1En service depuis le 26 juin 20161, les nouvelles écluses du canal de Panama ont apporté à celui-ci un souffle nouveau après des années de plafonnement des trafics, faute d’une capacité suffisante pour les anciens ouvrages. La présente contribution ne vise pas à refaire l’histoire du canal depuis sa mise en service en 1914, excellement résumée à l’occasion de son centenaire [Sabonge & Sanchez 2014]. Elle n’a pas davantage pour objet de présenter en détail les travaux qui ont été entrepris lors de son recalibrage dans les années 2010 [Berrocal & Pous de la Flor 2017]. Elle vise simplement à mesurer l’effet de ce changement d’échelle technique sur la dynamique et la nature des trafics de cette artère interocéanique majeure. Nous n’évoquerons donc pas les jeux des acteurs derrière ces évolutions, qui mériteraient de longs développements sortant du cadre de cette contribution. Initialement exploité par les États-Unis, le canal est géré depuis le 1er janvier 2000 par une société d’état panaméenne, l’Autorité du Canal de Panama (Panama Canal Authority). Alors que pendant les dernières années de gestion totale du canal par les Américains, de gros investissements n’étaient pas à l’ordre du jour, ils furent envisagés pendant la période de transition américano-panaméenne [Iwabuchi 1990]. À partir de l’an 2000, les autorités panaméennes ont désiré recalibrer le canal afin d’en augmenter significativement les profits. Par le référendum de 2006, le peuple a approuvé l’endettement considérable qui allait résulter de ce recalibrage [Sabonge & Sanchez 2014]. La mise en service, en 2016, de nouvelles écluses donnait une dimension nouvelle à la voie d’eau transisthmique conçue par Ferdinand de Lesseps.
- 2 Ce gabarit (aussi dit néopanamax) correspond à des porte-conteneurs d’une capacité d’emport maximal (...)
2Avec le canal de Suez, celui de Panama est un des lieux de convergence majeurs de la circulation maritime mondiale, dans le passé [Siegfried 1940, Vigarié 1968] comme plus récemment [Notteboom & Rodrigue 2022]. Une attention toute particulière y a été apportée quant à la circulation conteneurisée [Ducruet 2015]. Désormais majoritaires à Suez [Mareï & Charlier 2015], ils étaient largement minoritaires à Panama avant les années 2010 [Alix & Charlier 2015]. Une forte expansion du trafic total était attendue une fois que des porte-conteneurs au gabarit newpanamax2 seraient en mesure de l’emprunter et d’affaiblir ainsi le rôle des ponts terrestres nord-américains pour la desserte de l’Est des États-Unis [Slack 2008, Sabonge 2014, Martinez, Steven & Dresner 2016].
3Aussi, un objectif majeur de ce travail est de voir si l’explosion attendue des trafics conteneurisés panaméens est bien au rendez-vous avec un effet d’entraînement sur l’activité globale du canal centraméricain. Un certain basculement des activités portuaires nord-américaines de la côte pacifique vers la côte atlantique (Golfe du Mexique compris) en était attendu, que nous chercherons à mesurer dans la dernière partie du travail. Auparavant, nous présenterons sommairement le canal de Panama dans sa configuration antérieure et indiquerons quels travaux majeurs de génie civil y ont réalisés en vue de son recalibrage. Ensuite, nous nous livrerons à une analyse détaillée de l’évolution des trafics avec plus d’hydrocarbures et moins de conteneurs qu’attendu. Une distinction doit alors être opérée entre les anciennes et les nouvelles écluses pour montrer qu’elles sont fréquentées par des unités sensiblement différentes, en termes de taille et de nature avec un accent particulier sur les conteneurs.
4Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de « nouveau canal » à Panama, pas plus d’ailleurs qu’à Suez. Ces deux grandes voies d’eau internationales qui conservent leur architecture générale ont simplement été recalibrées pour répondre aux exigences contemporaines [Sabonge & Sanchez 2020, Tourret 2021]. Les débouchés en mer restent inchangés ; pour Panama, il s’agit de Colón du côté atlantique et de Balboa du côté pacifique (figure 1) et la longueur des chenaux à parcourir d’un océan à l’autre est restée identique, à 82 km. Simplement, ces chenaux ont été dédoublés au niveau des écluses ; au nombre de douze, avec trois paires de chaque côté, celles de 1914 sont désormais complétées par deux échelles de trois nouveaux ouvrages simples d’un gabarit supérieur. Ces six nouvelles écluses et leurs nouveaux accès depuis l’ancien canal ne représentaient qu’une partie du travail à accomplir, car les chenaux existants ont aussi dû être approfondis et élargis pour pouvoir accueillir les newpanamax tout au long de leur transit, notamment au niveau de la tranchée de la Culebra où s’opère le difficile franchissement de la Cordillère. Le tirant d’eau maximum admissible a été porté de 12,4 m à 15,2 m (cf. le tableau 1 infra) ; cette augmentation de 2,8 m a été obtenue de deux façons sur le bief supérieur : 2,35 m supplémentaires proviennent de l’approfondissement du chenal de navigation et 45 cm additionnels résultent du relèvement du niveau du Lac Gatún de 26,4 à 26,85 m [Berrocal & Pous de la Flor 2017].
Figure 1 – Entre deux océans, l’isthme panaméen et son canal maritime
Source : Adapté d’après une carte de la Panama Canal Authority (2006). Réalisation C. Guérin & S. Mbatchou – Ecole de géographie de Louvain - 2023
5La figure 2 présente dans sa partie supérieure une coupe transversale schématique de l’ouvrage dans sa configuration initiale, avec les deux jeux de trois écluses doubles mises en service en 1914 près de Colón du côté de l’Atlantique et près de Balboa (le port de la ville de Panama City) du côté du Pacifique. D’un côté, on trouve l’escalier triple des écluses de Gatún (du nom du lac éponyme) et de l’autre, il y a deux complexes éclusiers différents, avec un escalier double à Miraflores et un ouvrage à une seule chute à Pedro Miguel, séparés par le petit lac de Miraflores.
