Fragilité, résilience et mutations des routes de la mondialisation. Approches géographiques
Texte intégral
1Les avertissements d’un dysfonctionnement systémique des transports se sont multipliés ces dernières années. Catastrophes naturelles (éruption volcanique en Islande en 2010, tsunamis en Asie, Fukushima en 2011) se conjuguent à des risques majeurs de défaillances humaines et technologiques (on a tous en mémoire le porte-conteneur taïwanais Evergiven bloquant le canal de Suez en mars 2021), alors même que les tensions géopolitiques sont exacerbées dans une course ouverte pour l’hégémonie mondiale (Chine/États-Unis) ou plus modestement régionale (Russie/Ukraine). Le dérèglement climatique ajoute une ultime touche (et non des moindres) à ce tableau déjà très sombre. Si les causes sont variées, elles ne manquent pas de se combiner pour produire des impacts de plus en plus puissants. Le système des transports internationaux est ici à la fois la victime et vecteur privilégié de propagation de cette instabilité croissante dont il faut prendre la pleine mesure.
2Entre 2020 et 2022, les rebonds en cascade de la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine exacerbent ces tendances et jettent une lumière crue sur les limites d’une mondialisation triomphante qui volait jusque-là de record en record. Les acteurs du secteur des transports, les responsables politiques et économiques comme le grand public, prennent alors toute la mesure des effets de la dépendance planétaire aux grandes routes de commerce. L’opinion révise instantanément l’image d’une logistique mondiale discrète car bien huilée. La pandémie désorganise profondément les flux de conteneurs, entre arrêts et brusques reprises d’activité, créant des tensions d’un bout à l’autre de la planète, maximales aux différents maillons des chaînes logistiques. L’envolée des coûts de l’énergie ajoute encore à la perturbation. Toutes ces fragilités bouleversent profondément les échanges au moment-même où les relations commerciales et politiques entre grands blocs régionaux se tendent.
- 1 Terme suédois, « la honte de prendre l’avion », prenant deux formes : un refus individuel de se dép (...)
3Parallèlement, les conséquences environnementales néfastes du système en place se font plus pressantes, en complet décalage avec l’urgence de la situation et les promesses technologiques du zéro émission attendu ... pour 2050. Aménageurs, chargeurs et usagers individuels sont désormais mis face à leurs responsabilités. Le flygskam scandinave1 ou les critiques de l’industrie des croisières ont été les signes avant-coureurs d’un changement d’attitude qui gagne en importance. Mais comment ces restructurations techniques qui s’accélèrent vont-elles conduire à restructurer les réseaux. Comment l’emploi de nouvelles énergies va-t-il transformer les courants d’échanges et les hiérarchies établies ? Plus globalement accompagnant les effets directs du changement climatique, nombre d’autorités portuaires anticipent la montée du niveau des océans en rehaussant leurs installations. Ailleurs, la fonte de glaces laisse envisager l’ouverture des routes maritimes polaires, ce qui conduirait à redistribuer les cartes de la géographie maritime. Le changement climatique conduit à des variations accrues du débit des fleuves perturbant leur navigabilité et poussant à de nouvelles combinaisons modales. Enfin, il convient de mentionner le risque systémique qui pèse sur Internet dont dépend plus que jamais le fonctionnement de nos sociétés, au premier rang desquels le pilotage des flux.
4Mis en perspective, ces différents éléments anxiogènes conduisent à une autre lecture, plus critique, et plus systémique, des grandes routes existantes. Un nouveau regard doit donc être porté sur les lieux et les corridors de cette mondialisation sous l’angle des impacts qu’ils infligent au monde naturel comme des fragilités intrinsèques. La gestion de ces autoroutes de la mondialisation ne peut plus être isolées des conséquences sur les milieux naturels, des défis climatiques, des risques de sécurité et de sûreté, enfin des logiques géopolitiques. Des changements qui sont des ruptures pour les uns et des opportunités pour les autres.
