- 1 Dictionnaire sous la direction de Pierre George, édition 2000.
1Peuplement et mobilités sont les deux faces d’une même pièce territoriale. Si on définit le peuplement d’une façon assez simple comme « la manière dont un territoire est occupé »1, la capacité à s’affranchir des distances, donc la mobilité (on parle ici de mobilités quotidiennes), en est un outil essentiel de construction. C’est notamment l’automobile qui a démocratisé une dilatation spatiale des modes d’habiter, entendus comme une façon pour les sociétés d’investir l’espace géographique qu’il s’agisse de travailler, de se loger ou encore de se distraire. On évoque ainsi un « système automobile » [Dupuy 1999] signifiant une réalité sociospatiale centrée sur l’automobile comme outil d’intégration sociale et de liberté résidentielle d’autant que sa possession s’est largement répandue.
2Mais on mesure les coûts collectifs croissants de ce « système automobile » (consommation de ressources, pollutions, santé publique). De nombreux discours et injonctions législatives visent donc à une transition des déplacements quotidiens des Français vers des transports collectifs et des modes doux, voire appellent à une « démobilité ». Mais n’est-il pas illusoire de vouloir défaire rapidement un peuplement hérité de plusieurs décennies d’usage de l’automobile ? Le peuplement est un processus qui s’inscrit durablement dans l’espace, produisant dans toute sa lourdeur un territoire résidentiel et économique dépendant de la facilité et de l’amplitude des déplacements. Dès que l’équilibre est rompu entre un modèle de peuplement et un modèle de mobilité, il y a remise en cause d’un mode d’habiter et crise territoriale.
- 2 Les couronnes périurbaines de l’INSEE totalisent le quart de la population nationale. Si on considè (...)
- 3 On peut en profiter pour se demander si une bonne délimitation territoriale entre l’urbain et le ru (...)
3L’injonction à la sobriété et les objectifs de décarbonation de la société française, conduisant parmi d’autres choses à remettre en cause la voiture thermique, sont compliqués à atteindre pour de nombreux territoires. Parmi ces territoires où l’addiction automobile est pesante, nous avons choisi le périurbain pour ce qu’il représente du point de vue démographique2, mais aussi parce que le rapprochement entre question du peuplement et mobilités quotidiennes y permet le diagnostic de diverses fractures de la société française.3
- 4 JDD Magazine, n° 1, 23 octobre 2022.
4Dans une publication accolée au JDD4, Douglas Kennedy, romancier américain, est interrogé sur les élections mi-mandat à venir aux États-Unis. De son propos percole une certaine inquiétude au regard des incertitudes économiques : « Le prix de l’essence chez nous, c’est comme le prix du pain chez vous. Le gallon [3,78 litres] est moins cher ces derniers jours qu’il y a deux mois. Il ne faudrait pas que cela remonte. » Eh bien en France non plus, il ne faudrait pas que le litre monte trop haut ! Car si le prix de la baguette est un marronnier de la presse hexagonale, c’est moins celui-ci qui fait descendre dans la rue (on n’est plus en 1789 où la hausse du prix du pain a joué son rôle) que le carburant et plus largement tout ce qui peut conduire à un renchérissement de la mobilité automobile, illustration de sa prégnance dans la dilatation spatiale des déplacements quotidiens.
5La France compte au 1er janvier 2022 près de 36 millions de véhicules particuliers, sans compter les véhicules professionnels. En 2018, près de 85 % des ménages français sont motorisés, 31,2 % possédant même deux véhicules et 5,3 % trois. La progression du taux de motorisation, si elle se fait selon le rythme ralenti d’un marché mature, reste palpable depuis 1990. Cette tendance s’inscrit dans une augmentation du parc automobile qui s’accélère rapidement à compter des années 1960. Dès les années 1970, l’équipement automobile (pas l’automobile en elle-même) a perdu de son rôle distinctif. Elle devient réellement un objet populaire y compris dans les classes les plus pauvres, d’autant que parmi les ménages non équipés, cela procède pour partie d’un choix comme en témoigne le faible taux d’équipement des ménages parisiens (moins d’un tiers). Le processus est facilité par une baisse régulière du temps de travail nécessaire pour acheter du carburant : là où il fallait un peu plus de 2h de travail payé au SMIC en 1970 pour parcourir 100km, il en faut moitié moins en 2020.
6L’automobile constitue donc aujourd’hui le mode de déplacement privilégié des Français. 80 % des navetteurs (personnes ayant un emploi (ou actifs occupés) qui ne travaillent pas dans leur commune de résidence, soit près de 17 millions de personnes en 2013) utilisent l’automobile pour aller travailler (INSEE, 2016). 58 % des déplacements domicile-travail se font en automobile. La proportion grimpe même à près de 90 % pour les ruraux. On observe de longue date un écart entre les Parisiens et les autres Français en termes de possession automobile. En 2000 50 % des Parisiens avaient une voiture. Ils ne sont plus que 35 %. À l’inverse, ailleurs en France, on passe de 75 à 82,5 % de possession. Au-delà de toute essentialisation territorialisée des comportements, cela reflète des modes d’habiter bien différents entre Paris et le reste de la France et plus généralement entre villes et campagnes et au sein même des espaces définis comme urbains, selon leur morphologie urbanistique.