Figure 2 – Les anciennes et les nouvelles écluses panaméennes
Source : Adapté d’après T. Romer et PCA (2006) _ Réalisation C. Guérin & S. Mbatchou – Ecole de géographie de Louvain - 2023
6La localisation de ces nouvelles écluses correspond précisément aux emplacements sélectionnés en 1939 par les militaires américains pour la réalisation de deux escaliers triples d’écluses au gabarit montanamax, conçues pour permettre le transit des cinq super cuirassés de la classe Montana commandés par l’US Navy [Alix & Charlier 2015]. Commencés en 1940, avec un achèvement prévu en 1945, les travaux furent abandonnés en 1943 en même temps que la construction des cuirassés [Stille 2023].
- 3 Les écluses elles-mêmes présentent des dimensions légèrement supérieures pour permettre aux navires (...)
7Le tableau 1 permet de situer, en termes de dimensions maximales des navires, la taille des écluses alors envisagées par rapport à celles de 1914 et de 20163. Rétrospectivement, il est heureux que la réalisation des nouvelles écluses amorcées dans les années 1940 se soit limitée au gros œuvre des futurs chenaux, car prévus sur base de besoins militaires ces ouvrages n’auraient pas convenu pour les grandes unités commerciales apparues à partir des années 1960 et n’auraient en rien dispensé de la construction, au début des années 2010, de nouvelles écluses plus largement dimensionnées.
Tableau 1 – Caractéristiques techniques comparées des plus grands navires pouvant être sassés dans les écluses panaméennes
|
Longueur max.
|
Largeur max.
|
Tirant d’eau max.
|
Port en lourd max.
|
Écluses de 1914
|
294,1 m
|
32,3 m
|
12,4 m
|
75.000 tpl
|
Projet de 1939
|
(310,0 m)
|
36,9 m
|
12,4 m
|
nd
|
Écluses de 2016
|
366,0 m
|
51,2 m
|
15,2 m
|
180.000 tpl
|
Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après des documents de la Panama Canal Authority et de l’US Navy
- 4 Au départ, celle-ci avait été fixée à 49,0 m, mais la limite a été relevée en 2018 à 51,2 m sur la (...)
- 5 Le port en lourd d’un navire de commerce correspond à sa capacité d’emport maximale en marchandises (...)
8La mise en service des nouvelles écluses en 2016 a fait changer d’échelle la taille maximale des navires de commerce susceptibles de transiter par le canal de Panama4. L’approfondissement récent des chenaux a permis de porter le tirant d’eau admissible maximum de 12,4 à 15,2 m, mais des limitations de deux ordres demeurent. D’une part, les ports en lourd maxima5 indiqués sont ceux de navires en pleine charge, ce qui n’est en fait pas le cas à Panama ; pour franchir le canal, les navires d’une telle taille doivent en réalité s’alléger et les chargements maxima possibles en pratique sont de l’ordre de 55.000 tpl pour les écluses de 1914 et de 135.000 tpl pour celles de 2016. D’autre part, les tirants d’eau maxima indiqués dépendent du niveau d’eau dans le bief supérieur, de la tranchée de la Culebra au lac de Gatún, et donc d’un approvisionnement lié à la pluviosité de plus en plus aléatoire observée dans la région, qui impose des limitations fréquentes. Dernier exemple en date, au moment de la rédaction de cet article, l’enfoncement maximal autorisé a été réduit à 14,5 m à compter du 23 avril 2023, puis à 14,0 m à partir du 12 mai. Il était même prévu d’abaisser à 13,3 m le maximum admis à compter du 13 juillet 2023, mais l’Autorité du canal a suspendu fin juin 2023 cette mesure suite à de fortes précipitations.
9Les nouvelles écluses panaméennes sont des ouvrages à épargne d’eau, conçus pour faire circuler en circuit fermé une fraction significative (de l’ordre de 60 %) des bassinées, alors que celles relâchées par les écluses de 1914 finissent totalement dans l’un des deux océans. Les nouvelles écluses relâchent dans l’océan 7 % d’eau en moins que les anciennes à chaque sassement [Berrocal & Pous de la Flor 2017]. Mais avec un trafic additionnel, ces nouvelles écluses ont cependant contribué à augmenter la consommation globale pour les éclusages, de sorte que la problématique de l’approvisionnement en eau du bief supérieur demeure entière. Elle a été fort ressentie pendant les années 2018-2019 et 2019-2020, caractérisées par des précipitations particulièrement faibles sur le bassin versant du canal (figure 3A). Ces limitations saisonnières d’enfoncement amènent des réductions de la capacité d’emport des navires, qui irritent les armateurs et finissent par être répercutées auprès des chargeurs. La fiabilité de l’alternative panaméenne par rapport aux autres routes possibles s’en trouve altérée et, plus généralement, et sans solution pérenne, l’avenir du canal pose question. Celle-ci n’est pas neuve et a été reconnue dès avant le recalibrage [Slack & McCalla 2003] après s’être déjà posée dans la configuration initiale du canal. En effet, la partie supérieure du fleuve Chagres avait dû être équipée dans les années 1930 d’un barrage (dénommé à l’époque Madden et rebaptisé Alhajuela en 1999), créant un grand lac de retenue supplémentaire dont les eaux sont relâchées pendant la saison sèche entre janvier et mars [Carse 2012]. Une solution du même genre n’est plus envisageable de nos jours, vu le nouveau désastre environnemental qui en résulterait pour la faune et la flore, ainsi qu’en raison du caractère désormais inacceptable des expropriations forcées et relocalisations de population qui seraient inévitables.
