- 1 Programme du capes externe d'histoire geo (devenirenseignant.gouv.fr) ; page 13.
1Si l’industrie et les territoires et sociétés qui lui sont liées ne sont pas explicitement mentionnés dans la lettre de cadrage1 de la question « Populations, peuplement et territoires en France » du concours du Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré (CAPES) externe d’histoire-géographie de 2022 à 2024, il y figure plusieurs termes et expressions qui les rattachent clairement à la question. En effet, la lettre mentionne les processus de reterritorialisation et de déterritorialisation, les populations liées aux systèmes productifs, les problématiques d’identités individuelles et collectives, les dynamiques de peuplement, tous éléments pour lesquels le rôle de l’industrie a été essentiel et l’est encore parfois, mais plus en creux.
2En effet, l’industrie (entendue comme l’activité transformant un produit d’entrée en un produit de sortie de nature différente [Nonjon 1992] se différenciant de l’artisanat par sa taille et ses méthodes, même si les seuils en la matière sont largement sujets à discussion) est une activité qui a eu, depuis plus de deux siècles, et a toujours, un fort impact sur les sociétés humaines en général et donc sur le peuplement et la population des territoires concernés.
3Ainsi, l’industrie, quelles que soient les théories de localisation mises en œuvre [Mérenne-Schoumaker 2011] est une activité qui a longtemps été peuplante [Baudelle 2022, pp. 145 et 185], c’est-à-dire que les usines, dépendantes des ressources en matière première ou en énergie, ont été installées aux côtés de celles-ci (mine, cours d’eau). En l’absence de moyens de transport individuels ou collectifs performants, les industriels ont donc dû faire venir la main-d’œuvre à proximité des usines et ainsi constituer une communauté humaine, parfois d’importance, à côté de l’usine. Inversement, les concentrations de population (urbaines, mais aussi rurales avec un tissu rural villageois dense) ont aussi pu attirer des activités industrielles moins liées à la matière première et à l’énergie (la confection, la petite métallurgie par exemple) qu’à la disponibilité de la main-d’œuvre. Dans ce cas, l’activité industrielle a renforcé le lieu de peuplement urbain (développement de la ville) et a empêché l’exode rural de vider les campagnes concernées [Dumont 2022, chapitre 8] .
4La composition de la population de ces territoires a été fortement influencée par l’industrialisation. En effet, la masse de main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement des usines n’a que rarement pu être trouvée sur place. Il y a donc eu des déplacements de population de territoires non-industrialisés vers des territoires en cours d’industrialisation. Ces déplacements ont existé sur des distances relativement courtes (de la campagne vers la ville voisine) mais, avec le développement industriel, des migrations plus lointaines ont eu lieu, depuis d’autres régions ou depuis l’étranger. La population du lieu d’implantation d’une usine augmente donc rapidement par l’arrivée, souvent massive, de ces ouvriers et ouvrières et de leurs familles. Le bouleversement est aussi social car ces communautés ouvrières, françaises ou étrangères s’installent au sein de communautés urbaines ou agri-rurales déjà constituées et qui ont des difficultés à accepter ces nouvelles populations aux besoins et aux comportements différents.
5Ainsi l’industrie, par son impact majeur sur la population et le peuplement, a modifié, voire créé des territoires aux populations différentes des locaux, donc aux identités particulières, pour ensuite disparaître en laissant orphelines les populations de ces territoires. Ces populations ont donc dû réagir face à cela.
6Si, en matière d’étude de la population, les méthodes quantitatives sont largement dominantes, la lettre de cadrage mentionne la nécessité d’utiliser des approches différenciées et nuancées, et pas uniquement démographiques. De plus, les industriels ont construit des territoires fonctionnels, c’est-à-dire des espaces appropriés par un acteur donné pour une fonction précise, ici la production [Bleton-Ruget & al. 2006] liée à la fonction industrielle et donc traduction territoriale d’un système productif. Ces territoires fonctionnels industriels recoupent rarement les territoires institutionnels préexistants, comme les communes [Edelblutte 2006] ce qui rend parfois difficile leur identification quantitative, démographique. Ainsi, ce travail mêlera des approches quantitatives à des approches paysagères et géohistoriques, pour, dans un premier temps, montrer comment l’industrie a peuplé et créé des territoires spécifiques. Puis, il s’agira, dans un second temps, de comprendre comment le déclin industriel, depuis la fin des Trente Glorieuses, a provoqué des changements démographiques et territoriaux, avant de terminer sur les réactions des communautés concernées face à ce déclin, incluant le traitement des héritages industriels. Ces derniers, inclus dans la culture locale, parfois patrimonialisés, sont devenus des atouts pour ces territoires et des moyens d’en fédérer des populations diverses ayant évolué à l’ombre d’une industrie, au pire déchue, au mieux toujours présente mais invisibilisée.