7L’irruption du chemin de fer à partir de la fin du XIXème siècle a permis une unification du marché national et des mécanismes de spécialisation régionale (agriculture, régions touristiques). Le mode ferroviaire a aussi accompagné un premier étalement des banlieues. Mais rien de comparable avec les conséquences de l’irruption de l’automobile qui a profondément bouleversé la quotidienneté des Français.
8C’est bien d’un « débridage spatial » des modes de vie dont il faut parler : la révolution automobile constitue l’étape essentielle de la rupture des alvéoles territoriales de proximité qu’il s’agisse de travailler, de consommer ou de se loger.
9On peut commencer par un exemple localisé, avec certes ses spécificités géographiques, sociales ou historiques mais reproductible en bien des lieux dans ce qu’il témoigne du passage d’un monde à l’autre par le fait automobile. Le Lauragais est une petite région agricole dans le sud-est toulousain devenu un espace d’épanchement du périurbain de l’aire d’attraction toulousaine. Entre 1950 et aujourd’hui on passe d’une immobilité assez généralisée de la population à celui d’une mobilité automobile circadienne majeure. Certes, le Lauragais est une terre de passage : on est dans la région interstitielle entre Toulouse et la Méditerranée. Cela se matérialise par les routes royales, prenant la suite de l’antique Via Aquitania, ou encore le canal du Midi (1681). Mais cela ne concerne pas une population rurale dont l’essentiel est occupé par une agriculture fonctionnant selon un mode de faire-valoir particulier, le métayage, qui va subsister jusque dans les années 1980. Dans les années 1950, la vie se déroule à l’échelle de la commune si ce n’est du hameau. La voiture est déjà présente. Mais elle est rare et joue pleinement un rôle distinctif, opposant par exemple métayers et « patrons ».
10Ce constat joue sur l’amplitude des déplacements. Toulouse est une hypothèse lointaine, des petites villes comme Castelnaudary ou Villefranche de Lauragais pourvoyant à l’essentiel de besoins encore frustes. Aujourd’hui, l’agriculture reste présente dans le paysage, laissant tout son caractère au Lauragais. Clochers des églises, en brique souvent, champs de blé ou de tournesol, bosquets et ondulations topographiques caractérisent un archétype paysager séduisant. Mais le peuplement a évolué : les agriculteurs ne sont plus les mêmes, pas plus que des exploitations concentrées par la modernisation. Surtout, cette périphérie s’est engraissée de nouveaux habitants parsemant le paysage de milliers de pavillons dont l’accessibilité n’est pour l’essentiel qu’automobile. L’autoroute des Deux Mers (ouverte entre 1975 et 1978) renforce l’axe du Lauragais mais avec des échangeurs répondant aux besoins de mobilités de navetteurs de plus en plus nombreux. Par contre, le maillage vicinal reste le même, parfois élargi pour s’adapter à une circulation automobile intense mais sans bénéficier, en dehors des espaces urbanisés, de trottoirs ou d’éclairage dont on sait pourtant l’importance pour les modes actifs.
- 5 Le Conseil supérieur du notariat (mai 2021), observant les acquisitions de maisons anciennes par de (...)
11Le Lauragais reflète la congruence de plus en plus nette qui se dessine entre le développement de l’automobile et le périurbain pavillonnaire, réponse à l’aspiration de nombreux Français à la propriété. Faut-il parler d’une « idéologie pavillonnaire » avec pour fondement que la propriété d’un lopin de terre ancre la population dans une forme de conservatisme ? Le discours d’un Jean Royer prononcé en 1976, semble l’attester : « Celui qui jette les bases de sa maison… ne remettra pas en cause les bases de la société. » À la suite de Marie-Christine Jaillet, on peut rappeler que cet essor du pavillon procède d’une logique économique cherchant de nouveaux supports urbains à l’intervention du capital [Jaillet 1982], sous l’orchestration d’Albin Chalandon au ministère du Logement et de l’Équipement dès 1968. Et de fait, reléguant loin derrière les conséquences urbanistiques de la loi Loucheur en 1928 ou du Plan Courant de 1953, le concours des « chalandonnettes » en 1969, la réforme Barre du financement du logement en 1977, la mise en place du prêt à taux 0 en 1995 ou encore la « Maison Borloo » à 100 000 euros en 2005, inscrivent dans la continuité une politique d’accession à la propriété ayant trouvé dans des périphéries urbaines de plus en plus éloignées son biotope. Au-delà de ces mécanismes de financement, il faut enfin rappeler que la maison individuelle, soit 20 millions de logements sur 37 millions que compte la France, demeure encore comme un idéal à atteindre pour 80 % de nos concitoyens, la pandémie de la COVID, le télétravail et plus largement le cocooning allant dans le sens de cette envie5.