Figure 3 – La problématique des précipitations et de l’usage des eaux du bassin versant du canal
Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après les rapports administratifs annuels 2018 et 2022 de la Panama Canal Authority
10La question de la gestion des eaux du bassin versant du canal de Panama est d’autant plus importante que les éclusages ne sont pas le seul facteur de consommation des eaux de son bief supérieur. La figure 3B montre en effet que les écluses, prises globalement, ne comptaient que pour 57,8 % de cette consommation globale en 2021-2022 (6,1 millions de m³).
11Anciennes et nouvelles écluses faisaient alors pratiquement jeu égal, avec respectivement 28,6 % et 29,2 %. La génération d’électricité (22,5 %), les pompages d’eau potable pour environ 2,5 millions de riverains (9 %) et l’évaporation (6,6 %) représentaient l’essentiel de la différence, le solde revenant à des concessions et usages divers non précisés (2,3 %) et à des décharges techniques (1,8 %), sans doute lors des rares périodes d’excès d’eau. Une étude sur le temps long serait utile pour dégager une tendance, mais l’essentiel est que la problématique est multifactorielle au niveau de ces consommations comme de l’approvisionnement en eau (qui est liée à celle de la déforestation/reforestation). L’eau potable pourrait être une variable d’ajustement si la construction d’une ou plusieurs usines dessalement de l’eau de mer permettait d’en réduire les prélèvements dans le Lac Gatún ; inversement, une évaporation moyenne supérieure est à craindre avec le réchauffement climatique.
12Après ce panorama technique, nous allons en venir à la question centrale, qui est de voir si les nouvelles écluses ont eu un effet significatif sur la fréquentation du canal de Panama depuis leur mise en service.
13Dans toute analyse de trafic, deux perspectives sont possibles, l’une en chiffres absolus, l’autre en valeurs relatives. Dans le premier cas, la réponse à notre interrogation sera incontestablement positive, puisque le trafic a augmenté assez significativement sur plusieurs segments. Dans le second cas, la réponse sera plus nuancée car le recalibrage du canal de Suez, intervenu à la même époque pour un budget très inférieur, a boosté bien davantage le trafic suézien, pour les conteneurs comme pour l’ensemble des flux.
- 6 Tous les tonnages dont il sera question dans ce travail sont exprimés en tonnes métriques. C’est di (...)
14Le dynamisme pré- et post-recalibrage des deux artères peut être apprécié au tableau 2 qui en compare le trafic total sur les vingt dernières années ; notre principale unité de mesure sera le million de tonnes (Mt dans la suite)6. La comparaison est légèrement biaisée par le fait qu’il s’agit d’années civiles (janvier-décembre) pour Suez et d’années financières (octobre-septembre) pour Panama. Elle montre tout d’abord que le transit suézien a véritablement explosé sur les deux dernières décennies, étant multiplié par 3,6 (à 1.325 Mt, principalement sous la poussée des conteneurs) alors que le transit panaméen a augmenté d’à peine 55 % (à 296 Mt). Le fossé s’est particulièrement creusé entre 2002 et 2014 : le trafic du canal de Suez double alors que celui de Panama progresse fort peu (+16 %), du fait de son gabarit insuffisant. Le recalibrage récent de l’artère panaméenne ne lui a pas permis de réduire l’écart entre 2017 (première année entière dans la nouvelle configuration technique pour Panama) et 2022 : + 33 % à Suez et + 21 % à Panama.
15Le redimensionnement du canal centraméricain a donc permis d’en relancer le dynamisme, mais le succès est à relativiser.
Tableau 3 – Évolutions récentes comparées des trafics totaux des canaux de Suez et de Panama
Canal de Suez
|
Canal de Panama
|
Années civiles
|
Trafic (Mt)
|
Indice 2002 =100
|
Années fiscales
|
Trafic (Mt)
|
Indice 2002 =100
|
2002
|
369
|
100
|
2001-2002
|
191
|
100
|
2007
|
710
|
192
|
2006-2007
|
212
|
111
|
2012
|
739
|
200
|
2011-2012
|
222
|
116
|
2017
|
909
|
246
|
2016-2017
|
245
|
128
|
2022
|
1.325
|
359
|
2021-2022
|
296
|
155
|
Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après les rapports statistiques annuels de la Suez et de la Panama Canal Authority
16Le trafic total d’un canal exprimé en millions de tonnes est un indicateur important de son importance économique, mais il n’est pas le seul.
17Trois autres sont présentés au tableau 3 détaillant le cas de Panama, où sont cette fois considérées les treize dernières années, de part et d’autre de l’année 2015-2016 marquée par un fort creux de fréquentation lié aux travaux qui se terminaient (et non significative de ce fait) ; six années se situent auparavant (2009-2015) et six ensuite (2016-2022). Le nombre des transits n’est pas un paramètre significatif car influencé par la taille croissante des unités. Plus parlante est par contre la croissance de la jauge nette des navires transités (une unité de volume et pas de poids, exprimée ici en unités Panama Canal selon la norme Universal Measurement System ou PC UMS).
18Sur les 13 années considérées, la jauge nette cumulée des navires transités a augmenté de 75 % ; c’est plus que le trafic exprimé en millions de tonnes dont il est surtout question ici, qui n’a progressé dans le même temps que de 45 %. Ceci est dû à une proportion plus élevée au fil du temps des unités présentant un volume « taxable » élevé, dont les grands porte-conteneurs (en raison de l’impact croissant des boîtes prises en pontée) et les grosses unités de croisière. Les péages étant établis sur la base de la jauge nette, leur montant annuel a également progressé, mais dans une mesure encore supérieure (+ 104 %). Ceci parce que des augmentations tarifaires sont intervenues au fil des années pour prendre en compte l’inflation et, plus récemment, l’augmentation de la qualité de service (en tendant aussi vers la vérité des coûts dans le fonctionnement des nouveaux ouvrages pour lesquels la grille tarifaire est supérieure).
