1Dans le contexte d’une actualité politique marquée par les crispations et la polarisation croissante du débat public, le gouvernement français annonce en mars 2023 un nouveau projet de loi immigration. Cela s’inscrit dans une « frénésie législative » qui caractérise la réponse politique à la question migratoire, au-delà des alternances électorales, depuis plusieurs décennies [Wihtol de Wenden, 2011]. Une autre caractéristique, commune à nombre de pays de l’OCDE qui, dans leur histoire contemporaine, ont connu un accroissement significatif de l’immigration, est que les débats politiques et médiatiques relatifs à celle-ci sont particulièrement conflictuels et marqués par un simplisme empreint d’idéologie. Nombre de publications académiques montrent le glissement actuel des débats vers un alarmisme économique, culturel, identitaire, voire civilisationnel, déconnecté des apports d’une recherche scientifique qui réfute les généralisations et démontre la grande complexité des processus migratoires [Héran 2023].
- 1 Parmi les innombrables exemples de cacophonie médiatique produite par le mésusage des catégories d’ (...)
- 2 Voir à ce sujet la clarification proposée par l’équipe Désinfox de l’Institut Convergences Migratio (...)
2Ce glissement s’explique en partie par le fait que les migrations sont un objet difficile à appréhender et à mesurer [Beauchemin & al. 2021]. S’ensuivent des confusions fréquentes, dans le débat public, entre les « stocks » (effectifs des immigrés résidant en France à une date donnée) et les « flux » (entrées et sorties du territoire), entre les immigrés et les étrangers1, entre les immigrés et les descendants d’immigrés, ou encore entre les flux et les soldes – la mesure de l’émigration étant particulièrement délicate à mettre en œuvre [Le Penven 2021]2. Au-delà des aspects conceptuels et méthodologiques, cette méconnaissance porte sur la complexité des migrations elles-mêmes, en termes de coût social et économique, de parcours et de facteurs, que traduit bien la généralisation des métaphores hydrauliques pour parler des migrations : « flux », « pression », « vannes », « appel d’air » ou encore « endiguement » simplifient à l’extrême les mobilités internationales en les réduisant à des déterminations mécaniquement associées à des différentiels macroéconomiques (marché de l’emploi notamment) ou démographiques (écarts de fécondité entre régions, par exemple). Dans la perspective plus particulière des conséquences de l’immigration en France, le débat médiatique témoigne souvent d’une double méconnaissance. Sur le plan social d’abord, avec la prééminence de certaines figures archétypales comme celle du jeune homme peu qualifié originaire d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne, qui est bien loin de résumer la diversité croissante des profils nationaux et socioprofessionnels qui composent les immigrations contemporaines en France. Sur le plan territorial ensuite, car un petit nombre de figures spatiales, comme le camp urbain informel ou le quartier populaire de banlieue, focalisent l’attention, au risque d’une cécité de l’opinion comme des décideurs sur la variété des lieux que les immigrés habitent, pratiquent, et finalement contribuent à transformer. C’est bien sur ce dernier aspect que l’approche géographique apporte une contribution irremplaçable à la production pluridisciplinaire de connaissances sur les processus sociaux et spatiaux liés aux migrations internationales en France.
3Porté par une vocation pédagogique assumée, et synthétisant une série de cours élaborés par l’auteur à destination d’étudiants préparant la question « populations, peuplement et territoires en France » au programme des concours de l’enseignement [Dumont 2022], l’article s’attache à esquisser un panorama général et multi-scalaire des dimensions spatiales des immigrations en France, et à en présenter quelques paradoxes territoriaux. Au préalable, il expose brièvement certaines des principales évolutions conceptuelles et thématiques qu’a connues le champ scientifique de la géographie des migrations en France.