12Il n’y avait rien d’inéluctable à l’importante dilatation périurbaine des villes françaises. Mais le résultat est là, issu d’un alignement entre désir populaire et intérêts économiques sous l’orchestration complice des pouvoirs publics, qu’il s’agisse d’aménagement ou de valorisation de l’automobile. L’augmentation de la vitesse de déplacement offerte par la démocratisation de la possession automobile n’a pas été mise à profit par de nombreux Français pour diminuer le temps de transport mais, en permettant un éloignement résidentiel, de gagner en pouvoir d’achat foncier, illustrant la fameuse conjecture de Zahavi. Le revers de ce système est qu’il a produit une dépendance à l’automobile avec à la clé un risque de marginalisation croissante des exclus. Surtout, surgit une autre forme d’inégalités au spectre socio-spatial élargi dès lors que ce paradigme automobile est discuté dans sa pertinence, y compris par les pouvoirs publics.
13L’expression « mobility turn » [Urry 2012] renvoie à l’idée que la mobilité et le fonctionnement actuel des sociétés dans leurs territorialités sont intrinsèquement liés. Sans doute peut-on critiquer une valorisation de la mobilité avec la mise en négatif de l’immobilité. Leslie Belton-Chevallier [2015] rappelle que l’immobilité peut procéder d’un choix et qu’il existe d’autres formes de mobilité « au-delà du déplacement spatial » : échanges immatériels, visites reçues. La question des échanges immatériels comme succédanés à des déplacements physiques, est un sujet en soi. On peut aussi entendre les proclamations à un « droit à l’immobilité » ! Le néologisme de la « démobilité » est ainsi apparu en 2009 sous l’égide du sociologue Bruno Marzloff, cofondateur de La Fabrique des Mobilités. Tout cela exprime un mouvement réactionnel face à une mobilité qui peut être subie, sans en oublier les externalités négatives.
14Mais attention de ne pas tomber dans une forme de lyssenkisme consistant à mettre uniquement en avant des réponses par des changements dans les modes de transport, souvent teintés d’une forme de néo-luddisme visant l’automobile, sans prendre en compte la pesanteur territoriale du pays. Les territoires français portent largement les gènes d’une hypermobilité automobile. Les mobilités quotidiennes des Français ont pris de l’ampleur : Dans une étude sur les navetteurs, l’INSEE observe qu’entre 1999 et 2013 la distance médiane est passée de 13 à 14,6 km. Différentes données compilées par l’Observatoire des territoires [2019] montrent que les Français consacrent 1h23 aux déplacements quotidiens tous motifs. La distance moyenne parcourue chaque jour est de 36 km (dont 22 pour le travail) répartis en 4,4 déplacements en moyenne.
15Quelles que soient les sources, les déplacements pris en compte et leur amplitude géographique (au sein du territoire national), l’automobile est la grande gagnante. Selon l’Enquête sur la mobilité des personnes (2018-2019 (SDES) les 181 millions de déplacements locaux (moins de 80 km à vol d’oiseau) recensés par jour se distribuent de la façon suivante : voiture particulière, 62,8 % puis suivent la marche (23,7 %), les transports collectifs (9,1 %), le vélo, 2,7 % et les autres modes (1,7 %). En ciblant sur les déplacements domicile-travail, la part de la voiture particulière est de 73,1 % (RP 2017).
- 6 ETUDE ADETEC 2022 (source : enquête mobilité standard CEREMA ; prise en compte marche à pied, vélo, (...)
16Ces parts modales évoluent sensiblement selon les territoires dont il est question. Paris avec 12,8 % de part modale de l’automobile se distingue nettement. Mais c’est là une exception. Même dans les 47 plus grandes aires urbaines françaises6, cette part demeure importante : 49 % dans la ville centre en moyenne. Au niveau du pôle urbain la moyenne est de 59,6 %, pourcentage s’élevant à 63, 9 % pour les aires urbaines (41,4 % pour celle de Paris). Cela montre que rapidement l’impératif automobile domine. Le constat de l’automobilisation vaut d’autant plus dans les zones peu denses, que nous entendons ici comme l’ensemble des petites villes de moins de 10 000 habitants et le milieu rural, soit 21,4 millions d’habitants.
- 7 Étude réalisée par Ipsos pour la Fabrique de la Cité auprès d’un échantillon représentatif de la po (...)
17Les Français sont conscients de leur dépendance à l’automobile d’autant que la liberté ainsi acquise s’est muée pour une portion croissante de la population concernée en contrainte. Ce désenchantement [Le Breton 2019] est d’autant plus fort que l’empreinte de l’automobile en termes de pollution de l’air et donc de santé publique est de moins en moins discutée. Dans un sondage Ipsos réalisé en novembre – décembre 2019, à la question « Diriez-vous que, afin de protéger l’environnement, il faut absolument réduire la place de la voiture dans les déplacements du quotidien ? », 20 % répondent oui tout à fait et 50 % oui plutôt. Ils ne sont que 7 % à répondre non pas du tout. [Le Monde, 18-12-2019]. 80 % des urbains pensent qu’il faut réduire cette place (tout à fait et plutôt). D’une autre enquête menée par la Fabrique de la Cité, il ressort que 91 % des Français aimeraient pouvoir limiter l’impact écologique de leurs déplacements quotidiens mais ils sont 73 % à juger que cela sera « difficile voire impossible »7.