5Les perturbations des transports apparaissent comme les révélateurs d’un système-monde devenu fragile en même temps qu’il résiste et se transforme. Dans ses crises de plus en plus fortes et rapprochées, il y a bien sûr les conséquences immédiates de réorientation des flux mais aussi en sous-main la redistribution des trafics et leur maîtrise. L’évolution des réseaux mondiaux qui se dessine n’est-il pas d’abord le signe de l’effacement relatif de l’Occident cédant aux nouvelles ambitions du nouvel hégémon chinois ? Que savons-nous alors des tenants techniques et politiques et de leurs aboutissants territorialisés ? Quelles sont alors les réponses apportées pour répondre aux risques et comment redessinent-elles le monde ?
6L’apport de la géographie s’avère dans un tel contexte important par sa capacité à mettre en évidence des interdépendances spatiales aux expressions parfois inattendues. C’est donc à cette évaluation globale marquée par les signes de rupture mais aussi par les continuités que nous invite la réflexion proposée, autour des grandes questions de la perturbation du système monde envisagé à partir des grandes routes qui l’innervent et dont les transformations ont à la fois des effets immédiats et des impacts structurants à plus long terme, conduisant à des adaptations et des réorientation durables des flux.
7Les contributions présentées dans ce numéro reprennent et approfondissent diverses facettes de ces évolutions et montrent comment s’opère sous nos yeux la réorganisation des circulations mondiales pour qui tente de les déchiffrer.
8Les grands canaux interocéaniques sont bien sûr des lieux privilégiés pour observer les changements dans la structure des échanges. Dans son article sur l’élargissement des écluses de Panama, le Pr Jacques Charlier de l’Université de Louvain la Neuve revient sur les transformations techniques intervenues en 2016. L’ouverture du nouveau jeu d’écluses permet de différencier les trafics en fonction de la taille des navires mais aussi de leur nature. Il montre comment l’adaptation d’un dispositif initialement conçu pour s’adapter aux flux d’import de Chine a surtout eu un impact régional. Car là où les conteneurs asiatiques étaient attendus, ce sont les échanges d’hydrocarbures notamment le GNL américain obtenu par fracturation qui se sont imposés, les conteneurs chinois ayant partiellement basculé à l’est via le Suez-Express.
9Olivier Joly et Ronan Kerbiriou de l’Université du Havre s’intéressent aux stratégies des grands armements maritimes dans le choix de dessertes portuaires. Le suivi permis par la technique de l’AIS retrace avec précision les ports et les terminaux touchés par les plus gros navires porte-conteneurs (plus de 12500 EVP) qui structurent les flux maritimes. La géographie qu’ils dessinent est moins liée aux bassins de production et de consommation qu’à un positionnement par rapport à leurs concurrents. La construction méthodique du raisonnement met en lumière le caractère réticulaire des circulations maritimes et propose une typologie des ports constituant un vaste ensemble géographique autour de deux cœurs de circulations régionalisées : l’un asiatique et l’autre européen constitutifs d’une « bi-centralité » au sein des circulations mondialisées).
10L’autre grand vecteur des circulations intercontinentales, le secteur aérien n’est pas non plus épargné par les aléas. 2020 a constitué un plongeon sans précédent pour les trafics de voyageurs. Il met en lumière les multiples interdépendances qui se sont tissées. Le Pr Raymond Woessner s’emploie à remettre de l’ordre dans des statistiques quelque peu erratiques qui caractérisent la période d’emballement, selon la diffusion du virus du Covid, les politiques gouvernementales et les motifs des voyages. Les trafics internationaux ont été les premiers touchés et les plus profondément affectés. Pour profonde qu’elle ait été, cette crise historique semble avoir été d’autant plus vite surmontée. Les trafics semblent à nouveau tutoyer avec les sommets, mettant momentanément entre parenthèse les effets délétères de ce type de transport pour le climat.
