Conséquences de la guerre en Ukraine sur le transport aérien en Russie et autour
Résumés
Après une reprise suite au recul provoqué par la Covid 19, le trafic aérien est de nouveau entré en récession en Russie. La guerre a pour effet principaux la fermeture d’espaces aériens et d’aéroports ainsi que des sanctions réciproques prises à l’égard de la Russie et par elle, principalement l’interdiction de survol et l’arrêt des livraisons d’avions "occidentaux" et de pièces détachées. Les compagnies aériennes russes, globalement perdantes, sont confrontées à de nombreuses difficultés. Parmi les compagnies non russes la distorsion de concurrence en avantage certaines et en fragilise d’autres. L’industrie aéronautique civile russe peut-elle tirer profit des sanctions ? Le transport aérien montre sa capacité de résilience, mais à quel prix ?
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Introduction
1Les crises qui perturbent le transport aérien depuis l’année 2020 ont pour origine des événements issus de son environnement. La pandémie de la Covid puis la guerre déclenchée par le président Poutine en Ukraine le 24 février 2022, ont une nouvelle fois montré la fragilité de ce secteur d’activité, sa vulnérabilité aux aléas de toute nature, mais aussi sa capacité de résilience. Parmi les conséquences de la guerre en Ukraine, sont analysées ici celles qui perturbent le transport aérien civil en particulier en Europe et en Russie. Afin de garantir la sécurité des vols civils, le trafic aérien commercial a été totalement suspendu dans l’espace aérien de l’Ukraine dont tous les aéroports ont été fermés. De leur côté, les autorités russes ont décidé la fermeture de onze aéroports localisés dans la partie méridionale de la Russie d’Europe. Les sanctions décidées par les États comprennent la fermeture d’espaces aériens et de routes aériennes à des compagnies ciblées, ce qui tend à mondialiser les effets du conflit. Cette situation pénalise plusieurs transporteurs, mais d’autres en tirent profit. Enfin l’arrêt des livraisons d’avions et de pièces détachées d’origine occidentale aux compagnies et aux constructeurs aéronautiques russes, a poussé le gouvernement de Moscou à adopter une nouvelle stratégie pour l’ensemble de l’aéronautique civile. On peut se demander si la guerre n’est pas une chance pour les constructeurs russes.
2Les sources utilisées proviennent de sites internet. Les sites russes : aviaport.ru consulté quotidiennement, Rosaviatsia dont le site est inaccessible depuis mars 2022, Rosstat (statistique de l’État), gkovd.ru (Office russe de la navigation aérienne). Les sites de l’OACI et de l’IATA, airfleets.com, l’agence Reuters, les sites des compagnies aériennes. Pour le suivi des vols flightradar24.com
1. Une nouvelle diminution du trafic de passagers
3Après la crise sanitaire de la Covid, le transport aérien entamait une nouvelle phase de croissance en Russie comme à l’échelle planétaire (fig. 1). La reprise n’a été que de courte durée en Russie.
4Alors que le nombre de passagers transportés par les compagnies russes avait encore progressé de 38 % au cours des deux premiers mois de l’année 2022, il a de nouveau chuté à partir du mois de mars pour s’abaisser à 95 millions de passagers pour l’ensemble de l’année, en recul de 15 % par rapport à l’année précédente. L’objectif fixé aux compagnies russes par le président Poutine après qu’il a déclenché la guerre, à savoir 100 millions de passagers, n’a donc pas été atteint en 2022.
5Ce recul a pour origine deux facteurs principaux : la modification de l’offre en raison des contraintes induites directement par la guerre et par les sanctions réciproques entre la Russie et les pays « occidentaux » au sens large (Union Européenne, Suisse, Royaume Uni, Islande, Amérique du Nord, Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle Zélande) ; la diminution de la demande liée à la crainte des aléas. Plusieurs milliers de touristes russes ont en effet été bloqués à l’étranger au début du conflit, à cause de l’annulation de vols suite aux premières interdictions de survol et de la menace de saisie des avions. Cela nourrit l’incertitude sur les déplacements hors des frontières. Aussi le nombre de passagers a-t-il diminué de manière plus importante sur les vols internationaux (moins 36 %) que sur les vols intérieurs (moins 7,5 %) (Fig 2).
