- 1 Recommandation des jurys de concours en 2013 et 2014.
1L’étude des mutations des systèmes productifs industriels invite à une approche multidimensionnelle, sectorielle, statistique et temporelle, mais aussi spatiale « en étudiant particulièrement les espaces concernés à différentes échelles1 ». L’échelle territoriale proposée ici est régionale : c’est celle de la Lorraine qui, à l’instar du Nord-Pas-de-Calais, apparaît encore comme une vieille région industrielle en crise [Frémont 2001]. La succession de crises sectorielles n’a pas seulement impacté des territoires, des bassins industriels, elle a aussi radicalement modifié l’image de l’ensemble de la région qualifiée dans les années 1960, de « Texas français ». Cette expression « La Lorraine, le Texas Français » a été utilisée par le journaliste Raymond Cartier, dans l’hebdomadaire Paris-Match du 26 juin 1961 pour désigner une région alors attractive. Sa création de richesse reposait sur l’extraction de trois ressources du sous-sol : sel, minerai de fer, charbon transformées et valorisées localement d’une part par l’industrie chimique du sel et d’autre part par la sidérurgie. Ce très bref tableau devait être complété par une importante industrie textile (filature et tissage), travaillant essentiellement le coton, dans les vallées vosgiennes et approvisionnant de nombreux établissements de l’industrie de l’habillement. Au milieu des années 1960, il n’y a pas eu la moindre hésitation pour désigner Nancy-Metz-Thionville (métropole tricéphale) comme une des huit métropoles d’équilibre.
2Aujourd’hui, la région souffre d’un déficit d’image, observable entre autres dans l’enseignement, et d’un déclassement national. Les acteurs locaux cherchent à reconstruire, à fabriquer une nouvelle image de la Lorraine inscrite « au cœur de l’Europe ».
3Pour appréhender cette image, deux sources ont été dépouillées : un lot de copies anonymes de candidats au concours interne de l’agrégation d’histoire et géographie et un corpus de manuels scolaires de géographie de lycée (classe de 1ère).
4Les principaux résultats présentés ci-dessous ont été obtenus à partir du dépouillement de notes prises scrupuleusement lors de la correction d’un lot de 76 copies regroupées de façon aléatoire, notamment en matière de provenance géographique. Le sujet de l’épreuve de dissertation de géographie de la session 2013 était intitulé « Les marges de l’espace français ». Pour mémoire, les candidats ont composé quelques mois après la fermeture des hauts fourneaux d’ArcelorMittal, à Florange, fin 2012. La Lorraine apparaît tout à fait comme une marge puisqu’elle est citée ou développée dans 64 copies. Cette perception, à l’échelle nationale, est associée :
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à la désindustrialisation qu’elle a subie de plein fouet, qui s’inscrit dans les paysages et les espaces par des friches (« friches de vieux bastions industriels », « bassin sidérurgique de Longwy devenu une friche »),
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- 2 Rappelons que ces écrits sont antérieurs aux consultations municipales de 2014 au cours desquelles (...)
à des « espaces déclassés suite à l’arrêt d’activités grandes pourvoyeuses d’emplois », à une « région industrielle en crise avec un fort taux de chômage » (ou « un taux de chômage record en France avec le Nord-Pas de Calais »), à « une ancienne région industrielle où la reconversion n’a pas abouti » (« reconversion plus ou moins réussie »). La région est présentée comme « étant désormais à la traîne en terme de compétitivité », une région qui « peine à trouver un second souffle », dont « les pays noirs ou les régions sidérurgiques ne trouvent pas, pour le moment, de solution pour revenir sur les chemins du dynamisme économique ». Ces difficultés « entraînent là aussi l’émergence d’une radicalisation politique notable »2. Enfin, l’image de la Lorraine est perçue comme « plutôt négative » ; « Le Nord-Pas-de-Calais et la Lorraine continuent à souffrir de leur image négative de régions sinistrées » ; elle est « victime d’une mauvaise image associée ».
- 3 Il ne subsiste que deux hauts fourneaux en activité à Blénod-lès-Pont-à-Mousson.
- 4 Trois autres lieux sont mentionnés avec une très faible occurrence : Thionville, Hambach et la ou l (...)
