ligne – les dépenses en e-commerce ont augmenté de près de 43 % sur la seule année 2020 aux États-Unis)11 ;
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les perturbations des chaînes de production et d’importation liées aux restrictions sanitaires (la crise sanitaire a impacté les transports et la logistique, en particulier pour les secteurs dépendant de chaînes d’approvisionnement mondiales complexes).
35Néanmoins, il apparaît que l’effondrement des activités de fret lié aux mesures de restriction, aux confinements locaux et au premier pic épidémique du printemps 2020 n’ait eu des effets que très temporaires. Le graphique ci-dessous, établi par l’U.S Department of Transportation, en témoigne avec une baisse brutale mais très courte (de mars à juin 2020) des activités de commerce internationale (importations et exportations) exprimées en valeur. La reprise de l’activité démarre dès l’été 2020 et les résultats s’en ressentent en particulier au quatrième trimestre 2020 avec des importations dans les 30 principaux ports étatsuniens en hausse par rapport au dernier trimestre 2019. Cette reprise rapide est due à la forte demande en produits de santé et à la réouverture des ports asiatiques, notamment chinois, au commerce international (Fig.5)12.
Figure 5a – Evolution de la valeur mensuelle du fret international étatsunien transporté par bateau entre janvier 2019 et octobre 2021
Source: USDOT, Bureau of Transportation Statistics13
Figure 5b – Evolution du volume mensuel de trafic de conteneurs (comptabilisant les conteneurs chargés et à vide) dans les principaux ports étatsuniens entre janvier 2019 et octobre 2021
Source: USDOT, Bureau of Transportation Statistics14
36Cette reprise a concerné l’essentiel des grands ports maritimes, en particulier les cinq premiers ports à conteneurs étatsuniens (qui représentent 62,6 % des importations de conteneurs à eux seuls) : le port de Los Angeles (Californie) a vu une croissance de 2,6 % de son trafic de conteneurs importés (4 999 403 TEU en 2020 contre 4 872 493 TEU en 2019) ; le port de New York-Newark (New Jersey) a connu une croissance de 8,1 % (4 599 961 TEU en 2020 contre 4 256 509 en 2019). D’autres ports ont connu une situation plus compliquée avec un recul de leurs activités en 2020 compris entre 2,5 et 3,5 % de recul des EVP importés, en particulier l’ensemble portuaire Seattle-Tacoma (Etat de Washington) ou certains ports atlantiques (Norfolk et Charleston), qui sont très dépendants de l’activité avec le continent asiatique pour le premier, avec le continent européen pour les deux autres15.
37Les chaînes logistiques aux États-Unis ont connu à partir du début de l’année 2021, après les deux premiers pics épidémiques, les principales difficultés alimentées par un effet ciseau avec d’un côté une forte reprise économique et commerciale et de l’autre côté des capacités restreintes en particulier dans les grands ports maritimes. Cette forte reprise est due à la fois
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à l’allègement des mesures de restriction,
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aux plans de relance : le premier plan voté en mars 2020 prévoyait un soutien à l’économie à hauteur de 2 200 milliards de dollars, le second plan de relance signé le 28 décembre 2020 par le président D. Trump des dépenses à hauteur de 900 milliards de dollars16, et le troisième plan approuvé en mars 2021 par le président J. Biden mobilise 1 900 milliards de dollars17 – dans chacun de ces trois plans de relance, des chèques destinés aux ménages américains sont prévus afin de soutenir la consommation intérieure
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et donc à la très forte reprise de la consommation des ménages qui a tiré les importations (selon les données du Bureau américain d’analyse économique, les dépenses de consommation ont atteint à la fin de l’année 2021 la somme astronomique de 16 400 milliards de dollars).