Tableau 3 – Évolution récente des principaux indicateurs de trafic du canal de Panama
|
Nombre
de transits
|
Jauge nette
(millions PC UMS)
|
Péages
(millions $US)
|
Trafic des
marchandises (Mt)
|
2009-2010
2010-2011
2011-2012
2012-2013
2013-2014
2014-2015
|
14.230
14.684
14.544
13.660
14.481
13.874
|
300,5
321,7
333,7
320,6
326,8
340,8
|
1.480
1.728
1.851
1.850
1.910
1.991
|
204,9
225,9
221,5
215,5
231,2
232,8
|
2015-2016
|
13.114
|
330,4
|
1.933
|
208,0
|
2016-2017
2017-2018
2018-2019
2019-2020
2020-2021
2021-2022
|
13.548
13.795
13.875
13.689
13.342
14.239
|
403,8
442,1
469,6
474,7
516,4
518,4
|
2.238
2.485
2.593
2.663
2.968
3.025
|
244,9
259,1
257,0
259,8
292,1
296,4
|
Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après les rapports statistiques annuels de la Panama Canal Authority
19Dans les deux tableaux précédents, le trafic du canal a été envisagé au niveau de l’ensemble des cargaisons, sans prise en compte de sa composition interne qui a varié au fil du temps, à la fois dans sa nature et dans sa géographie. Des événements particuliers peuvent par ailleurs affecter le trafic maritime, globalement et régionalement, parfois de manière très significative comme le blocage du canal de Suez pendant près d’une semaine fin juin 2021 avec l’échouage accidentel du porte-conteneurs géant Ever Given. Le canal de Panama n’est pas à l’abri d’accidents similaires, par rapport auxquels il est plus exposé, en particulier au niveau des écluses (alors qu’il n’y en a pas à Suez) et des croisements de grands navires dans la tranchée de la Culebra, même si celle-ci a été récemment élargie. Dès le départ, une disponibilité moyenne de l’ordre de 99 % a été relevée pour les nouvelles écluses [Berrocal & Pous de la Flor 2017] et leur fonctionnement a continué à s’opérer sans incident notable depuis lors.
20S’il est fréquent de distinguer en géographie maritime entre vracs liquides, vracs solides et marchandises générales, dont les conteneurs [Frémont 2007], les statistiques annuelles détaillées de Panama ne se prêtent pas à l’exercice. Le tableau 4 vise à mettre en évidence un autre découpage entre deux des principales composantes, les hydrocarbures et les conteneurs. Les autres trafics sont regroupés dans une troisième catégorie « fourre-tout » qui sera détaillée plus loin ; elle est très hétéroclite mais les vracs solides dominent en son sein. Du fait d’évolutions internes parfois contrastées, cette troisième catégorie a connu d’assez fortes fluctuations lors des treize années retenues. Les céréales (et plus généralement les produits agro-alimentaires ainsi que les engrais) représentent une fraction importante de cette troisième catégorie ; leurs trafics sont les plus instables de tous, car affectés par les niveaux variables des récoltes et la variation des stocks régionaux et mondiaux, dont l’analyse dépasse le cadre de ce travail.
Tableau 4 – Évolution catégorielle récente du trafic des marchandises sur le canal de Panama
|
Hydrocarbures
(Mt)
|
Conteneurs
(Mt)
|
Autres trafics
(Mt)
|
Total général
(Mt)
|
2009-2010
2010-2011
2011-2012
2012-2013
2013-2014
2014-2015
|
35,4
36,3
39,4
41,5
42,0
47,7
|
51,8
55,5
52,9
52,2
48,0
40,6
|
117,7
134,1
129,2
122,6
141,2
144,5
|
204,9
225,9
221,5
215,5
231,2
232,8
|
2015-2016
|
41,8
|
41,4
|
124,9
|
208,0
|
2016-2017
2017-2018
2018-2019
2019-2020
2020-2021
2021-2022
|
59,8
71,8
74,6
80,9
92,9
95,4
|
55,6
59,0
58,8
57,9
63,2
64,2
|
129,4
128,2
123,6
121,1
136,1
136,8
|
244,9
259,1
257,0
259,8
292,1
296,4
|
Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après les rapports statistiques annuels de la Panama Canal Authority
21De tous les trafics panaméens, celui des conteneurs est le plus médiatisé. Ce n’est pourtant pas le plus important (contrairement à Suez) et sa part dans le trafic total a même diminué ces dernières années, de 25 % en 2009-2010 à 22 % en 2021-2022 ; ceci est donc loin de correspondre à ce qui était généralement attendu ! En valeur absolue, deux phases peuvent être distinguées, avec un plafonnement puis une décroissance significative avant l’achèvement des travaux, puis une remontée suivie d’une lente progression annuelle, sans doute très en-deçà des espérances des promoteurs du recalibrage. Une des causes s’explique par la concurrence des services dits Suez Express visant à desservir, depuis l’Asie, la côte orientale des États-Unis par des grandes unités arrivant via Suez.
