1L’objectif de cette étude est d’examiner comment l’Ukraine, en devenant un exportateur majeur de céréales entre 2010 et 2020, a créé un modèle productif en étroite interdépendance avec ses ports maritimes. Les combats à grande échelle déclenchés en février 2022 par la Russie contre le pays et le blocus maritime qu’elle impose depuis, ont jeté une lumière crue sur ce lien devenu vital, précisément au moment où il se trouve brutalement remis en question. Jusqu’alors, aucune publication géographique n’avait réellement mis en avant la dépendance des exportations de céréales et le développement des transports ukrainiens. Parmi, les travaux géographiques portant sur la dimension spatiale des spécialisations agricoles, les recherches de Jean-Paul Charvet et Gérard Dorel sur les « greniers à blé du monde » ont posé d’intéressantes réflexions sur les trajectoires de spécialisation des grands espaces agricoles mondiaux [Dorel 1980, Charvet 1985, 1990, 1991, 1997, Charvet & Dorel 1987, 1988].
2La spécificité ukrainienne semble ici ressortir dans la mesure où elle est fortement marquée par des logiques de transport et la perspective d’un marché globalisé. Comme le montrent Sébastien Abis et Stefan Vogel, la logistique céréalière ukrainienne se distingue des systèmes précédents par une instabilité qui contraste avec l’existence de marchés nationaux et de blocs géopolitiques qui ont joué comme facteurs de continuité et de régulation [Abis 2015, Vogel 2020].
3Le marché mondial des céréales a évolué depuis un modèle de relation « ouest – est » vers un modèle polycentrique entraînant une profonde réorientation des flux internationaux [Guan, Song & Liu, 2022]. Une nouvelle typologie des pays intégrés au commerce mondial de céréales peut être proposée [MacDonald & al. 2015] avec une nouvelle composante – l’impact du changement climatique sur la politique de sécurité alimentaire mondiale [Erenstein & al. 2022]. Mais dans ces recherches, l’Ukraine n’est pas étudiée comme un pays important dans un marché globalisé des céréales.
4Sébastien Abis et Pierre Begoc illustrent ainsi la dimension géopolitique du commerce céréalier que mène par exemple la Russie et analysent sa politique d’influence à travers ses exportations vers les pays du Moyen-Orient ou ceux d’Afrique [Abis & Begoc 2018, Abis 2023]. S’y joue aussi une volonté de leadership régional via la tentative de créer une alliance avec le Kazakhstan et l’Ukraine. Le blé russe et son marché sont marqués du sceau de la puissance politique. L’annexion de la Crimée conduit Jean-Jacques Hervé à réévaluer la place de la Russie sur le marché mondial au regard de ses tentatives pour contourner les sanctions imposées par l’Union Européenne et les États-Unis [Hervé 2019]. L’analyse des diverses conséquences des sanctions sur le secteur céréalier et les exportations de produits agricoles de la Russie est bien examinée par S.K. Wegren [Wegren & Nilssen,2022, pp. 36-40] et l’on peut alors évaluer l’impact du conflit et du blocus sur des pays importateurs comme l’Egypte [Barnes 2023].
5À l’inverse de la Russie, l’insertion de l’Ukraine dans le marché mondial de céréales et sa dimension géopolitique a été jusque-là très peu caractérisée [Neveu 2022]. Tout au plus est-il fait référence au contexte national. Bénédicte Carmagnolle et Thierry Pouch d’une part, Jean-Jacques Hervé d’autre part, montrent ainsi comment la montée en puissance des agro-holdings ukrainiens doit s’interpréter comme une réponse gouvernementale à la crise de 1998 et dont l’objectif était de faire de l’agriculture le fer de lance de l’économie nationale, mais découplée d’ambitions politiques de puissance [Carmagnolle & Pouch 2012, Hervé 2013]. Ce choix a fait la part belle aux oligarques locaux et aux intérêts capitalistes occidentaux. Un court article existe, mais il aborde les questions logistiques du transport de céréales d’Ukraine dans le contexte de la guerre actuelle [Abis & Mordacq 2022]. Il cherche à identifier les obstacles à surmonter pour rétablir le commerce de céréales, mais sans revenir sur la genèse du dispositif. La même question est très brièvement examinée par le directeur de la stratégie du réseau de SNCF [Tainturier 2023], qui souligne l’importance du chemin de fer dans la nécessaire réorientation contemporaine des flux. De leur côté, certaines publications d’économistes ont abordé ce thème [Koskina & Drozhzhin 2020, Mayorova, 2021, Moskvichenko & al. 2020, Pouch & Raffray 2022, Raffray 2022], détaillant la politique des prix et les grands enjeux du marché céréalier, mais sans jamais aborder les rigidités propres à la spatialité d’un système productif tiré par la grande exportation.