5La représentation spatiale de la Lorraine est étroitement liée aux bassins et sites industriels. Il apparaît nettement que ce sont les espaces de la sidérurgie qui priment, « La Lorraine du tout acier » [Fagnoni 2007] : le Bassin de Longwy et le PED (Pôle Européen de Développement) devancent Florange et Gandrange, derniers grands sites sidérurgiques fermés3 (fermeture de Gandrange en janvier 2008, 1 180 emplois concernés) ou en cours de fermeture en 2013, très médiatisés par la visite des deux Présidents de la République. Les vallées textiles vosgiennes qui ont pourtant fait l’objet de travaux de nombreux géographes lorrains [Thouvenin 1995, Edelblutte 2008, Gack 2012] sont absentes des copies. Parmi les espaces et lieux cités, il faut mentionner le cas d’Amnéville, très étudié par Edith Fagnoni [Fagnoni, 2001, 2004], le pays noir, Forbach et le musée patrimonial du carreau Wendel, ainsi que le centre Pompidou à Metz4. La patrimonialisation de sites miniers et manufacturiers est présentée comme un moyen qui pourrait contribuer à améliorer la situation de la Lorraine. Le second levier quelquefois présenté est la situation frontalière de la région qui permet à des dizaines de milliers de frontaliers de travailler au Luxembourg, d’attirer des entreprises telles que Daewoo (depuis lors fermée) et Daimler AG (Smart). Cette situation semble complètement accomplie dans SaarLorLux « aux confins du Luxembourg, de l’Allemagne et de la France », devenue la Grande Région, en 1995, en regroupant aussi la Wallonie belge et le Land de Rhénanie-Palatinat.
6En conclusion de cette analyse réalisée à partir d’un échantillon certes restreint, la Lorraine du Nord apparaît surreprésentée, et de ce fait la Lorraine amputée de ses autres territoires. Plusieurs actualisations seront précisées dans la seconde partie.
7La Lorraine a-t-elle une image plus positive, plus attractive dans les manuels scolaires de géographie du secondaire ? Quels sont les territoires lorrains présentés et représentés par les auteurs, en conformité avec les programmes qui ont progressivement écarté les études régionales des classes de 1ère ?
8Alors que dans le programme de 1995, La France en Europe et dans le monde, les études régionales (« Régions et ensembles régionaux ») sont encore inscrites dans la partie 3 du programme intitulée « Les États et régions en France et en Europe », elles disparaissent dès le programme de 2002, L’Europe, la France. Dans les séries ES et L, la 4ème partie inclut « le fait régional à travers l’étude d’une région d’Europe, de préférence celle du lycée ». Dans la série S, le fait régional est aussi réduit à « une région en France ou dans un autre État de l’Union européenne ». Dans les programmes actuels (2011 et 2013 pour la 1ère S), France et Europe : dynamique(s) des territoires dans la mondialisation, le thème 1, « Comprendre les territoires de proximité », prévoit une étude de cas relative à un aménagement choisi dans un territoire proche du lycée et la région où il est situé. En 1ère S (2013), l’étude de cas porte au choix sur un aménagement choisi dans un territoire proche du lycée ou la région où celui-ci est situé.
9Le corpus analysé est composé de 11 manuels :
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2 manuels de 1997 (Magnard, Nathan)
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4 manuels de 2007 (Bréal, Hachette, Hatier, Magnard)
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3 manuels de 2011 (Belin, Hatier, Magnard)
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2 manuels de 1ère S de 2013 (Hachette, Nathan).
10La grille d’analyse se compose des items suivants :
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quelle(s) région (s) sont retenue (s) par les auteurs du manuel ?
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dans quelle partie du programme, la Lorraine est-elle convoquée ?
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pour aborder ou illustrer quels phénomènes, la Lorraine a-t-elle été choisie ?
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quels sont les lieux lorrains cités et sélectionnés ? à travers quels documents ?
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quelle cartographie de la Lorraine est présentée ?
11Cette analyse détaillée de manuels publiés durant les vingt dernières années (Tableau 1) permet trois observations principales :
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du fait de l’affaiblissement, voire de la disparition de l’étude régionale, la Lorraine n’intéresse plus les auteurs et les éditeurs. À l’exception des deux manuels de 1997 qui consacrent respectivement un chapitre de qualité l’un au Nord et Nord-Est (Magnard) et l’autre au Grand-Est (Nathan), les autres manuels n’ont plus fait le choix éditorial de présenter la Lorraine au titre de la région étudiée alors que le Nord-Pas-de-Calais est traité en tant que région dans sept ouvrages.