4Le simplisme qui domine dans le débat public contraste de manière spectaculaire avec le développement considérable des études migratoires dans le champ académique français. Celles-ci ont connu à partir des années 1970 une montée en puissance, doublée d’un élargissement considérable du prisme disciplinaire [Benabou-Lucido 2011]. Il comprend désormais l’histoire, la sociologie et l’anthropologie, la géographie, la science politique, la démographie, mais aussi l’économie, le droit ou encore la médecine. Pour ne considérer que les sciences sociales, on compte ainsi plusieurs revues, adossées à des laboratoires de recherche (Migrinter, pour la Revue Européenne des Migrations Internationales, l’Unité mixte de recherche « Migrations et société » pour les Cahiers de l’Urmis), des centres de recherche (le Centre d’Information et d’Études sur les Migrations, pour Migrations Société, des institutions culturelles (le Musée National de l’Histoire de l’Immigration, pour Hommes et migrations), à quoi s’ajoutent de très nombreux numéros spéciaux de revues généralistes. Le Collège de France a inauguré en 2017 une chaire « Migrations et sociétés »3, et la même année a vu la création d’un Institut Convergences Migrations4 rassemblant plusieurs centaines de chercheurs en France et proposant une formation de master spécialisé, enrichissant encore une offre de formation déjà étoffée. Dans ce champ très pluridisciplinaire, où l’histoire et la sociologie ont longtemps constitué les disciplines dominantes, la géographie occupe désormais une place indiscutable.
- 5 La production cartographique publiée par Migreurop dans son Atlas des migrations dans le monde (202 (...)
5Elle a notamment contribué à une meilleure compréhension des processus migratoires et des territorialisations multiples du fait migratoire en France, à travers une évolution sensible de ses méthodes et de ses concepts au cours des trois dernières décennies. Une première évolution, amorcée à la fin des années 1980, a consisté en une « spatialisation du regard » [Simon 2006] porté sur les migrations. Au simplisme balistique des représentations cartographiques usuelles dans lesquelles des flèches figurent les flux entre un point dit de départ – souvent résumé en « pays d’origine » - et un point dit d’arrivée – le territoire français en l’occurrence, l’approche géographique renouvelée met l’accent sur les circulations, les va-et-vient, les parcours individuels avec ce qu’ils comportent d’étapes, de tentatives renouvelées, de changements de projets en cours de route5. Plus qu’un « transfert » du lieu principal de résidence, pour reprendre sa définition classique, les migrations internationales tendent désormais à être analysées comme une complexification d’un espace de vie qui met en relation, pour un individu ou un groupe en situation de migration, un grand nombre de lieux : visites saisonnières dans la localité de l’ancrage familial [Bidet 2021], investissements immobiliers pour préparer la retraite, sur le modèle de la « maison du retour » bien étudié notamment dans le cas des immigrés portugais [de Villanova 1989] ou disposer d’un revenu locatif, échanges quotidiens de messages et d’informations, à l’heure où la généralisation des moyens de communication numériques en fait des « migrants connectés » [Diminescu & Pasquier 2010].
6Une deuxième évolution a consisté à prendre acte de la « superdiversité » [Vertovec 2007] induite par la complexification spatiale et sociale des migrations contemporaines, et qui se donne à voir plus particulièrement dans le paysage social et culturel des métropoles internationales. Plus qu’un accroissement quantitatif, c’est surtout une diversification des lieux d’origine et des profils socioprofessionnels qui ont caractérisé l’évolution des immigrations en France au cours des dernières décennies. Les liens historiques de nature coloniale qui ont déterminé l’essentiel des flux pendant les Trente glorieuses ont été complétés par d’autres circuits et motifs migratoires, comme la libre circulation européenne, la montée en puissance des migrations étudiantes ou l’internationalisation du marché de l’emploi de service. Science de l’articulation des échelles spatiales auxquelles se joue un phénomène, la géographie a ainsi contribué à décrire cette superdiversité migratoire tant à l’échelle des parcours et circulations transnationales vers la France qu’à celle de la rue, lieu de sa mise en visibilité à travers notamment les paysages commerciaux [Fleury & al. 2020].
- 6 Pour une présentation détaillée de l’enquête voir la page dédiée sur le site de l’INED : https://ww (...)
7Enfin, la statistique publique a progressé depuis une vingtaine d’années, non sans débats, vers la production de statistiques dites ethniques permettant de mesurer les caractéristiques des descendants d’immigrés du point de vue de leur mobilité sociale ou des mécanismes de discrimination auxquels ils sont confrontés [Primon 2010, Le Minez 2020]. L’enquête Trajectoires et origines6 portée par l’INED constitue une étape majeure au sein de ce vaste chantier de recherche, au sein duquel l’approche géographique apparaît particulièrement efficace pour contribuer à mieux comprendre les processus de ségrégation spatiale et plus largement de déterminations des trajectoires résidentielles.
- 7 L’INSEE définit un immigré comme une « personne née étrangère à l’étranger et résidant en France à (...)