6Parmi les sanctions à son égard, la Russie a été mise au ban des organisations aéronautiques internationales : tout en demeurant membre de l’OACI elle a perdu sa place au conseil de l’organisation lors de son renouvellement d’octobre 2022. Les compagnies russes quant à elles, ont été suspendues des alliances dont elles étaient membres, Aeroflot par Skyteam, S7 par One World.
2. La fermeture d’espaces aériens et d’aéroports
7La guerre a entraîné non seulement des effets immédiats et radicaux sur les activités aériennes dans les régions où se déroulent les combats ou à proximité, mais aussi des conséquences sur de nombreux vols frappés par des interdictions de survol. Pour cette raison des compagnies étrangères au conflit sont affectées par la guerre.
2.1. L’arrêt du transport aérien en Ukraine
8Dès les premières attaques russes, le 24 février 2022, l’Ukraine a fermé la totalité de son espace aérien. Tous les vols civils ont été suspendus dans son espace aérien et tous les aéroports ont été fermés au trafic de passagers. Les compagnies ont cessé toute activité au départ et à destination de l’Ukraine. Leurs avions en leasing ont été rendus aux loueurs, les autres sont stockés, de préférence en des lieux situés à l’étranger [Air fleets.com]. Seules des compagnies n’opérant que du transport de fret (Antonov airlines) ont pu continuer occasionnellement à maintenir une activité à la demande, hors d’Ukraine et probablement pour répondre aux besoins des forces armées. L’aviation civile du pays agressé est la victime principale du conflit, avec comme symbole la destruction de l’unique exemplaire de l’Antonov 225 Mriya, le plus gros avion du monde, lors des combats de février 2022 sur l’aéroport de Hostomel.
2.2. Onze aéroports fermés en Russie
9Depuis le début du conflit, la direction de l’aviation civile de la Russie a fermé au trafic commercial onze aéroports du sud du pays : Anapa, Belgorod, Briansk, Elista, Gelendjik, Koursk, Krasnodar, Lipetsk, Rostov, Simferopol et Voronej (Fig.3).
10Le 3 mars les interdictions ont été levées pour Orel et Stavropol, mais appliquées à Lipetsk. Trois des onze aéroports fermés figurent parmi les plus importants du pays. En 2021 Simferopol, entré dans les statistiques russes suite à l’annexion de la Crimée, se classait à la septième place, avec 6,8 millions de passagers, Krasnodar à la huitième, 5 millions de passagers, et Rostov (2,9 millions de passagers) à la quinzième. Anapa et Gelendjik desservent les stations balnéaires de la riviera caucasienne. Les six autres tiennent une fonction régionale. Ces fermetures ont contribué à la baisse du trafic total de la Russie. Le recul du trafic des aéroports du kraï de Krasnodar, moins 32 %, n’a été qu’en partie compensé par les reports vers d’autres aéroports. Le principal bénéficiaire est Sotchi dont le nombre de passagers a progressé de 17 % en 2022 passant de 11,1 à 13,1 millions de passagers. Sotchi concentre les passagers qui séjournent sur la riviera caucasienne. Il est suivi par Mineralnye Vody qui dessert le nord Caucase dont la croissance en 2022 s’est élevée à 27 %, progressant de 3,2 à 4,1 millions de passagers.
11La baisse nationale du trafic a eu des effets sur la plupart des aéroports. Des terminaux ont été fermés sur les aéroports moscovites et du personnel au sol s’est retrouvé sans travail et licencié, malgré les aides gouvernementales.
3. Les sanctions et la modification des routes aériennes
12Le transport aérien est sans doute le mode le plus sensible à la conjoncture, mais aussi celui dont la capacité d’adaptation est la plus rapide. Les interdictions de survol mises en place dès le début de la guerre, pénalisent non seulement les compagnies russes, mais aussi celles auxquelles la Russie a interdit le survol de son territoire.
