1Les villes petites et moyennes peuvent être comparées à bien des égards au « Petit Poucet », ce conte que tout le monde connaît.
2Le « Petit Poucet », c’est d’abord le plus petit de tous ses frères ! Les villes petites et moyennes sont effectivement le plus petit maillage démographique urbain si l’on excepte les petits bourgs ruraux. Deux questions se posent dès le départ : quels seuils démographiques doit-on retenir pour caractériser ces villes petites et moyennes ? Surtout, ce seuil est-il suffisant ou un critère attaché aux fonctions urbaines n’est-il pas plus pertinent ?
3Le « Petit Poucet », c’est ensuite celui qu’on oublie, celui dont on se moque un peu en raison de sa petite taille. Les villes petites et moyennes ont effectivement longtemps été présentées comme en crise, voire en déclin, perdant régulièrement leurs habitants et leurs fonctions au profit des métropoles. Pour le journaliste Olivier Razemon, dans son ouvrage Comment la France a tué ses villes [Razemon 2016], la ville petite et moyenne serait « en crise ». Elle souffrirait d’un défaut de considération, d’une absence de soutien de la part de la puissance publique à tous les échelons, et notamment au niveau de l’État qui privilégierait « l’affirmation des métropoles », souhaitant en faire des « locomotives démographiques et économiques ». Pour l’essayiste polémiste Christophe Guilluy, la ville moyenne ferait même partie de cette France périphérique, ces territoires oubliés par les pouvoirs publics devenus des creusets de crises sociales et de frustrations politiques. Pour lui, le mouvement des gilets jaunes serait en quelque sorte le reflet de cette crise, qui s’est fortement cristallisée autour des ronds-points de ces villes moyennes. Mais ces villes sont-elles véritablement les oubliés du politique aujourd’hui ?
4Le « Petit Poucet », c’est enfin le plus rusé, celui qui « s’en sort à la fin ». Les villes petites et moyennes semblent disposer d’atouts pour rebondir et tirer leur épingle du jeu depuis la reprise post-covid, notamment du fait d’une potentielle fin de la géographie de « l’hypermobilité ». Évoquée par Gérard-François Dumont suite à la crise de la Covid-19, « l’interruption de l’hypermobilité, et même souvent de la mobilité tout court, engendre un développement inédit du télétravail […]. La préférence pour la proximité l’emportait sur celle de la mobilité » [Dumont 2020]. Ce dernier insiste sur le développement des nouvelles possibilités offertes par le télétravail, qui incite à la « régionalisation des chaînes de valeur ». À cela s’ajoute un nouvel intérêt pour des villes à taille humaine, compte tenu de leur qualité de vie et des relations sociales plus profondes et apaisées qu’elles sont censées offrir. Ainsi, la dernière note d’analyse de France Stratégie, titre en janvier 2022 « La revanche des villes moyennes, vraiment ? ». Elle pose l’hypothèse d’un retour des villes à taille humaine, alimentée par les départs des grandes villes et par un regain d’attractivité en partie liée aux possibilités du télétravail. Encore plus récemment, l’Insee publie le 29 décembre 2022 une note sur la population 2020 à l’échelle des régions, des départements, mais aussi en fonction du degré d’urbanisation ou de ruralité selon la grille communale de densité qui diffère des autres zonages, dont celui en unités urbaines [Dumont, 2022A]. Si la croissance au sein de l’urbain est globale entre 2014 et 2020, l’Insee questionne les vecteurs de cette attractivité. D’un côté, ce que l’Insee appelle « les grands centres urbains » (métropoles) reste en 2020 les espaces urbains qui connaissent la plus forte croissance démographique (+0,4 % en moyenne entre 2014 et 2020). Cependant, cela est essentiellement dû à un solde naturel positif (+0,6 %) et non migratoire (-0,3 %). Cela étonne fortement le journal Le Monde (dans sa recension de l’étude de l’Insee), ce qui indique bien que c’est à rebours des représentations erronées qui perdurent. De l’autre, les championnes de l’attractivité, si l’on en juge par le solde migratoire apparent, sont les petites villes (+0,5 % entre 2014 et 2020), suivie des bourgs ruraux (+0,4 %) et des ceintures urbaines (+0,4 %) souvent constituées de villes petites et moyennes marquées par le périurbain. Un bémol cependant apparaît : les centres urbains intermédiaires, soit là encore de nombreuses villes moyennes, ont un solde migratoire apparent nul.
