1La géographie scolaire a connu d’importants changements à la fin des années 2000. La structure séculaire des programmes a tout d’abord été profondément remaniée. En effet, les programmes scolaires avaient une structure héritée d’un modèle vidalien mis en place au début du XXe siècle, dans un mouvement de convergence de la géographie scolaire et de la géographie savante [Lefort 1992]. Ce modèle, installé après la Seconde Guerre mondiale, a été peu modifié ensuite. Même si les travaux d’Isabelle Lefort s’arrêtent aux années 1970, nous pouvons aisément observer que l’organisation de la géographie scolaire reste inchangée bien au-delà : une première année de géographie générale en sixième et en seconde, puis de la géographie régionale en cinquième et quatrième en collège et première en lycée et enfin, l’étude du vaste monde en troisième et terminale. Les derniers programmes de collège (2008) et de lycée (2010) proposent en revanche un organigramme renouvelé, structuré autour d’un thème par année : l’habiter en classe de sixième, le développement durable en classes de cinquième et seconde, la mondialisation en classes de quatrième et première, la France et l’Europe en classes de troisième et première et la géopolitique en classe de terminale.
2Cette nouvelle organisation s’accompagne d’un renouvellement des contenus à enseigner et de la conception qui les sous-tend. La géographie scolaire n’est plus un « tableau du monde » mais un enseignement thématique et problématisé. Les programmes mettent l’accent sur les apprentissages à réaliser contrairement aux programmes précédents organisés selon une logique d’exposition des savoirs [Tutiaux-Guillon 2004]. « La longueur de leur écriture s’explique par la volonté de définir clairement des objectifs d’apprentissage [les connaissances et les capacités] et de proposer des démarches en vue d’atteindre ces objectifs » [MEN 2009, p. 3]. Le terme d’apprentissage est cité douze fois dans Présentation et orientations des programmes de collège. Parmi ces apprentissages, la géographie de la France, dans laquelle s’inscrivent les espaces industriels, a une importance réaffirmée en intégrant le programme du brevet des collèges (classe de troisième).
3Ces changements programmatiques nous conduisent à interroger le discours scolaire sur les espaces industriels et à nous demander dans quelle mesure ils contribuent à renouveler les contenus à enseigner portant sur ces espaces. Pour répondre à cette question, nous avons comparé les programmes de collège et de lycée et sept manuels scolaires de lycée de 1997 à 2010. Le tableau 1 dresse la liste des manuels étudiés.
Tableau 1 – Manuels scolaires analysés
Classe
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Date
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Auteurs
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Titre
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Éditeur
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Première
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1997
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Knafou, R.
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La France en Europe et dans le monde. 1ère L ES S
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Belin
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Première
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1997
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Hagnerelle, M.
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La France en Europe et dans le monde. 1ère L ES S
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Magnard
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Première
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2003
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Jalta, J., Joly, J.-F. et Reineri, R.
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L’Europe, la France. 1ère L ES S
|
Magnard
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Première
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2010
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Knafou, R. (dir.)
|
France et Europe : dynamique des territoires dans la mondialisation. 1ère L ES S
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Belin
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Première
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2010
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Janin, E. (dir.)
|
France et Europe : dynamique des territoires dans la mondialisation. 1ère L ES S
|
Nathan
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Première
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2007
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Ciattoni, A. (dir.)
|
Géographie L’Europe et la France
|
Hatier
|
4Nous nous sommes intéressée aux choix épistémologiques réalisés par les programmes et les manuels. Pour ce faire, nous avons identifié :
-
Les notions mobilisées
-
Les facteurs géographiques pris en compte pour analyser les espaces industriels
-
La chaîne causale construite
-
Les acteurs cités et le rôle qui leur est attribué.
5Nous nous sommes également attachée aux documents mobilisés dans les manuels scolaires, 358 en tout, (nature, date, source, contenu) et aux procédés d’écriture utilisés dans la partie leçon (analyse stylistique).