3.1. Les interdictions de survol
13Les compagnies aériennes se sont adaptées aux sanctions infligées depuis mai 2021 à la Biélorussie suite au détournement d’un avion de ligne par ce pays. De nouvelles routes d’accès à la Russie avaient été ouvertes, notamment par le survol de la Lettonie. Ces modifications n’ont eu que peu d’effet sur les temps de vols et sur les coûts d’exploitation. Il n’en va pas de même avec la guerre en Ukraine et les sanctions qui en découlent. Avant la fermeture de l’espace aérien ukrainien et les sanctions imposées à la Russie, ces deux pays totalisaient 9 % du trafic de passagers de la zone Europe [IATA]. En 2021 le nombre de vols contrôlés en Russie s’élevait à 1,6 millions, 10 % de moins qu’avant la pandémie, mais près du double de l’année 2020 [gkovd.ru]. Le nombre de vols en transit n’avait pas repris aussi vigoureusement et n’avait atteint que 194 000 en 2021 soit 35 % de moins qu’en 2019 (fig.4).
14En 2022 le recul s’est accéléré, moins 52 %, avec environ 80 000 vols en transit [aviaport.ru] soit à peine plus du quart de l’année précédant la pandémie de la Covid (Fig.4).
15Cette réduction du nombre de vols, a eu des conséquences sur le contrôle aérien : l’Office de la navigation aérienne russe a vu son déficit s’aggraver car les vols effectués par des avions russes la rémunèrent 10 fois moins que ceux exploités par les compagnies étrangères [gkovd.ru]. Pour réduire le déficit, 5 millions de dollars par mois, et répondre à l’injonction du gouvernement, 15 000 contrôleurs, soit près de la moitié ont été mis en chômage partiel et plusieurs centaines ont été licenciés, d’après le syndicat des contrôleurs [cité par vedomosti.ru, 16/08/2022].
3.2. Les conséquences sur les compagnies russes
16Les interdictions de survol concernent plusieurs lignes intérieures. La desserte des régions méridionales de la Russie d’Europe dont les aéroports sont restés ouverts s’effectue en contournant par l’est les espaces aériens fermés (Fig.5).
Figure 5 – Les nouvelles routes aériennes
Bref commentaire : Aucun vol sur l’Ukraine, Biélorussie boycottée.
Sur la Russie outre les vols des compagnies russes, des vols des compagnies du Golfe dont au nord-est deux A380 d’Emirates : Dubaï - Los Angeles et Dubaï - San Francisco, près de Kazan un vol Qatar Airway Doha - San Francisco.
À l’ouest de Moscou deux vols Turkish Airlines à destination de Moscou, de même qu’un vol El Al en provenance de Tel Aviv.
Source : capture d’écran Flightradar24.com, le 13 juin 2023, 9h30 UTC
17Depuis la Russie centrale, les avions survolent Volgograd, Astrakhan puis la mer Caspienne avant de virer vers l’ouest en longeant les montagnes du Caucase. Le détour augmente la durée des vols. Par exemple les vols entre Moscou et Sotchi durent 3 heures 30 par cet itinéraire au lieu de 2 heures par la route directe.
18Il en va de même de la desserte de Kaliningrad. Les avions russes sont obligés de survoler la Baltique depuis le golfe de Finlande, pour ne pas pénétrer dans l’espace aérien de l’Union européenne qui leur est fermé. Les vols Moscou Kaliningrad durent 2 h15 au lieu de 1h30.
19Les compagnies russes ont été en quelques jours interdites de survol et d’atterrissage sur la quasi-totalité du continent européen sauf la Biélorussie, sur le Canada, les États Unis, et sur les pays asiatiques qui appliquent les sanctions (cf ci-dessus). A part quelques exceptions telle dans un premier temps l’autorisation d’effectuer des vols de rapatriement des passagers russes bloqués dans ces pays, puis les vols diplomatiques et des vols spécifiques (fourniture de combustible nucléaire pour les centrales de la Tchéquie), un vaste espace n’est plus accessible. Outre la chute du trafic avec les pays concernés par la suppression de tous les vols directs, les liaisons vers des pays tiers qui n’appliquent pas les sanctions deviennent pour certains d’entre eux plus difficiles. C’est en particulier le cas de la desserte de la région des Caraïbes (durée de vols augmentée de 30 %), où les destinations touristiques étaient fréquentées par de nombreux vacanciers russes, et de l’Amérique latine. La forte baisse du trafic international en raison de la fermeture de nombreuses relations n’est pas compensée par l’augmentation de l’offre et de la fréquentation de quelques autres destinations, notamment avec l’Asie centrale et l’Asie méridionale.