Tableau 1 - Population 2020 en fonction de degré d’urbanisation ou de ruralité sur la base de la grille communale de densité en 7 niveaux (d’après la publication de l’Insee du 29 décembre 2022)
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Population en 2020
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Taux d’accroissement moyen annuel 2014-2020
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Population
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%
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Ensemble
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Taux d’accroissement naturel
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Taux d’accroissement migratoire
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URBAIN
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45 220 400
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67 %
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0,4
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0,4
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0,0
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Grands centres urbains
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25 557 266
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38 %
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0,4
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0,6
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-0,3
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Urbain de densité intermédiaire
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19663 134
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29 %
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0,4
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0,1
|
0,2
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… dont centres urbains intermédiaires
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8 777 423
|
13 %
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0,2
|
0,2
|
0,0
|
… dont ceintures urbaines
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6 840 449
|
10 %
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0,6
|
0,2
|
0,4
|
… dont petites villes
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4 045 262
|
6 %
|
0,3
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-0,2
|
0,5
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RURAL
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21 941 754
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33 %
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0,2
|
0
|
0,2
|
Bourgs ruraux
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10 280 992
|
15 %
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0,3
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-0,1
|
0,4
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Rural à habitat dispersé
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10 007 721
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15 %
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0,1
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0,1
|
0,1
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Rural à habitat très dispersé
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1 653 041
|
2 %
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-0,3
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-0,3
|
0,0
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ENSEMBLE
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67 162 154
|
100 %
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0,3
|
0,3
|
0,1
|
5Ainsi, tout porte à croire qu’il n’y a pas UN « petit poucet urbain », mais une grande diversité de cas. Serait-ce alors lié au contexte régional et à la situation urbaine ? L’étude de l’Insee met notamment en valeur de fortes variations au sein de chaque catégorie en fonction notamment des régions d’appartenance des communes (mais les données détaillées n’ont pas encore été publiées). Serait-ce encore lié aux politiques d’aménagement ambivalentes menées ? Depuis les années 1970, les villes petites et moyennes sont devenues des « catégories de l’action publique ». Si on a d’abord assisté à un faible intérêt des pouvoirs publics pour cet échelon urbain, on a assisté à partir des années 2010 à un retour au premier de cette catégorie urbaine dans les politiques d’aménagement menées.
6Ainsi, les villes petites et moyennes ne sont-elles que des « petits poucets démographiques » oubliés, ou connaissent-elles des dynamiques nouvelles, mais inégales à l’échelle du territoire français ?
7Pour François Taulelle, « l’interrogation sur le seuil conduit à une impasse » pour caractériser cette « autre France urbaine » qui représente plus de la moitié des urbains [Taulelle 2010]. L’utilisation de l’expression « villes petites et moyennes » ne fait d’ailleurs pas l’unanimité : Marc Dumont préfère parler des « villes en situations intermédiaires », quand Bernard Kayser parle d’« espace intermédiaire » entre espace métropolisé et espace non métropolisé [Kayser 1969]. Il existe presque autant de seuils de définition que de chercheurs.
8On peut cependant s’arrêter sur quelques seuils intéressants pour notre réflexion. Au-delà du débat sur les chiffres, l’enjeu essentiel du choix de ces seuils réside dans le fait que ce sont des catégories de l’action publique, des cadres de référence régulièrement mobilisés par l’État et les acteurs liés. D’abord, il y a celui de l’association des Maires des Villes Petites et Moyennes de France (des acteurs qui se définissent eux-mêmes comme « villes petites et moyennes ») : ils définissent les « petites villes » entre 3 000 et 20 000 habitants, et les « moyennes villes » entre 20 000 et 100 000 habitants. Concernant les villes moyennes, les seuils sont très variables. La DATAR, dans son programme 20 villes moyennes témoins en 2007, retient les seuils de 30 000 à 200 000 habitants. Le groupe de prospective France 2040 choisit le bornage entre 50 000 et 500 000 habitants pour caractériser les « villes intermédiaires », tandis que le groupe Futuribles retient les seuils entre 100 000 et 500 000 habitants dans son travail mené sur la mobilité dans les villes moyennes. Enfin, le géographe Frédéric Santamaria, qui a consacré sa thèse aux villes moyennes, synthétise bien la fluctuation de ces limites : « selon les auteurs, la catégorie « villes moyennes » commence à partir de 20, 30 ou 50 000 habitants. Elle s’achève à 100 ou 200 000 habitants » dans l’agglomération. Il retient dans sa thèse le bornage entre 20 000 et 200 000 habitants [Santamaria 1998, 2000, 2012]. Pour les petites villes, Jean-Charles Edouard, qui a fait son HDR sur La petite ville, objet géographique, ou encore Jean-Paul Laborie dans son ouvrage Les petites villes, retiennent les seuils de 5 000 à 20 000 habitants [Laborie 1979, Edouard 2007]. De même, l’État, pour son dispositif Petites villes de demain (2020-2026), le limite « aux communes et intercommunalités de moins de 20 000 habitants », mais « exerçant des fonctions de centralité ». Cela peut nous amener à questionner cet autre critère essentiel.
9Pour François Moriconi-Ebrard, les villes petites et moyennes constituent « un encadrement de l’espace fort en matière de fait urbain en Europe et particulièrement en France » [Moriconi-Ebrard & Pumain 1996]. Évidemment, le critère du nombre d’habitants en lui-même ne suffit pas. L’entrée par les fonctions urbaines vient compléter le critère démographique initial.