6Ces analyses nous conduiront à montrer, dans un premier temps, que l’enseignement de l’espace industriel se situe dans une tension entre la permanence d’une tradition scolaire et la mutation des contenus à enseigner dont l’un des point nodaux est la place des acteurs. Nous montrerons dans un second temps, que contrairement à l’intention des programmes scolaires, les entités sociales présentes dans les manuels sont des agents et non des acteurs au sens fort du terme [Lévy & Lussault 2003, Hardouin 2014].
7Les espaces industriels sont un objet d’enseignement classique de la géographie scolaire mais qui a connu des évolutions significatives à la fin du XXe siècle.
8Les espaces industriels sont aujourd’hui étudiés en classe de troisième et de première dans le cadre d’une séquence dédiée aux espaces productifs, comme le montre le tableau 2 (p. 588).
9Les derniers programmes scolaires traduisent une volonté manifeste d’accorder un peu plus d’importance à l’étude des espaces productifs, déjà étudiés dans les versions antérieures des programmes scolaires mais de manière plus rapide. Le thème a ainsi été introduit au collège et le temps qui lui est consacré au lycée a doublé. Les espaces industriels sont au cœur de l’étude des espaces productifs puisqu’ils font l’objet d’une étude de cas en collège (une sur trois), et une en lycée qui doit porter sur « un territoire de l’innovation », à savoir au choix, un pôle de compétitivité, un technopôle, un système productif local ou un pôle d’excellence rural. Les manuels scolaires accordent aussi une place non négligeable aux espaces industriels dans le chapitre dédié aux espaces productifs. C’est ce que montre la figure 1 (p. 588).
Tableau 2 – Place de l’étude des espaces industriels dans le curriculum de géographie
Niveau
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Classe concernée
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Texte de référence
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Place des espaces industriels dans la séquence
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Collège
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Quatrième
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Les espaces industriels ne sont pas étudiés
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Collège
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Troisième
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BO spéciale n° 6 du 28 aout 2008
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Les espaces productifs [12 heures] : une étude de cas sur "un espace de production à dominante industrielle" - 3 à 4 heures
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Lycée
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Première L/ES
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BO n° 12 du 29 juin 1995
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Organisation et dynamiques des espaces agricoles, industriels et urbains [4 à 5 heures] dont 1 à 2 heures pour les espaces industriels
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Lycée
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Première L/ES
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BO n° 7 du 3 octobre 2002 hors-série
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L’espace économique [4 heures]- Au choix l’étude d’un espace agricole, industriel ou touristique – 1 à 2 heures
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Lycée
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Première L/ES
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Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010
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Les dynamiques des espaces productifs dans la mondialisation [6 à 7 heures] : une étude de cas sur un territoire de l’innovation – 2 à 3 heures
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Source : Leininger-Frézal, 2015
Figure 1 – Place accordée aux espaces industriels dans les manuels étudiés
Source : Leininger-Frézal, 2015
10En moyenne, un quart à un tiers des pages consacrées aux espaces productifs et entre 30 à 50 % des documents du chapitre portent sur les espaces industriels. Seul le manuel Belin de 1997 fait exception. L’ensemble du temps dédié aux espaces productifs, et plus particulièrement aux espaces industriels, reste néanmoins relativement modeste puisqu’il ne représente que 2 % environ du temps consacré à l’enseignement de la géographie dans le secondaire pour un élève de série littéraire ou économique et sociale. Les changements qui affectent l’enseignement des espaces industriels, sont plus d’ordre qualitatif que quantitatif. La manière d’aborder les espaces productifs a en effet considérablement évolué au cours des deux dernières décennies.