- 8 Jean-Baptiste Djebbari, Ministre délégué auprès de la ministre de la Transition écologique, chargé (...)
- 9 On évoque 13,3 millions de personnes en « précarité mobilité » en France dont 9 millions en situati (...)
18Parmi les Français utilisant la voiture pour se rendre à leur travail, plus de 40 % le font non par choix mais par nécessité8. Face à une hausse de 100 % du carburant, 58 % des automobilistes ne diminueraient pas ou peu leur usage de la voiture. La diminution affecterait surtout les foyers les moins argentés : avec 50 % de hausse, 43 % des personnes sans activité professionnelle diminueraient beaucoup voire abandonneraient leur voiture. 35 % des foyers gagnants moins de 1 500 euros nets par mois diminueraient beaucoup l’usage de l’automobile [Baromètre des mobilités 2022]. On note de façon assez évidente des capacités différenciées à réagir au « signal prix » des carburants, facteur de renforcement d’inégalités sociales existantes. Mais il est aussi constaté une résistance importante et un arbitrage en faveur de l’automobile dans une majorité de ces foyers, preuve de l’addiction à l’automobile. Car à ces inégalités sociales verticales, s’ajoutent des inégalités horizontales induites par différents éléments dont la localisation résidentielle. Cela aggrave la portion de la population connaissant une vulnérabilité ou précarité énergétique9.
- 10 Dumont G.-F., Guieysse J.-A., Rebour T., « Villes et campagnes en France : une grande fracture terr (...)
19Seules les catégories les plus aisées échappent à la tyrannie d’une augmentation de la charge des mobilités. Les cadres apparaissent ainsi comme l’unique catégorie sociale en capacité d’assumer les choix résidentiels les plus divers : gentrification et mobilités douces par leur installation dans certains quartiers centraux, voire communes de première couronne bien desservies et connectées ; mais aussi absence de difficulté à gérer l’éloignement par une intégration moins douloureuse dans le budget familial des surcoûts éventuels d’une hypermobilité quotidienne10. De fait, si on peut trouver contre-intuitif que la part modale du transport collectif concernant les transports pendulaires domicile – travail chez les ouvriers soit assez nettement inférieure à celle observée chez les cadres (4,2 % contre 9,6 %), cela s’explique largement par la plus grande liberté résidentielle dont bénéficient les cadres [ART 2021].
20Selon les territoires, et compte tenu de moyens financiers disparates, les Français disposent de potentiels de reports modaux différents. Ainsi, le potentiel de report modal de la voiture vers le vélo est de 45 % au centre des aires urbaines mais tombe à 28 % dans les communes périurbaines. Au centre des aires urbaines, les cyclistes sont 5,2 fois plus nombreux que hors zone urbaine [Observatoire des territoires 2019]. Selon le Baromètre des mobilités, 45,4 % des Français n’ont pas la possibilité de choisir entre plusieurs modes de transport. L’enquête menée pour la Fabrique de la cité aboutit à des résultats similaires : 51 % des Français pensent difficile de prendre les transports en commun à partir de leur logement (76 % pour les habitants des agglomérations de moins de 20 000 habitants). La plupart des zones pavillonnaires sont à l’écart d’une zone tampon au-delà de laquelle la propension à prendre un transport collectif diminue, souvent faute d’une marchabilité convenable dans ces espaces ou d’une réelle intermodalité entre modes actifs du type vélo et transports en commun.
21Le risque est alors celui de l’exclusion. Un Français sur quatre aurait été contraint de refuser une offre d’emploi faute de moyens de transport adéquats, selon le ministre délégué aux transports de l’époque, Jean-Baptiste Djebbari [GART 2021]. Guillaume Le Blanc définit l’invisibilité sociale « comme un processus dont la conséquence ultime est l’impossibilité de la participation à la vie publique » [Le Blanc 2009]. Voilà qui est tout à fait transposable à l’espace lorsque difficultés sociales et localisations résidentielles sans alternatives à l’automobile résonnent les unes avec les autres.
22Le dilemme qui est celui de nombreux Français ayant du mal à mettre au diapason leur volonté de changement et leurs pratiques de mobilités explique une certaine frilosité des pouvoirs publics à agir. Si la question de la mobilité renvoie à celle de l’énergie et plus généralement à des questions environnementales, la congruence entre modes d’habiter et automobile en fait aussi une question sociale dans laquelle la géographie de la population pèse de tout son poids.
23Il ressort d’une étude [Le Hir & Bono 2023] que le reste à vivre entre habitants ayant fait le choix d’assumer une part dédiée au logement plus importante pour rester dans les espaces urbains les plus denses est contrebalancé par des coûts de mobilité moindres. Ce qui est l’inverse pour un mode d’habiter périurbain où l’accroissement des coûts de transport (écart de 20 % entre le pôle et la périphérie pour les aires de plus de 200 000 habitants) est accepté par des conditions de logement moins onéreuses et souvent meilleures en termes de surface. Mais cet équilibre ne tient que dans un système marqué par un certain niveau de coûts de mobilité et une acceptabilité de l’automobile, justement ce qui est actuellement au moins discuté, et sous réserve aussi d’un niveau de revenus suffisant.