6Dans une approche géographique originale, notre recherche se propose donc de contribuer à la connaissance du bassin céréalier ukrainien à travers son étroite interdépendance avec le transport terrestre et maritime. L’argumentaire se développera de la façon suivante : une première partie évaluera la contribution de l’exportation des céréales au développement économique de l’Ukraine avant la guerre et de ses puissants effets sur la réorganisation de sa géographie agricole. Une deuxième partie présentera l’influence des structures nationales de transport sur l’organisation des flux d’exportation de céréales. Une troisième partie enfin, examinera les transformations des ports ukrainiens causées par l’augmentation constante des volumes de céréales fournit au marché mondial.
7L’analyse s’appuie sur diverses sources d’information : les données officielles du Service national des statistiques d’Ukraine [Derzhstat], celles de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO], et pour les trafics, les sources de l’Administration des ports maritimes d’Ukraine [AMPU]. Pour la démonstration, nous avons analysé les données de 2010 à 2020, date à laquelle la récolte de céréales et leur exportation ont atteint leur maximum en Ukraine. Le modèle ukrainien tel qu’il est décrit ici connaît alors son apogée. Perturbées par le conflit, les données pour 2021 sont encore en cours de traitement et ne sont donc pas prises en compte. Pour les données plus anciennes on a mobilisé le travail de référence sur le sujet [Eksportniye 1923].
8L’Ukraine est un des principaux exportateurs mondiaux de céréales (Tabl. 1).
Tableau 1 – Les principaux exportateurs mondiaux de céréales en 2020, (en % du volume total)
Organisation économique régionale ou Etat
|
Blé
|
Maïs
|
Orge
|
Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)
|
26,3
|
27,5
|
7,9
|
Canada
|
13,1
|
0,6
|
7,4
|
Etats-Unis
|
13,2
|
26,9
|
0,5
|
Marché commun du Sud (Mercosur)
|
5,8
|
38,1
|
6,0
|
Argentine
|
5,1
|
19,1
|
5,9
|
Brésil
|
0,3
|
17,8
|
0,0
|
Union économique eurasiatique (UEEA)
|
21,4
|
1,2
|
15,7
|
Kazakhstan
|
2,6
|
0,0
|
2,6
|
Russie
|
18,8
|
1,2
|
13,1
|
Accord commercial sur les relations économiques étroites entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande (ANZCERTA)
|
5,2
|
0,0
|
11,2
|
Australie
|
5,2
|
0,0
|
11,2
|
Union Européenne (UE)
|
30,7
|
12,4
|
40,2
|
Allemagne
|
4,7
|
0,2
|
6,3
|
France
|
10,0
|
2,4
|
17,8
|
Ukraine
|
9,1
|
14,5
|
13,3
|
Source : Données [FAO] traitées par l’auteur
9Au début des années 2000, le pays était devenu un des principaux « greniers du monde », en ne cessant de renforcer sa position sur le marché céréalier global. En fait, l’agriculture ukrainienne retrouvait, après un siècle, la place qu’elle avait acquise avant la Première Guerre mondiale [Eksportniye 1923]. Pour les céréales aussi, l’indépendance de 1991 semblait refermer la parenthèse de la période communiste. A l’échelle du pays, les produits agricoles redevenaient le premier bien d’exportation (Tabl. 2).
10Sébastien Abis, Pierre Begoc et Jean-Jacques Hervé rappellent, après d’autres, les conditions agro-climatiques optimales et la qualité des sols du pays [Abis & Begoc 2018, Hervé 2019]. Le tchernoziom (les fameuses terres noires ukrainiennes particulièrement fertiles) occupe 66,3 % de surface agricole du pays. Donc à l’exception des zones montagneuses à l’ouest et marécageuses au nord, les autres régions disposent d’une très bonne fertilité des sols, permettant de cultiver les céréales partout.
11L’Ukraine dispose par ailleurs d’un réseau de lignes de chemins de fer et de grandes routes relativement dense pour l’Europe d’Est, qui relient les zones de production aux ports d’exportation. La « tyrannie de la distance » reste toutefois le facteur discriminant, car 500 km est la distance limite, du fait des coûts de transports, pour des exportations rentables sur le marché mondial [Infrastruktura…2020, p. 29].