Figure 6 – Évolution du nombre de porte-conteneurs en attente dans les ports étatsuniens entre juillet 2021 et avril 2023
Source: Bureau of Transportation Statistics, 2023,
https://www.bts.gov/freight-indicators#awaiting-berths
38En parallèle de l’évolution des conditions macro-économiques et géopolitiques en 2020 et en 2021, les chaînes logistiques étatsuniennes ont connu des difficultés propres à l’organisation du secteur. Certaines infrastructures ont des problèmes structurels de capacité, qui concernent l’ensemble des grandes infrastructures de transport aux États-Unis (ports maritimes et fluviaux, aéroports, autoroutes), ainsi que des difficultés de recrutement liées au manque de main d’œuvre (manutentionnaires portuaires, chauffeurs de poids-lourds, etc.). La première crise débute à l’automne 2021 avec un problème de saturation de quelques grands gateways maritimes, en particulier l’ensemble portuaire Los Angeles-Long Beach (Fig.6)18. Entre septembre 2021 et septembre 2022, le port de Los Angeles a traité 21,5 % de conteneurs de moins par rapport à la période précédente mais le temps d’immobilisation d’un conteneur dans le port est de dix jours en moyenne (contre quatre en temps normal)19.
- 20 Pour plus de détails, voir l’article d’O. Joly et R. Kerbiriou dans ce même numéro du BAGF, p. 322.
39Le temps que les navires passent au port est un facteur important qui contribue au débit et à la performance des ports. BTS utilise les données du système d’identification automatique (AIS)20 des garde-côtes américains pour calculer le temps de séjour des navires dans les ports pour 3 types de navires : conteneurs, vrac liquide (tanker), et navires rouliers (ro/ro). Les durées d’immobilisation des navires ci-dessous n’incluent pas le temps que les navires ont passé à l’ancre avant d’atteindre les postes d’amarrage.
40Fin 2020 et début 2021, de nombreux navires ont attendu pour le chargement et le déchargement des cargaisons conteneurisées dans les mouillages de la baie de San Pedro et ailleurs, en raison de la congestion portuaire (moins du fait des seules capacités des ports que du fait de l’afflux important de navires). Cette congestion portuaire s’est doublée d’une congestion ferroviaire qui a touché le réseau privé de fret à l’est de Los Angeles (rationalisation du réseau, problèmes de main d’œuvre, augmentation de la fréquence des trains). Fin décembre 2021, comme le montre la figure 8, les ports de Los Angeles et de Long Beach comptaient 91 porte-conteneurs en attente d’accostage passant dans certains cas beaucoup plus de jours à l’ancre qu’à quai. Au total, comme le montre également la figure 8, les ports à conteneurs américains comptaient environ 112 porte-conteneurs à l’ancre en attente d’accostage le 21 décembre. La durée moyenne d’immobilisation des porte-conteneurs dans les 25 premiers ports à conteneurs des États-Unis a été estimée à 28,1 heures en 2020, soit une légère baisse par rapport aux 28,2 heures de 2019. Au cours du premier semestre 2021, le temps d’arrêt moyen des porte-conteneurs a augmenté pour atteindre 31,5 heures21.
41Ces difficultés dans les ports de la côte Pacifique sont exacerbées depuis plusieurs années par le fait que la route maritime transpacifique (Asie-États-Unis) est devenue la plus lucrative des routes internationales Est-Ouest. Entre septembre 2019 et septembre 2020, l’offre de transport entre l’Asie et l’Amérique du Nord s’est déjà étoffée de 17 % avec une capacité nominale hebdomadaire moyenne de 526 352 EVP. En mai 2022, cette capacité hebdomadaire moyenne est proche de 673 000 EVP. L’alliance 2M (Maersk et MSC) contrôle en 2021 21 % de la capacité totale sur cette route transpacifique (contre 19 % en 2019) tandis que The Alliance (Hapag-Lloyd, HMM, ONE, Yang Ming) a vu sa part de marché évoluer de 25 à 28 % au détriment d’Ocean Alliance (CMA CGM, Cosco/OOCL/Evergreen), passée de 38 % à 34 %. Fait nouveau, une part non négligeable de l’offre (40 000 EVP) est apportée par des indépendants – en mars 2022 12,5 % des parts de marché sur cette route22.
