1Henri Picheral (1938-2022) a été un pionnier en géographie de la santé en France. Depuis ses premiers travaux, à la fin des années 1960 – notamment sur la brucellose –, il a contribué à inscrire la maladie comme un objet légitime en géographie. Dès sa thèse d’État, Espace et santé. Géographie médicale du Midi de la France, soutenue en 1975 à l’université de Montpellier (Picheral, 1976), il s’inscrit dans une filiation à Max Sorre (1880-1962), mais une filiation critique.
2Max Sorre avait en effet développé une géographie médicale singulière à partir des années 1920, comprise comme la partie intégrante d’un plus vaste ensemble théorique, à savoir une écologie humaine. Pour Sorre, il s’agissait de penser l’Homme par l’entremise de ses rapports au milieu – de ses déterminants à la fois climatiques, biologiques et sociaux. Dans ce cadre conceptuel, sa géographie médicale permettait précisément d’établir les fondements biologiques de l’écologie humaine. Pour ce faire, Sorre élabore un concept novateur en 1928, celui de « complexe pathogène », développé par la suite [Sorre 1930, 1933, 1943]. Selon une approche holiste, ce dernier permet d’appréhender la maladie comme le résultat de multiples interactions entre différents agents que sont les germes, les insectes, les humains et l’environnement. Une telle logique écologique relativise la place de l’Homme dans son milieu et en refuse une conception anthropocentrique, puisque celui-ci n’a pas plus d’importance que les autres vivants dans la production du fait pathogène [Simon 2021]. Si le « complexe pathogène » connut une certaine notoriété dans les sciences médicales à partir des années 1940 – à tel point que par la suite le concept s’est parfois banalisé, employé sans référence à Sorre et sans guillemets –, il n’en fut pas de même en géographie. Peu de géographes reprirent en effet à leur compte cette perspective d’écologie médicale.
3Or, Henri Picheral fut précisément celui qui reprit le flambeau, en développant un programme de recherches directement hérité de celles de Sorre. Fin connaisseur de ses travaux, il commente et valorise ceux-ci dans de nombreuses publications [Picheral 1976, 1982, 1983]. Certes, cette mobilisation référentielle avait des motivations stratégiques : convoquer Max Sorre, qui restait toujours une autorité majeure dans la discipline, lui permettait de réhabiliter la question médicale en géographie. Cette dernière n’était pas seulement un objet des sciences médicales, mais avait également une histoire dans la discipline géographique. Toutefois, il ne s’agit pas pour Picheral de procéder à l’hagiographie d’un prédécesseur, mais de saisir les potentialités heuristiques des perspectives dessinées par Sorre. Ainsi, Picheral identifie bien les apports – en termes écologiques et spatiaux – du concept de complexe pathogène. Mais ce ne peut être qu’une filiation critique : le temps est passé par là, les contextes savants, sanitaires et politiques ne sont évidemment plus les mêmes. Les conceptions écologiques de Sorre n’étaient pas dénuées de présupposés ethnocentristes, qui voyaient dans les Tropiques des cadres limitatifs pour l’action humaine, précisément des espaces de vie particulièrement difficiles pour « l’homme blanc », des milieux biologiques où se développaient les maladies parasitaires. De fait, la géographie médicale de Sorre restera essentiellement – à quelques exceptions près à la fin de sa carrière – une géographie des maladies infectieuses.
4Picheral, de même d’ailleurs que des médecins à différentes époques [Callot 1951, Le Bras et Malvy 2004], tente donc d’élargir ce concept et de l’actualiser à la lumière des progrès récents de l’épidémiologie, ainsi que des techniques informatiques et statistiques, mais également à la lumière de nouvelles préoccupations. Dans sa thèse, il accordait déjà une attention importante à d’autres pathologies comme le diabète et, plus généralement, à l’état de santé des populations, à leur niveau social, au système sanitaire (très développé dans le Sud de la France), à l’accès à l’information et aux politiques de prévention.
