1L’industrie a développé une approche fusionnelle au territoire. Elle a façonné les territoires, entendus comme approche spatiale et vécu social, et son impact paraissait durable, semblable à un « moment territorial », c’est-à-dire la prise en compte de la logique sociale dans le développement territorial [Moulaert & Nussbaumer 2008] avec pour appui le tryptique usine - habitat - paysage. Les éléments emblématiques de l’industrie, de la vie autour de l’usine ont alimenté le modèle de la ville-usine [Edelblutte 2010 , Luxembourg 2015] et ont renvoyé à une codification du territoire, mais la désindustrialisation a été synonyme de rupture. Dans un premier temps, l’image de la mine et de l’usine s’est trouvée rejetée, relevant d’une volonté de faire tabula rasa, entraînant alors un phénomène, voire un risque de dépatrimonialisation [Fagnoni 2011]. Il fallait faire autre chose, en rupture avec le contexte local : des pistes de ski sur un terril à Noeux-les-Mines (Nord-Pas-de-Calais), un parc de loisirs sur la thématique des Schtroumpfs à Hagondange (Lorraine), un centre thermal et de loisirs dans la commune limitrophe à Amnéville… [Fagnoni 2004, 2006].
2Progressivement, le passage d’une situation de rupture – à la fois sociale, paysagère, économique – à une reconnaissance du passé a conduit à un changement d’attitude, témoin de la prise en compte de la dimension éthique dans les politiques de reconversion.
3Cette contribution à ce numéro thématique intitulé « Les territoires français à l’épreuve des mutations industrielles » du Bulletin de l’Association de Géographes Français renvoie aux stratégies de conservation dans les processus de développement/redéveloppement territorial. Elle s’appuie sur le processus de patrimonialisation. Mais industrie et patrimoine ne se conjuguent pas spontanément. En effet, patrimonialiser l’industrie implique assurément un changement de regard, un changement de discours et l’acceptation d’un passé révolu. Sur ce plan, il convient de rappeler que la dynamique entre une population, qui se sent désappropriée, et « son » patrimoine, n’est pas facile à construire. Le travail de deuil a été long. Par ailleurs, s’agissant de patrimoine industriel, les vieilles régions industrielles ont certes légué un patrimoine « monumental » mais qui ne relève pas des caractéristiques esthétiques spontanées que l’on confère au monument, apparaissant plutôt comme une « monumentalité encombrante ». Les friches industrielles, avec pour corollaire les questions fortes de marginalité, de répulsivité, développant des situations d’exclusion, produisant du non-territoire et par conséquent un référentiel négatif de valeurs, sont loin du principe esthétique fondamental de notre époque sur lequel repose la valeur d’ancienneté, qui a accordé une place prépondérante au monument, vecteur d’iconographie qui a alimenté les contenus pédagogiques. Néanmoins, à l’ère de la « dilatation du patrimoine » [Fagnoni 2013], les friches industrielles tendent – elles aussi – à devenir objet de patrimonialisation, porteur d’histoire, de mémoire et source d’ouverture en particulier de développement touristique.
4Comment le patrimoine industriel fait-il son entrée dans les processus de patrimonialisation ? À l’ère du tout patrimoine, est-il un objet patrimonial spécifique ? Est-ce un « sous-patrimoine » ? Les questions sont nombreuses. Ce qui est certain, c’est qu’il a connu un positionnement difficile ; il a émergé lentement et récemment, et est de ce fait « fragile », en ce sens où d’un côté la fermeture de l’usine renvoie à la production d’un paysage répulsif (la friche), et de l’autre, pratiquement simultanément/parallèlement, se pose la question de la patrimonialisation.
5Si le démarrage a été lent, depuis une dizaine d’années les choses se sont accélérées, marquant le passage d’une véritable indifférence à l’égard du potentiel patrimonial de l’industrie à un intérêt en tant qu’objet.