8Quantitativement, la France a un profil migratoire assez similaire à celui de la plupart des pays de l’OCDE et des États membres de l’Union européenne, qui comptent 12,4 % d’immigrés en moyenne [Pison 2019, INSEE 2023]. Les quelque 7 millions de personnes nées étrangères à l’étranger7 y représentent un peu plus de 10 % de la population totale, avec un accroissement continu depuis le début du XXème siècle (1 million d’étrangers soit 3 % de la population en 1911) et une accélération de celui-ci depuis la fin des années 1990. Mais plus que l’accroissement quantitatif, c’est la diversification des profils nationaux et socioprofessionnels qui apparaît comme un phénomène particulièrement notable.
Figure 1 – Population immigrée et étrangère en France en 2022
Source : Insee, estimations février 2022 ;
https://www.insee.fr/fr/statistiques/6793224 ?sommaire =6793391
- 8 Les données historiques de recensement renseignent sur le nombre et l’origine des « étrangers » (pe (...)
9Au milieu du XIXème siècle, alors que la France compte 35 millions d’habitants, les quelque 400 000 étrangers8 sont essentiellement composés de Belges (130 000), d’Italiens (60 000) et d’Allemands (55 000). C’est donc l’échelle du voisinage immédiat, complétée par l’arrivée massive de Polonais dans le cadre de l’industrie houillère et sidérurgique (500 000 personnes en 1930), qui caractérise les immigrations en France jusqu’à la seconde guerre mondiale.
10Après 1945, et jusqu’à la montée des restrictions marquées par la suspension officielle de l’immigration de travail en 1974, se développe une importante immigration de main-d’œuvre en provenance du Maghreb et de l’Afrique francophone. Les liens de nature postcoloniale se retrouvent également dans le vaste mouvement d’accueil de près de 200 000 réfugiés quittant le Vietnam, le Laos et le Cambodge entre 1975 et 1995.
Figure 2 – Pays de naissance des immigrés vivant en France en 2020
Source : INSEE, 2021
11Au-delà de ces flux principaux, les pays d’origine des immigrés se diversifient, au gré des crises politiques (Iraniens, Haïtiens, Chiliens), des recompositions d’une économie mondialisée avec notamment la montée en puissance d’une « diaspora entrepreneuriale chinoise » [Ma Mung 2012] et l’internationalisation du marché du travail, tant dans l’emploi très qualifié que dans l’emploi domestique, le service à la personne et les métiers du care qu’illustre notamment l’augmentation du nombre d’immigrées philippines en France (environ 50 000 aujourd’hui). La situation actuelle (figure 2) représente un large éventail de pays de naissance, produit de cette diversification progressive de la géographie des flux d’immigration.
- 9 L’INSEE définit une « personne sans lien à la migration » comme une personne résidant en France et (...)
12La diversification des pays de naissance des immigrés s’accompagne d’une diversification de leurs profils socioprofessionnels. Les migrations de travail, majoritairement masculines, constituaient l’essentiel des flux jusqu’au début des années 1970. Depuis, les motifs familiaux de la migration ont largement progressé (45 % des entrées aujourd’hui) ainsi que les migrations pour études : les étudiants étrangers sont plus de 300 000 aujourd’hui. Le niveau de qualification a lui aussi augmenté. Si 40 % des immigrés adultes n’ont aucun diplôme (contre seulement 16 % parmi les non-immigrés), un tiers d’entre eux possède un diplôme du supérieur, soit une proportion relativement proche de celle des non-immigrés (40 %). Ces écarts de qualifications se retrouvent dans la répartition socioprofessionnelle de la population active : les ouvriers sont surreprésentés parmi les immigrés (32 %) par rapport aux personnes « sans lien à la migration »9 (20 %). En revanche l’écart est moindre pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, qui représentent respectivement 16 % et 19 % des actifs.
13On observe toutefois des variations significatives selon les pays de naissance, avec une part des diplômés du supérieur et des cadres et professions intellectuelles supérieures plus élevée parmi les immigrés européens que parmi les immigrés africains et asiatiques. Dans un contexte de concurrence international pour l’attraction des « compétences », plusieurs dispositifs et titres de séjour ont été mis en place par les gouvernements successifs, à l’instar du « passeport talent » créé en 2016, avec un succès modeste. Phénomène historique continu depuis les circulations savantes dans l’Europe de la Renaissance puis des Lumières, les « migrations d’élites » [Amar & Green 2022] en France comme dans les pays comparables se recomposent au gré d’un marché de l’emploi globalisé.