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La Lorraine n’est plus convoquée que ponctuellement dans les parties de programme consacrées soit à l’espace économique français ou aux dynamiques des systèmes productifs dans la mondialisation (programmes 2011), soit à un aménagement. Si dans les manuels de 1997 et de 2007, les sites de Pompey (ex. de reconversion réussie d’un ancien site sidérurgique) et de l’usine de la Smart (accueil d’un grand projet industriel internationalement mobile, symbole d’un renouveau industriel), près de Sarreguemines sont plébiscités dans les appareils documentaires, ils cèdent la place notamment dans les manuels les plus récents (2011, 2013) aux deux technopôles lorrains (Nancy-Brabois et Metz technopôle), et à deux aménagements d’envergure : le centre Pompidou à Metz et la ligne à grande vitesse Est-Européenne (tracé et choix de l’implantation des gares).
-
Si le renouvellement des études de cas et des dossiers documentaires estompe l’image industrielle de la Lorraine parmi les jeunes générations, les cartes continuent à diffuser une image passéiste de la région par l’utilisation de termes tels que « ancien bastion industriel » ou « ancien bassin houiller » et/ou par la figuration d’activités totalement disparues. L’exemple du Saulnois est emblématique. Il est représenté sur presque toutes les cartes, en tant que bassin de l’industrie du sel et de la soude alors que l’extraction et la chimie du sel ont totalement cessé à Château-Salins et à Dieuze depuis plus de quarante ans. Seule la toponymie subsiste.
Tableau 1 – Analyse de manuels de géographie de classe de 1ère édités entre 1997 et 2013
Manuels
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Régions présentées
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Partie du programme Lorraine / Chapitre
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Phénomènes illustrés
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Lieux Documents
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Carte de la Lorraine
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Nathan, 1997 Col. J. R. Pitte
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Le Grand Est Paris et le Bassin parisien Le Nord-Pas-de-Calais La France atlantique Le Grand Sud-Est
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partie 3 : « Les Etats et régions en France et en Europe
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A la recherche d’une voie post-industrielle
+espaces ruraux
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-Vallée de l’Orne (extrait carte IGN, photo aérienne de Rombas) -Chantier de la Smart photo aérienne -Côtes de Meuse (le Toulois)
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Organisation de l’espace du Grand Est (Bourgogne, Franche-Comté, Lorraine, Alsace)
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Magnard, 1997 Hagnerelle M. (dir.)
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Le Nord & le Nord-Est : au contact de la mégalopole européenne Paris et sa zone d’influence Le Grand Est-Sud-Est Le Grand-Ouest Périphéries proches, périphéries lointaines
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partie 3 : « Les Etats et régions en France et en Europe
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Reconversion des activités
Lorraine écartelée mais solidaire
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-Dossier méthodologique : « Les vieux bassins industriels ont-ils un avenir ? Pompey en Lorraine (5 documents dont un extrait d’un interview avec J. Chérèque -Dossier Pôle Européen de Développement (4 pages) -Smart -Technopôles de Metz, de Nancy-Brabois
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Quelques actualisations nécessaires
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Hachette ES/L/S, 2007 Joyeux (dir.)
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Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, Ile-de-France, Rhône-Alpes, l’Ouest, La Réunion
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L’espace économique français/L’espace industriel français et les mutations
Grand aménagement
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-Désindustrialisation Région industrielle en crise, reconversion (pôles de reconversion)
-TGV Est européen et son tracé disputé
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-Friche industrielle durable de Pompey (2 photos aériennes) -Déclin continu de la région de Briey Retour du dynamisme à Nancy, Metz, Longwy, Sarreguemines
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« L’organisation de l’une des régions les plus industrielles de France : la Lorraine »
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Hatier L/ES/S, 2007 Ciattoni (dir.)
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Ile-de-France, Rhône-Alpes, Alsace, Réunion, Catalogne, Corse, Franche-Comté et Bade-Wurtemberg
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L’espace économique français
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Etude de cas sur l’industrie sidérurgique en France
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-2 photos aériennes (non datées) de la friche sidérurgique d’Homécourt et de sa requalification -Le laboratoire de l’Andra, à Bures (Meuse) photo aérienne
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Magnard ES/L/S, 2007 J. Jalta, JF. Joly et R. Reineri (coord.)