11Les espaces industriels s’inscrivent initialement dans une perspective d’analyse spatiale. C’est très clair dans le programme de 1995 [BO n° 12 du 29 juin 1995] dont le chapitre intitulé « Organisation et dynamiques des espaces agricoles, industriels et urbains » demande de présenter « les activités, l’évolution de leur localisation et leur rôle dans la structuration du territoire, à différentes échelles ». De la même manière, le programme de 2002 [BO n° 7 du 3 octobre 2002 hors-série] demande d’étudier « les grands traits de l’organisation économique en France et ses prolongements en Europe et dans le monde ». Dans cette perspective, la carte est l’outil privilégié comme le spécifie l’introduction des programmes de 1995 et 2002. « L’outil cartographique s’en trouve naturellement privilégié » [BO n° 12 du 29 juin 1995]. Le paysage est également mis en avant en 2002. On retrouve cette logique dans le programme de 2010, mais cette dernière est juxtaposée à une logique d’acteurs. « Cette question vise à décrire et à comprendre les nouvelles logiques d’organisation de l’espace économique français. Elle est ainsi l’occasion de mettre en lumière un type d’acteurs qui jouent un rôle important dans le développement des territoires français : les entreprises » [MEN juin 2011].
12L’organisation de l’espace économique reste une des préoccupations de cet enseignement mais plus de manière prédominante, ce qui se traduit par la place des cartes dans les manuels scolaires comme le montre la figure 2.
13Ce graphique représente le nombre total de cartes et le nombre de cartes thématiques mobilisées dans le chapitre sur l’espace productif (ou économique) dans les manuels analysés. Les cartes sont trois fois moins nombreuses dans les manuels de 2010 que dans ceux de 1997. Les cartes thématiques montrant la distribution spatiale d’un type de données ont pratiquement disparu en 2010 alors qu’elles étaient majoritaires en 1997, tout comme les cartes d’inspiration chorématique. La manière de dénommer l’espace n’est plus tout à fait la même. Il ne s’agit plus de « l’espace économique » mais de « l’espace productif », sans néanmoins que le programme ou les manuels de 2010 assument une approche systémique. Paradoxalement, la notion de système productif qui était développée dans le manuel Belin de 1997, est absente de tous les autres manuels de la même date ou postérieurs. La notion de système productif n’a pas véritablement été transposée dans le secondaire.
Figure 2 – Place des cartes et des paysages dans les manuels scolaires étudiés
Source : Leininger-Frézal, 2015
14Les leçons des manuels se présentent comme en phase avec l’actualité économique de la France, elles semblent vouloir actualiser les savoirs à enseigner. Cela se traduit par la récurrence du terme « nouveau, nouvelle » dans les manuels scolaires - et pas dans les programmes - : « une nouvelle donne pour l’industrie française » [Magnard 1997, p. 128] ; « une nouvelle utilisation de l’espace », « de nouvelles logiques de localisation » [Belin 1997, p. 126] ; « la nouvelle géographie de l’industrie » [Magnard 2003, p. 232] ; « De nouveaux facteurs de localisation » [Hatier 2007, p. 226] ; « une nouvelle répartition des espaces productifs » [Belin 2010, p. 152], etc. Paradoxalement, l’ensemble des manuels étudiés construit un discours sur la géographie industrielle française relativement proche. C’est une vulgate [Clerc 2002], c’est-à-dire un ensemble de savoirs cristallisés qui fait référence au sein de la discipline scolaire. Ce discours réaliste, consensuel et apolitique [Audigier 1993] présente de manière factuelle :
-
les structures de l’industrie française, et ses évolutions récentes : crise des industries anciennes, désindustrialisation, reconversion et développement de technopoles,
-
sa place en Europe et dans le monde,
-
sa répartition sur le territoire national et les changements passés ou en cours : politiques d’aménagement, métropolisation, maritimisation.