20La chute du trafic international est en effet spectaculaire, en dépit du maintien de la desserte de 22 pays étrangers par 15 compagnies russes [aviaport.ru]. La première, Aeroflot a vu son trafic international diminuer de 53 % au troisième trimestre 2022 par rapport à la même période l’année précédente. Il n’a été que de 1,4 million de passagers. Les principaux flux ont été effectués entre la Russie et des États postsoviétiques (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Arménie). Parmi les relations dont le poids a considérablement augmenté figurent également la Turquie et les Émirats Arabes Unis, desservis aussi bien par des compagnies russes que par celles de ces pays qui ont renforcé leur capacité vers la Russie. Outre un trafic origine – destination, Istanbul et Dubaï sont devenus les aéroports de correspondance pour les destinations européennes. Ces vols sont empruntés par une clientèle qui se déplace pour des raisons professionnelles, en particulier la main d’œuvre centre-asiatique qui travaille en Russie, et par les touristes russes qui continuent à fréquenter les destinations de la Méditerranée orientale et d’Asie du Sud-Est.
21Les compagnies russes qui continuent à desservir l’étranger "lointain" restent cependant sous la menace de saisies de leurs appareils (cf. ci-dessous). Comme pour l’ensemble des activités liées au trafic aérien civil, la baisse du nombre de passagers et de l’offre ont eu des conséquences sociales. Les compagnies russes ont renoncé à l’embauche de pilotes étrangers. Elles étaient obligées d’en recruter pour faire face à la pénurie de pilotes nationaux. D’autant plus qu’une partie de ces derniers préféraient travailler au sein de compagnies étrangères notamment chinoises, qui proposent des rémunérations plus élevées. Soucieuses de maintenir des pilotes sur le territoire et d’éventuellement les employer dans l’armée de l’air, les autorités ont dressé de nombreux obstacles à l’émigration des pilotes, comme par exemple, le refus de fournir les attestations de diplôme et de qualification.
3.3. Les compagnies "occidentales" victimes collatérales des sanctions ?
22En décembre 2022, 51 compagnies étrangères issues de 25 pays continuaient de desservir les aéroports russes [aviaport.ru]. Les sanctions affectent donc de façon inégale le transport aérien mondial. Quelques compagnies profitent des restrictions imposées à la Russie et que celle-ci impose à des transporteurs ciblés, pour augmenter les vols et les destinations avec ce pays et participer à son désenclavement. Certains soirs on peut compter jusqu’à une dizaine d’Airbus 321 turcs se suivre en direction des trois aéroports moscovites depuis Istanbul, Antalya, Bodrum [Flightradar], soit une offre de plus de 2000 sièges. De même la compagnie Emirates assure trois vols quotidiens en A380 entre Dubaï et Moscou au lieu d’un avant le conflit. Turkish Airlines et Emirates par leurs hubs d’Istanbul et Dubaï récupèrent les passagers qui se déplacent entre la Russie et le monde, en particulier l’Europe et l’Amérique.
23L’ouverture de l’espace aérien de la Russie aux compagnies étrangères avait permis de raccourcir les temps de vol entre l’Europe d’une part, l’Asie du Sud-Est et l’Extrême Orient de l’autre. Avant cette ouverture, les avions empruntaient la route du sud puis, dès que leur rayon d’action le rendit possible, la route polaire avec escale à Anchorage en Alaska. Le survol de la Sibérie et de l’Asie centrale réduisit les distances.
24L’interdiction du survol de son territoire par la Russie oblige de nouveau les vols à emprunter soit la route polaire, soit, cas le plus fréquent la route du sud. Les avions survolent la mer Noire, le Caucase du sud, le Kazakhstan (Fig.5) avant de poursuivre soit par la Chine, soit par l’Inde. Cette nouvelle route explique le triplement du nombre de vols en transit sur le Kazakhstan qui s’élève à plus de 450 par jour, obligeant ce pays à renforcer son système de guidage et de contrôle aérien. Le contournement de la Russie rallonge sensiblement les temps de vols : la durée de vol entre Paris et Tokyo est allongée de 2 heures 30. En moyenne les vols de Japan Airlines vers l’Europe durent 3 heures de plus. Cela représente des coûts supplémentaires, sachant que les avions long-courrier de type Boeing 777 consomment environ 8 tonnes de kérosène par heure.