24Tous les mouvements sociaux ne se réduisent pas à des inquiétudes relevant de ce champ de la vie sociale qu’est la mobilité. Néanmoins, une sensibilité particulière se dessine dès lors qu’une mesure est susceptible d’en renchérir ou d’en modifier le cours ! Rappelons que l’étincelle du mouvement des Gilets jaunes en octobre 2018, tient au passage de la limitation de vitesse à 80 km/h mais également à une augmentation de la TICPE, même si le mouvement a par la suite embrassé un spectre revendicatif plus large. Dès le premier samedi de mobilisation, le 17 novembre 2018, on dénombre 788 points de blocage [Boyer & al. 2020] avec pour point de rassemblement symbolique le rond-point ! Auparavant, en octobre 2013, c’était à partir d’une Bretagne bénéficiant de la gratuité d’un réseau de voies rapides, qu’avaient essaimé des Bonnets Rouges, réagissant contre un projet d’écotaxe.
- 11 Exemple du décret n° 2022-164 précisant les mécanismes dérogatoires permettant aux agglomérations d (...)
- 12 Au premier janvier, source : SDES 2023.
25C’est sans doute en souvenir de cette réactivité que la mise en place des Zones de Faibles Émissions (ZFE) fait l’objet de bien des atermoiements. C’est suite à la LOM de 2019 et la loi Climat de 2021 qu’ont été instituées les ZFE dont l’objet est de limiter l’accès des véhicules les plus polluants aux portions centrales des principales villes. D’ici le 31 décembre 2024, 43 agglomérations de plus de 150 000 habitants de France métropolitaine devaient avoir créé leur ZFE. Mais par crainte d’une réactivité sociale faisant des ZFE des « zones à forte explosion », l’heure est à la procrastination, de l’État11 aux collectivités locales en charge de leur mise en place. Il est vrai que le nombre de véhicules exclus est important (posant d’ailleurs la question de la logique écologique à mettre au rebut une telle flotte), les catégories concernées représentant encore 31,4 % du parc des voitures particulières12.
- 13 La Loi d’Orientation des mobilités de 2019 évoque un « droit à la mobilité » faisant suite au « dro (...)
26Quels que soient le destin et la lecture que l’on peut faire des ZFE, leur intérêt est ici de mettre à jour des diaclases socio-spatiales nourrissant clivages politiques voire idéologiques, au moins dans les discours et les analyses ! L’emploi du terme d’octroi (pourtant inadéquat en l’occurrence) entre la ville « désautomobilisée » et l’autre, la plus importante, croise différents gradients de mobilité entre les « sans-choix », les « moins de choix » et les « tout choix » ou « plus de choix »… À la clé on assiste à la fabrique de processus de stigmatisation croisés entre le périurbain et sa voiture d’un côté, le bobo des centres urbains à vélo de l’autre au risque d’une écologie qui ne serait plus que « punitive ». Que cette opposition soit caricaturale n’enlève rien au fait qu’elle serve de support à des propos politiques et exprime des représentations mettant face à face plusieurs catégories de citoyens aux revenus, peuplements et modes d’habiter différents. Alain Reynaud [1982] a évoqué l’idée de « classes sociospatiales » entendant par-là et selon une approche multiscalaire, « tout groupe social défini par une appartenance spatiale. » Si on considère avec Guy Di Méo [2004] que « nombre de processus géographiques contribuent à créer de l’identité » et que la « conscience d’appartenir à une collectivité […] se définit partiellement par [une] intégration à un cadre de vie, générateur de modes de vie » [Pierre George, cité par Di Méo 2004] il n’est pas totalement faux d’affirmer que poser d’une même façon la question de la mobilité dans des territoires affichant des contraintes différentes, contribue à façonner des identités sociospatiales pouvant aussi s’exprimer selon un registre politique voire conflictuel, tant le droit à la mobilité s’est imposé comme un droit générique13.
- 14 Entre 1996 et 2006, le PTZ a bénéficié à 1,4 millions de ménages. Il continue d’être le principal m (...)
- 15 En 1990, le différentiel de taxe entre le diesel et l’essence était de 13 points (61 % vs 74 %) au (...)
27Toucher à la voiture, outre une assignation à résidence dans de nombreux territoires, est aussi perçu comme une atteinte à un niveau de vie, à un mode de vie, à des possibilités d’épanouissement et finalement à une liberté, alimentant le sentiment de déclassement d’une portion des classes moyennes. Questionner la mobilité automobile, c’est aussi toucher à la propriété car de facto ce sont nombre de logements du périurbain ou du rural qui pourraient se trouver démonétisés sans garantie d’une mobilité automobile. La sensibilité est d’autant plus importante que c’est le cadre géographique d’épanouissement d’une propriété que l’on pourrait qualifier de sociale. Dans une étude menée sur les bénéficiaires de prêts à taux zéro (PTZ) dans la périphérie de Lyon entre 1996 et 2006, il apparaît que le choix de localisation est d’abord motivé par l’accessibilité financière du logement [Gobillon & al. 2022]14. Pour une portion des acquéreurs, ce n’est pas l’installation à la « campagne » qui est forcément mise en avant mais la quête d’un foncier accessible ! Il ressort que « la distance physique entre le domicile et le lieu de travail [a] été sous-estimée. » La mobilité est d’autant plus ressentie comme nécessaire qu’elle est contrainte. Finalement le ressentiment est un peu le même que celui éprouvé par les « dieselistes »15. La dénonciation du pavillon périurbain comme support à des pratiques nuisibles, déjà largement stigmatisé par une abondante littérature [Debry 2012], semble d’autant plus injuste que tout cela fait suite à des politiques publiques d’encouragement.