15Les manuels écrivent ainsi un récit relativement linéaire. En fonction des orientations du programme, le contenu évolue à la marge. Par exemple, les manuels les plus récents insistent sur la mondialisation alors que ceux de 1997 n’utilisent pas le terme. Le fond reste proche. Le manuel Belin de 1997 note que « l’industrie française occupe encore une forte position à l’échelle mondiale, mais souffre beaucoup face à la modernisation et concurrence internationale » (p. 140). Dans la même veine, le manuel Nathan de 2010 explique dans « les dynamiques industrielles françaises dans la mondialisation » (p. 156) que « le pays maintient son statut de grande puissance industrielle […] Pour conserver sa compétitivité, l’industrie s’adapte au marché ». De la même manière, les manuels les plus récents évoquent le lien entre industrie et recherche par le biais des pôles de compétitivité alors que les manuels antérieurs abordaient les technopoles.
16La différence pourrait résider dans la manière d’aborder les acteurs. Les programmes de l’enseignement secondaire ont pris en 2010, un tournant actoriel et libéral de l’aménagement des territoires. « Certains territoires ont la capacité de se développer plus ou mieux que d’autres, et le moteur de leur développement est d’abord humain. Ces territoires-là sont habités de groupes sociaux qui identifient, produisent, parfois « inventent » des ressources, sur des échelles territoriales variées » [MEN 2010]. Ce tournant est particulièrement visible dans le chapitre sur la mutation des systèmes productifs. Les documents d’accompagnement invitent à insister sur le rôle des entreprises qui « déploient des stratégies qui leurs sont propres et qui, pour partie, ne relèvent pas de logiques spatiales. Mais leurs choix doivent tout de même être étudiés car ils influent de manière importante sur les dynamiques des territoires » [MEN juin 2011]. Ce tournant de la géographie scolaire est légitimé par celui de la géographie scientifique : « Par ailleurs, la géographie scolaire manifesterait un lien plus étroit avec une géographie scientifique qui aurait accompli son tournant “actoriel ” » [ESO 2008].
17La question des acteurs n’est pas totalement nouvelle. Le programme de 2002 demandait déjà en introduction, « d’insister sur les effets sur les territoires des interventions des nombreux acteurs spatiaux, publics ou privés ». On peut donc se demander si le programme de 2010 et les manuels associés constituent un changement dans la prise en compte des acteurs sur les espaces industriels.
18Interroger la place des acteurs au sein de la géographie scolaire amène à questionner les types d’acteurs représentés dans les manuels mais aussi leur place et leur rôle dans la compréhension des espaces industriels. L’analyse que nous avons réalisée montre que les programmes de 2010 s’inscrivent dans la continuité des programmes et manuels antérieurs.
19Les acteurs sont présents en moyenne, dans 15 % des documents proposés par les manuels analysés, leur place varie du simple au triple d’un manuel à l’autre. C’est ce que montre la figure 3.
Figure 3 – Place des acteurs dans les manuels scolaires sur les espaces productifs
Source : Leininger-Frézal, 2015
20La part des documents se rapportant aux acteurs est très variable d’un manuel à l’autre. Le rapport est de un à trois entre le manuel Magnard 2003 (dont 26 % des documents parlent des acteurs) et celui de Belin en 2010 (9 %). 92 % de ces documents portent sur des acteurs en rapport avec les espaces industriels, ce qui signifie que les acteurs des espaces agricoles ou tertiaires sont peu abordés par les manuels. Lorsqu’on regarde la distribution des documents abordant les acteurs, il n’y a pas d’évolution significative dans le temps. Nous avions fait l’hypothèse que la dernière génération de manuels accordait une place sensiblement plus importante aux acteurs des espaces productifs. Ce n’est pas le cas. Les derniers programmes n’ont pas engendré une augmentation de la place accordée aux acteurs dans les chapitres consacrés aux espaces productifs. La nature des acteurs a en revanche évolué. Dans l’ensemble du corpus analysé, les grandes entreprises multinationales sont de loin les acteurs les plus représentés, comme l’illustre la figure 4.
Figure 4 – Types d’acteurs représentés sur les espaces industriels
Source : Leininger-Frézal, 2015
- 1 À l’exception d’un document sur une collectivité locale dans le manuel Magnard de 2003.