22À Panama, la forte croissance attendue des trafics conteneurisés n’a donc pas été clairement au rendez-vous. Par contre, celle du trafic des hydrocarbures ne manquera pas d’impressionner (et de surprendre), en valeur absolue comme en valeur relative. De 35,4 Mt en 2009-2010 (soit les deux-tiers du trafic conteneurisé observé alors), le trafic de ces hydrocarbures, pris globalement, est passé à quelque 95,4 Mt (soit près de 150 % du trafic conteneurisé correspondant). Cette forme peu médiatisée de trafic a donc spectaculairement augmenté sans que personne ne le relève. Ils représentaient 32 % du trafic observé à Panama en 2021-2022, contre 17 % en 2009-2010, et leur progression semble même avoir accéléré ces dernières années (en lien avec l’augmentation de l’extraction pétrolière américaine et avec l’essor des gaz de schiste).
- 7 Longue de 130 kilomètres, cette conduite proche de la frontière costaricaine relie les ports de Cha (...)
23L’explication doit être recherchée dans la structure de ce trafic des hydrocarbures dont la décomposition interne et directionnelle est présentée pour l’année 2021-2022 dans la partie supérieure du tableau 5. Contrairement à Suez, il y a ici très peu de pétrole brut en raison de la taille des écluses (les nouvelles et a fortiori les anciennes) qui est inférieure au gabarit suezmax (correspondant à des unités de 200.000 tpl à pleine charge). Comme à Suez, le canal de Panama est doublé d’un oléoduc pour le pétrole brut, le Trans Panama Pipeline7, mais ici celui-ci accapare une forte proportion du trafic de brut, alors qu’à Suez le canal fait jeu égal à ce niveau avec l’oléoduc SUMED [Mareï & Charlier 2015].
Tableau 5 – Structure catégorielle détaillée du trafic des marchandises sur le canal de Panama en 2021-2022 (Mt)
|
Atlantique – Pacifique
|
Pacifique –Atlantique
|
Total
des deux sens
|
Hydrocarbures
Gaz liquéfiés (GNL & GPL)
Pétrole brut
Essence
Diesel
Coke de pétrole
Autres hydrocarbures
|
89,6
39,3
6,5
13,9
16,7
7,8
5,4
|
5,8
0,6
0,8
0,1
0,2
0,6
3,5
|
95,4
39,9
7,3
14,0
16,9
8,4
8,9
|
Conteneurs
|
20,9
|
43,3
|
64,2
|
Autres trafics
Céréales
Huiles animales et végétales
Produits chimiques
Engrais naturels
Sel
Combustibles solides
Minerais et métaux
Produits sidérurgiques
Voitures et camions
Autres marchandises
|
82,2
36,8
0,6
12,5
4,9
0,0
11,6
2,8
1,8
1,6
9,6
|
54,6
2,2
4,3
4,2
4,0
6,6
3,7
9,1
6,1
3,3
11,1
|
136,8
39,0
4,9
16,7
8,9
6,6
15,3
11,9
7,9
4,9
20,7
|
Trafic total
|
192,7
|
103,7
|
296,4
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Source Élaboration inédite de l’auteur d’après le rapport statistique 2021-2022 de la Panama Canal Authority
24Hors pétrole brut, on trouve de l’essence (14 Mt) et du diesel (16,9 Mt) en provenance du Golfe du Mexique. La dynamique récente de ces flux n’est en rien spectaculaire, contrairement à celle observée pour les trafics gaziers, (les statistiques panaméennes ne permettent malheureusement pas de distinguer GNL ou GPL). Les méthaniers et les gaziers GPL représentent une clientèle nouvelle pour le canal de Panama, dont ils contribuent à accentuer le déséquilibre directionnel des trafics, de l’Atlantique vers le Pacifique, et un repositionnement à vide en sens inverse. Un projet de gazoduc transisthmique pour le GPL avancé en 2021 pourrait changer la donne, mais sans progrès depuis lors. Le trafic de coke de pétrole, qui est en fait un vrac solide, s’est lui aussi significativement développé récemment (à 5,8 Mt en 2021-2022, avec la même dominante directionnelle) ; hydrocarbures et vracs liquides ne peuvent donc pas être confondus, de la même façon que des vracs liquides chimiques ou agroalimentaires se retrouvent dans la rubrique hétéroclite des autres marchandises, qui ne sont donc pas toutes des cargaisons sèches.
25En 2021-2022, la troisième composante majeure du trafic du canal portait sur 136,8 Mt, soit presque autant que le trafic cumulé des conteneurs et des hydrocarbures dont il a été question jusqu’ici. Elle comportait une minorité d’autres cargaisons essentiellement liquides, avec des produits chimiques pour 16,7 Mt et des huiles animales ou végétales pour 4,9 Mt. Mais il s’agissait principalement de vracs solides, avec 39 Mt pour les céréales (quasi exclusivement en sortie du Golfe du Mexique), 15,3 Mt de combustible solides (américains, mais aussi colombiens) ainsi que de 11,9 Mt pour les minerais (non ferreux pour l’essentiel) et minéraux (dans ce cas, principalement du Pacifique vers l’Atlantique). Les trafics fruitiers étant désormais presque totalement conteneurisés, la rubrique des marchandises générales non conteneurisées était majoritairement formée de produits métallurgiques et de véhicules divers, pour respectivement 7,9 et 4,9 Mt en 2021-2022.
26Au total, le trafic des marchandises au travers du canal de Panama est fortement déséquilibré, avec bien plus de trafic de l’Atlantique vers le Pacifique (192,7 Mt) qu’en sens inverse (103,7 Mt), où la proportion d’unités partiellement ou totalement lèges (c’est-à-dire revenant incomplètement chargées ou totalement vides) est beaucoup plus élevée. C’est vrai pour la plupart des sous-catégories au sein des hydrocarbures et des autres marchandises, mais l’inverse s’observe pour les conteneurs, dont le flux du Pacifique vers l’Atlantique (43,3 Mt) représentait plus du double du flux inverse (20,9 Mt) ; dans ce sens, la charge moyenne des navires est très inférieure en raison d’une forte proportion de boîtes vides à repositionner (principalement en Asie).