28Le droit à la mobilité apparaît bien comme une « nouvelle question sociale » [Orfeuil 2010]. Toute dénonciation, même symbolique de son vecteur essentiel, l’automobile, est assimilable à une remise en cause du pacte sociospatial tissé par la démocratisation de ce véhicule et l’accession à la propriété. L’épouvantail vêtu d’un gilet jaune joue donc à plein dès que les mobilités quotidiennes semblent entravées. Mais face aux nécessités d’une transition écologique demandant forcément des adaptations, quelles solutions ?
29D’une aspiration plus ou moins avérée à moins d’automobiles émanant des citoyens, du monde politique et des professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme, il est difficile de passer à un changement effectif car on se heurte à la solidité de la concrétion territoriale des modes d’habiter.
- 16 Raymond Aron dans Les désillusions du progrès, livre publié en 1969, écrit déjà à propos des sociét (...)
30Au regard de l’empreinte automobile sur les territoires de vie des Français, il est illusoire de penser pouvoir se débarrasser du problème rapidement au risque, on l’a vu ci-dessus, d’une exacerbation contreproductive des tensions sociales. Est-il possible de remettre en cause une portion aussi importante de la modernité, associée au progrès, à l’épanouissement et à la liberté ? La proximité temporelle acquise par l’automobile est plus que jamais nécessaire dans un contexte où la proximité physique continue de se déliter dans de nombreux territoires : contraintes pesant sur les services publics ou fermetures des voies ferrées secondaires16.
31« Le système automobile [n’est pas] en danger » [Sajous & al. 2020]. À l’inverse, « il se transforme pour faire face aux injonctions de durabilité. » On pourrait ajouter tant mieux au regard d’un peuplement dont la digestion passe encore par la pilule automobile. Le subventionnement du permis de conduire n’est ainsi par scandaleux tant il reste dans certains territoires un sésame à l’intégration dans le marché de l’emploi : c’est bien le sens renouvelé de la « voiture du peuple » [Mignot 2008].
32Pour autant, le contexte a changé. Il ne s’agit pas de plaider pour une automobilité telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est-à-dire individuelle dans la pratique et la possession, essentiellement motorisée par des énergies carbonées. Tout comme la croissance de l’automobile a demandé un accompagnement, sa décroissance n’en demande pas moins d’attention et d’anticipation. Il ne s’agit pas de dés-inventer le seul objet technique mais plus largement un « système automobile ». Cela passe d’abord par un questionnement autour de ses usages. Cette voiture du peuple devra être plus propre mais sans doute aussi plus collective avec une dissociation de la propriété de l’objet de son utilisation (même si les expériences de véhicules partagés plaident peu en ce sens comme si l’individualisme collait à l’automobile).
- 17 Référence un peu caricaturale au parc automobile vieillissant de La Havane à Cuba où le développeme (...)
33Les solutions techniques restent à discuter, à commencer par une motorisation électrique dans laquelle s’engouffrent tous ceux qui finalement ne veulent rien changer (cf. les constructeurs recyclant SUV et autres Pickup à la sauce électrique). Attention à un scénario « mobility as usual » ! Électrique ou pas, la matérialité de l’automobile pèse toujours. L’essentiel de l’énergie consommée sert d’abord à déplacer une masse inerte avant même ses passagers ! Ce véhicule s’inscrit toujours dans l’espace par ses déplacements et son stationnement, problème aiguisé par la nécessité du renforcement colossal du réseau des bornes de recharge. Moins d’émissions de carbone ne signifient pas absence d’émissions de polluants. Passons sur la phase de la fabrication de l’automobile (certes à prendre en compte) pour nous focaliser uniquement sur son fonctionnement : un véhicule électrique émet des particules lors du freinage. La question renvoie aussi plus largement à une dimension géopolitique : il faudra de plus en plus de cuivre, de nickel, de cobalt et autres matières premières dont on mesure déjà la dépendance. N’oublions jamais que mobilités quotidiennes et choix de vie sont des choix géopolitiques qui pèsent sur tous. Enfin, pour être une « nouvelle voiture du peuple », les véhicules électriques devront voir leur prix diminuer au risque de côtoyer un parc « havanisé »17.
34Limiter l’automobile à son strict nécessaire doit demeurer un objectif essentiel de toute transition. Les alternatives à l’automobile peinent néanmoins à proposer d’autres solutions voire imaginaires. Il n’est pas sûr que sobriété et durabilité soient des stimulants suffisants.