7Si l’activité proto-industrielle avait déjà pu créer des concentrations humaines (comme le quartier des Canuts à la Croix-Rousse à Lyon), c’est essentiellement lors des révolutions industrielles des XVIIIe, XIXe et XXe, que le peuplement de certains territoires a pu être profondément modifié par cette activité économique. Ce sont alors des systèmes socio-économiques complets et cohérents qui sont mis en place et qui forment des territoires fonctionnels bien sensibles à grande échelle, ce qui permet d’établir une typologie simple.
- 2 L’industrie accompagne ainsi très souvent la mine qui construit autour d’elle des systèmes très sim (...)
8De nombreuses fabrications sont initialement dépendantes des sources d’énergie ou de matière première2. Ces dernières sont rarement situées près d’une ville qui offrirait donc une proximité de la main-d’œuvre, à une époque où, bien avant le développement de l’automobile individuelle, la mobilité quotidienne est très faible. De plus, même s’il existe un village à proximité du lieu de production, ce qui est souvent le cas dans une Europe au peuplement ancien, il n’est pas assez important pour fournir main-d’œuvre et logement dans une quantité en rapport avec les besoins des industriels. Ainsi, ces derniers sont-ils obligés, pour disposer d’une main-d’œuvre suffisante pour leurs usines qui sont beaucoup moins automatisées et robotisées qu’aujourd’hui et qui emploient donc beaucoup plus de monde, d’assurer le logement et de nombreux services à proximité immédiate de la mine et/ou de l’usine.
9Cette obligation de loger ses ouvriers et ouvrières est le point de départ pragmatique du paternalisme, système dans lequel la relation de l’industriel avec sa main-d’œuvre, est comparée à celle d’un père et de ses enfants. En effet, la nécessité initiale et pragmatique d’assurer le logement pour les familles ouvrières induit un contrôle de la main-d’œuvre, non seulement économique (l’industriel assure l’emploi), mais aussi social (l’industriel assure le logement et les services), culturel (l’industriel finance les activités culturelles et sportives) et politiques (l’industriel est fréquemment le maire de la commune).
Figure 1 – L’évolution de la population de la commune de Dombasle-sur-Meurthe, ancienne ville-usine de Meurthe-et-Moselle
Source INSEE ; réalisation S. Edelblutte
10Dans ce cas, c’est donc un lieu de vie complet, pas seulement une sorte de campement de travail, que construisent les industriels. Autour du lieu de travail, usine ou mine, sont visibles les logements hiérarchisés (les cités ouvrières reconnaissables à leur caractère répétitif et à leur disposition géométrique), les services divers (foyer ouvrier, lavoirs, stade de sport, bains-douches, etc.), des magasins (coopératives), des jardins… Ainsi se constituent des villages ouvriers voire des villes-usines, c’est-à-dire des villes créées entièrement ou presque par un ou plusieurs industriels [Edelblutte 2020], à forte croissance démographique (Fig. 1) et dont l’empreinte territoriale reste très sensible dans le paysage même des années après la fermeture de l’usine-mère.
11Ces nouvelles populations, installées autour des usines, sont également différentes des populations déjà présentes. En effet, même si l’industrie emploie des locaux, ces derniers ne sont jamais assez nombreux pour fournir la main-d’œuvre nécessaire aux usines. Ainsi, l’industrialisation provoque l’arrivée de populations d’autres régions ou d’autres pays, de plus en plus éloignés des lieux de recrutement (Belges, Allemands, Italiens, Polonais, Maghrébins…). La composition sociale et culturelle des communes concernées est donc profondément modifiée et cela occasionne des tensions qui amènent parfois à la création de nouvelles communes autour des ville-usines (Decazeville, Aveyron, en 1833 ; Fourchambault, Nièvre, en 1855 ; Le Thillot, Vosges, en 1860 ; Le Pont-de-Claix, Isère, en 1873 ; etc.). Néanmoins, si ce modèle de peuplement en ville-usine est répandu, il est loin d’être le seul.