14Enfin une évolution notable est l’accroissement de la proportion de femmes parmi les immigrés. Elles sont désormais majoritaires au sein de cette population (52 % en 2022), après avoir compté pour près de 40 % d’entre eux tout au long du XXème siècle. Plus notable encore, leurs profils ont évolué également, avec une part croissante de migrantes « autonomes », c’est-à-dire entrées seules en France, souvent pour motif professionnel ou d’études, et non pas au titre du regroupement familial. Les transformations du marché de l’emploi recrutant des immigrés, marqué par le passage de l’emploi industriel à celui du service à la personne, explique en partie cette évolution. Le pourcentage de femmes est cependant très différent selon le pays d’origine : elles représentent par exemple 45 % des immigrés originaires de Turquie et près de 70 % des immigrés originaires de Chine.
15La distribution spatiale des immigrés et de leurs descendants sur le territoire français fait l’objet d’un grand nombre de travaux, qui prennent la forme de monographies de régions, de villes ou de quartiers ou d’études de cas centrés sur une population immigrée précise. Reflet de l’histoire migratoire mais aussi des contrastes sociaux et spatiaux contemporains, la territorialisation des immigrations en France s’aborde à plusieurs échelles.
16À l’échelle du territoire national, une caractéristique territoriale notable est la concentration des populations immigrées dans les espaces urbains, et plus particulièrement métropolitains. La spécialisation métropolitaine dans l’accueil des immigrés n’est certes pas un phénomène nouveau, car Paris, Lyon et Marseille constituent des destinations privilégiées dès la seconde moitié du XIXème siècle.
17Mais l’évolution historique des profils socioprofessionnels des immigrés, en lien avec les profondes transformations du système productif marquées par l’effacement des activités minières et industrielles et la montée en puissance de l’emploi de services, a fortement transformé la carte des présences immigrées. Pour autant, les générations migratoires antérieures comme celles des Polonais dans le Nord-Pas-de-Calais ou des Italiens en Lorraine continuent de singulariser leurs territoires d’installation, en termes de mémoire collective, de patrimoine, de toponymes et de patronymes, ou encore de vigueur des tissus associatifs [Berthomière & al. 2016].
18À l’échelle nationale, la carte des communes ayant une proportion d’immigrés supérieure à 5 % coïncide assez bien avec celle des agglomérations urbaines. Elle montre aussi certaines localisations non métropolitaines, avec une logique de proximité frontalière (nord de la Lorraine notamment) ou de main-d’œuvre agricole dans un grand quart sud-ouest. La moitié de la population immigrée est comprise dans 13 départements, contre 23 départements pour la moitié de la population dans son ensemble [Insee 2023]. La concentration spatiale de la population immigrée est donc une caractéristique notable à l’échelle nationale, qui se vérifie lorsqu’on observe la distribution selon les types d’espaces établis par le zonage en aires urbaines : seuls 5 % des immigrés résident en dehors des aires urbaines, contre plus de 10 % pour la population non immigrée ; 80 % résident dans un grand pôle urbain, contre 56 % pour la population non immigrée ; à l’inverse les couronnes périurbaines accueillent respectivement 9 % et 20 % de ces deux populations.
Figure 3 – Répartition des immigrés en France (2019)
Source : INSEE, RGP 2019 ; Observatoire des territoires https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/
19La caractéristique territoriale la plus marquée reste la spécialisation de l’agglomération parisienne, qui accueille aujourd’hui 37 % des immigrés contre seulement 18 % de l’ensemble de la population [Brutel 2016]. C’est aussi la principale porte d’entrée sur le territoire, avec plus de 40 % des titres de séjours qui y sont délivrés annuellement [d’Albis et Boubtanedes 2018]. Cela se traduit dans la composition de la population de l’agglomération : les immigrés comptent pour 20 % des résidents de Paris intra-muros (soit le double de la proportion à l’échelle nationale), et pour le tiers des résidents de Seine-Saint-Denis. La distribution résidentielle dans l’espace francilien montre des variations significatives en fonction de la nationalité ou du pays de naissance [Delage et Weber 2014] : les immigrés italiens sont surreprésentés parmi les immigrés des quartiers centraux de Paris intra-muros ainsi que dans le Val-de-Marne, traduisant leurs trajectoires résidentielles à l’échelle du XXème siècle ; la répartition des immigrés chinois est spatialement plus continue, depuis les quartiers centraux d’implantation entrepreneuriale historique (Marais dans l’entre-deux-guerres, Triangle de Choisy puis Belleville à la fin des années 1970) jusqu’à des communes de la proche couronne et, plus récemment, du périurbain seine-et-marnais (Lognes, Noisiel, Torcy).