35Une automobilité dominante va se maintenir pour quelques années voire décennies. Doit-on en rester à une analyse que l’on pourrait qualifier, sans doute avec exagération, de « pompidolienne : « Que voulez-vous, le Français aime la bagnole » ! C’est le reflet des contraintes sociospatiales déjà énoncées. La voiture par la plasticité mobilitaire qu’elle autorise, contrairement aux contraintes réticulaires des transports publics, permet le déploiement d’une spatialité propre dans le temps et dans l’espace. Sa praticité est évidente au regard du peuplement qu’elle a elle-même contribué à mettre en place. Il s’avère alors difficile de rompre avec ses habitudes. Dans l’exposé des motifs de la LOM, le législateur veut « donner à chacun le choix de sa mobilité ». Voilà qui est louable mais qui se heurte au mur des « habitudes » au sens évoqué par Buhler [2015] c’est-à-dire pas simplement la répétition de comportements de mobilité, mais une « propension à un certain type de comportement ». Cette propension est « modifiable dans le temps » mais les habitudes s’imposent aussi au regard d’une réalité, celle d’un peuplement hérité de la domination de l’automobile.
- 18 Ces résultats émanent de divers travaux menés dans le cadre d’ateliers du master TRANSMOB commandés (...)
36Si les Français aiment la voiture, ils expriment aussi le désir de s’en défaire. Dans une étude menée dans le périurbain toulousain, un répondant dit une chose qui illustre bien un changement de mentalité vis-à-vis de l’automobile : « On n’est plus dans les années 1980 » ! Ces dernières années ont ancré dans les esprits les nécessités d’une transition. Loin du gadget auquel il a pu être assimilé, le vélo apparaît comme une alternative et les transports en commun font l’objet d’une demande récurrente. Dans le cadre d’une enquête menée à l’occasion de la mise en place d’un Plan de mobilité interentreprises (PMIE) dans la région toulousaine, il ressort que parmi les salariés utilisant la voiture tous les jours (soit 62 %) près de 73 % sont prêts à changer. À changer pour les transports en commun, soit près de la moitié si on agrège avec des déplacements combinés (TC plus autres) ainsi que le vélo pour près de 27 %. Lorsqu’on reprend les réponses en prenant en compte les lieux de résidence, il y a évidemment des variantes entre la commune de Toulouse et les communes périphériques, mais pour ces dernières, le vélo demeure tout de même comme une alternative pour 23 % de répondants (contre 38 % pour Toulouse). Mais ces changements hypothétiques se font sous conditions : régularité, fréquence pour les transports en commun, sécurité pour le vélo18.
37Cela explique que ces aspirations à d’autres mobilités, plus collectives, actives, que l’on retrouve ailleurs que dans le périurbain toulousain [Flipo 2021] peinent à se traduire dans les pratiques. Toujours dans le cadre du diagnostic préalable à la mise en place d’un PMIE autour de l’Oncopole toulousain, il a été demandé aux salariés de qualifier par quelques mots les différents modes de transport. Pour l’automobile, ressort l’aspect pratique de son usage. Certes, cette praticité est contrebalancée par des commentaires négatifs et on constate une inversion de la perception au profit des transports en commun et du vélo. Mais bien que positivement connotés, ces modes se voient par contre reprocher leur manque d’adaptation aux contraintes de mobilités ou leur dangerosité pour le vélo.
- 19 Le covoiturage a augmenté de 5 à 12 % et le télétravail régulier de 6 à 55 %. Source : projet Commu (...)
38Pour autant ne croyons pas que les choses ne peuvent pas changer dans ce type de territoire. Dans le cadre du programme européen Commute (Collaborative Mobility Management for Urban Traffic and Emissions reduction), lancé en 2018 et financé dans le cadre de l’action « Innovation urbaine » du FEDER, il a été décidé de corriger sérieusement une prééminence étouffante de l’automobile dans le secteur aéroportuaire toulousain en associant à la fois les entreprises concernées, l’AOM et les collectivités locales [Dugot & Revelli 2020]. Dans ce secteur de l’agglomération regroupant le fer de lance du système productif toulousain autour de l’aéronautique, les 70 000 emplois totalisent 260 000 déplacements quotidiens. Au début du projet, 83 % se font en voiture, 71 % relevant même de l’autosolisme. Là encore, une aspiration au changement, par exemple pour l’usage du vélo, est palpable. Mais celle-ci peine à se concrétiser en raison de discontinuités dans les aménagements cyclables. Pourtant, un tiers des salariés habitent à moins de 5 km (à vol d’oiseau) et moins de 60 % à moins de 10 km. Au regard de ces attentes et du diagnostic, les choses se sont améliorées. Entre 2018 et 2021, la part modale du vélo pour les trajets domicile-travail est passée de 10 à 20 %19. S’il est adapté à une réalité territoriale, le coup de pouce aménagiste produit des résultats. Mais l’espace automobile ne se prête pas toujours aussi bien à l’alternative lorsque la densité de peuplement est insuffisante, qu’il s’agisse des couronnes périurbaines ou a fortiori de l’espace rural.