12En effet, les industriels sont aussi attirés, notamment pour des spécialisations plus légères (nécessitant moins de transport de matières premières pondéreuses) et en aval des process (confection, petite métallurgie, agroalimentaire…) par les villes déjà existantes, qui fournissent à la fois un marché, un nœud de voies de communication, et une main-d’œuvre abondante et de qualifications diverses. L’industrialisation des villes préindustrielles repose certes sur l’emploi de la main-d’œuvre locale, mais elle attire aussi des populations nouvelles dans un mouvement d’exode rural bien connu. Cela provoque donc une forte augmentation de la population des villes à la fin du XIXe siècle (Fig. 2) qui entrent ainsi, pour une centaine d’années, dans l’âge des villes industrielles.
13Cet afflux d’activités et de population génère des modifications sensibles du tissu urbain des villes concernées, quel que soit leur taille. En effet, l’essentiel des implantations industrielles est, pour des raisons de place, effectué en bordure du tissu urbain de l’époque, au plus près des infrastructures et ressources essentielles à l’activité industrielle que sont voies ferrées, canaux et eau.
- 3 Dans ce type de quartier, les cités ouvrières sont plus rares que dans les villes-usines car l’indu (...)
14Autour des usines, un quartier prend forme, constitué d’entrepôts et dépôts divers, des services dévoreurs d’espace indésirables en ville (traitement des ordures, abattoirs, stations de traitement des eaux, etc.) et d’un mélange anarchique d’habitat modeste3, d’immeubles de rapport et de petits commerces. Le paysage du quartier ainsi constitué est alors particulièrement hétéroclite et peu structuré. En position de faubourg, à l’instar de ces quartiers nés aux Moyen-Âge hors des limites de la ville, matérialisées alors par les remparts, ces quartiers sont qualifiés de faubourgs industriels. Perrache à Lyon, l’Île à Nantes, Meurthe-Canal à Nancy en sont des exemples, mais toutes les villes, même modestes, sont marquées par le développement d’un faubourg industriel plus ou moins bien identifié dans le tissu urbain.
Figure 2 – L’évolution de la population de la commune de Lyon, une ville industrialisée
Source INSEE ; réalisation S. Edelblutte
15Industrialisation et urbanisation rapide sont ainsi profondément liées et s’effectuent au détriment de nombreuses zones rurales qui se vident de leurs habitants. Néanmoins, certains territoires ruraux ont connu aussi un développement industriel aux conséquences démographiques certaines.
16Si l’exode rural, en lien avec le développement industrialo-urbain, a affecté de nombreuses campagnes, d’autres ont réussi à maintenir, voire à augmenter leur population par le développement d’un tissu industriel relayant sur place la diminution des emplois agricoles. Il s’agit ici d’une industrialisation de l’intérieur, fondée sur un passage progressif de la proto-industrie à une véritable industrialisation. Portée par des savoir-faire locaux spécifiques (textile, chaussure et ameublement du Choletais en Maine-et-Loire et en Vendée ; décolletage de la vallée de l’Arve en Haute-Savoie ; robinetterie et serrurerie du Vimeu dans la Somme ; horlogerie du Jura ; métallurgie du Nogentais en Haute-Marne, etc.), des petits établissements et entreprises réactifs et innovants car en concurrence localement les uns avec les autres et peu alourdis par le paternalisme ont essaimé dans les villages et les bourgs, formant un paysage industrialo-rural particulier [Edelblutte 2018]. À cela s’ajoute une volonté des populations de rester sur place et de trouver des relais à une agriculture ayant de moins en moins besoin de main-d’œuvre. Les territoires concernés ont ainsi conservé leur population voire l’ont augmentée, mais plus progressivement que les villes-usines champignons évoquées plus haut (Fig. 3).
Figure 3 – L’évolution de la population de la commune de Friville-Escarbotin, dans la Somme : une urbanisation progressive caractéristique d’un district industriel (le Vimeu)
Source INSEE ; réalisation S. Edelblutte
- 4 Ces termes ne sont pas spécifiquement ruraux et ces configurations sont observables en ville.
17Ces territoires d’industrie diffuse, discrète et rurale ont été successivement qualifiés de districts industriels [Marshall 1898, Becattini 1992], de Systèmes Productifs Locaux (SPL) [Courlet 2001] autour de critères quantitatifs précis et, plus récemment, de clusters4 [Bouinot 2007, www.franceclusters.fr]. Leurs héritages actifs et inactifs sont bien présents et contribuent à identifier des territoires où l’industrie, quand elle a été adaptée aux paradigmes économiques actuels et donc a réussi à se maintenir, pèse un poids relatif très fort dans l’emploi local.