25Cela a une incidence sur la concurrence. Les compagnies chinoises et indiennes, principalement, continuent de survoler la Russie ce qui leur assure un gain de temps et un moindre coût de carburant par rapport aux compagnies européennes. Concurrence renforcée aussi par les compagnies du golfe arabo-persique et Turkish. En effet, malgré une correspondance à Dubaï ou Istanbul, un vol entre l’Europe et l’Extrême orient n’est guère plus long qu’un vol sans escale sur un itinéraire de contournement de la Russie. Ces compagnies proposent des tarifs attractifs.
26Face à une telle concurrence en quelque sorte faussée, Lufthansa a décidé de supprimer ses vols cargos vers l’Asie orientale, abandonnant ces liaisons aux compagnies chinoises qui continuent à les exploiter à un moindre coût par la route sibérienne. La principale victime en Europe semble être Finnair. Le transporteur finlandais avait conçu une stratégie de hub entre l’Europe et l’Asie orientale et du Sud-Est par la valorisation de la situation de son aéroport de base, Helsinki, sur la route directe reliant l’Europe à ces régions en survolant la Russie. Le trajet par le sud entre Helsinki et le Japon et la Corée est rallongé de 40 pour cent (Fig. 6). Un vol Helsinki - Tokyo par le sud dure 13 heures au lieu de 9. Pour éviter une escale intermédiaire, la route du nord – via le détroit de Bering et le nord de l’Alaska – n’est utilisée qu’au retour, avec là aussi une durée plus longue. Les avantages du hub d’Helsinki ont disparu. La compagnie a dû supprimer 4 destinations (Osaka, Nagoya, Sapporo, Fukuoka) et a été contrainte de licencier du personnel navigant.
Figure 6 – Trajet du vol Finnair n° 41 (Helsinki-Séoul Incheon) du 11 juin 2023
Source : capture d’écran Flightradar24.com
27La distorsion de concurrence affecte aussi les relations entre l’Asie méridionale et l’Amérique du nord. Les compagnies du Golfe Persique, comme les compagnies indiennes, exploitent ces relations par des vols de 12 à 15 heures sans escale, en survolant la Russie (fig. 5), au détriment des compagnie nord-américaines contraintes de faire un long détour. Au-delà de ces retombées directes sur les compagnies aériennes, les sanctions ont aussi pénalisé le trafic aérien de certaines pays où la clientèle russe (et ukrainienne) tenait une large place. Les interdictions de vols réciproques ont ainsi mis terme à des vols qui représentaient jusqu’à 12 pour cent du trafic aérien de Chypre [IATA].
28La Russie et l’Ukraine étaient la destination ou l’origine de 85 % des passagers aériens au Tadjikistan, 72 % au Kirghizstan, 65 % en Arménie et 55 % en Ouzbékistan [IATA]. Si les relations entre ces pays et la Russie ont augmenté, la fermeture de l’espace aérien ukrainien a eu des effets négatifs. Ainsi la guerre a des conséquences multiples et contradictoires sur la circulation aérienne, sur le trafic des aéroports et sur les organismes et entreprises qui les gèrent.
4. Vers une renaissance des constructions aéronautiques civiles en Russie ?
29Les sanctions contre la Russie dès qu’elle a déclenché la guerre ont porté sur ses capacités à exploiter les 1367 appareils qui composent la flotte commerciale du pays début mars 2022 [Rosaviatsia]. Elle comprend en majorité des avions de fabrication étrangère, à savoir des Airbus et des Boeing, moyen- et long- courrier, des Bombardier, des Embraer et des ATR (avions régionaux). La majorité de ces avions étaient immatriculés à l’étranger, sur le registre des Bermudes et en second lieu d’Irlande (fig. 7).