42Une seconde période de crise intervient. Au fur et à mesure que les ports de la côte ouest se décongestionnent (courant 2022), ceux de la côte est connaissent à leur tour une embolie en raison du nombre de navires déroutés de la façade Pacifique et malgré d’importants investissements dans les portiques, réaménagement des quais, développement de nouveaux terminaux à conteneurs, approfondissement des chenaux et des darses, etc23. Le début de l’année 2023 semble marquer la fin de cette période de disruptions : les phénomènes de congestion sont en très net recul, notamment dans les ports du Pacifique. En janvier 2022, l’ensemble portuaire de Los Angeles-Long Beach comptait plus de 100 porte-conteneurs en attente contre moins d’une dizaine en janvier 2023. Dans le seul port de Los Angeles, le nombre de conteneurs stationnant neuf jours et plus est en chute de 90 % par rapport à l’automne 2021. D’après l’agence FreightWaves, l’ensemble des ports étatsuniens ont restauré leurs capacités et leurs niveaux de performance au début de l’année 202324.
43Après une nécessaire mise en contexte des multiples crises du système logistique étatsunien, la présente section va analyser la manière dont Amazon a pu réagir face à ces crises, en prenant l’exemple développé juste précédemment de la saturation des ports de la côte ouest fin 2021. La section 1.2. de cet article a démontré que les capacités logistiques d’Amazon ont été très profondément renforcées de 2015 à 2021. Malgré les crises récentes (2020-2022), l’entreprise Amazon a poursuivi sa stratégie d’ouverture d’entrepôts sur le sol étatsunien pour répondre à la fois à ses besoins logistiques et à la forte augmentation de ses activités. La pandémie de Covid-19 a eu un effet accélérateur sur le e-commerce et Amazon a été l’une des premières entreprises à en tirer profit. En revanche, entre la fin de l’année 2021 et la fin de l’année 2022, elle a aussi eu à faire face aux multiples disruptions des chaînes d’approvisionnement et des réseaux de transports à l’échelle mondiale. Sa force de frappe financière et logistique lui a permis néanmoins de répondre avec souplesse aux crises qui ont émaillé la période sans répercussions directes sur les tarifs. La question de l’augmentation des tarifs se pose depuis le début de l’année 2023 pour répondre au ralentissement de la croissance de ses activités, au renchérissement des coûts logistiques et pour initier une stratégie de compensation environnementale (à terme visant à privilégier les livraisons dans des points de consolidation plutôt qu’au domicile des clients par exemple)25.
44Si on prend l’exemple de la saturation des ports de la côte ouest au cours du dernier trimestre 2021, il apparaît qu’Amazon a mis en place plusieurs stratégies pour y faire face. L’entreprise Amazon a procédé à l’affrètement de navires supplémentaires et de vols long-courrier afin de répondre au problème de capacité qu’à la pénurie, certes temporaire, de conteneurs. D’ailleurs, Amazon a également procédé à la fabrication directe de ses propres conteneurs en Chine, intégrant donc ce maillon de la chaîne logistique maritime dans sa stratégie plus globale d’internalisation – la presse fait état d’une production comprise entre 5 000 et 10 000 conteneurs en l’espace de deux ans (2020, 2021)26. En outre, à la fin de l’année 2021, au plus fort de la crise touchant les ports de la côte ouest, Amazon a également développé une stratégie spécifique mobilisant le mode aérien en louant dix avions-cargos pour renforcer son armature logistique sur la route commerciale Chine-États-Unis pour les biens à plus forte valeur ajoutée. Enfin, Amazon a procédé à la définition d’itinéraires alternatifs en dehors des grands ports saturés pour ses conteneurs, se tournant vers des ports plus petits, notamment dans l’Etat de Washington, et faisant acheminer ses conteneurs par la route jusque dans les immenses entrepôts Amazon de l’agglomération de Los Angeles27. Une fois encore, les capacités financières hors-normes de l’entreprise (en 2021, Amazon a embauché 150 000 travailleurs saisonniers pour renforcer ses capacités opérationnelles) ainsi que la gestion et l’exploitation directes d’une partie des chaînons logistiques – à la fois à l’échelle du commerce internationale et à l’échelle régionale – ont permis à l’entreprise de contourner, de surmonter sans de disruptions majeures les crises qui ont émaillé l’année 2021. Néanmoins, ceci s’est fait au prix d’une moindre rentabilité financière et d’une explosion des coûts logistiques qui oblige l’entreprise à revoir progressivement sa politique de livraisons ultra-rapides et à bas coût pour le consommateur.