18Cette typologie simple est mouvante dans le temps et dans les échelles d’observation. Des villes-usines peuvent être identifiées dans les districts industriels ruraux ; certaines villes préexistantes à l’industrialisation sont tellement transformées par l’industrie qu’elles s’apparentent, au fil du temps, à des villes-usines. Ces mêmes villes-usines se succèdent le long des vallées, s’agglomèrent autour des gisements, formant d’autres territoires fonctionnels observables à des échelles plus petites : bassins miniers et industriels, vallées industrielles…
19Ainsi, l’industrialisation a profondément marqué le territoire français par le biais des déplacements de population qu’elle a engendré, puisqu’elle a :
-
vidé certaines campagnes et rempli d’autres ;
-
créé de nouvelles villes et renforcé l’urbanisation en général ;
-
modifié la composition sociale du territoire national, avec par exemple, la célèbre diagonale Le Havre / Marseille qui séparait, certes de façon caricaturale, une France agri-rurale, conservatrice au Sud-Ouest de la diagonale et une France ouvrière, urbaine, ancrée dans la modernité et le progrès social au Nord-Est de la diagonale.
20Durant les Trente Glorieuses, après une petite centaine d’années de développement industrialo-urbain, le paradigme économique évolue, passant du fordisme et du paternalisme à la mondialisation libérale. Le rapport entre industrie, peuplement et population est alors fondamentalement modifié.
- 5 Cette expression TAI a été préférée à celle, très trompeuse et pourtant bien plus utilisée et répan (...)
21Les énormes gains de productivité, l’ouverture des frontières, la facilité des transports de marchandises (par voie maritime et routière qui garantit le juste-à-temps) ont multiplié les opportunités d’implantation pour les industriels qui peuvent ainsi aisément se détourner des pays développés où le coût de la main-d’œuvre est élevé. Dans cette nouvelle configuration, qui s’impose à l’industrie des pays développés dont la France durant le dernier quart du XXème siècle, les localisations urbaines sont privilégiées et de nombreux Territoires Anciennement Industrialisés (TAI)5 sont au contraire délaissés.
22Contrairement à la période précédente, l’industrie n’est maintenant plus une activité peuplante et les industriels cherchent au contraire des concentrations de population, notamment urbaines pour des raisons similaires à celles déjà évoquées, mais qui concernent cette fois tous les types d’industries, pas seulement les légères :
-
une bonne connectivité à tous les types de réseaux (voies de communication comme réseaux virtuels) ;
-
une source de main-d’œuvre qualifiée répondant aux besoins de l’industrie actuelle et liée à la présence d’universités, d’écoles d’ingénieurs, de structure de recherche… dans les grandes villes ;
-
un bon niveau d’aménités culturelles et de loisirs essentiel en matière d’attractivité d’une main-d’œuvre qualifiée.
23Cependant, dans cet espace urbain soumis à de nouvelles contraintes réglementaires (développement de l’aménagement du territoire et du zonage urbain ; développement des réglementations anti-nuisances ; etc.), les industriels délaissent les faubourgs industriels, désormais enclavés dans le tissu urbain et éloignés des échangeurs autoroutiers, au profit de localisations suburbaines, voire périurbaines propices à l’étalement urbain et donc à l’extension des sites industriels. Les usines sont donc regroupées en périphérie de la ville, dans des zones prévues à cet effet, les Zones Industrielles (ZI), noyaux des Zones d’Activités actuelles (ZA), implantées sur des communes de banlieue ou du périurbain proche, en prise directe avec les voies autoroutières essentielles à leur approvisionnement.
24Cette configuration qui s’impose durant les Trente Glorieuses, comporte des implications en matière de population urbaine, observables en trois temps, dont deux sont bien visibles sur la figure 2 :
-
- 6 Créée en 1954 pour mieux statistiquement prendre en compte l’étalement urbain sur les communes vois (...)
l’abandon progressif des faubourgs industriels, combiné à la généralisation de l’étalement urbain et de la périurbanisation, fait décliner fortement la population des communes-centre des unités urbaines (agglomérations)6 ;
-
- 7 Pour tenir compte statistiquement de cette évolution, l’INSEE crée la Zone de Peuplement Industriel (...)
ce mouvement fait croître la population des agglomérations par leur étalement sur les communes de banlieue, et renforce aussi, au-delà même de la zone au bâti continu, la population des communes dites alors périurbaines, sous influence de la ville7.