Tableau 2 – Importance des exportations dans la production agricole ukrainienne, (en % de la valeur)
|
Part de l’agriculture dans l’exportation nationale
|
Poids des exportations dans la production agricole nationale
|
Part des exportations par rapport à la production céréalière
|
Part des céréales dans les exportations agricoles nationales
|
2010
|
9,0
|
46,1
|
36,3
|
52,9
|
2011
|
9,2
|
47,5
|
26,1
|
56,9
|
2012
|
14,6
|
73,3
|
60,1
|
69,5
|
2013
|
15,5
|
61,0
|
44,1
|
64,9
|
2014
|
17,8
|
71,0
|
52,3
|
68,0
|
2015
|
17,8
|
87,7
|
63,8
|
34,7
|
2016
|
23,9
|
79,8
|
62,7
|
69,6
|
2017
|
23,4
|
88,8
|
68,6
|
64,1
|
2018
|
23,1
|
82,2
|
61,3
|
66,3
|
2019
|
27,9
|
101,3
|
77,1
|
68,9
|
2020
|
26,3
|
88,6
|
80,5
|
72,9
|
Source : Données [Derzhstat] et [FAO] traitées par l’auteur
12Avec l’indépendance de 1991, l’Ukraine a progressivement rétabli un modèle économique libéral, de plus en plus orienté vers l’exportation. Elle accentue et approfondit un développement basé sur une ancienne spécialisation internationale (Fig. 1).
13Avant 2020, plus de la moitié des produits agricoles ukrainiens étaient exportés, au premier rang desquels les céréales (Tabl. 2). Ces dernières dominent la production agricole d’Ukraine dès 2012. La compétitivité-prix a favorisé le pays et tiré la croissance des volumes à l’export. Elle a renforcé la spécialisation agricole de la partie méridionale du pays. La forte croissance des exportations est alors tirée par des prix globalement plus bas que le marché mondial. En moyenne, sur la période 2010-2020, les valeurs unitaires ukrainiennes rapportées aux prix mondiaux moyens ont été inférieures de 23,1 % pour le blé, de 14,4 % pour le maïs et de 15,9 % pour l’orge (Fig. 2). En 2020 le prix du blé ukrainien exporté était en moyenne de 199,1 dollars des États-Unis par tonne en Ukraine contre 212,5 en Russie et 223,6 en Roumanie [FAO].
14La forte augmentation des exportations a conduit à ce que plus de la moitié du blé et de l’orge cultivés en Ukraine soient exportés après 2015, tandis que pour le maïs, ce niveau avait été atteint dès 2012 (Fig. 1). Cette tendance n’a cessé de s’accentuer ensuite. La part de la production nationale de blé exportée s’élève à 72,5 % pour 2020 (Tabl. 2) ; elle est de 92,3 % pour le maïs et de 66,1 % de l’orge. La dynamique de marché insère donc le pays dans une logique d’intégration et de dépendance de plus en plus poussée au marché mondial des céréales.
Figure 1 – Production et exportation des céréales d’Ukraine
Source : Données [Derzhstat] traitées par l’auteur
Figure 2 – Différence entre le prix moyen mondial et ukrainien à l’exportation de céréales
Source : Données [FAO] traitées par l’auteur
15Le rétablissement du modèle économique agro-capitalistique orienté vers l’exportation a profondément changé la géographie régionale des diverses productions (Fig. 3).
Figure 3 – La spécialisation agricole des districts d’Ukraine (2020)
Source : Données de [Derzhstat] traitées par l’auteur
16Dès 2012 le blé et l’orge sont redevenus les principales céréales exportées, tandis que le pays devenait un leader incontesté pour le maïs (Fig. 1) dont la culture s’est généralisée en Ukraine mais seulement dans la seconde moitié du XXème siècle [Savchuk 2019, p. 114].
17Le tournesol s’est imposé comme la culture dominante du sud de l’Ukraine (Fig. 3). L’Ukraine en est devenue le premier producteur mondial après l’introduction d’une taxe à l’exportation sur les graines brutes de tournesol (2001), ce qui a poussé les producteurs à une transformation locale. Sa culture s’est donc concomitamment diffusée avec les grandes unités d’extraction d’huile. Cette dernière est à son tour acheminée par voie ferroviaire vers les ports maritimes pour y être exportée.
18La production du blé trouve des débouchés locaux avec les grandes fermes avicoles, l’élevage de bovins et porcins. Une exception est néanmoins constituée par la région danubienne, où la proximité des ports permet l’exportation, tout comme les zones proches des terminaux maritimes, particulièrement du Grand Odessa, traditionnellement orienté vers les marchés internationaux (Fig. 3). Le blé s’impose donc comme la culture dominante en Ukraine Occidentale, si l’on exclut les espaces marécageux au nord-ouest et les franges montagneuses des Carpates au sud, où domine le seigle. Cette orientation combine les bonnes conditions agro-climatiques locales à l’accessibilité aux lignes ferroviaires. La situation est différente sur le piémont des Carpates où l’éloignement relatif des débouchés internationaux entraîne une faible participation à l’exportation de céréales (Fig. 4). La combinaison de conditions naturelles moins favorables et le transport peu efficace expliquent ainsi l’absence d’une culture céréalière dominante dans les régions de Transcarpatie et de Tchernivtsi (Fig. 3).