45Après plus de deux ans de crises, il revient en effet d’en questionner les effets potentiels sur la géographie logistique des États-Unis. Cette période a-t-elle simplement permis de témoigner de la capacité de résilience des grands gateways ou conduit-elle à une modification durable et profonde des grands équilibres décrits plus haut ?
46Les données de 2022 montrent que les grands équilibres n’ont pas été modifiés. L’ensemble portuaire de Los Angeles-Long Beach demeure en 2022 le premier gateway des États-Unis28 ; le port de New York-New Jersey a renforcé sa position de second. Quelques ports maritimes ont poursuivi le renforcement de leurs activités et accru leur positionnement dans l’économie maritime et le système logistique étatsunien, en particulier les ports atlantiques (Savannah, Virginia, Charleston) ainsi que les ports du golfe du Mexique (Houston, Miami). Les crises successives qui ont fortement touché les ports de la façade Pacifique et certains ports du Nord-Est, comme Baltimore [Boquet 2009b], sont l’une des raisons de cette évolution, réelle mais encore limitée29. À la fin de l’année 2022, l’hyperconcentration en quelques portes d’entrée et de sortie est confirmée : les dix premiers ports à conteneurs représentent près de 85 % du volume total national (Tab.1)30.
Tableau 1 – Le classement des dix ports à conteneurs étatsuniens (en EVP, entrants et sortants, hors trafic domestique) en 2016 et en 2022
Rang 2022
|
Port à conteneurs
|
2016 (millions d’EVP)
|
2022 (millions d’EVP)
|
1
|
Los Angeles
|
6,3
|
9,9
|
|
Ensemble portuaire Los Angeles/Long Beach
|
11,2
|
19
|
2
|
New York-New Jersey
|
4,5
|
9,5
|
3
|
Long Beach
|
4,9
|
9,1
|
4
|
Georgia Ports-Savannah
|
2,8
|
5,9
|
5
|
Houston
|
1,8
|
4
|
6
|
Virginia Port
|
2,1
|
3,7
|
7
|
Northwest Seaport Alliance (Seattle-Tacoma)
|
2,9
|
3,4
|
8
|
South Carolina Ports (Charleston)
|
1,6
|
2,8
|
9
|
Oakland
|
1,8
|
2,3
|
10
|
PortMiami
|
0,7
|
1,2
|
Source : Bureau of Transportation Statistics, 2023 ; complément de données avec les sites internet des autorités portuaires
47Pour le fret aérien, les mêmes constats s’imposent : le secteur a connu une phase de forte croissance avec une croissance de 17,5 % des revenus par Mt entre 2020 et 2021), avant de connaître une décélération entre 2021 et 2022 (- 5,6 %)31. Les transporteurs d’Amérique du Nord signalent une baisse de la demande de 5,1 % en 2022, comparativement à 2021 (-6,3 % pour les opérations internationales) et une augmentation de capacité de 4,2 % (+4,9 % pour les opérations internationales). A la fin de l’année 2022, les compagnies aériennes d’Amérique du Nord affichent une baisse de la demande de 8,5 % par rapport à 2021, tant pour les opérations totales que pour les opérations internationales32. En 2022, l’Amérique du Nord est le deuxième marché pour le fret aérien mondial avec 28 % de part de marché, derrière l’Asie-Pacifique (32,4 %) et devant l’Europe (21,9 %). L’activité de cargo a fortement cru aux États-Unis dans la seconde moitié de l’année 2020 pour répondre à la forte hausse de la consommation de biens en e-commerce, pour lesquels les entreprises de messagerie express (UPS, Fedex, DHL) et les « pure players » du e-commerce (Amazon) ont eu recours davantage à l’avion, et pour répondre à la reprise économique mondiale après le premier pic épidémique et la levée partielle des restrictions sanitaires.