-
enfin, le déclin des faubourgs industriels ouvre la voie au renouveau urbain de ces quartiers car la pression immobilière et démographique de la ville permet financièrement des traitements des délaissés plus complets. Ces quartiers offrent donc, à proximité du centre-ville, une opportunité foncière pour développer, entre autres, la fonction résidentielle et donc gagner des habitants face aux communes de banlieue.
25Si les faubourgs industriels ont bien été soumis à un processus de déterritorialisation durant la crise, leur reterritorialisation par leur réintégration dans le tissu urbain autour de nouvelles fonctions, notamment résidentielles, a été relativement rapide en raison de la pression foncière et immobilière forte dans les villes classiques. La situation est fort différente dans les TAI.
26Au sein des TAI, les territoires industrialo-ruraux, présentés dans la partie 1.3., résistent mieux, au moins dans un premier temps, à la crise. Les emplois et donc la population s’y maintiennent plus facilement que dans les grosses structures paternalistes car le tissu industriel y est plus flexible, plus adaptable aux évolutions récentes, avec une population plus fortement ancrée sur le territoire en raison de la progressivité de l’industrialisation. Ces territoires sont néanmoins réorganisés de façon plus pragmatique (abandon des sites dispersés dans les tissus villageois et urbains ; regroupement des usines sur des Zones d’Activités bien reliées au réseau routier), laissant certes des héritages non traités (friches) mais garantissant la survie, voire le développement des systèmes productifs en place et assurant donc un certain maintien de la population sur le territoire (cf. Fig. 3).
27Par contre, les territoires qui avaient accueilli une industrialisation massive, lourde et surtout très paternaliste sont très affectés par, au pire son effondrement et sa disparition, au mieux sa restructuration qui implique de toute façon une baisse d’emplois et un désengagement du paternalisme.
28Ces évolutions provoquent donc, non seulement à l’échelle des communes concernées, mais aussi à l’échelle d’un bassin ou d’une vallée, de spectaculaires baisses de population (Fig. 4).
Figure 4 – L’ancienne ville-usine de Decazeville, Aveyron, un déclin démographique continu
Source INSEE ; réalisation S. Edelblutte
29Les emplois disparaissent, la population jeune et active (avec ses enfants) s’en va et il subsiste beaucoup de personnes âgées et de personnes peu qualifiées, captives et peu mobiles. Cette déprise démographique s’accompagne d’une déprise territoriale, avec notamment le développement de friches sur les anciens sites industriels ou encore la fermeture de nombreux commerces. La friche, bâtie ou majoritairement nue et végétalisée, reste encore, plus de 30 ans après les moments les plus forts de la crise industrielle, très présente dans le paysage actuel de ces TAI. En effet, les sols et sous-sols ont été fortement été pollués et encombrés par l’activité industrielle, à tel point que, s’il est possible de faire disparaître les bâtiments en surface et de végétaliser les sites industriels abandonnés, les coûts du traitement total des terrains concernés sont trop élevés et conduisent à la pérennisation d’espaces à la fois verts et pollués, au sein des tissus urbains. Les anciennes villes-usines où la pression foncière est faible, deviennent alors emblématiques des villes rétrécissantes (shrinking cities [Fol et Cunningham-Sabot 2010]) combinant pertes de population, déterritorialisation et marques du déclin, telles les friches industrielles.
30Cependant, cette déprise territoriale n’affecte que peu les quartiers de cités ouvrières. En effet, les fusions de logements (particulièrement faciles dans le cas de cités jumelles) et simplement un taux d’occupation par logement plus faible permettent de conserver un tissu urbain qui perd néanmoins en homogénéité en raison de la personnalisation rapide des anciennes cités ouvrières privatisées après la fin du paternalisme.