Figure 4 – Rôle des céréales dans les exportations des régions d’Ukraine (2020)
Source : Données de [Derzhstat] traitées par l’auteur
19L’Ukraine Orientale demeure une zone dominée par le maïs, tandis que l’Ukraine Centrale se présente comme une zone de transition entre maïs et blé au nord et tournesol au sud. Le long de la bande frontalière avec le Bélarus, on trouve des productions de seigle et d’avoine dans des conditions climatiques au demeurant plus rudes, tandis que la production d’orge destiné au marché mondial se concentre le long des principales voies ferrées. L’orge est la culture dominante dans 16 districts d’Ukraine mais sans former une zone particulière (Fig. 3), car les conditions naturelles permettant de cultiver cette céréale, plus orientée vers les besoins internationaux, se rencontrent partout.
20À côté des productions plus traditionnelles, le soja est apparu comme un nouveau type de spécialisation. Cette culture était dominante dans 35 districts en 2020 (Fig. 3). On observe une tendance à la formation de deux ceintures (sojabelt) à l’ouest du pays, en marge de la zone naturelle forêt-steppe. Intervient ici comme facteur de diffusion, la combinaison d’un climat plus humide et de sols bien drainés, mais surtout l’accessibilité du marché de l’Union Européenne. La hausse des prix du marché mondial de la farine de soja a poussé l’Ukraine à augmenter régulièrement sa production à destination de l’Union Européenne selon un modèle qui se rapproche du système agro-exportateur du Brésil [Caetano & al. 2018, Eloy & al. 2020, Salin 2021]. Le facteur de localisation favorisant cette orientation est la facilité de transport des graines ou de la farine de soja vers l’Union Européenne. Ce débouché rémunérateur, soutenu par une demande soutenue à destination de l’élevage intensif européen contribue à remplacer les autres céréales fourragères en Ukraine occidentale.
21Au niveau national, la région de Mykolaїv ouverte sur la mer Noire reste le leader incontesté des exportations de céréales du pays avec 21,4 % des exportations nationales de céréales en 2020 [Derzhstat]. Dans cette région, outre le transport par voie ferroviaire, il est possible d’avoir recours au cours navigable du Bug du Sud. Construits il y a plus de 100 ans, les chemins de fer d’Ukraine méridionale continuent à répondre au besoin d’exportation des céréales pour lesquels ils avaient été conçus [Savchuk 2019, pp. 88-91]. Les exportations de la production agricole ont aussi joué un rôle important dans les régions de Kyiv et Tchernihiv (Fig. 4), qui ont représenté en 2020 respectivement 5,8 % et 8,9 % de la valeur totale des exportations de céréales du pays [Derzhstat].
22On observe un changement radical dans les destinations des exportations de céréales et les modes de transport utilisés entre 2010 et 2020 (Tabl. 3). Alors qu’avant 2010, les céréales exportées étaient orientées vers les pays de la Communauté des États Indépendants et acheminés par chemin de fer, dès l’année suivante, un basculement massif s’effectue au profit des ports maritimes et à destination des débouchés asiatiques et africains (Tabl. 3). Seule une petite partie des céréales continue alors d’être exportée par voie terrestre. La réorientation du commerce extérieur ukrainien est directement liée aux mesures protectionnistes de l’Union économique eurasiatique prises par la Russie (par ailleurs le premier concurrent de l’Ukraine sur le marché mondial de céréales (Tabl. 1)), obligeant les agro-holdings à prospecter de nouveaux débouchés hors de la Communauté des États indépendants (Tabl. 3). L’Ukraine, avant la guerre, avait déjà renforcé sa position sur le marché de l’Union Européenne. Cette réorientation s’est poursuivie ensuite. En effet, les troubles politiques et militaires dans l’est du pays, puis l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie, ont eu pour effet de couper tout lien avec les pays voisins de la CEI et de renforcer l’orientation et les dynamiques de production de céréales vers le grand export international, dont la place, en dépit de toutes les crises, n’a cessé d’augmenter (Tabl. 2 & 3).
23Tableau 3 – Les marchés principaux des exportations de céréales de l’Ukraine, (en % du quantité)
Organisation internationale / pays
|
Blé
|
Maïs
|
Orge
|
2010
|
2020
|
2010
|
2020
|
2010
|
2020
|
Chine
|
-
|
0,0
|
-
|
27,6
|
-
|
51,0
|
Communauté des États indépendants
|
0,3
|
0,0
|
2,9
|
0,2
|
0,3
|
0,1
|
Conseil de coopération du Golfe
|
0,7
|
0,8
|
0,0
|
1,2
|
71,9
|
18,6
|
Union africaine
|
46,1
|
35,0
|
46,1
|
17,8
|
8,5
|
20,5
|
Union Européenne
|
1,9
|
4,2
|
16,1
|
33,2
|
0,1
|
2,1
|
Source : Données de [Derzhstat] traitées par l’auteur
24L’exportation massive des grandes cultures ont un impact net à développement de transport national d’Ukraine. Globalement, les trois quarts de la récolte de céréales ont été exportés, soulignant la forte dépendance de la production céréalière nationale de la demande internationale (Tabl. 2). Dans le transport, le mode ferroviaire domine avec une part modale de 67,4 % en 2020 [Derzhstat]. 94,8 % de toutes les céréales transportées hors d’Ukraine ont transité par les ports [AMPU]. On ne peut donc que souligner la symbiose fonctionnelle ferroviaire-portuaire.