21Les collectivités territoriales ou les acteurs de la société civile sont peu représentés (cinq documents en tout) et ne sont apparus que très récemment dans les manuels scolaires1 (2010). Les petites et moyennes entreprises ne sont pas citées dans la partie leçon des manuels. Elles figurent indirectement dans des documents se rapportant à des associations professionnelles comme Minalogic. À l’inverse, les grandes entreprises multinationales sont surreprésentées, mentionnées dans 73 % des documents qui abordent les acteurs des espaces économiques. Ce sont principalement des firmes d’origine française. Elles sont présentes dans les secteurs les plus dynamiques de l’économie nationale (à la date de publication des manuels).
22Le secteur automobile est particulièrement bien représenté (cf. tableau 3) : Renault, Peugeot, Toyota, Citroën et Michelin représentent plus du tiers (44 %) des entreprises citées. Viennent ensuite le secteur aéronautique et celui de l’énergie. Paradoxalement, alors que les documents d’accompagnement du programme [MEN 2011] insistent sur la place à donner aux entreprises dans cette séquence, ces dernières disparaissent pratiquement des manuels les plus récents. En effet, seuls deux documents se rapportent aux entreprises dans les manuels de 2010 alors qu’il y en a 14 dans les manuels de 2007, 9 dans le manuel de 2003 et 11 dans ceux de 1997. Cette forte diminution s’explique par les choix didactiques des manuels et des programmes. Dans les manuels antérieurs, les entreprises sont étudiées principalement dans des dossiers documentaires en fin de chapitre. Ces dossiers sont organisés autour d’une entreprise multinationale et de sa stratégie économique : Danone dans le manuel Magnard de 1997, Michelin et Toyota dans le manuel Magnard de 2003, Renault et Airbus dans le manuel Hatier de 2007. Les programmes de 2010 imposant une étude de cas sur un « territoire de l’innovation », ce type de dossiers n’a plus sa place. La place accordée aux entreprises multinationales dans les manuels scolaires est aussi révélatrice de la nature du discours construit sur l’économie française.
Tableau 3 – Entreprises industrielles représentées dans les manuels scolaires
Entreprises multinationales citées dans les manuels étudiés
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Nombre de documents concernés
|
Secteur automobile
|
16
|
Renault
|
8
|
Toyota
|
4
|
Michelin
|
2
|
PSA Peugeot
|
1
|
Citroën
|
1
|
Secteur aéronautique
|
7
|
Airbus
|
7
|
Secteur de l’agroalimentaire
|
3
|
Danone
|
5
|
Secteur de l’énergie
|
3
|
EDF
|
2
|
Elf
|
1
|
Autres secteurs industriels
|
4
|
Digital Equipment
|
2
|
Oréal
|
1
|
Rossignol
|
1
|
23Dans les manuels antérieurs à 2010, la puissance est une des clés de lecture du discours scolaire. C’est particulièrement visible dans le manuel Magnard de 2003 qui a intitulé son chapitre « Les espaces d’une grande puissance économique ». La version précédente de ce manuel [Magnard 1997] mettait déjà en avant dans sa première leçon « une agriculture puissante » et présentait l’industrie française comme « l’une des plus puissantes du monde » (p. 122). De même, le manuel Hatier de 2007 intitule la première partie de sa leçon « une économie puissante et ouverte sur le monde ». Seul le manuel Belin de 1997 avec son approche systémique (formulée en termes de système productif) porte un discours différent. Le discours sur la puissance française s’inscrit dans une perspective keynésienne : l’État français soutient le développement économique national et veille à une répartition équilibrée des richesses. Les politiques d’aménagement du territoire sont très présentes dans la partie leçon des manuels scolaires. Il s’agit de rééquilibrer ou « d’égaliser le territoire » [Belin 1997]. On n’est pas loin, par certains aspects, d’une recherche de justice spatiale. Paradoxalement, les entreprises présentes dans les documents, le sont peu dans la partie cours des manuels scolaires. Les acteurs pris en compte varient selon les différentes parties des manuels. Ce constat conduit à interroger la manière dont ces acteurs sont pris en compte et à questionner ce qui fait qu’une entité sociale mentionnée dans le discours scolaire est ou non un acteur au sens géographique du terme.