6Cette réflexion s’appuie sur le Nord-Pas-de-Calais, qui, depuis la candidature du Bassin Minier au Patrimoine mondial de l’Unesco jusqu’à son classement en 2012, s’entend comme un véritable laboratoire en quête de développement/redéveloppement, renaissance, régénération, recyclage, réadaptation, reconquête, réinsertion, réintégration, récupération, voire renouvellement territorial…
7Inscrit sur la Liste du Patrimoine mondial, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais jouit d’une reconnaissance internationale. L’unicité de ses biens culturels, désormais placés sous l’observation d’une communauté universelle, acquiert par la même occasion et de manière implicite, une valeur monnayable, promettant de dynamiser l’attractivité et par conséquent les flux touristiques de la région. La « patrimonialisation des oubliés », ce « patrimoine encombrant », affiche une volonté de changement et confirme une volonté d’ouverture avec l’opérateur mondialisant de l’Unesco impactant sur la perspective de développement du tourisme, facteur d’attractivité, voire de créativité. Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais illustre la spécificité d’une patrimonialisation d’un territoire entier : 120 km de long sur 23 km de large, 87 communes, 321 éléments de patrimoine minier, 3943 hectares, auxquels il convient d’ajouter une zone tampon dite « zone de cohérence paysagère » ; l’ensemble formé du périmètre proposé à l’inscription et de cette zone réunit au total 125 communes.
- 1 Carreau de fosse : dans les houillères du nord de la France, unité d’exploitation constituée par le (...)
- 2 Cavalier : il s’agit des anciennes voies ferrées des mines qui étaient utilisées entre les sites d’ (...)
8L’exploitation minière a déterminé une organisation spatiale rigoureuse du travail, à partir et autour des sites d’exploitations : les carreaux de fosse1. En témoigne tout un patrimoine technique de la mine (les installations souterraines exceptées) sous la forme d’édifices et d’équipements tels les chevalements, les bâtiments de fosse, les terrils, les cavaliers2… Le patrimoine bâti et technique lié aux carreaux de fosses a engendré solidairement et en étroite continuité d’inscription au sol un autre patrimoine architectural : l’habitat minier.
9C’est donc tout un territoire qui est concerné. Il repose sur les éléments emblématiques de l’industrie – une véritable « géosymbolisation » – lisible selon une codification du paysage : chevalements, terrils, cités ouvrières, soit un patrimoine technique, un patrimoine paysager et un héritage social. Le legs se compose d’un palimpseste, héritier de l’histoire industrielle : grands sites d’exploitation, près de 600 cités ouvrières et leurs équipements collectifs, une bonne lecture de réseaux de transport, de traditions et de pratiques collectives encore vives, plusieurs générations de chevalement et environ 200 terrils, qui ont codifié le paysage. Cet inventaire et cette construction s’inscrivent dans les étapes de la candidature. Posant la question de la fabrique du patrimoine et par conséquent de sa sélectivité [Heinich 2009], ce travail a été long : au final, 25 % de la totalité du patrimoine minier a été retenu, soit 353 éléments.
10L’objectif de l’Unesco, à travers l’instauration de la Liste du Patrimoine Mondial, est d’assurer la conscience et la connaissance d’un patrimoine commun, facteur de cohésion sociale et culturelle [Djament-Tran, Fagnoni & Jacquot 2012]. La construction de la valeur universelle relève d’une ambition collective et d’un processus participatif [Gravari-Barbas & Robinson 2012]. Le cadrage ci-après (Tableau 1) montre la traçabilité de cette inscription.
11Enfin, concernant les critères d’inscription demandés au Patrimoine mondial, le Bassin minier s’est positionné sur trois critères :
- (ii) : « témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages » ;
- (iv) : « offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une période ou des périodes significatives de l’histoire humaine » ;
- 3 La catastrophe de Courrières est la plus importante catastrophe minière d’Europe (10 mars 1906). El (...)
- (vi) : « être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des œuvres artistiques ou littéraires ayant une signification universelle et exceptionnelle » (en raison de la catastrophe de Courrières).3
12Ce processus permet de voir que l’industrie n’est plus exclusivement considérée sous l’angle économique. Les vicissitudes liées à la désindustrialisation ont attribué à la mine – fer et charbon – de nouvelles valeurs qui lui permettent d’accéder au statut inédit de patrimoine. Elles renvoient au triptyque en construction industrie/culture/territoire [Daviet 2005].
Tableau 1 - La mémoire de la mine candidate au patrimoine mondial de l’Unesco
- 4 L’usage du nom de l’organisation mondiale « Unesco » étant réservé aux seuls sites et territoires i (...)