39La part de propriétaires du logement occupé est de 60 % dans la France d’aujourd’hui (35 % en 1950), 70 % dans le périurbain [Observatoire des territoires 2019]. Cela favorise un ancrage territorial : il est moins facile d’être mobile lorsqu’on est propriétaire que lorsqu’on est locataire. C’est de façon un peu paradoxale cette immobilité résidentielle contrainte, d’autant plus qu’elle peut se doubler d’un endettement en cours, qui justifie la revendication d’une mobilité quotidienne non entravée.
40Dans le contexte d’un peuplement de pavillons en propriété et agencés dans des territoires largement monofonctionnels, une politique de réduction de la mobilité n’est pas acceptable sauf à diminuer les besoins de mobilité. La nécessaire réflexion / réfection urbaine passe par une temporalité plus longue, celle de la construction d’une urbanité dans des espaces qui souffrent de leur seule fonction résidentielle. Une mixité des fonctions doit venir étayer une proximité multiforme : rapprocher emploi et résidence, télétravail, tiers-lieux, recomposition du maillage des polarités commerciales et de services. L’idée n’est pas inédite, l’objectif non plus. Dans son ouvrage, L’auto et la ville, Gabriel Dupuy [1995], tout en affirmant que les « villes auront été irréversiblement changées par les automobiles », appelle aussi à autre chose : « Pourquoi ne pas imaginer la vie dans un « village » périurbain offrant dans une relative proximité (à quelques kilomètres) des emplois et des services de base ? » Sans doute faut-il comprendre par « relative proximité » une automobile qui conserve sa place. Ce que l’on peut et doit entendre aujourd’hui comme un processus en cours (supermarchés périurbains versus hypermarchés plus lointains par exemple) et comme un principe de réalité d’une transition vers la transition post-automobile ou en tout cas avec une automobilité limitée à la marge pour qui ou quoi ne peut faire autrement.
41La « ville du quart d’heure » de Carlos Moreno est présentée comme un modèle de ville idéal car offrant le travail et tous les services essentiels à moins d’un quart d’heure à pied ou à vélo du logement. Anne Hidalgo, maire de Paris, en a fait l’un des supports pour sa réélection en 2020. Renouer avec une forme de mixité fonctionnelle aux échelles de la marchabilité dans l’idéal, est séduisant. Mais le véritable front pionnier est moins Paris intramuros que la périphérie, banlieues éloignées et territoires périurbains, là où ce concept parle le moins aujourd’hui car là où il est le plus difficilement adaptable. C’est aussi là qu’il peut trouver en écho une forme de résistance face à un modèle perçu ou présenté comme « bobo » et support de gentrification d’un urbain dense. À la suite d’Éric Charmes, c’est un « droit au village » qu’il faut réaffirmer dans les périphéries urbaines, condition d’une proximité source d’alter-mobilité [Charmes 2019].
- 20 Dans le cadre des Futurs énergétiques 2050, la diminution des transports individuels figure parmi l (...)
42Ces propositions de réorganisation des périphéries urbaines ne sont pas nouvelles mais l’urgence d’un autre peuplement est plus grande. Là où il s’agissait surtout de pallier la congestion d’un schéma radial, c’est l’impératif transitionnel qui l’emporte aujourd’hui. La dimension plus ou moins énergivore selon les registres de mobilité (automobile versus le reste pour simplifier) permet de pointer le doigt sur les morphologies urbaines les moins denses. Lors de l’Enquête ménage-déplacement du CEREMA menée à Toulouse en 2013, une tentative de chiffrage des émissions de gaz à effet de serre selon le lieu de résidence montre que chaque jour un habitant mobile génère 1050 g eqCO2 dans le centre-ville alors qu’un habitant mobile en périphérie éloignée en génère 5 870 [CEREMA 2020]20.
43À quoi sert d’étudier le peuplement de la France ? Pour qui douterait d’une utilité autre que celle de constituer l’un des panneaux du retable « population française », les mobilités rappellent qu’il faut à la fois prendre acte d’un héritage lourd mais aussi penser l’évolution de ce peuplement au regard des contraintes et coûts qui en découlent. La façon dont une société occupe son espace géographique n’est pas anodine ne serait-ce que dans son bilan carbone. Mais tout cela demande du temps. Penser la transition, c’est d’abord penser la transition vers la transition. Les objectifs nécessaires à moyen terme ne peuvent pas effacer les contraintes d’un court – moyen terme à gérer. C’est la condition d’un territoire post-automobilisé crédible. C’est aussi le gage d’une transition mieux perçue car intégratrice de réalités socio-spatiales diverses : à chaque territoire, selon sa densité notamment, ses outils de mobilité ou de démobilité. Partir du peuplement, donc d’une hétérogénéité territoriale, permet aussi de toucher le cœur d’enjeux sociétaux majeurs de notre époque et du siècle à venir qu’il s’agisse de ségrégation et de vivre ensemble ou d’empreinte environnementale. En l’occurrence, l’étude des mobilités démontre que l’usage sociétal du territoire dans sa matérialité la plus physique, les distances, possède des vertus heuristiques mais procède tout autant d’une propédeutique à une action aménagiste correctrice.