25Tableau 4 – Poids des céréales dans le trafic des ports maritimes ukrainiens en 2010 et 2020, (en % du quantité)
Port
|
2010
|
2020
|
Berdiansk
|
18,0
|
73,6
|
Bilhorod-Dnistrovsky
|
0,0
|
52,0
|
Chornomorsk
|
12,9
|
56,0
|
Izmail
|
0,0
|
77,0
|
Kherson
|
37,1
|
37,0
|
Marioupol
|
1,7
|
58,0
|
Mykolaїv
|
24,4
|
49,0
|
Odessa
|
9,6
|
35,0
|
Olbia
|
0,0
|
40,0
|
Pivdenny
|
0,0
|
15,0
|
Reni
|
6,3
|
58,0
|
Skadovsk
|
0,0
|
0,0
|
Ust-Dunaysk
|
17,9
|
40,0
|
Source : Données de [AMPU] traitées par l’auteur
26Les ports maritimes s’imposent entre 2010 et 2020 comme les nœuds logistiques de l’organisation spatiale de l’agrobusiness ukrainien (Fig. 5), devenue une production-clé dans l’économie nationale. La spécialisation agro-exportatrice des ports ukrainiens n’a cessé de se renforcer (Tabl. 4). Pendant des années, les agro-holdings nationaux et les sociétés de commerce de céréales étrangers ont acheté ou construit des silos portuaires et investi dans des terminaux dédiés afin de sécuriser le processus d’exportation de céréales.
Figure 5 – Trafic des marchandises des ports ukrainiens de 2010 à 2020
Source : Données de [AMPU] traitées par l’auteur
27Le réseau des chemins de fer ukrainien draine le territoire vers les ports pour transporter les marchandises à l’exportation [Savchuk 2019, pp. 79-80 et 86-99]. A l’exception des ports de Skadovsk et d’Ust-Dunaysk, tous disposent d’importantes gares ferroviaires de fret qui leur permettent de répondre aux besoins massifs et croissants d’exportations de céréales (Fig. 3 et Tabl. 4). Les trafics céréaliers destinés à l’exportation représentent 35,7 % du volume total de marchandises des chemins de fer national [calculé à partir de Gruzoperezovki Po Zheleznoy Doroge 2021). L’essentiel des céréales est acheminé depuis les régions intérieures par le réseau des voies ferrées méridionales à destination des ports maritimes (Fig. 3). Les lignes principales avaient été électrifiées à l’époque soviétique mais pour répondre à d’autres besoins, à la fois aux échanges extérieurs mais surtout aux grands trafics internes de charbon et de minerai de fer.
28Les tarifs moyens pratiqués pour le transport des céréales sont de l’ordre de 29,7 dollars des États-Unis par tonne pour un acheminement routier, contre 8,9 pour le fer et 5,3 pour les voies fluviales [Moskvichenko & al. 2020, p. 104]. Moins coûteux que la route et assurant une meilleure couverture que les voies navigables, le chemin de fer permet drainer l’arrière-pays des ports ukrainiens dans un rayon de 300 à 500 km. Au-delà, le transport de céréales n’est plus économiquement soutenable à destination des ports de la mer Noire, ainsi depuis les régions occidentales et septentrionales d’Ukraine qui valorisent leurs productions céréalières via l’élevage ou réorientent les cultures. Aussi les productions agricoles se sont orientées vers les besoins des marchés européens (Tabl. 3). Donc les régions d’exportation du pays présentent des distances inférieures à 500 km (Fig. 4), dans une géographie assez semblable à la situation d’il y a cent ans [Eksportniy 1923]. Les districts proches des grandes gares de marchandises présentent naturellement la plus forte concentration en surfaces cultivées de céréales pour l’export – maïs, blé et orge (Fig. 3).
29Les tarifs des transports sont donc un élément crucial pour comprendre la spécialisation productive. Avant 2021, parmi les grands pays exportateurs de céréales, le niveau des coûts logistiques d’Ukraine était comparable à celui très compétitif des États-Unis, près de deux fois moins que la Russie (Tab. 5).