Figure 7 – Immatriculation de la flotte aérienne civile russe au 1er mars 2022 (nombre d’appareils)
Source : Rosaviatsia
30Ceci permettait aux compagnies d’éviter de payer les taxes imposées par la Russie sur l’importation d’avions étrangers. Le 15 mars les autorités des Bermudes et celles d’Irlande dénonçaient les accords contractés avec la Russie sur les registres aériens. Elles privaient de la sorte les appareils de leur certificat de navigabilité et des contrats d’assurance les concernant. Sur cette base, 78 avions étaient saisis hors de Russie, dès le 22 mars [Rosaviatsia], et 246 restaient au sol en Russie. Immédiatement, un décret du président Poutine autorisa les compagnies russes à transférer sur le registre russe leurs quelques 739 avions immatriculés à l’étranger. Non seulement les appareils en pleine possession des compagnies, mais aussi les 515 en location auprès des loueurs internationaux (les deux principaux étant GECAS et AerCap Holdings) [Reuters 28/02/2022].
31Seuls les avions possédés par les compagnies et payés, sont autorisés par Rosaviatsia à effectuer des vols vers l’étranger. Les autres ne doivent pas quitter les limites de la Russie sous peine de saisie. En effet les loueurs, quand bien même ils se sont tournés vers les compagnies d’assurance auxquelles ils réclament 6,5 milliards de dollars [Reuters 21/11/2022], n’ont pas renoncé à récupérer leurs appareils. Certaines compagnies ont préféré mettre fin aux contrats de location et rendre d’une partie de leurs avions aux loueurs.
- 1 Объединённая авиастроительная корпорация, Obyedinyonnaya Aviastroitelnaya Korporatsiya
32Avec le transfert de registre, ce sont désormais les autorités russes qui délivrent les certificats de navigabilité de chaque appareil et l’agrément des centres d’entretien. La Compagnie Nationale Russe de Réassurance les assure désormais. Conformément aux sanctions, les constructeurs et équipementiers ont cessé d’approvisionner les compagnies russes en pièces de rechange. Des pays disposant de stocks, en particulier la Chine, ont refusé de se substituer aux fabricants. Aussi les compagnies ont-elles décidé de démanteler certains appareils pour subvenir aux besoins en pièces détachées. Ainsi Pobeda, filiale lowcost d’Aeroflot a immobilisé 16 de ses 41 Boeing 737. Le gouvernement complète le dispositif en demandant à l’OAK1 (Consortium unifié des industries aéronautiques), holding qui regroupe toutes les industries aéronautiques du pays, de s’engager rapidement dans la fabrication de pièces détachées. Il a de plus confié à l’OAK la mission de doter l’aviation civile d’avions de fabrication entièrement russe, d’ici 2030. Il faudrait construire un millier d’avions d’ici là. Ce qui ne semble guère raisonnable aux yeux de nombreux spécialistes sur place. Les constructeurs dans un premier temps avait envisagé d’ici 2030 la construction de 50 Sukhoï SSJ, courts et moyens courriers, pour une centaine de passagers, exploité depuis une dizaine d’années, de 60 MC21, moyen-courriers pour 150 à 210 passagers en cours de certification, 30 Tupolev 214, moyen-courrier conçu dans les années 1980, aux capacités équivalentes au précédent mais plus lourd et plus gourmand avec cependant un rayon d’action supérieur (6500 km), 12 Ilyouchine 96, long-courrier gros-porteur et 70 Ilyouchine 114, turbopropulseur régional.
33Le volontarisme gouvernemental se heurte à de sérieuses difficultés, notamment au niveau de la motorisation et de l’avionique. Qui plus est, l’effort de guerre mobilise l’essentiel de l’industrie aéronautique. Autant les sanctions appliquées depuis 2014 sur les produits agricoles ont eu pour effet de stimuler l’agriculture et les industries agroalimentaires qui se sont substituées aux importations, autant parvenir à faire renaître une industrie aéronautique civile en si peu de temps paraît un pari difficile à tenir pour les entreprises russes. Aeroflot qui a passé commande de 339 appareils de différents types à l’OAK répond à la volonté de l’État, mais prend-elle aussi un grand risque commercial. Dans ce domaine, comme dans les autres, toute critique des projets officiels est impossible, ce qui risque de coûter cher à la branche.