5Picheral s’est d’abord intéressé à la géographie sociale des maladies, ainsi que des inégalités des habitants face à celles-ci, avant de développer le champ de la géographie de la santé, accordant ainsi une place à des maladies ignorées par Sorre – comme le cancer, les pathologies cardio-vasculaires, les maladies mentales, l’alcoolisme, le rôle de l’hérédité aussi –, mais surtout à d’autres problématiques : par exemple le rapport fondamental entre santé et alimentation ou celui entre santé et urbanisation. Ainsi, dans un numéro du Bulletin de l’Association de Géographes Français de 1978, il analyse différentes corrélations entre typologies de villes en France – portuaires, industrielles et minières, tertiaires, etc. – et mortalité par cancers des voies respiratoires [Picheral 1978]. Cette géographie de la santé sait également se faire appliquée et émettre des préconisations, qui n’ont rien perdu de leur actualité, notamment en période de COVID : « Avant d’être prospective, toute politique de santé en pays tropical devrait s’appuyer sur des études analytiques et descriptives. À terme, l’on peut même concevoir la constitution d’un réseau d’observatoires régionaux avec des zones et des populations sentinelles. » Et plus loin : « On crée de toutes pièces de nouveaux biotopes et l’on favorise l’essor de nouveaux parasites et de nouveaux vecteurs de maladies transmissibles. Sous couvert de développement et de progrès, n’expose-t-on pas à des risques graves des populations jusque-là indemnes ? » [Picheral 1983, pp. 15 & 16].
6Si Henri Picheral a effectué toute sa carrière à l’université de Montpellier, loin des institutions parisiennes, il a incontestablement bénéficié de la synergie des lieux de savoirs montpelliérains, comme il a su apporter sa pierre à cette tradition biomédicale. En cela, on observera le parallèle avec Max Sorre qui avait lui-même côtoyé, au début du xxe siècle, les biologistes – Charles Flahault (1852-1935) en particulier – à l’Institut de botanique de Montpellier. Or, il y a bien une généalogie référentielle : Henri Picheral se réfère aux travaux d’Hervé Harant (1901-1986), professeur de parasitologie à la faculté de médecine de Montpellier, qui avait été influencé par l’écologie médicale de Sorre. Et comme ce dernier, Picheral échange avec des médecins, sa thèse étant ainsi préfacée par Jacques Mirouze (1921-1991), doyen de la Faculté de médecine dans les années 1970. Plus largement, Picheral n’aura de cesse de diffuser ses connaissances en la matière, de publier, d’enseigner – notamment au sein de ce qui sera pendant longtemps la seule formation doctorale à délivrer un Diplôme d’études approfondies (DEA) avec la mention « géographie de la santé » (Picheral et Salem, 1992) –, d’encadrer de nombreux mémoires et thèses.
7Son héritage est indéniable dans la géographie francophone et française. S’il faut retenir en premier parmi ses élèves les travaux d’Emmanuel Vigneron, il a réussi à influencer d’autres géographes. Sa réception peut se reconnaître dans l’organisation de la Journée d’études de l’AGF (Mars 2022) et dans la publication des interventions dans le BAGF (décembre 2022) ayant pour intitulé « Ville, Santé et Environnement », co-dirigé par Cynthia Ghorra-Gobin et Isabelle Roussel.
8Les travaux d’Henri Picheral avaient jusqu’ici peu influencé la géographie urbaine centrée sur les thématiques de l’économie, des inégalités sociales, et plus récemment sur l’impact de la mondialisation et de la globalisation sur l’accès au logement (gentrification) et la gestion de la ville. Mais aujourd’hui, dans un contexte marqué par la pandémie et le changement climatique, il revient à la géographie urbaine de reconnaître l’intérêt de thématiques associant la santé et l’environnement. Avec l’intensification des échanges et des circulations ainsi que l’impératif de politiques en faveur de l’adaptation au changement climatique, le registre de la prévention défendu par Henri Picheral peut être convoqué. Il revient aux villes et métropoles de mener une politique de la prévention, en initiant des travaux sur les inégalités environnementales, la qualité du logement ainsi que sur des mesures d’aménagement en faveur de la végétalisation de l’urbain. La réflexion menée dans le cadre du Dictionnaire raisonné [Picheral 2001] y a largement contribué.