Tableau 5 – Les frais logistiques d’exportation des céréales depuis les ports de France, Etats-Unis, Russie, Ukraine en 2020, en dollars des États-Unis par tonne
Etape de la chaîne logistique
|
Allemagne
|
France
|
Etats-Unis
|
Russie
|
Ukraine
|
Champ – silo
|
6
|
8
|
7
|
8
|
8
|
Silo – port
|
13
|
12
|
25
|
38
|
16
|
Port – bateau
|
7
|
6
|
5
|
16
|
9
|
Total
|
26
|
26
|
37
|
62
|
33
|
Source : Données de [Infrastruktura…, 2020, p. 16] traitées par l’auteur
30Ces conditions d’accès ont nettement favorisé l’Ukraine dans sa compétitivité internationale également appuyée par un taux de change favorable de la hryvnia [Wegren & Nilssen 2022]. Le trafic des céréales dans les ports ukrainiens qui a été multiplié par plus de 6,2 fois entre 2010 et 2020 (Fig. 5), implique des changements importants pour le trafic ferroviaire national. Les céréales occupent le troisième poste parmi des marchandises transportées par chemin de fer (2020). Dans les ports maritimes ukrainiens, les céréales sont devenues la première marchandise chargée dès 2016, devant les métaux ferreux (Fig. 5). Donc les exportations maritimes sont centrées sur la fourniture de matières premières (céréales, métaux ferreux et minerais de fer) plaçant l’Ukraine dans une étroite dépendance vis-à-vis de la conjoncture mondiale pour ces trois types de marchandises.
31Dans l’arrière-pays des ports ukrainiens, le modèle logistique de transport des récoltes de céréales est globalement comparable à celui du début du XXème siècle, car le réseau de ports et de chemin de fer est resté assez stable sur la façade maritime ukrainienne, même s’il s’est modernisé. L’Ukraine indépendante n’a pas construit de nouvelles grandes lignes de chemin de fer ni d’autoroutes. L’offre continue à reposer sur un modèle logistique hérité avec une prédominance des entreprises de transport maritime étrangères, car aux premières années de l’indépendance le pays s’est retrouvé sans Marine marchande nationale. Dans l’organisation des schémas logistiques, la massification demeure le maître-mot. Les céréales récoltées sont transportées par camion dans un rayon de 30 km vers les gares de chemin de fer où sont implantés les silos (Tabl. 5). Elles sont ensuite acheminées par voie ferrée jusqu’aux ports. Jusqu’à une centaine de kilomètres de distance, les céréales des régions côtières sont directement livrées par route aux silos des terminaux maritimes. Ce seuil routier peut être accru dans la zone frontalière proche du Danube où les échanges ferroviaires ont été pénalisés par l’absence d’accord de transit entre l’Ukraine et la Moldavie. Le transport des céréales vers les ports maritimes danubiens est toutefois limité par la capacité de la ligne ferroviaire Transdanubienne, qui les relie au reste du pays. L’unique compagnie issue de l’époque soviétique, le Chemin de fer d’Odessa, a été partagé dans la Transdanubie entre l’Ukraine et la Moldavie (1993). La ligne qui relie directement les ports danubiens au réseau ferroviaire de cette compagnie régionale traverse la frontière six fois et n’est pas utilisée pour les circulations ; pour effectuer le transit des marchandises on a utilisé les autres lignes de chemin de fer moldaves, ce qui a augmenté le temps de transit de marchandises. Ainsi, en l’absence d’alternative, la route reste l’élément essentiel d’approvisionnement pour les ports maritimes de Reni et Izmail (Fig. 3).
32Les agro-holdings ont rétabli les transports fluviaux des céréales sur le Dniepr (2014) et le Bug du Sud (2018) qui ont fonctionné jusqu’aux événements de 2022, doublant les volumes pris en charge entre 2010 et 2020 (calcul réalisé à partir de la base de [Derzhstat]). Dans un contexte de diminution globale des trafics des autres marchandises par voie fluviale, dès 2015 les céréales sont devenues la première cargaison du trafic des ports et terminaux fluviaux [Ohlyad… 2021 , p. 67]. Les principaux transports fluviaux sont réalisés vers le sud, sur le Bug du Sud, de Pervomaïsk à Mykolaїv, ainsi que sur les lacs artificiels du Dniepr (Fig. 3), depuis les terminaux et ports céréaliers fluviaux jusqu’aux gares ferroviaires équipées de silos [Ohlyad… 2021, p. 117]. La reprise du transit fluvial des céréales tel qu’il se pratiquait à l’époque soviétique entre l’Ukraine Centrale et les ports maritimes de l’embouchure du Dniepr – Boug n’a pas été mise en œuvre, car les écluses des barrages du Dniepr remontent à l’époque soviétique et n’ont pas fait l’objet de modernisation après l’indépendance.