34En attendant les compagnies ont repris leurs vols domestiques, avec des modifications d’itinéraire (ci-dessus) et se sont efforcées de rétablir leurs vols internationaux vers les pays qui n’ont pas adopté de sanctions, principalement en Asie. Dans l’urgence, afin de pouvoir effectuer les vols vers la Turquie, la Méditerranée et le proche Orient, les transporteurs ont utilisé des avions de fabrication russe, les SSJ. Compte tenu de leur rayon d’action limité, plusieurs compagnies ont installé un hub à Sotchi d’où les SSJ peuvent rejoindre ces destinations. Sotchi, déjà bénéficiaire du report d’une partie des passagers des aéroports fermés (cf. ci-dessus), a atteint en 2022 un trafic record, supérieur au record absolu de 2021. Son trafic international a été multiplié par 7 depuis le début de la guerre. L’immatriculation sous registre russe des avions achetés par les compagnies, notamment les long-courriers B777, A330 et A350 du groupe Aeroflot a permis à partir du printemps 2022, de rendre de nouveau accessibles les destinations touristiques asiatiques prisées par la clientèle russe.
Conclusion
35L’activité du transport aérien, de la construction aéronautique à l’exploitation des vols, du contrôle aérien au recrutement de personnel navigant, est affectée par la guerre initiée par la Russie en Ukraine. Les deux pays les plus touchés sont l’Ukraine où la transport aérien est totalement interrompu et la Russie dont une partie du territoire et de l’espace aérien sont fermés aux vols civils et qui subit les sanctions décidées par « l’Occident » . Les contre-sanctions appliquées par la Russie à l’encontre des compagnies aériennes des États qui ont adopté des sanctions contre elle, affectent ces entreprises à des degrés divers. C’est donc au niveau global que les conséquences du conflit se font ressentir. Certes le transport aérien fait preuve d’une très grande capacité d’adaptation. Mais à quel prix, pour les acteurs, les usagers et l’environnement ? Enfin, paradoxalement, les sanctions pourraient devenir une opportunité pour les industries aéronautiques civiles de la Russie en contribuant indirectement à leur faire retrouver leur importance perdue depuis la chute de l’URSS.
Notes
1 Объединённая авиастроительная корпорация, Obyedinyonnaya Aviastroitelnaya Korporatsiya
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Figure 1 – Évolution du trafic de passagers en Russie |
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Crédits | Source : Rosaviatsia |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/11469/img-1.png |
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Titre | Figure 2 – Passagers transportés par les compagnies russes |
Crédits | Source : Rosstat |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/11469/img-2.png |
Fichier | image/png, 13k |
Titre | Figure 3 – Aéroports russes fermés au trafic |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/11469/img-3.png |
Fichier | image/png, 89k |
Titre | Figure 4 – Nombre de vols contrôlés en Russie |
Crédits | Source : aviaport.ru |
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Fichier | image/png, 36k |
Titre | Figure 5 – Les nouvelles routes aériennes |
Légende | Bref commentaire : Aucun vol sur l’Ukraine, Biélorussie boycottée.Sur la Russie outre les vols des compagnies russes, des vols des compagnies du Golfe dont au nord-est deux A380 d’Emirates : Dubaï - Los Angeles et Dubaï - San Francisco, près de Kazan un vol Qatar Airway Doha - San Francisco.À l’ouest de Moscou deux vols Turkish Airlines à destination de Moscou, de même qu’un vol El Al en provenance de Tel Aviv. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/11469/img-5.png |
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Titre | Figure 6 – Trajet du vol Finnair n° 41 (Helsinki-Séoul Incheon) du 11 juin 2023 |
Crédits | Source : capture d’écran Flightradar24.com |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/11469/img-6.png |
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Titre | Figure 7 – Immatriculation de la flotte aérienne civile russe au 1er mars 2022 (nombre d’appareils) |
Crédits | Source : Rosaviatsia |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/docannexe/image/11469/img-7.png |
Fichier | image/png, 37k |
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Thorez, « Conséquences de la guerre en Ukraine sur le transport aérien en Russie et autour », Bulletin de l’association de géographes français, 100-3 | 2023, 355-367.
Référence électronique
Pierre Thorez, « Conséquences de la guerre en Ukraine sur le transport aérien en Russie et autour », Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 100-3 | 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/11469 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.11469
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