11À peine sortie de la pandémie, l’aviation russe se trouve plongée dans le conflit ukrainien. Les trafics en sont à nouveau profondément bouleversés comme l’illustre en détail le Pr Pierre Thorez : les aéroports proches des zones de conflit sont complètement fermés, le survol territorial de la Russie est interdit aux compagnies occidentales pénalisées par de longs détours pour atteindre l’Extrême-Orient, les compagnies russes sont limitées à des vols intérieurs et cherchent à se connecter à des pays tiers dont les compagnies profitent à plein de la situation. L’embargo sur les avions et les pièces détachées conduit à élaborer des stratégies alternatives de cannibalisation des aéronefs, où l’on prélève des éléments pour en maintenir d’autres en vol. Dans ce jeu, les cartes sont redistribuées à la fois pour les compagnies russes ou occidentales à l’instar de Finnair qui pouvait se targuer de sa position et qui se trouve désormais largement enclavée dans l’espace aérien russe.
12C’est aussi le conflit russo-ukrainien qui conduit le chercheur ukrainien Ivan Savchuk à s’intéresser à la fragilité du système agroproductif. L’interdépendance des exportations de céréales et le développement des transports ukrainiens se sont imposés très vite à partir des années 2010, au moment où le pays s’ouvrait aux marchés mondiaux, poussé par le refus d’intégration à la CEI. Le pays réactive les itinéraires ferroviaires et les ports maritimes d’avant 1914, comme si une très longue parenthèse révolutionnaire se refermait. La Russie saura tirer parti de ce point faible en coupant les voies de l’export et jouant du chantage pour les autorisations d’export. Les surcoûts qui grèvent les céréales ukrainiennes permettent aux producteurs russes d’écouler leurs propres récoltes en contournant l’embargo imposé par les puissances occidentales. Toute une géographie de la dépendance et de l’indépendance se noue dans ces territoires malmenés par l’histoire.
13Antoine Beyer, Pr à CY Cergy Paris montre comment le changement climatique perturbe frontalement l’artère majeure qu’est le Rhin. Les arrière-saisons plus sèches se traduisent par des étiages particulièrement sévères qui interdisent parfois pendant de longues semaines la navigation. Le climat n’explique pas tout, les épisodes historiques de basses eaux en témoignent. Les choix des armements pour des unités fluviales plus capacitaires est aussi un élément puissant d’explication. La fiabilité désormais rendue aléatoire suppose de développer des solutions alternatives qui sont de divers ordres : meilleure régulation des débits par la construction de barrages, approfondissements du lit majeur dans le cours moyen du fleuve, réponses techniques avec des enfoncements moindres des bateaux et un meilleur système de prévision. Enfin l’optimisation d’un transfert modal vers le rail, tâche à laquelle se sont déjà attelés les ports rhénans.
14Les nouveaux types de commerce sont aussi des opportunités. Matthieu Schorung, partant du cas remarquable d’Amazon met en lumière les mécanismes qui permettent au géant du e-commerce de répondre aux attentes du marché américains. C’est d’abord à un maillage particulièrement dense du territoire qu’il faut procéder avec tout une hiérarchie de bâtiments aux fonctions logistiques distinctes. Le système peut s’appuyer sur une offre efficace de transport dont le géant du e-commerce tend à en cherchant à tirer parti d’une systématique intégration verticale. La promesse client justifie la mobilisation de moyens financiers hors du commun. Tel est le prix à payer pour se prémunir des aléas qui impactera les autres chargeurs.
Notes
1 Terme suédois, « la honte de prendre l’avion », prenant deux formes : un refus individuel de se déplacer en avion, et un regard critique, voire agressif, envers ceux qui le font (flight shaming en anglais)
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Antoine Beyer et Antoine Frémont, « Fragilité, résilience et mutations des routes de la mondialisation. Approches géographiques », Bulletin de l’association de géographes français, 100-3 | 2023, 291-295.
Référence électronique
Antoine Beyer et Antoine Frémont, « Fragilité, résilience et mutations des routes de la mondialisation. Approches géographiques », Bulletin de l’association de géographes français [En ligne], 100-3 | 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bagf/11221 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bagf.11221
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