27À ce niveau, la situation ne s’est pas améliorée au fil des ans, puisque ce flux « de retour » intervenait pour 21,3 Mt en 2009-2010, soit très légèrement plus qu’actuellement, alors que le trafic allant du Pacifique vers le Pacifique se chiffrait cette année-là à 30,5 Mt ; une douzaine de millions de tonnes ont donc été gagnées en une douzaine d’années, mais seulement dans ce sens, accentuant encore le déséquilibre directionnel initialement observé pour les conteneurs.
28Une autre question mérite d’être abordée : la place qu’occupent désormais les nouvelles écluses dans la répartition du transit panaméen. Par définition, elles accaparent toutes les unités dont la largeur se situe entre 32,3 et 51,2 m, mais elles voient aussi passer, pour des raisons opérationnelles, des navires de taille moyenne qui pourraient parfaitement être éclusés dans les anciens ouvrages. Depuis 2016-2017, l’autorité du canal a développé une nouvelle série statistique distinguant entre les anciens et les nouveaux ouvrages, mais sans malheureusement faire la part des newpanamax et des unités d’une pointure inférieure dans la fréquentation des nouvelles écluses. Ses rubriques principales ne correspondent pas hélas non plus aux catégories de produits dont il a été question plus haut. C’est ici le type des unités qui est renseigné, ce qui fait qu’il est malaisé de croiser le tableau 6 qui les reprend pour 2021-2022 avec les précédents. On pourrait imaginer que la part des grandes écluses va croissante, ce qui fut effectivement le cas au début, mais la situation semble s’être stabilisée et les chiffres de 2020-2021 n’étaient guère différents de ceux présentés ci-après pour l’année écoulée.
Tableau 6 – Structure du trafic sur le canal de Panama en 2021-2022 selon les écluses empruntées
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Trafic total
(Mt)
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Via écluses 1914 (Mt)
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Via écluses 2016 (Mt)
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Part de ces dernières
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Pétroliers et chimiquiers
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69,1
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61,0
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8,1
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12,7 %
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Méthaniers (GNL)
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13,3
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0,1
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13,2
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99,2 %
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Gaziers GPL
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29,7
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9,5
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20,2
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68,1 %
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Vraquiers secs
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106,9
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80,5
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26,4
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24,7 %
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Porte-conteneurs
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63,3
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12,3
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51,0
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80,6 %
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Autres types
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13,4
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12,8
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0,6
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4,5 %
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Trafic total
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296,4
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176,2
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120,2
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40,6 %
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Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après le rapport statistique 2021-2022 de la Panama Canal Authority
- 8 Le chiffre de 63,3 Mt indiqué au tableau 6 pour ces porte-conteneurs est très légèrement inférieur (...)
29Il est ainsi fait état d’un trafic commercial total de 120,2 Mt via les nouvelles écluses en 2021-2022 et de 176,2 Mt via les anciennes, soit un niveau significativement inférieur au trafic record de 232,8 Mt enregistré en 2014-2015 quand elles assuraient la totalité du trafic. Les anciennes écluses ont été soulagées par l’entrée en scène des nouvelles mais demeurent essentielles avec les trois-cinquièmes du trafic. Une refonte en profondeur de ces outils plus que centenaires est envisagée, impliquant la mise hors service temporaire d’un premier jeu de six écluses (trois montantes et trois descendantes), mais il semble difficile de se passer de la capacité d’un de ces deux jeux d’écluses, puis du second, pendant une période prolongée. Ainsi qu’il apparaît au tableau 6, la part globale des nouvelles écluses s’élevait à 40,6 % pour l’année écoulée, mais avec de forts contrastes d’un type d’unités à l’autre. Pour les méthaniers, vu leur taille importante, leur usage est pratiquement obligatoire (99,2 %) et il est également largement majoritaire dans le cas des porte-conteneurs8 au sein desquels les néopanamax dominent désormais (80,6 %), et aussi des gaziers GPL (68 %). Par contre, les vraquiers secs, parmi lesquels les grands céréaliers et charbonniers sont encore peu nombreux, les fréquentent assez peu (24,7 % des tonnages éclusés), de même que les pétroliers et les chimiquiers, moindrement encore (12,7 %). Sans surprise, c’est pour les autres types commerciaux (dont les cargos semi-porte-conteneurs, les rouliers purs et les voituriers) que la part des nouvelles écluses est la plus basse (4,3 % des tonnages correspondants).
30Une place à part doit être faite ici aux unités de croisière, qui ne sont pas prises en compte au tableau 6 puisque les tonnages transportés à bord sont nuls. La pandémie du COVID-19 a fortement ébranlé ce secteur précédemment lucratif et en pleine expansion du secteur des transports maritimes et les compagnies qui étaient auparavant fort actives sur le canal de Panama n’ont commencé que récemment à relancer leurs programmes. Il s’agit d’une activité saisonnière (essentiellement de septembre-octobre à avril-mai, quand les conditions climatiques locales ne sont pas excessives) [Charlier & McCalla 2006] et plusieurs types de passages s’observent : à l’occasion de croisières circumterrestres, de repositionnements entre la Floride et l’Alaska, de croisières en U entre la Floride et Acapulco ou encore de transits partiels vers et depuis le lac de Gatún. Le rétablissement du secteur n’étant que très partiel, les chiffres de fréquentation observés en 2021-2022 ne sont encore que peu significatifs, avec un total de 102 passages, dont 25 via les nouvelles écluses. C’est un segment de niche dont l’autorité du canal espère beaucoup avec des péages unitaires parmi les plus élevés étant donné la jauge importante des unités de ce type, liée à leur nombre considérable de ponts.