- 10 Les termes avaient par exemple été utilisés par le premier ministre Manuel Valls lors de ses vœux à (...)
20Le traitement médiatique et politique de l’immigration, dans sa composante territoriale met régulièrement en jeu les termes de « ghetto », voire d’« apartheid »10, pour qualifier la concentration résidentielle de ménages immigrés et descendants d’immigrés dans des quartiers cumulant les difficultés sociales. La banalisation et le mésusage systématique de ces termes sont régulièrement critiqués par les chercheurs spécialistes de la ségrégation, qui soulignent trois faits notables.
- 11 Les critiques les plus étayées portent plutôt sur les limites et les contradictions des politiques (...)
21Premièrement, la surreprésentation locale d’immigrés ne résulte pas d’une politique de mise à l’écart de populations définies sur une base nationale ou ethno-raciale11.
22Deuxièmement, la spécialisation de certains quartiers dans l’accueil de populations immigrées tient à la combinaison complexe de processus d’auto-ségrégation - rôle des réseaux sociaux dans l’accès au logement, proximités affinitaires intervenant dans les choix résidentiels - et d’hétéro-ségrégation - discriminations bloquant l’accès aux marchés locatifs [Préteceille 2015].
- 12 « Indice de ségrégation ou de dissimilarité : mesure la part des individus dans un quartier ou une (...)
23Enfin la mesure même de la ségrégation, si elle se heurte à d’importantes difficultés méthodologiques [Safi 2009, Brun & Rhein 1995], met au jour une situation française fort éloignée des réalités nord-américaines sur la base desquelles l’outillage conceptuel d’analyse des ségrégations ethno-raciales et de la « dimension spatiale de l’intégration des immigrés » [Safi 2009] a largement été forgé depuis les travaux de l’École de Chicago. Ainsi, si l’on envisage la population immigrée dans son ensemble, les indices de dissimilarité12 varient entre 20 et 30 % dans les principales aires urbaines françaises, quand ils atteignent fréquemment 70 % dans la plupart des aires métropolitaines aux Etats-Unis.
24L’agglomération parisienne a fait l’objet de travaux plus nombreux que les autres villes françaises du point de vue de la ségrégation des immigrés et de leurs descendants. Elle illustre bien la complexité du phénomène. En termes d’évolution, les comparaisons inter-censitaires [Préteceille 2009, Safi 2009, Pan Ké Shon 2011] convergent vers le constat d’une diminution relative des niveaux de ségrégation des immigrés. Cette diminution est beaucoup plus nette si l’on inclut les descendants d’immigrés, pour lesquels les niveaux de ségrégation sont systématiquement plus faibles que ceux des immigrés, y compris au sein d’une population de même nationalité d’origine.
25L’étude des spécialisations résidentielles à l’échelle plus fine du département ou de la commune rend compte de réalités territoriales contrastées. La Seine-Saint-Denis apparaît comme un département très singulier par la proportion élevée d’immigrés qui y résident : près de 30 % de la population départementale. C’est aussi dans ce département que l’on trouve les communes urbaines qui comptent la plus forte proportion d’immigrés, notamment Aubervilliers (46 %), la Courneuve (45 %) ou Clichy-sous-Bois (40 %). Ces communes se distinguent également par de grandes difficultés sociales, avec des taux de pauvretés y avoisinant les 45 %.
26Au-delà du cas particulier de la Seine-Saint-Denis, se pose donc la question des liens entre la distribution spatiale des immigrés et la géographie sociale des territoires. En particulier l’assimilation pure et simple usuellement faite dans le débat public entre quartiers à forte concentration d’immigrés et quartiers en difficulté sociale mérite d’être très largement discutée.