31De plus, cette déprise n’est pas uniforme sur tout le territoire et deux grandes tendances peuvent être dégagées, avec néanmoins toutes sortes de nuances et de situations intermédiaires :
-
La population des anciennes villes-usines les plus proches des métropoles, des axes majeurs du territoire national ou de bassins d’emplois étrangers très attractifs [Aubry 2021] par le niveau de leurs salaires (Suisse, Allemagne, Luxembourg), après un bref déclin au moment de la fin de l’industrie paternaliste, se maintient, voire augmente (cf. Fig. 1), portée par une forme de suburbanisation ou de périurbanisation et même par un développement économique sur de nouvelles ZA dynamisées par l’excellence de la situation de la ville. Dans ce cas, l’héritage industriel reste bien visible dans le paysage (friches industrielles nues, cités ouvrières dépareillées, etc.) et la croissance est essentiellement effectuée par étalement urbain (ZA, lotissements pavillonnaires). L’enjeu pour les acteurs de ces anciennes villes-usines est alors de construire une urbanité nouvelle combinant les héritages, parfois patrimonialisés, de la période industrialo-paternaliste avec les activités, dynamiques et croissances urbaines plus récentes.
-
En ce qui concerne les anciennes villes-usines moins bien placées, plus isolées au fond de vallées de montagne, loin d’axes structurants ou de métropoles pouvant fournir des emplois relayant ceux perdus par l’industrie ou la mine, la situation est moins encourageante. Leur population s’effondre en effet sans espoir de reprise (cf. Fig. 4) et aboutit à un déclin de l’urbanité (moins de services et de commerces et donc de polarisation sur les territoires voisins), voire à une ruralisation du territoire, ce qui réduit, par manque d’enjeu et de moyens les possibilités de transformation des tissus urbain et social dégradés par la crise. À cela s’ajoute encore l’ancienneté de la crise minière et industrielle qui a pu se dérouler durant des périodes où le réaménagement et la requalification n’étaient pas encore développés et soutenu par les autorités. Cette déterritorialisation, qui en France et contrairement à ce qui se passe dans des pays moins densément peuplés aux conditions physiques plus difficiles, aboutit rarement à un abandon total du lieu de vie, est néanmoins très visible dans le paysage.
32Cette typologie d’évolution des TAI, et notamment des anciennes villes-usines ou villes minières, doit cependant être nuancée, en raison du degré d’implication des acteurs locaux, notamment élus, qui peuvent alors retourner une tendance négative ou positive en ne s’inscrivant pas dans le mouvement général. Néanmoins, qu’il y ait déclin ou reprise, ces TAI conservent, plus de 30 ans après le plus fort de la crise, des populations marquées par la période industrielle.
33Les héritages laissés par l’activité industrielle sur les territoires concernés marquent certes leur paysage, mais bien plus leur population dans une alternance de rejet et de fascination. S’y est-il construit une culture propre, une sorte de culture industrielle comme Sylvie Daviet l’écrit dans son ouvrage de 2005 ? Pourquoi et comment mettre en valeur ces héritages dans une perspective de redéveloppement de ces territoires, de lutte contre leur déclin démographique ?
34Les systèmes industrialo-paternalistes ont impliqué une relative fermeture et un entre-soi favorisé par une reproduction sociale sur plusieurs générations d’ouvrières et d’ouvriers. Se sont ainsi constituées des communautés très fortes, aux cultures et aux identités spécifiques très liées au travail industriel ou minier, et oscillant toujours entre reconnaissance et ressentiment vis-à-vis du « patron », industriel fournissant emploi, logement et services, mais contrôlant ainsi leur vie économique, sociale, et très souvent politique, en tant que maire de la commune [Edelblutte 2011].
35Cet aspect communautaire se manifestait, à l’échelle de la ville-usine, par des activités socio-culturelles et sportives très intenses (associations diverses, fanfares, clubs sportifs, etc.), parfois liées à l’origine étrangère de la main-d’œuvre, autour de réalisations spécifiques comme l’église polonaise de Waziers, dans le Nord, incluse dans le périmètre du « Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais » inscrit au patrimoine mondial par l’UNESCO.
36Dans ces territoires structurés, organisés, construits et peuplés par l’industrie qui était au cœur du système, le déclin et l’arrêt de l’activité, ou simplement son désengagement du paternalisme, avec sa cohorte de chômage et de difficultés sociales, est vécu comme un traumatisme. Se succèdent alors trois phases qui affectent toutes les sociétés des TAI, selon des pas de temps et des intensités diverses néanmoins : l’incrédulité, le deuil et l’action [Grossetti & al. 1998]. Si l’on spatialise ces termes au regard des phases d’aménagement du TAI en question [Edelblutte 2014], l’incrédulité correspond une phase d’inaction ; le deuil, en pleine désindustrialisation, à une phase de destructions et d’occultation, au mieux de substitution ; pour arriver enfin à une phase de redéveloppement territorial incluant la mise en valeur des héritages.