31Restent à évaluer les effets bénéfiques des nouvelles écluses pour les ports de la façade atlantique nord-américaine, en nous limitant ici aux trafics conteneurisés, pour lesquels des données exhaustives existent, contrairement aux autres segments du marché [Park, Richardson & Park 2020]. L’unité de mesure est ici l’EVP (Unités Équivalentes de Vingt Pieds), sans distinguer entre les boîtes pleines et vides, dont la proportion varie fortement en fonction de la direction des trafics. À cet effet, nous avons constitué une base de données reprenant, de cinq en cinq ans sur une période de 40 ans (1980-2020), le trafic conteneurisé total de chacun des ports à conteneurs du sous-continent, de Montréal à Prince-Rupert en passant par les ports texans et californiens de part et d’autre de la frontière mexicaine. Nous en donnons les principaux chiffres agrégés au tableau 7, en y distinguant entre les deux grandes façades maritimes du sous-continent ; le golfe du Mexique est inclus dans la façade atlantique et le calcul conduit, en dernière colonne, à montrer l’évolution de la part de marché globale de cette dernière à l’échelle sous-continentale.
32En première approche, il en ressort que cette dernière s’est abaissée de 60,7 % en 1980 à 51,8 % en 2020 : la dynamique supérieure du monde pacifique a entraîné avec elle la façade occidentale de l’Amérique du Nord ; l’essor des trafics portuaires conteneurisés de cette dernière a été amplifié par le succès des ponts terrestres [Marcadon & Mougard 2000], en lien avec l’apparition des nouveaux overpanamax qui ne pouvaient être sassés dans les anciennes écluses panaméennes [Charlier 2000, Lasserre 2000].
Tableau 7 – Macrostructure géographique des trafics conteneurisés nord-américains entre 1980 et 2020
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Trafic total
(000 EVP)
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Façade pacifique
(000 EVP)
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Façade atlantique
(000 EVP)
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Part de la façade atlantique
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1980
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8.365
|
3.288
|
5.077
|
60,7 %
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1985
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11.590
|
4.877
|
6.317
|
57,9 %
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1990
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15.164
|
7.639
|
7.525
|
49,6 %
|
1995
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20.704
|
10.412
|
10.292
|
49,7 %
|
2000
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29.581
|
15.711
|
13.870
|
46,9 %
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2005
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41.966
|
23.052
|
18.914
|
45,1 %
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2010
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43.459
|
23.614
|
20.295
|
46,7 %
|
2015
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50.540
|
25.215
|
25.325
|
50,1 %
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2020
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58.339
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28.091
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30.248
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51,8 %
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Source : Élaboration inédite de l’auteur d’après une banque de données originale constituée par ses soins sur la base de chiffres bruts de l’Association of American Port Authorities et des différentes autorités portuaires locales
33L’explication est globalement correcte, mais l’examen détaillé du tableau met en évidence une nuance temporelle. Après 2005, quand la part de marché sous-continentale des ports atlantiques était tombée à 45,1 %, le phénomène s’est inversé et ces derniers sont redevenus légèrement majoritaires en 2015 (50,1 %) et en 2020 (51,8 %, comme déjà indiqué). Bill Stephens est un des rares auteurs à avoir identifié cette inversion de la dynamique relative des deux grandes façades portuaires américaines au niveau de leurs trafics conteneurisés [Stephens 2020].
34L’explication commode des effets positifs du recalibrage du canal de Panama ne tient pas la route, puisque l’inversion de tendance a débuté bien avant que les travaux d’agrandissement du canal ne commencent et puisque que le trafic des conteneurs via le canal a stagné puis régressé avant que ceux-ci ne s’achèvent.
35Le « facteur Panama » ne vaut donc que pour la période postérieure à 2015 et il est en fait venu s’ajouter à la marge à la multiplication des services Suez Express, qui est bien antérieure et est liée au glissement partiel des productions asiatiques vers l’Asie du Sud-Est ; les temps de navigation au travers du Pacifique s’en trouvent augmentés, avantageant alors la route de Suez. Tout s’est passé comme si les armateurs de porte-conteneurs, confrontés à une intense concurrence au sein du secteur [Wilmsmeier, Monios & Sanchez 2020], n’avaient pas pu attendre la mise en service des futurs ouvrages panaméens pour adopter une stratégie alternative leur permettant de desservir en direct les ports de la façade atlantique avec les grosses unités qui se multipliaient au sein de leurs flottes.
36Il convient de mentionner que, derrière cette inversion de tendance, il y a non seulement le port de New York (dont le trafic des conteneurs est passé de 4,8 à 7,6 millions d’EVP entre 2005 et 2020), mais aussi et surtout la montée en puissance des ports de la façade sud-atlantique (au sens strict, de la Caroline du Nord à la pointe de la Floride) et du Golfe du Mexique, en résonance avec l’important essor économique du Southern Belt américain. C’est ainsi que le trafic de Savannah est passé de 1,9 à 4,7 millions d’EVP sur les quinze dernières années considérées, dans le même temps que celui de Houston progressait de 1,6 à 3 millions d’unités. On peut penser que l’effet positif, tardif mais réel, des nouvelles écluses panaméennes va contribuer à amplifier la tendance. La figure 4, où apparaissent séparément les centres de gravité des trafics conteneurisés canadiens et étatsuniens entre 1980 et 2020, met bien en évidence le fait que le Going West du passé ne demeure d’actualité qu’au Canada (en lien avec Vancouver et plus récemment Prince Rupert), avec un certain essoufflement. Aux États-Unis la trajectoire se présente par contre sous la forme d’un fer à cheval couché et ouvert vers l’Est, qui montre à la fois une inversion de tendance longitudinale, avec un Going East depuis 2005, effaçant déjà pour moitié le Going West hyper médiatisé de la période antérieure, et avec depuis 1990 un glissement latitudinal associable à un Going South émergent, qui peut être mise en rapport avec tropisme récent du Nouveau Sud [Hudson 2020].