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Ile-de-France Pays de la Loire Bretagne, le Centre, Antilles, Nord-Pas-de-Calais, PACA, Rhône-Alpes
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Les espaces d’activités en France
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Reconvertir un « vieux » bassin industriel
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Pompey en Lorraine (Dossier documentaire : 2 photos aériennes, un extrait d’A. Frémont, un plan de la ZA + liste d’entreprises du parc d’activités)
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Bréal, L/ES/S, 2007 R. Brunet, D. Pierre-Elien (dir.)
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Alsace, Bretagne, Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Midi-Pyrénées, Paca, Rhône-Alpes, Réunion, Catalogne et Bavière
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Chapitre : Disparités spatiales et aménagement des territoires
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Etude de cas sur le Grand Nancy
« Une région reconvertie : La technopole de Metz
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-2 photos aériennes (Place Stanislas et périphérie ouest Texte sur « Nancy, ville sidérurgique », capitale économique Projet de rénovation urbaine du quartier du Haut-du-Lièvre -Photo aérienne du technôpole de Metz
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Carte de la Lorraine et du sillon lorrain : Nancy dans son environnement régional
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Magnard ES/L/S, 2011 J. Jalta, JF. Joly et R. Reineri, J. Riquier (coord.)
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Nord-Pas-de-Calais
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Les espaces productifs/ L’industrie, entre reconversion et nouvelles dynamiques
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Participation à des coopérations transfrontalières, accueil d’IDE
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Photographie au sol de l’intérieur de l’usine de la Smart
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Belin L/ES/S, 2011 Col. R. Knafou
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Ile-de-France
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Comprendre les territoires de proximité Approches des territoires du quotidien
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Etude de cas : Centre Pompidou, Metz
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2 double-pages (photo aérienne, campagne de communication, carte, plan et texte de presse sur les objectifs du projet de JM Rausch)
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Carte de la Lorraine dans l’atlas des régions
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Hatier, ES/L/S, 2011 Ciattoni (dir.)
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Ile-de-France Languedoc-Roussillon Etudes de cas d’aménagement : Loisinord (Nord) et Grand Lac (Savoie) Territoires ultramarins
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Hachette Education, 1ère S, 2013 D. Husken-Ulbrich & A. Bervas
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Ile-de-France
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Thème 2 : Aménager et développer le territoire français Ch. 3 : La France en villes
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Apprentissage méthodologique : confronter une carte et un texte (2 documents non scientifiques)
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Pourquoi le TGV passe-t-il entre Metz et Nancy ?
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Nathan, 1ère S, 2013 Col. E. Janin et JL. Mathieu
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Etude de cas : Mantes-Université (Ile de France) Etude de région : Nord-Pas-de-Calais
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Les territoires de proximité : quelle place dans la mondialisation
Thème 2 : Aménager et développer le territoire français Ch. 4 : Dynamiques des espaces productifs dans la mondialisation Objectif Bac : analyse de document
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Tertiarisation et dynamiques territoriales
Technôpole de Nancy-Brabois : un espace de hautes technologies
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Une photo aérienne d’Ikéa à Metz
Reconversion du quartier de l’Amphithéâtre (Photo au sol du centre Pompidou, à Metz) (plan + communication officielle)
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12À l’issue de ces deux analyses, nous pouvons constater que les représentations de la Lorraine du groupe d’enseignants pris en considération sont proches des contenus des manuels de géographie de 1ère, édités en 2007. Les manuels publiés entre 2011 et 2013, éclipsent très fortement la Lorraine, y compris la « Lorraine industrielle ». Ce sont Metz et Nancy qui sont maintenant sous les projecteurs.