24Un acteur en géographie se caractérise par son intentionnalité, c’est-à-dire sa conscience de l’espace. Cette intentionnalité se matérialise dans le discours : « Porteurs d’intentionnalité [que celle-ci renvoie à la société et/ou au seul individu], les acteurs énoncent des discours, plus ou moins structurés selon la place qu’ils occupent ; ces discours visent à donner du sens au territoire, à produire des territoires multiples, imbriqués, superposés, multiplicité qui renvoie elle-même à celle des acteurs considérés » [Gumuchian, Grasset, Lajarge, & Roux 2003, pp. 107-108]. Dans cette perspective, les acteurs sont des entités sociales très diverses : individus, collectifs plus ou moins structurés, organisation. Mais toutes les entités sociales ne sont pas des acteurs. En s’appuyant sur la distinction opérée dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés [Lévy & Lussault 2003], Magali Hardouin [Hardouin 2014] propose une grille d’analyse pour caractériser les acteurs dans des productions d’élèves au sujet de l’Union Européenne. Cette grille reproduite ci-après (Tableau 4) propose trois idéaux types : l’actant, l’agent et l’acteur.
25Par le prisme de cette catégorisation, les entités sociales présentes dans les manuels scolaires sont rarement des acteurs. L’État tout d’abord a une dimension actorielle faible. C’est assez paradoxal car il est présent de manière prédominante dans les leçons des manuels. Néanmoins, cette présence est souvent implicite, les phrases étant majoritairement à la forme impersonnelle. « Les politiques d’aménagement du territoire et de décentralisation industrielle ont, dès les années 1960, déployé les industries de main d’œuvre sur la moitié ouest du territoire […] » [Magnard 2003, p. 232]. Ou encore « dès les années 1960, une nouvelle distribution des activités industrielles se met en place sous les effets conjugués de la politique de décentralisation industrielle conduite dans le cadre de l’aménagement du territoire, et de l’abaissement des coûts des transports » [Magnard 1997, p. 132].
Tableau 4 – Modèle d’analyse des croquis d’élèves a priori
|
Type-idéal 1 l’actant
|
Type-idéal 2 l’agent
|
Type-idéal 3 l’acteur
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Nature et fonction de l’entité agissante
Définition [Lévy & Lussault, 2003]
|
Actant
« Réalité sociale, humaine et non-humaine, dotée d’une capacité d’action »
|
Agent
« Actant humain non acteur »
|
Acteur
« Actant pourvu d’une intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative »
|
Attributs
|
« Entité définissable et distinguable qui participe à la dynamique et à l’organisation d’une action individuelle ou/et collective, qui est active dans un processus sociale, qui opère des actes »
« Des « quasi-personnages », des objets dont on parle », « sujet agissant dans le discours »
« Peut être doté par lui-même ou par les autres d’une essence, d’un discours de fiction… »
|
« Capable d’actions volontaires ou d’initiatives propres […] mais non de compétences stratégiques.
Ce sont des stratégies extérieures qui dominent et organisent ses dispositions ou habitus »
« Individu partiellement autonome » « En tant qu’opérateur réduit au statut d’agent, par opposition à acteur, il est le réalisateur concret de l’action mais non son décideur, moins encore son concepteur.
L’agent peut être considéré comme un instrument entre les mains de ceux qui le font agir »
|
« Interactions avec d’autres acteurs ».