27La figure 3 montre qu’il n’y a qu’une correspondance très imparfaite entre les quartiers classés dans les dispositifs de la « politique de la ville » (zones urbaines sensibles notamment) et les communes où la proportion d’immigrés est importante. Et les travaux mesurant cette relation à échelle fine et comparant les groupes en fonction des régions d’origine aboutissent à des conclusions également nuancées. Dans les quartiers classés « zones urbaines sensibles » près de la moitié de la population est composée d’immigrés et enfants d’immigrés, avec une surreprésentation des personnes originaires de pays d’Afrique, du Maghreb et de Turquie (35 %), et une proportion de ces dernières qui s’accroît avec le niveau de difficulté sociale du quartier (43 % dans les secteurs classés « zones franches urbaines »). Mais ces spécificités territoriales d’échelle très locale ne constituent qu’une modalité très minoritaire de la territorialisation des populations immigrées, et plus encore des descendants d’immigrés – dont les niveaux de ségrégation sont systématiquement inférieurs à ceux des « premières générations ». Ainsi, les trois quarts des immigrés nés dans un pays d’Afrique, du Maghreb et de Turquie vivent en dehors d’un quartier classé comme « sensible » [Pan Ké Shon 2011].
Figure 4 – Répartition des immigrés dans les agglomérations de Paris, Lyon, Marseille et Lille (2012)
Source : Blanchard, Gastaut, Dubucs, 2021, Atlas des immigrations en France, Paris, Autrement
28À l’autre extrémité de l’éventail social des espaces métropolitains, les quartiers bourgeois font eux aussi partie intégrante de la territorialisation des immigrés - quoique de manière souvent méconnue du grand public et globalement moins travaillé par les études migratoires. Les « beaux quartiers » de l’ouest parisien et les communes de leur proche périphérie combinent ainsi un fort pourcentage de cadres et professions intellectuelles supérieures, des prix de l’immobilier particulièrement élevés, avec une proportion de résidents immigrés supérieure à 15 %. Cette localisation résidentielle renvoie à plusieurs réalités sociales. La première est celle de l’emploi peu qualifié dans le service à la personne (ménage, garde d’enfants, concierge, gardiens), dans lequel ont été massivement employées des femmes immigrées originaires de pays d’Europe du Sud (Espagnoles, Portugaises) et d’Afrique.
29La présence des « immigrés des beaux quartiers » [Taboada-Leonetti & Guillon 1987] est historiquement liée à la structure locale du parc résidentiel, avec la disponibilité de chambres de bonnes aux derniers étages des immeubles haussmanniens et de loges de fonction associées au gardiennage des immeubles.
30Mais au cours des dernières décennies, la mise sur le marché privé de ces logements a tendanciellement réduit ces formes de cohabitation. Désormais, les résidents immigrés des quartiers aisés sont surtout des actifs occupant des positions socioprofessionnelles élevées. Ils perpétuent la présence historique d’une « immigration dorée » [Wagner 1998] en France. Les pays d’origine, les localisations résidentielles et les marqueurs urbains en sont bien différents de ceux de l’immigration majoritaire. Édifiés au tournant des XIXe et XXe siècles, les villas de style « old English » et églises anglicanes à Biarritz, la cathédrale russe orthodoxe de Nice ou encore l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine inscrivent ces lieux dans une histoire urbaine et sociale au croisement des villégiatures, des circulations intellectuelles et entrepreneuriales, et d’un cosmopolitisme élitaire où le qualificatif d’« international » est préféré à celui d’« immigré » dans l’abondante offre de services qui leur sont liés : écoles, clubs et associations, agences immobilières.
31Les recherches sur les territorialisations des immigrés ont été longtemps centrées sur la dimension résidentielle, car c’est le logement qui sert de base à la localisation dans les bases de données quantitatives, et qu’il constitue un poste d’observation privilégié pour saisir plusieurs enjeux relatifs à la position et à la mobilité sociale : configurations familiales, accès au logement, trajectoire résidentielle, ségrégation, discrimination, etc. Pour autant, les rapports pratiques et affectifs des individus à leurs espaces de vie ne se réduisent évidemment pas à la sphère résidentielle et intègrent les mobilités et pratiques quotidiennes ainsi que la fréquentation des espaces publics et marchands.