- 8 Le terme « reconversion » a été beaucoup utilisé durant cette période et il est ainsi devenu signif (...)
37En effet, durant la phase de deuil, il s’agit pour la population locale de « tourner la page » d’une histoire industrielle qui s’est mal finie. Ainsi, les reconversions8 de sites industriels en urgence, par des substitutions d’une fonction par une autre, mal pensées et figeant une action désordonnée dans le paysage mais, surtout, les destructions occultantes des héritages industriels, sont nombreuses. On ne veut plus voir les usines abandonnées, enfrichées, symbole de l’échec d’une activité qui a construit et fait vivre le territoire pendant des décennies voire pendant un siècle et plus : une friche nue est ainsi préférable à une friche bâtie. La déconstruction du TAI répond à la déconstruction d’une communauté qui peut se tourner, face au désarroi et à la désindustrialisation, vers des votes extrêmes. Les anciennes villes-usines ou villes minières sont par exemple de terreaux favorables au vote pour le Rassemblement National : Hayange, dans l’ancienne vallée sidérurgique de la Fensch en Moselle ; Hénin-Beaumont dans l’ancien bassin minier du Nord-Pas-de-Calais ; Le Pontet, ancien faubourg industriel d’Avignon érigé en commune en 1925, dans le Vaucluse.
38C’est cependant lors de cette période de deuil et de rejet accompagnant la désindustrialisation, que l’industrie, créatrice de société et de territoire mais en cours de disparition et de banalisation, a infusé dans la culture populaire, ce qui a généré toute une production culturelle : films, tels que The Full Monty (1997), de P. Cattaneo, qui fait de la fiche industrielle et de la ville-usine en déliquescence, où d’anciens ouvriers sidérurgistes s’essayent au strip-tease, un personnage à part entière de l’action ; bandes-dessinées, comme La piscine de Micheville de Baru en 1985, qui retrace une adolescence dans une ville-usine sidérurgique ; pochettes de disques à l’esthétique industrielle (Big Country : Steeltown ; Depeche Mode : Some Great Reward en 1984) et mise en chanson de sons industriels (les bruits de la raffinerie de Stanlow au Royaume-Uni qui constitue l’introduction de la chanson éponyme, par Orchestral Manœuvres in the Dark en 1980) ; romans comme ceux de Nicolas Mathieu, prix Goncourt en 2018 : Aux animaux la guerre (2014) se déroule dans les anciennes vallées textiles vosgiennes ; Leurs enfants après eux (2018), dans la vallée sidérurgique en crise de la « Henne » à « Heillange », masquant à peine la Fensch et Hayange, en Moselle ; voire dans une décoration intérieure de plus en plus portée sur le mobilier métallique ou les verrières typiques des intérieurs d’usines.
39Ainsi, l’ensemble des sociétés de pays anciennement industrialisés a été marqué par cette épopée et apogée industrielles, suivie d’une désindustrialisation / nostalgie, mais c’est surtout dans les TAI que ce phénomène prend une grande importance car cela y a ouvert la porte à la redécouverte des héritages industriels matériels et immatériels et à leur mise en valeur au service de leur redéveloppement territorial.
- 9 Dans ce texte, une distinction est faite entre « héritage », c’est-à-dire tout ce qui vient du pass (...)
40Si la phase de deuil est celle des destructions, des occultations et des substitutions en urgence, la phase suivante, celle du redéveloppement territorial, porte en elle la redécouverte des héritages industriels qu’on peut alors envisager de patrimonialiser9.
41En effet, le redéveloppement territorial intègre des actions très variées comme
-
le travail sur le cadre social (développement de formations nouvelles pour la population, avec l’implantation d’antennes universitaires, voire d’universités, dans les TAI) ;
-
le travail sur l’accessibilité du TAI, garante à la fois de l’arrivée de nouvelles entreprises, et de la possibilité pour la population locale d’aller travailler dans les villes voisines ;
-
le travail sur le tissu résidentiel : un des défis majeurs que doivent relever les TAI dans ce domaine est la lutte contre la personnalisation extrême des maisons de cités ouvrières [Edelblutte 2010]. En effet, ces quartiers autrefois très homogènes, une fois privatisés, n’ont pas bénéficié de règlements d’urbanisme précis, ce qui a ouvert la voie à toutes sortes d’excès fortement dévalorisants ;
-
le travail sur les aménités par le développement de zones de loisirs, de pistes cyclables, des équipements socio-culturels ; la reconversion des sites industriels par la culture a été très développée à la charnière des XXe et XXIe siècles [Bailoni, 2014] ;
-
le travail sur l’environnement par la renaturation des cours d’eau industrialisés et donc l’ouverture d’anciens barrages industriels ou encore par la dépollution et le désencombrement des sols ;
-
enfin, le travail sur la mise en valeur des héritages de la période industrialo-paternaliste par leur patrimonialisation.