13Ce titre quelque peu provocateur veut rendre compte de la forte désindustrialisation de la région durant tout le dernier demi-siècle. La Lorraine des années 2010 est effectivement très éloignée du « Texas français » et même de la Lorraine des années 1990. Progressivement, chacun des grands bassins industriels s’est défait. La première crise du textile vosgien date de 1954, et la fin des AMF (Accords MultiFibres) au cours des années 2000 lui a porté le coup de grâce. La fermeture des Houillères du Bassin de Lorraine (HBL) a été programmée et s’est étalée entre 1974 (Faulquemont) et 2004 (siège de La Houve, Creutzwald). De ce fait, elle a été anticipée et accompagnée par l’État et l’Europe. Quant à la sidérurgie lorraine, même si les combats contre les fermetures de Gandrange et de Florange sont très présents dans les mémoires, le paroxysme de son démantèlement est plus ancien. Dès la fin des années 1960 et la concurrence des nouvelles unités de production littorales, des sites sont fermés. Les années 1980 représentent « la décennie noire » : Longwy Cœur d’Acier, Micheville à Villerupt, Pompey. Mais durant cette période, l’État est très présent par toute une série de plans d’accompagnement. La nomination, en 1988, dans le gouvernement Rocard, de Jacques Chérèque, ancien sidérurgiste de Pompey, n° 2 de la CFDT, comme ministre délégué auprès du ministre de l’Industrie et de l’Aménagement (Roger Fauroux), en charge de l’Aménagement du territoire et des reconversions (1988-mai 1991) est emblématique. Dans ses mémoires, La rage de faire (2007), J. Chérèque explique que ces territoires furent traumatisés mais pas ruinés. Le pouvoir d’achat local a été maintenu par la prise en charge par l’État des pensions de retraite entre 50 et 60 ans (75 % du salaire brut de 50 à 55 ans et 70 % au-delà). Les transferts publics de revenus ont sans doute joué un rôle prépondérant pour amortir les crises des territoires houillers et sidérurgiques [Davezies 2008]. J. Chérèque, antérieurement nommé Préfet délégué (mai 1984), au moment où la Lorraine a subi de plein fouet une nouvelle crise sidérurgique encore plus violente que les précédentes (suppression de 25 000 emplois), a activement participé à la « phase de déconstruction » [Fagnoni 2007], à « la remise à zéro », c’est-à-dire de démolition des friches industrielles, de requalification des sites par l’EPFL (Etablissement Public Foncier de Lorraine) et parfois de réoccupation in situ. Pour J. Chérèque, la reconversion devait passer par l’élimination du haut fourneau que les Lorrains avaient dans la tête. L’association Lorraine / friches ou Lorraine / Rust Belt n’est, de mon point de vue, plus fondée. Les friches bâties ont considérablement régressé ; leur ont succédé des friches nues [Edelblutte 2014], des espaces végétalisés (Photo 1 & Fig.1), [Del Biondo 2009] et parfois des espaces réécrits comme celui de Pompey, des aciéries au Parc d’activités Eiffel [Renard-Grandmontagne 2004].
14La base de photographies aériennes du Cerpa5, véritable observatoire des paysages lorrains, regorge d’anciens espaces industriels traités, métamorphosés.
Photo 1 – L’ancien site sidérurgique des aciéries de Micheville à Villerupt/Audun-le-Tiche
Des paysages industriels, il ne subsiste souvent plus que les cités ouvrières et des bâtiments datant du paternalisme repris par les collectivités territoriales telle la piscine de Micheville.
Source : A. Humbert & C. Renard-Grandmontagne, 2009
Figure 1 – Croquis d’interprétation de la photographie 1
15La crise actuelle, qui n’est pas spécifique à la région, a encore fait diminuer le nombre d’emplois dans l’industrie (20 000 entre 2006 et 2011). Le pourcentage de 15,2 % des emplois dans l’industrie en 2013 (Insee, Structure de l’emploi total par grands secteurs d’activité) classe la Lorraine au 11e rang national, nettement derrière la Franche Comté (20,6 %), l’Alsace (17,5 %), la Haute Normandie (17,2 %), les Pays de Loire (16,8 %) et la Picardie (16,4 %). Fin 2014, G. Poupard. & J. Baude indiquent que le quadrant Nord-Est a été l’espace le plus touché par la diminution du nombre d’emplois salariés privés dans l’industrie entre 2008 et 2013. Parmi les 13 zones d’emplois les plus touchées en France, 3 sont lorraines : Epinal, Thionville et Sarreguemines.