2002 – 2010 : - 2002 : inscription du Bassin minier Nord-Pas-de-Calais sur la Liste indicative de l’État Français. - 2003 : création de l’association BMU4 en charge du portage de la candidature pour le compte du territoire et de la mobilisation des acteurs et de la population autour de ce projet. - 2003-2005 : construction des fondements de la candidature, organisation de la mobilisation. - 2005-2007 : la Mission Bassin Minier est chargée de la mise en œuvre d’un Schéma de Développement Patrimonial à l’échelle du Bassin minier qui est le support de l’élaboration d’un Plan de Gestion pour le dossier de candidature. Réalisation de l’inventaire hiérarchisé du patrimoine minier. Finalisation des études : historiques, paysagères, juridiques. Séminaire d’experts internationaux pour qualifier la candidature. Colloques organisés sur le territoire. Montée en puissance de la mobilisation : publications, expositions, circuits de visite, événementiels, spectacles à l’initiative des acteurs du territoire, publics ou associatifs. - Septembre 2008 : première audition par le Comité des Biens Français du Patrimoine mondial. - Mai 2009 : porté à connaissance auprès des communes du périmètre proposé au Patrimoine mondial. - Juin 2009 : campagne de protection Monuments Historiques : protection de 69 édifices Novembre 2009 : deuxième audition par le Comité des Biens Français du Patrimoine mondial. - Janvier 2010 : dépôt par la France de la proposition d’inscription du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais
2011 – 2012 : - Juin 2011 : Lors de la 35e session du comité pour le patrimoine mondial, la France a choisi de présenter les dossiers de Le Corbusier (dont la candidature n’avait pas été retenue respectivement en 2006 et en 2009) et des Causses Cévennes (dont la candidature n’avait pas été retenue en 2009). Le dossier des Causses Cévennes a alors été retenu. - 2012 : Report de la présentation de la candidature du Bassin minier. Juin 2012 : Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco le 30 juin 2012 (Saint-Pétersbourg, 36e session du Patrimoine mondial).
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13Le(s) paysage(s) et le tissu minier se sont créés selon la logique « lieu de travail et lieu de vie ». Au fur et à mesure de l’exploitation, la trilogie « fosses-terrils-cités », cellule–mère du paysage culturel, s’est imposée comme schéma de développement du territoire, formant des unités et des ensembles architecturaux et urbains singuliers. Les marques laissées par l’activité minière sont définitivement celles de la confrontation entre la nature d’un territoire et les impératifs de son exploitation économique : lieux de production, lieux de communication, lieux de résidence, lieux de services. Dans une étroite combinaison des éléments tangibles hérités de l’activité minière avec une culture et une mémoire encore vives [Veschambre 2008], par un retournement de valeurs, ce patrimoine hérité de l’exploitation d’une ressource est devenu une des richesses d’un nouveau modèle de développement. Il s’agit de préserver l’identité d’un territoire qui s’est construit sur une activité industrielle et de considérer, à travers une valorisation patrimoniale et dans une logique de développement durable, ces héritages historiques comme de nouvelles ressources constructives.
- 5 Article 1, Convention du Patrimoine mondial, 1972.
14L’inscription du Bassin minier Nord-Pas-de-Calais sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Unesco a été demandée en tant que « Paysage Culturel Evolutif vivant ». « Les paysages culturels sont des biens culturels, ils représentent les œuvres conjuguées de l’homme et de la nature. Ils illustrent l’évolution de la société humaine et son établissement au cours du temps, sous l’influence des contraintes physiques et/ou des possibilités présentées par leur environnement naturel et des forces sociales, économiques et culturelles successives, externes aussi bien qu’internes ».5
- 6 En 1992, la Convention du patrimoine mondial est devenue le premier instrument juridique internatio (...)
15Depuis 1992, les interactions majeures entre les hommes et le milieu naturel sont reconnues comme constituant des paysages culturels6. Le Paysage Culturel est, selon la définition donnée par les orientations devant guider la mise en œuvre de la convention du Patrimoine mondial, « un ouvrage combiné de l’homme et de la nature ». La catégorie Paysage Culturel appliquée au Bassin minier, nécessite de présenter l’action des diverses forces à l’œuvre dans l’industrialisation de l’exploitation minière. La présence d’une ressource naturelle et son exploitation sont à l’origine de la transformation par l’homme d’un paysage historique essentiellement rural, sur une durée de trois siècles et au cours desquels l’activité s’est déplacée d’Est en Ouest tandis qu’évoluaient les techniques et les architectures. Les hommes ont modifié les caractères physiques de ce paysage en bouleversant la morphologie terrestre et en surimposant tous les éléments techniques, sociaux et architecturaux liés à l’extraction et à la production de charbon. L’acuité de ces témoignages, leur cohérence, lui confèrent une valeur universelle exceptionnelle. Le caractère « vivant » du territoire oblige à trouver, en termes de gestion et de valorisation, de constants équilibres entre préservation et revitalisation du patrimoine et du territoire dans lesquels le patrimoine conserve son identité, sa lisibilité et son intégrité mais retrouve également un rôle actif.