Figure 5 – Quelques landmarks industrialo-miniers
42Certains TAI peuvent s’appuyer sur des landmarks (géosymboles, totems territoriaux) industriels (Fig. 5), c’est-à-dire des réalisations industrialo-patrimoniales spectaculaires destinées à devenir des leviers d’action ou moteurs urbains [Del Biondo 2009]. Il s’agit donc d’y abriter des éléments (une pépinière d’entreprises, un centre culturel, de loisirs, de formation, etc.) qui pourront enclencher des actions d’aménagement touchant tout le TAI et participeront donc à sa promotion. De plus, le landmark industriel donne une identité au territoire : les populations pouvant s’y référer, s’y identifier et en être fiers. Le territoire en question doit ainsi redevenir attractif et attirer de nouvelles populations ; les anciennes villes-usines peuvent ainsi quitter la catégorie des villes rétrécissantes.
43Tous les TAI n’ont cependant pas la chance ou les moyens de pouvoir s’appuyer sur ce type de réalisation spectaculaire et il existe aussi tout un travail de l’ombre, néanmoins très répandu, d’inventaire et de recherche de l’héritage industriel vernaculaire (ancien embranchement ferroviaire, barrage et canal usinier, petites cités ouvrières, anciens bâtiments de service, etc.). La mise en valeur passe par des panneaux d’information, des itinéraires balisés, des sites internet dédiés reliés au terrain par des QR codes flashables in situ, etc. Tous ces éléments participent à reconstruire une attractivité territoriale et donc démographique.
- 10 Voir notamment les publications d’Anaïs Voy-Gillis. Rien qu’en 2022, elle fait paraître quatre text (...)
44S’interroger et analyser les liens, dans une démarche géohistorique, entre industrie, population, peuplement et territoires, a permis de comprendre le lien essentiel et même consubstantiel entre industrie et urbanisation massive, par la concentration rapide d’activités gourmandes en main-d’œuvre et par les difficultés que le déclin industriel occasionne ainsi pour ces mêmes villes. Ce travail est aussi particulièrement important au regard du foisonnement récent d’études et de recherches sur la question de la réindustrialisation10 et de la multiplication de programmes nationaux ou régionaux d’aide au maintien, au développement et au retour de l’industrie sur le sol français (label Pôle de Compétitivité, à partir de 2004 ; label Territoires d’industries, 2018-2022 ; plan France Relance, 2020-2022 ; plan France 2030, avec un volet « rebond industriel » ; etc.).
45Toutes ces actions et programmes ne peuvent réussir s’il n’y a pas une réflexion et un regard nouveau sur les héritages de la période industrielle précédente. Il s’agit en effet de réenchanter l’industrie auprès des Français. Malgré une culture industrielle toujours présente et des actions industrialo-patrimoniales d’envergure, la tâche est ardue tant les sirènes du mythe et des fantasmes de la post-industrialisation ont résonné et résonnent encore fortement, faisant croire à la population que l’industrie était le symbole d’un passé révolu et douloureux, ou qu’elle vivait dans une société et sur un territoire de services, de commerces et loisirs, dans un monde où la virtualité prend de plus en plus d’importance. À tel point qu’il devient difficile de comprendre que les produits présents sur les rayons des hypermarchés ont bien été concrètement fabriqués dans une usine.
46Il faut donc pour cela, et en plus des actions socio-économiques citées plus haut, réhabiliter l’histoire industrielle des TAI et notamment des villes qui sont nées ou se sont développées grâce à l’industrie ; ne plus détruire systématiquement les héritages industriels et les valoriser. C’est une condition essentielle au maintien et/ou au retour de l’industrie sur nos territoires, mais d’une industrie différente, plus locale, ouverte aux circuits courts et à la valorisation des ressources et savoir-faire locaux, intégrée dans son environnement en le respectant tout en le mettant en valeur de façon positive.