16Cette crise plus généralisée, mais moins accompagnée, s’ajoute en fait aux crises précédentes. L’évolution de la courbe du chômage est à ce titre révélatrice (Fig. 2). Contrairement à une idée couramment répandue, la Lorraine a enregistré durablement des taux de chômage inférieurs à la moyenne nationale (de fin 1989 au 3e trimestre 2005), ce qui n’est plus le cas depuis le milieu de l’année 2005 (8,7 % pour 8,6 % en France métropolitaine) et surtout depuis 2008-2009. Au 2e trimestre 2014, le taux de chômage régional est de 10,4 % contre 9,7 % pour la France métropolitaine. Toutefois, on remarquera que le taux lorrain de 10,4 % est inférieur à celui de régions telles que le Nord-Pas-de-Calais (12,7 %, 2e trimestre 2014) ou le Languedoc-Roussillon (13,9 %) ou encore PACA (11,3 %).
Figure 2 – Évolution des taux de chômage en France et en Lorraine, 1982-2014
17À l’intérieur de la région Lorraine, il existe des disparités fortes entre zones d’emplois (Fig. 3). Au 2e trimestre 2014, les taux de chômage varient, entre 7,8 % (zone d’emploi de Sarrebourg) et 14,2 % pour celle de Saint-Dié-des-Vosges. On remarquera qu’une situation frontalière n’est pas garante d’un taux plus faible : les zones d’emploi de Longwy (10,7 %) et surtout de Forbach (13,5 %) dépassent la moyenne régionale malgré l’importance du travail frontalier.
Figure 3 – Taux de chômage dans les zones d’emploi lorraines en 2014
18Enfin, la Lorraine, qui a figuré dans le trio des régions (avec l’Auvergne et le Limousin) dont la population totale diminuait en raison d’un solde migratoire négatif important (- 0,6 % par an durant la période 1975-1990), a inversé l’évolution de sa courbe de population depuis 1999.
Tableau 2 : Évolution de la population sans double compte en Lorraine entre 1975 et 2011
1975
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2 330 822
|
1982
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2 319 905
|
1990
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2 305 726
|
1999
|
2 310 376
|
2006
|
2 335 749
|
2011
|
2 350 657
|
Source INSEE, RGP
19Cette légère croissance démographique s’explique principalement par un net ralentissement du déficit migratoire depuis 1999 (taux annuel de - 0,1 % depuis 1999) alors que le solde naturel est toujours resté positif. À tire d’exemple, l’arrondissement de Briey (nord du département de Meurthe et Moselle) a enregistré une variation positive de 7 000 personnes entre 1999 (157 050 hab.) et 2011 (164 471 hab.) sans toutefois retrouver le nombre d’habitants de 1968 (201 550 hab.).
20Parmi les facteurs et les actions qui ont permis aux territoires lorrains de résister, la situation frontalière est devenue une opportunité à valoriser. La « carte européenne » est utilisée à différentes échelles, par différents acteurs.
21En 1983, le Professeur R. Frécaut a écrit dans la conclusion de la Géographie de la Lorraine - dernier ouvrage de géographie régionale paru - : « La grave crise que connaît la Lorraine ne saurait occulter plusieurs de ses chances, qui permettent d’envisager l’avenir avec un relatif optimisme. La première est sa situation géographique remarquable au cœur de l’Europe occidentale. »
- 6 Source : Business France, Rapport sur l’internationalisation de l’économie française. Bilan 2014 de (...)
22La Lorraine est au cœur de l’Europe tout comme le revendiquent de nombreuses autres régions françaises (Nord-Pas-de-Calais, Alsace) et d’autres régions et États européens (Luxembourg). Cette expression maintenant très présente dans la communication des institutions régionales renvoie à une situation centrale au sein d’un espace qui reste à définir : l’Europe des Six ? Ou un espace non nommé de 200, voire de 300 km densément peuplé « 24 millions de personnes accessibles en deux heures de route ou d’autoroute à partir du Sillon Lorrain » qui constitue, ou peut constituer, un marché important pour des investisseurs. Cet élément de communication a, entre autres, pour objectif d’attirer des investisseurs français ou étrangers, en particulier de grands projets internationalement mobiles ou des projets de plateformes logistiques, le long du principal axe de communication qui traverse la région du nord au sud, l’A 31 gratuite et qui constitue un des Eurocorridors. Ce discours a semble-t-il assez bien fonctionné puisque la Lorraine apparaissait comme une des régions les plus attractives en matière d’IDE entrants. De 1993 à 2003, elle a d’ailleurs été la 4e région française pour l’accueil d’investissements étrangers. En 2014, les entreprises étrangères assuraient 13 % de l’emploi en Lorraine, comme dans les régions Rhône-Alpes et Picardie. La proportion est encore beaucoup plus importante si l’on ne considère que l’industrie manufacturière : 34 % en Lorraine, 47 % en Alsace6.