16Avec la demande d’inscription sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, l’enjeu est de préserver la cohérence d’un ancien bassin industriel dans ses réalités patrimoniales, paysagères et culturelles. Conscients d’être collectivement dépositaires de cette identité particulière construite par cette histoire industrielle, les élus, les gestionnaires et les habitants de ce territoire s’engagent à la transmettre aux générations futures.
17Dans cette lignée de recyclage du passé, la candidature du Bassin Minier Unesco/Uni se présente comme un cas à interroger, notamment en termes de fonctionnement futur. L’Unesco promeut la diversité culturelle. Le paysage culturel devient un enjeu reconnu, mais entre le « fossile », le paysage « relique » et le « vivant », opposer la mort d’une activité au concept de paysage culturel évolutif vivant semble paradoxal.
18Le label Unesco semble produire aujourd’hui une « esthétisation » du paysage : est-il/sera-t-il un accélérateur de notoriété ? Comment patrimonialiser sans muséifier ? Comment articuler le « faire patrimoine » et le « faire territoire » [Fagnoni 2014a] ? Le patrimoine industriel produit-il un nouveau territoire [Bergeron & Dorel-Ferré 1996] ? Cette double problématique du « faire patrimoine » et du « faire territoire » renvoie à la problématique très présente en géographie, celle de l’habiter : comment faire vivre ce patrimoine ? Comment lui donner du sens ? Le patrimoine a un passé, aura-t-il un futur ? Si le « faire territoire » est en cours de construction/recontruction, cette situation/inscription illustre le passage vers une nouvelle approche : montrer que ce passé est « vivant », qu’il est adaptable, qu’il est recyclable.
19L’approche mémorielle et patrimoniale est certes un processus d’identification, mais est-ce pour le simple désir de durer ? Le lien social créé autour de la mine ne doit pas se limiter à un entre-soi patrimonial. Quels sont les projets qui accompagneront cette reconnaissance territoriale ?
20Temps et espace se trouvent interrogés. Il s’agit, en associant le prestige de l’Unesco au Bassin minier, de sensibiliser les populations locales, de leur donner un nouveau regard sur le territoire dans lequel elles vivent et de leur redonner une fierté. En attirant les regards alors qu’ils s’en détournaient du temps de son fonctionnement, le Bassin minier souhaite acquérir et construire une légitimité plastique et culturelle. Cette reconnaissance patrimoniale, à caractère universel, engendrera-t-elle des projets de développement et une mise en tourisme, ou conduira-t-elle à une certaine « illusion patrimoniale » qui serait alors le reflet de la seule valorisation de l’image pour les habitants ? Après la désindustrialisation comment habite-t-on encore la ville industrielle [Luxembourg 2015] ?
21De territoire purement productif, le Bassin minier ambitionne de devenir lieu culturel et de vie. De territoire à l’abandon, il ambitionne de devenir territoire de « destination ». Le questionnement autour d’une transition vers une économie culturelle est fort et complexe [Fagnoni 2014b].
22Cette fabrication de paysages - des terrils aux cités ouvrières en passant par les marqueurs emblématiques de l’industrie - renvoie à la construction d’un ensemble avec ses spécificités qui permettent de marquer le territoire et ainsi au territoire de se démarquer.
23Par ailleurs, l’analyse de la candidature du Bassin Minier du Nord-Pas-de-Calais au Patrimoine mondial de l’Unesco est à associer à l’ouverture du Louvre à Lens [Fagnoni 2014c]. Elle s’entend comme une construction en cours permettant d’aborder plus en profondeur les concepts d’ancrage et d’artefact territorial, de mémoire collective, de patrimoine industriel et parallèlement aussi d’innovation territoriale (avec le Louvre). Pour l’heure, le défi demeure important, la transition est inachevée et la réalité de ces lieux reste à (re)construire.