Figure 4 – L’évolution dans le temps (1980-2020) et dans l’espace des centres de gravité des trafics portuaires nord-américains
Source : Données : AAPA (2019) & USACE/MARAD (2021) Auteurs J. Charlier & V. Charlier – Ecole de Géographie de Louvain (2022)
37Les États-Unis ne sont bien évidemment pas le seul client commercial du canal de Panama, mais ils en sont de loin le principal. Des statistiques détaillées n’existent malheureusement pas pour les trafics conteneurisés dont il était question plus haut, mais celles relatives à l’ensemble des cargaisons transitées nous fournissent des ordres de grandeur. Pour l’année fiscale 2021-2022, les statistiques du canal créditent le grand voisin nord-américain comme origine de 149,1 des 296,4 Mt recensées, mais c’est aussi la destination de 70,3 Mt supplémentaires ; il s’y ajoutait encore 2,1 Mt au titre des échanges intérieurs américains via le canal (qui avaient autrefois un relief très supérieur).
38Le deuxième partenaire commercial du canal ne surprendra pas puisqu’il s’agit de la Chine, d’où venaient 24,9 Mt (essentiellement des matières premières) et vers où se dirigeaient 38 Mt (principalement des produits finis, conteneurisés ou non), soit un total de 62,9 Mt.
39Le troisième partenaire n’étonnera pas davantage, puisqu’il s’agit du Japon (39,1 Mt) ; venaient ensuite le Chili (30,7 Mt), la Corée du Sud (29,3 Mt), le Mexique (24,5 Mt), le Pérou (19,5 Mt), la Colombie (17,8 Mt), l’Équateur (14,6 Mt) et le Panama lui-même (12,2 Mt, au titre des importations ou des exportations de ses ports via l’océan situé sur la façade opposée).
40Outre les États-Unis, les autres principaux utilisateurs du canal étaient donc asiatiques (mais en l’absence remarquée de l’Inde) ou latino-américains (avec là aussi un grand absent, le Brésil).
- 9 Aucune statistique récente n’existe à propos du trafic du pont terrestre ferroviaire qui était venu (...)
41Le recul manque encore pour évaluer correctement les effets des nouvelles écluses panaméennes, ainsi que leurs conséquences locales, notamment sur l’activité des zones franches panaméennes, les transbordements qui s’étaient développés dans les ports situés deux extrémités du canal ou encore l’usage du pont terrestre ferroviaire qui avait été mis en place pour les relier9. Mis en service en 2016, avec deux ans de retard sur la date initialement fixée (2014, pour coïncider avec le centenaire du canal), lesdits nouveaux ouvrages géants fonctionnent depuis lors sans problèmes techniques notoires. La problématique de leur approvisionnement en eau n’a été que partiellement rencontrée par la formule des ouvrages à épargne d’eau, car la tendance à la baisse de la pluviosité a sans doute été sous-estimée au niveau de l’alimentation en eau du bief supérieur. Ceci rend très hypothétique la réalisation d’un quatrième jeu d’écluses dont il était question alors même que le troisième n’était pas encore en service.
42Les prévisions de trafic n’ont pas non plus été totalement rencontrées, du moins au niveau de la structure interne de la demande. Il apparaît que les conteneurs sont moins au rendez-vous qu’espéré par les promoteurs du recalibrage (et attendu dans la littérature, tant scientifique que professionnelle), alors que l’explosion du trafic des hydrocarbures n’était pas anticipée, du moins publiquement. Elle repose pour partie sur l’essor des flux gaziers, mais la menace d’un gazoduc transisthmique pèse sur ceux de GPL ; un développement supplémentaire du trafic charbonnier n’irait par ailleurs pas non plus dans le bon sens en termes de contribution à la lutte contre les gaz à effet de serre. Quant au trafic céréalier, qui a déjà connu dans le passé de grosses fluctuations, il sera sans doute encore plus sensible dans le futur aux aléas climatiques. C’est donc au total un horizon plutôt sombre qui semble se profiler pour les trafics principaux panaméens.
43Contrairement à Suez, les conteneurs ne se sont pas avérés être la « locomotive » de leur développement sur les dix ou vingt dernières années. Ceci s’explique par le fait qu’il n’y a guère d’alternatives au raccourci suézien sur la route Asie-Europe, alors que celui de Panama n’est qu’une des possibilités qui s’offrent sur la route entre l’Asie et la façade atlantique de l’Amérique du Nord. Outre les ponts terrestres américains ou canadiens qui n’ont pas dit leur dernier mot (ce qui s’observe par exemple avec la montée en puissance de Prince Rupert en Colombie Britannique), il y a les services Suez Express qui sont en quelque sorte venus couper l’herbe sous les pieds des promoteurs du recalibrage du canal de Panama avant même que celui-ci ne soit entamé. Avec le renouveau économique du Southern Belt, le « gâteau » est certes plus important (ce qui se traduit par le « rétropédalage » observé récemment au niveau de la migration des centres de gravité des trafics portuaires conteneurisés du pays), mais le plafond de la norme newpanamax et les restrictions saisonnières de tirant d’eau péjorent quelque peu l’attractivité de la route maritime panaméenne directe. Une plus longue période d’observation semble nécessaire pour infirmer ou confirmer, totalement ou partiellement, ces conclusions mitigées quant à l’avenir du canal de Panama.