- 7 Au recensement de 1999, on dénombrait 20 745 Allemands résidant en Lorraine, 4 045 Belges et 2 445 (...)
23En Lorraine, partenaire de l’Eurorégion, la Grande Région qui a succédé à SaarLorLux devenue SaarLorLux + en 1995, il y a des territoires plus frontaliers que d’autres. La Lorraine est effectivement la seule région française limitée par trois dyades, ponctuées de « Portes de France », dénomination adoptée par les communautés d’agglomération de Thionville et de Forbach. Chacune des dyades a ses dynamiques et il se construit progressivement des territoires transfrontaliers [Groupe Frontière 2004] différenciés. Les flux de navetteurs (travailleurs frontaliers) dont les plus importants se dirigent quotidiennement vers le Luxembourg (environ 75 000), l’Allemagne (25 000 environ) et la Belgique (5 000 environ) sont les flux les plus étudiés et les mieux connus, mais il en existe bien d’autres tels les flux immobiliers7, les flux commerciaux qui ne se calquent pas sur ceux des navetteurs [Renard-Grandmontagne 2013]. Une économie résidentielle s’est substituée à une économie productive. Les slogans « Vivre et travailler à Longwy » des années 1970-1980 sont remplacés par les objectifs habiter, consommer et vivre à Longwy. L’hypermarché Auchan de Longwy-Mont-Saint-Martin, le seul hypermarché français du groupe à ne pas être doté d’une station de carburants, réalise le chiffre d’affaires le plus important des hypermarchés lorrains [Renard-Grandmontagne 2013].
24Les indicateurs socio-économiques et démographiques de la Lorraine sont plus positifs que ce que véhiculent les représentations. Ils témoignent de sa résilience.
- 8 Livre qualifié « le moins vidalien » par Yves Lacoste dans un article titré « A bas Vidal, viva Vid (...)
25Les recompositions contemporaines sont sans aucune mesure avec celles générées par la défaite de 1870, que nul ne peut ignorer s’il veut comprendre le développement industriel, la géographie des voies de communication, la rivalité Nancy-Metz par exemple. À ce titre, la lecture de la France de l’Est8 écrite par Paul Vidal de la Blache et publiée en 1917 se révélera encore utile. L’organisation régionale s’articule, de mon point de vue, selon trois espaces aux dynamiques différentes.
- 9 Formule un peu choc utilisée par l’ADUAN et l’AGURAM dans la brochure de 62 p., publiée en 2005. En (...)
26Le terme de Sillon Lorrain a désigné, au début des années 2000, un réseau de villes qui rapproche les quatre gouvernances locales d’Épinal, Nancy, Metz et Thionville. Depuis 2011, il désigne le Pôle métropolitain et depuis décembre 2013, le Pôle métropolitain « européen ». C’est effectivement le cœur de la Lorraine où se concentrent population (« Un Lorrain sur deux dans le Sillon Lorrain »9), infrastructures de transport méridiennes enregistrant les trafics les plus importants « sur un axe stratégique de la Méditerranée à la Mer du Nord », ,grands équipements dont les différents sites de l’Université de Lorraine (68 000 étudiants) et les deux technopôles. Ce rapprochement de raison nécessaire pour affronter les concurrences métropolitaines ne doit pas masquer la disparition sur les cartes de l’Insee des aires urbaines lorraines en tant qu’aires urbaines métropolitaines (12 en France). Ce gommage est d’autant plus préoccupant qu’il est accompagné d’un recul artificiel des deux plus importantes agglomérations lorraines dans le classement national depuis la redéfinition du périmètre des agglomérations par l’Insee, en 2010. (Tableau 3). Lors de cette délimitation, la plupart des Unités Urbaines en France ont inclus un nombre plus ou moins important de communes dans leur nouveau périmètre ; seules cinq agglomérations en ont perdu quelques-unes. Les deux agglomérations lorraines ont pour leur part été amputées par l’Insee de 5 communes pour Metz et de 11 pour Nancy, dont les deux communes périphériques (Ludres et Fléville-devant-Nancy) intégrées à l’agglomération de Nancy depuis 1982 et sur lesquelles a été aménagé progressivement depuis près de 50 ans, le plus grand parc d’activités de l’agglomération (Dynapôle : 370 entreprises, 8 500 emplois). Aucun argument rationnel ne justifie un tel découpage qui reste non seulement incompréhensible, mais qui risque d’être préjudiciable aux deux agglomérations classées maintenant villes intermédiaires [Deraëve 2014]. Non, Nancy et Metz ne sont pas des villes qui rétrécissent !