« Les acteurs sont tous mus par le besoin et la volonté d’agir […], possèdent des compétences stratégiques, des marges d’action, des capacités d’arbitrages et peuvent provoquer par leurs actes de puissants effets. »
« La compétence stratégique (i.e. d’élaborer et de réaliser une stratégie) »
|
Source : Hardouin, 2014, p. 7
26De la même manière, peu de documents prennent en compte l’intentionnalité des entités sociales représentées. Cela est tout d’abord lié à la nature des documents concernés. Plus du tiers des documents choisis pour aborder les acteurs industriels sont de nature illustrative. C’est ce que montre la figure 5.
Figure 5 – Nature des documents abordant les acteurs industriels dans les manuels scolaires
Source : Leininger-Frézal, 2015
27Un quart des documents utilisés sont des documents de communication d’entreprise, c’est-à-dire des affiches, des logos ou des pages internet, et 12 % sont des photographies représentant majoritairement des sites industriels. Ces documents ne permettent pas de comprendre l’intentionnalité des acteurs ou bien même leur stratégie spatiale. Les documents de communication n’ont d’ailleurs pas de dimension spatiale ou géographique contrairement aux photographies qui sont des images de paysages. Les cartes utilisées dans les manuels ont une dimension actorielle plus forte : elles présentent soit la stratégie d’implantation d’une multinationale à l’échelle régionale, soit ses stratégies commerciales à l’international. Ce sont les documents qui prennent le mieux en compte la dimension actorielle des entités sociales. En effet, les textes, présents en nombre dans les manuels, abordent de manière très inégale l’intentionnalité et la stratégie des entités sociales dont ils parlent. La moitié d’entre eux y parviennent. Il s’agit soit de documents de communication de multinationales, principalement des communiqués de presse ou des sites internet, soit d’interviews de dirigeants d’entreprises. Ces types de textes permettent de présenter où les acteurs se sont implantés, pourquoi et vers quels espaces ils se projettent. Nous pouvons alors véritablement parler d’acteurs, ce qui n’est pas le cas pour l’autre moitié des textes, des extraits d’ouvrage scientifique ou d’article de presse, qui restent de nature descriptive. Leur contenu est essentiellement factuel et le discours direct des acteurs est peu présent. Il en ressort que les entités sociales de ces textes relèvent de la catégorie des agents plus que de celle des acteurs. Pour résumer, les manuels scolaires prennent difficilement en compte la dimension actorielle des entités sociales qu’ils évoquent dans leurs documents ou dans leurs leçons.
28Pour conclure, l’enseignement des espaces productifs en première ne s’inscrit pas en rupture mais bien dans la continuité des programmes et des manuels antérieurs. Certes, il y a une volonté exprimée dans les programmes de 2010 de faire de la géographie scolaire, une géographie actorielle, particulièrement sur l’enseignement des espaces productifs. Cela explique l’abandon progressif d’une approche spatiale de ce thème. Néanmoins, les acteurs ne sont pas mieux pris en compte dans les manuels scolaires récents que dans leurs versions antérieures. Ils ne sont pas plus nombreux bien que plus divers. Les entreprises sur lesquelles insistent les documents d’accompagnement au programme de 2010, sont paradoxalement beaucoup moins présentes, soit l’inverse de ce qui était recommandé. Cela s’explique par l’analyse obligatoire d’un territoire de l’innovation, rendant difficile une approche centrée sur un acteur en particulier comme le faisaient précédemment les manuels. Le plus problématique est que les entités sociales abordées par les manuels sont rarement présentées comme des acteurs. Ceux-ci sont mis en scène comme des agents d’un système : leur intentionnalité, leur stratégie et leur capacité d’action sont le plus souvent évincées des documents. Cette manière d’aborder le sujet ne peut que nuire à la compréhension que les élèves ont des espaces productifs et des interactions actorielles en jeu. Faut-il pour autant revenir à des monographies de firmes multinationales ? Il n’est pas certain que cela soit le meilleur moyen de comprendre les enjeux des espaces industriels aujourd’hui. La solution réside peut-être dans les documents utilisés dans les études de cas.