Figure 7 – Classement des principaux aéroports pour l’activité de fret (exprimée en millions de tonnes) en 2020, 2021 et 2022
Source des données : Federal Aviation Administration, 2023
48La géographie aéroportuaire étatsunienne a donc subi pour le fret peu de changements au cours de la période récente (Fig.7) : les hubs principaux se renforcent (Memphis, Anchorage, Louisville), plusieurs hubs sont en forte croissance au cours de la dernière décennie (Los Angeles, Cincinnati)33.
49Le système logistique étatsunien, et ses évolutions pendant les crises de 2020 à 2022, montre tout à la fois sa force, correspondante à la puissance économique et commerciale de l’économie américaine, et sa capacité de résilience. Les équilibres (hiérarchies portuaire et aéroportuaire par exemple) qui se dessinent au début de l’année 2023 ne bouleversent pas les situations acquises. La mise en perspective du système logistique d’Amazon par rapport aux grands principes d’organisation du système de transport étatsunien apporte une connaissance fine de sa structuration spatiale et les diverses formes de cette structuration. À partir du cas d’étude d’Amazon, on comprend à quel point l’empreinte spatiale du e-commerce s’inscrit dans la géographie existante et la manière dont ce système a subi puis absorbé les différentes crises successives qui ont émaillé la période récente de 2020 à 2022. Le système logistique Amazon
50À partir de l’analyse du système logistique d’Amazon, on comprend à quel point l’empreinte spatiale du e-commerce est forte et on peut confirmer quelques-uns des grands processus qui touchent le secteur du e-commerce : 1) la spécialisation des installations logistiques supportant la stratégie d’intégration verticale de l’entreprise ; 2) la diversification des installations à la fois par la taille de l’entrepôt et par ses caractéristiques de localisation ; 3) la dualisation des marchés logistiques et du secteur de l’entreposage avec d’un côté les plus grands entrepôts périphériques (fulfillment centers, inbound cross-dock, regional sortation centers) et de l’autre les espaces logistiques urbains de dimension intermédiaire ou de petite dimension (last mile delivery stations, Prime Now hubs). Par ailleurs, cette recherche sur Amazon illustre l’engagement d’un processus de prise de contrôle sur les différents maillons de la chaîne logistique globale permettant de contrôler les flux et les routes de distribution et de moins dépendre de transporteurs ou de chargeurs tiers notamment pour les opérations de longue et de moyenne distances.
51L’analyse cartographique permet d’identifier plusieurs logiques spatiales à l’implantation et à l’extension du système logistique d’Amazon. D’abord, une double logique spatiale concomitante de maillage et de concentration des entrepôts logistiques se met en place avec à la fois le développement de grappes d’entrepôts autour d’infrastructures de transport d’importance (échangeurs autoroutiers, aéroports régionaux ou internationaux, ports, réseau ferroviaire de fret) et la constitution d’un maillage plus ou moins fin d’entrepôts, en particulier d’espaces logistiques urbains. Ensuite, une double logique spatiale se déploie à la fois tournée vers les périphéries des aires métropolitaines et vers les centres urbains denses. Ce travail confirme l’émergence d’un marché de l’immobilier logistique dual avec d’un côté des entrepôts périurbains voire exurbanisés de grande taille qui structurent les chaînes logistiques aux échelles internationale, nationale et régionale [Heitz & al. 2017] et d’un autre côté des entrepôts urbains ou ELU (espaces logistiques urbains) de petite taille destinés à la desserte des aires métropolitaines et au chaînon du dernier kilomètre et des livraisons finales, en particulier pour le e-commerce [Dablanc 2019].