33Les flux de céréales sont maîtrisés par les agro-holdings dont le leader Nibulon contrôle les terminaux et silos de divers ports fluviaux. Avant le conflit russo-ukrainien, l’utilisation des voies navigables pour transporter les céréales aux ports maritimes vers l’embouchure du Dniepr – Bug a permis une croissance régulière des exportations depuis les régions drainées par ces fleuves (Fig. 4). Le flux le plus important reliait les terminaux du lac de retenu de Kakhovka aux ports de Mykolaїv et celle-ci de Kherson. Les principaux obstacles pour massifier les flux de céréales des terminaux fluviaux jusqu’aux lports maritimes restaient le coût élevé du passage des écluses du Dniepr et la nécessité d’un dragage annuel des chenaux de navigation sur les deux fleuves. Les faibles tirant d’eau (entre 2 m à 4 m) en excluent les navires fluviomaritimes. Les capacités de stockage restent toutefois modestes le long des voies navigables. Le plus grand silo (97 000 tonnes) se situe à Nova Odessa dans la région de Mykolaїv [Ohlyad 2021, p. 118] car le terminal de Nibulon en Mykolaїv a une capacité de 3,3 millions de tonnes de céréales.
34Les ports ukrainiens ont connu une période de transition difficile, suite à l’indépendance associée aux importantes réorientations des échanges économiques. Leur fonction d’exportation a progressivement été renforcée (Fig. 5), notamment dans le secteur agricole. Leur rôle de stockage et de transbordement portuaires est en général contrôlé par les opérateurs privés. Les exportations céréalières qui représentaient déjà 59,7 % de leur trafic en 2010 ont atteint 77,7 % en 2020 [AMPU]. Alors qu’à l’époque soviétique, les fonctions d’exportation des céréales étaient presque exclusivement concentrées dans le groupe des ports du Grand Odessa [Thorez 1995], elles sont se sont diffusées pour devenir, dans les années 2000, un facteur décisif du développement de tous les ports du pays à l’exception de port de Skadovsk (Tabl. 4). Le développement de la production orientée vers l’exportation a entraîné une multiplication par 4,5 de la part des céréales dans le trafic total de 2010 à 2020 [AMPU]. L’essor rapide de la céréaliculture d’exportation, qui est devenue la première branche de l’activité économique, dominant les échanges extérieurs ukrainiens depuis 2016 (Tabl. 2). Le cabotage de céréales entre les ports du pays a en revanche considérablement diminué, en raison du manque d’équipements spécialisés pour le transbordement entre les navires de différentes classes, entraînant au demeurant une forte diminution des relations de cabotage entre ports ukrainiens.
35Si les exportations de céréales constituent désormais la principale spécialisation de la plupart des ports d’Ukraine (Tabl. 4), le système des ports du Grand Odessa dispose des conditions les plus favorables pour ce développement (Fig. 6).
Figure 6 – Importance des exportations dans le trafic des ports ukrainiens en 2010 et 2020
Source : Données de [AMPU] traitées par l’auteur
36Les atouts principaux sont le libre accès à la mer et les postes en eau profonde, qui permettent aux trois ports en question de dominer les trafics : Pivdenny (61,7), Chornomorsk (23,9), Odessa (23,4 millions de tonnes) [AMPU]. L’accueil de navires de la classe Capesize (150 000 tonnes) dans le port de Chornomorsk lui permet d’avoir le coût de chargement le plus faible d’Ukraine. L’essentiel des trafics de céréales dans les ports du Grand Odessa est néanmoins le fait de navires de classe Handymax (de 35 000 tonnes à 50 000 tonnes). Le port maritime de Mykolaїv dispose d’une rade en eau profonde près d’Otchakiv. Ces caractéristiques nautiques lui ont permis d’enregistrer un trafic de 30,1 millions de tonnes de marchandises en 2020 [AMPU]. Le doublement de la part des cargaisons céréalières dans le trafic de Mykolaїv (Tabl. 4) est dû au fait que l’un des plus grands agro-holdings du pays, Nibulon, a choisi d’y installer ses silos principaux. Les ports du Dniepr et du Bug du Sud naguère très actifs, ne peuvent plus aujourd’hui mener des activités économiques normales en raison du blocus exercé par la marine russe en mer Noire et par la désorganisation voire la destruction des moyens de production [Zernovyy 2023].
37Dans les circonstances de combats à grande échelle et le blocus maritime dès 2022, le Danube est devenu la principale « porte de l’Ukraine ». Cependant, le trafic aussi est limité par le fait que la ligne ferroviaire qui lie les ports danubiens au réseau ukrainien traverse le territoire de la république autoproclamée et non reconnue de la Transnistrie, soutenue par la Russie. Voici pourquoi, le 22 août 2022 La connexion ferroviaire transfrontalière directe entre les ports du Grand Odessa et les ports danubiens, après des mesures d’urgence, a été rétablie. Les trains de marchandises de Ukrzaliznytsya peuvent transiter par le territoire de Moldavie rouvrant un nouveau débouché de céréales ukrainiennes au marché mondial [Startuye…].