Tableau 3 – Redélimitation des Unités Urbaines par l’INSEE et résultats du recensement
Selon découpage de 1999
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Selon le nouveau découpage de 2010
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Rang
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Unité
Urbaine
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Nombre de communes
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Population en 2007
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Rang
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Unité Urbaine
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Nombre de communes
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Population en 2007
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1
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Paris
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396
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10 197 678
|
1
|
Paris
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412
|
10 303 282
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15
|
Nancy
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37
|
330 232
|
21
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Metz
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42
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290 851
|
16
|
Metz
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47
|
322 459
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22
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Nancy
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28
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286 108
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Source : d’après données Insee
27En complément du paragraphe 2.3, analysons à titre d’exemple de mutations territoriales, l’encart (fig. 4) produit par l’AGEME, Agence pour l’Expansion de la Moselle-Est créée par des acteurs de l’ancien bassin houiller, au début des années 2000, parallèlement au CAPEM (Comité d’Aménagement, de Promotion et d’Expansion de la Moselle).
Figure 4 – Une nouvelle image de la Moselle-Est
Source : AGEME, catalogue des formations de l’IUT Moselle Est -Université de Lorraine, 2012-2013
28Une des premières décisions et actions de ces acteurs a été de remplacer la dénomination ex-bassin houiller lorrain par celle de Moselle-Est. Cet attachement oriental est peut-être aussi une revendication identitaire de la partie de la Moselle germanophone, proche de l’Alsace et de l’Allemagne. D’ailleurs, le biculturalisme, le multilinguisme (français, allemand, polonais) sont totalement assumés. La dernière ligne, « Un potentiel de 2 millions de consommateurs avec un fort pouvoir d’achat dans un rayon de 100 kms », résume à elle seule la métamorphose voulue de l’ancien bassin minier. Le pays noir a pris de la couleur avec son champ de colza fleuri, au premier plan. La centrale thermique Emile Huchet, à Carling, s’est effacée derrière les parcs éoliens ; la Lorraine se classe au 4e rang national en termes de puissance installée raccordée (720 MW en mars 2014). Une des seules évocations de l’héritage apparaît au plan intermédiaire avec une jeune femme sortie d’un laboratoire de recherche appliquée ou R&D qui peut appartenir à la pétrochimie ou à un des laboratoires appartenant au pôle de compétitivité baptisé initialement MIPI (Matériaux Innovants, Produits Intelligents), reconfiguré puis rebaptisé Matéralia, ou à la vallée européenne des matériaux, de l’Énergie et des procédés (VEME).
29C’est l’autre Lorraine, beaucoup plus étendue et beaucoup moins peuplée. Ce sont des espaces de labours, de prairies et de forêts qui, pour ces dernières, occupent 37 % du territoire régional. Certains terroirs productifs sont intégrés au système productif agricole du Bassin Parisien. C’est ainsi que des éleveurs de bovins meusiens appartiennent à l’aire d’approvisionnent de l’AOC du Brie de Meaux. D’autres espaces ruraux, plus éloignés des dynamiques frontalières, plus à l’écart des grands courants d’échange apparaissent davantage marginalisés comme en témoigne la constitution de déserts médicaux dans l’est du Lunévillois ou sur les marges les plus méridionales de la Lorraine.
30La désindustrialisation de la Lorraine a incontestablement affaibli la région et son image dans les différents classements nationaux. La démilitarisation qui a aussi profondément modifié les économies locales et les territoires est passée beaucoup plus inaperçue nationalement. Depuis vingt à trente ans, les acteurs lorrains veulent faire de la région une terre de coopération et d’intégration européenne. La réforme territoriale adoptée en 2014 l’invite à inventer de nouvelles relations avec de nouveaux partenaires. La question reste donc ouverte des recompositions territoriales à venir au sein de la nouvelle région Alsace-Lorraine-Champagne-Ardenne.