32Par ailleurs, le commerce est historiquement un secteur d’emploi important pour les immigrés actifs [Zalc 2010] particulièrement dans le domaine de l’alimentation, du textile ou encore des cosmétiques. En reprenant, de manière critique, une longue tradition nord-américaine d’études sur le commerce dit « ethnique », plusieurs géographes se sont attachés à étudier comment l’offre commerciale développée par les immigrés et leurs descendants a contribué à l’évolution des territoires urbains français, à la fois sous l’angle des fréquentations et de l’offre marchande [Dubucs & Endelstein 2020]. Ces travaux montrent comment les histoires migratoires nationales croisent les histoires urbaines (opportunités liées à une vacance résidentielle ou commerciale notamment) pour créer des « centralités minoritaires » [Raulin 2009] qui vont parfois jusqu’à dessiner des quartiers bien identifiés et pérennes en dépit des profonds changements que la gentrification opère sur la composition de la population résidente. À Paris, c’est par exemple le cas des quartiers « africains » de Château Rouge [Chabrol 2014], « tamoule » de La Chapelle [Goreau-Ponceaud 2013] ou « chinois » du triangle de Choisy [Taboada-Leonetti & Guillon 1986].
33D’autres quartiers sont plutôt caractérisés par le cumul d’histoires migratoires successives, comme Belsunce à Marseille [Tarrius 1995] ou Belleville à Paris où l’installation de Juifs d’Europe centrale au début du XXème siècle a été suivie par celle d’Algériens de Marocains et de Tunisiens après la seconde guerre mondiale, puis d’Européens (Portugais, Espagnols, Yougoslaves) et de Chinois de l’ex-Indochine puis plus récemment de Chine continentale. Les paysages sociaux et culturels y sont particulièrement complexes, avec des changements de références alimentaires ou linguistiques à l’échelle d’une même rue, des variations fines sur leurs niveaux de visibilité, et des jeux complexes d’interactions entre usagers et de « négociations identitaires marchandes » [Ma Mung 2009].
34Les typologies initialement construites pour analyser les activités commerciales menées par les immigrés et leurs descendants, qui distinguaient notamment les commerces « communautaires », « banals » et « exotiques » [Ma Mung 1992], sont mises au défi d’évolutions profondes qui brouillent les frontières symboliques, les repères sociaux et les marqueurs paysagers au sein de sociétés urbaines « superdiverses » [Vertovec 2007] : des spécialités culinaires naguère réservées à un groupe national minoritaire sont désormais pleinement intégrées aux habitudes de consommation majoritaires ; la plupart des quartiers populaires centraux où se sont implantées les centralités minoritaires se sont gentrifiés, et une partie significative de l’offre commerciale s’est maintenue en sachant s’adapter à de nouvelles clientèles ; la « diversité » culturelle telle qu’elle se donne à voir et à consommer à travers les restaurants et le petit commerce urbain est devenu un facteur d’attractivité pour les nouveaux habitants comme pour les visiteurs.
- 13 La construction de l’image d’un multiculturalisme urbain se donnant à expérimenter et à consommer e (...)
- 14 Le guide officiel Paricosmop propose ainsi un itinéraire permettant de « parcourir le monde sans qu (...)
35Inspirés notamment par le modèle de Londres, qui fondent une partie de son marketing sur son multiculturalisme13, les acteurs du développement touristique des grandes villes françaises élaborent une « fable cosmopolite » [Chapuis & Jacquot, 2014] qui se décline en circuits14 et lieux touristiques [le marché de Wazemmes à Lille, la Guillotière à Lyon, etc.). Le récit public des histoires migratoires des villes laisse largement de côté leurs dimensions conflictuelles et inégalitaires. Or c’est précisément dans les centralités minoritaires que se manifestent avec le plus de vigueur les tensions interculturelles, qui peuvent se cristalliser autour de manifestations religieuses ou de spécialisations commerciales, mais aussi les mobilisations d’immigrés et de descendants d’immigrés en faveur d’une égalité de droits ou contre les discriminations et violences xénophobes auxquelles elles sont confrontées [Chuang 2021].
36Les campagnes françaises comptent aujourd’hui près de 750 000 résidents immigrés, soit environ 7,5 % de leur population totale. Si la situation est quantitativement assez comparable à ce qu’elle était dans les années 1970, les dernières décennies ont été marquées par une diversification des pays d’origine et par une relative homogénéisation de la distribution territoriale, qui était précédemment très structurée par la localisation de l’emploi industriel en milieu rural principalement dans le quart nord-est de la France [Fromentin & Pistre 2021].