38L’annexion de la péninsule de Crimée (2014) a été condamnée par des sanctions internationales pénalisantes pour les ports locaux (Fig. 6). En conséquence, le trafic total de ces ports a été divisé par 12 entre 2013 et 2020 [« Logosticheskiy tupik Rossii »]. Dans les conditions actuelles de combats et des nombreuses sanctions contre la Russie, il est impossible d’imaginer que les ports de Crimée puissent jouer un quelconque rôle dans les exportations de céréales. Donc, les ports de Crimée n’assurent plus que les liaisons locales de cabotage avec les ports russes de la mer d’Azov car les grandes sociétés du fret maritime respectent la décision de l’Organisation maritime internationale d’arrêt d’activité commerciale avec les ports de péninsule (2014).
39Les ports ukrainiens de la mer d’Azov sont de leur côté pénalisés par des décisions géopolitiques causées par l’annexion de la péninsule de Crimée et la création de facto d’un espace maritime qui échappe au contrôle de l’Ukraine (2014). Outre des mesures de contrôle vexatoire, la mise en service du pont de Crimée a limité l’accessibilité à la mer d’Azov [Eckert & Savchuk 2022] pénalisant la circulation maritime des ports de Berdiansk et Marioupol (Fig. 6). Tous ces facteurs négatifs ont entraîné de profonds changements dans l’arrière-pays de ces ports et d’importantes modifications dans la structure de leur trafic d’exportation. Ces ports ont enregistré un impact négatif important, car raccordés par une seule ligne ferroviaire à leur arrière-pays, passée en partie sous contrôle russe car traversant une partie de Donbass. L’alternative est alors l’acheminement routier, nettement plus coûteux, depuis les régions rurales, où domine la céréaliculture. Dans ce contexte très difficile pour la production industrielle, la part relative des céréales dans le trafic s’est accrue de façon spectaculaire dans les ports de Berdiansk et Marioupol entre 2010 et 2020 (Tabl. 4), qui ont perdu leurs trafics traditionnels d’exportation de métaux ferreux et de charbon après l’occupation d’une partie du Donbass ukrainien en 2014. Ils sont aujourd’hui partiellement utilisés par la Russie pour exporter les céréales de territoires occupées en 2022 [Ukrainian embassy]. Le port de Skadovsk est une exception, car l’importation de marchandises dominante est liée à l’existence à l’époque de la ligne régulière des navires rouliers du port de Zonguldak (Turquie). La faible profondeur de la baie de ce port ukrainien ne permet pas au demeurant d’organiser le trafic de céréales et celles qui sont issues des récoltes à proximité sont transportées par la route jusqu’au port de Kherson pour être exportées.
40Le modèle de développement économique de l’Ukraine s’est de plus en plus orienté vers l’exportation massive de céréales au cours de la dernière décennie. L’agriculture retrouve, mais en les accentuant encore, les principales caractéristiques de son développement établies il y a plus de cent ans, dans le cadre du modèle de libre-échange qui dominait au commerce mondial d’avant la Première Guerre avec le rôle important des ports maritimes de la mer Noire. Plus que jamais, la céréaliculture reste le secteur-clé de l’économie nationale en alimentant une grande partie des exportations. Le commerce agricole ukrainien est fortement dépendant des exportations de céréales, contrôlées par les grandes agro-holdings. Cette situation a alors un impact direct sur la spécialisation des productions régionales et le fonctionnement du transport de marchandises est à ce titre un vecteur puissant de structuration du transport national. Les ports maritimes ukrainiens et les lignes ferroviaires de leur arrière-pays sont organisés en fonction des besoins d’exportation domines par les céréales.
41À l’exception du port de Skadovsk, tous les ports se sont fortement engagés dans l’exportation de céréales. Le conflit meurtrier engagé par la Russie qui sévit depuis 2022 a démontré à contrario la puissance de cette évolution et le danger d’une telle situation : le blocus des ports maritimes a un impact négatif sur l’ensemble de l’économie nationale. La question de la production, de la gestion des stocks et du transport des céréales ukrainiennes pour l’exportation est devenue un enjeu national. Au moment de la reconstruction, il sera sans doute nécessaire de repenser à la diversification des exportations pour n’être pas aussi tributaire d’un système de production et d’une dépendance très forte vis-à-vis du marché mondial des produits agricoles. Simultanément, il faudra alors aussi partir à la reconquête des marchés que d’autres pays exportateurs auront entretemps servis.