37Plus de la moitié des immigrés résidant dans des communes rurales sont originaires d’Europe du Sud (Espagne, Portugal, Italie) et du Nord (Royaume Uni, Belgique, Pays Bas). Dès les années 1990 ont été mis en lumière l’installation en nombre croissant des « Anglais dans nos campagnes » [Barou & Prado 1995] et leurs effets locaux sur le marché immobilier et la vie villageoise dans les campagnes de l’Ouest français.
38Des installations plus récentes, stimulées par les opportunités professionnelles dans l’agriculture ou l’artisanat, ont complété l’éventail national des immigrés en milieu rural, notamment en provenance de Pologne, de Bulgarie ou de Croatie, les résidents natifs d’un pays d’Europe de l’Est comptant aujourd’hui pour plus de 6 % d’entre eux.
- 15 Ce renouvellement s’est accompagné d’un regain d’intérêt pour la recherche française sur les enjeux (...)
- 16 On peut citer l’exemple de la campagne médiatique du Rassemblement National « Vers la colonisation (...)
39La territorialisation rurale des immigrations a également connu depuis une dizaine d’années un renouvellement important15 dans un contexte d’accroissement des demandes d’asile en France (130 000 en 2022) et en conséquence d’une politique étatique qui depuis les années 1990 a renforcé son ambition d’« assurer une meilleure répartition territoriale de l’offre d’hébergement dédiée aux demandeurs d’asile », selon les termes d’une circulaire de 2016 sur les schémas régionaux d’accueil des demandeurs d’asile (SRADA) [Berthomière et alii, 2020]. L’ouverture de nouveaux centres d’hébergements est accueillie par les élus et les populations de manière très contrastée selon les contextes sociodémographiques et politiques locaux, entre opportunité d’une redynamisation de la démographie et des services publics, à commencer par l’école, et réactions xénophobes souvent encouragées par une instrumentalisation partisane d’échelle nationale16.
40Le lancement d’un Groupe international d’experts sur les migrations (GIEM) sur le modèle du GIEC en 201817, une pétition cosignée par plusieurs centaines de chercheurs en faveur d’une convention citoyenne sur les migrations (février 2023)18, et de nombreuses tribunes et prises de positions de spécialistes d’études migratoires convergent vers l’expression d’une inquiétude largement partagée : celle d’un divorce entre, d’un côté, un débat politique et médiatique qui accorde une place considérable à la question de l’immigration en France, sous une forme souvent simpliste et très polarisée idéologiquement, et de l’autre, une production scientifique considérable sur ce sujet mais qui appelle à la nuance pour appréhender un processus multiforme et qui est allé partout dans le monde [Dumont 2023] se complexifiant au cours des dernières décennies.
41L’approche géographique des immigrations en France y participe pleinement. Grâce à sa capacité à articuler plusieurs échelles spatiales, elle est la discipline qui permet le mieux de resituer la France au sein d’un système migratoire qui ne peut se penser que de manière globale : plus qu’un simple « pays d’immigration », elle est un espace d’installation, de transit, mais aussi de départ – l’émigration française constituant une réalité dont l’étude scientifique reste très largement en chantier [Le Penven 2021, Pinel & Le Bigot 2022].
42À l’échelle nationale également les variations d’échelles mettent au jour une pluralité de territorialisations des immigrés. Leur concentration dans les aires métropolitaines, et plus particulièrement dans l’agglomération parisienne, va de pair avec une tendance croissante à l’installation de migrants aux profils nationaux et socioprofessionnels très variés dans les espaces ruraux, ainsi qu’une périurbanisation notable quoique variable selon la nationalité d’origine et la « génération » de la migration. De plus, en combinant les approches par les lieux et les approches par les populations immigrées, les études géographiques mettent à mal les évidences convenues que nourrit le débat public sur les « quartiers immigrés » : les secteurs urbains en difficulté ciblés par les dispositifs de la politique de la ville ne regroupent qu’une petite proportion des habitants nés à l’étranger.
43À l’inverse, un grand nombre de quartiers très valorisés socialement, mais aussi des centralités touristiques majeures, doivent une grande part de leur paysage social et de leur attractivité à la présence d’immigrés, souvent historiquement ancrée et valorisée plus récemment par les acteurs du développement touristique qui redécouvrent les atouts du cosmopolitisme urbain dans la concurrence intermétropolitaine.