10Les villes petites et moyennes se placent dans un entre-deux fonctionnel à la fois quantitatif et qualitatif : entre les métropoles aux fonctions nombreuses, très affirmées et plus structurantes, et les bourgs aux fonctions très limitées et plus génériques. Ces villes intermédiaires jouent un rôle-clé dans l’emploi. Jean-Albert Guiyesse et Thierry Rebour rappellent que « l’ensemble des villes petites et moyennes, réputées en interaction forte avec leurs environnements locaux et régionaux, représente 37,7 % de l’emploi national, avec 36,2 % de la population » [Guiyesse & Rebour 2022]. Là encore, il est possible de poser quelques seuils pour alimenter la réflexion. D’abord, l’Insee propose l’outil de l’aire d’attraction urbaine, autour de pôles déterminés à la fois par un critère de densité, de population totale, et de seuils d’emplois, justement pour éviter que des communes essentiellement résidentielles soient considérées comme des pôles. L’Insee dégage ainsi dans sa typologie les « moyennes aires d’attraction des villes » (entre 50 000 et 200 000 habitants) et les « petites aires d’attraction des villes » (moins de 50 000 habitants). Il est à noter toutefois que l’idée ici de l’Insee est de faire perdurer les anciens seuils de définition de l’aire urbaine. Ainsi, pour les « villes moyennes », elle propose la définition à la fois démographique et fonctionnelle suivante : « un pôle de moyenne ou grande aire urbaine comprenant plus de 5 000 emplois, dont la population est inférieure à 150 000 habitants et qui n’est pas préfecture d’une ancienne région », ce qui représente 311 villes moyennes en France.
11Si le zonage en aire d’attraction des villes de l’Insee sous-entend une « France en villes » (autour de critères très extensifs de la ville), on ne retrouve pourtant pas le même nombre et surtout les mêmes types d’emplois partout. D’abord, les villes petites et moyennes se distinguent globalement par une relative faiblesse des fonctions du tertiaire supérieur. L’étude de l’INSEE sur les fonctions métropolitaines supérieures en 2010 indique que peu de villes petites et moyennes sont concernées par un pourcentage élevé de cadres supérieurs, sauf quelques exceptions. Par exemple, Niort s’est affirmée comme centre tertiaire, logistique et même financier, et est devenue la « cité des assurances » et la capitale de l’économie sociale en accueillant les sièges sociaux de nombreuses compagnies d’assurances (MAIF, MAAF, MACIF, Groupama, etc.). Niort se distingue aussi comme l’une des bases arrière de Toulouse pour l’industrie aéronautique, avec la présence de Safran ou de Leach International. L’ensemble de ces dynamiques place Niort comme quatrième place financière française en termes de flux financiers, derrière Paris, Lyon et Lille. Les villes petites et moyennes se distinguent aussi par l’importance très forte des fonctions publiques. Laurent Davezies, dans La République et ses territoires, rappelle qu’elles constituent un maillon fondamental de l’armature urbaine et qu’elles assurent des fonctions de centralités publiques : établissements de santé, d’enseignement, sportifs et culturels…[Davezies 2008]. À ce titre, elles sont directement concernées par les réévaluations des politiques publiques : réorganisation de la carte militaire et judiciaire, fusion des services administratifs, fermeture d’une unité dans les hôpitaux de proximité, retrait des agences postales, etc. Si certaines villes petites et moyennes vont souffrir de cette évolution et perdre des fonctions publiques, d’autres, plus dynamiques, vont renforcer leur offre de services et développer leur attractivité. Comparons par exemple deux petites villes. D’un côté, Saint-Affrique, petite ville de 9000 habitants dans le département de l’Aveyron, est régulièrement au cœur de l’actualité pour les manifestations contre la fermeture du service de chirurgie ou de maternité. Sa situation d’isolement au sud-ouest de Millau fait qu’elle a à peine gagné des habitants entre 1968 et 2020. De l’autre, la petite ville de 11 000 habitants de Brignais, dans le département du Rhône, connaît des dynamiques très positives à la fois démographique et fonctionnelle, du fait d’une double attractivité productive et résidentielle. À seulement 15 km de Lyon, elle est passée de 3 922 habitants en 1968 à 12 403 en 2020. Cela semble bien indique que la revanche des villes petites et moyennes reste très inégale et dépendante de facteurs variés.
12Si les villes petites et moyennes apparaissent comme les championnes de l’attractivité en 2022, la revanche semble inégale. En janvier 2022, un travail de recherche mené sur 202 villes [Bouvart & al. 2022] sur la dernière décennie montre que les villes moyennes ont des trajectoires plus dynamiques que la moyenne nationale sur les plans démographiques, de l’emploi et des prix de l’immobilier. Pour autant, ces trajectoires sont variées : d’un côté, on retrouve des villes très dynamiques inscrites au sein de territoires qui forment un « U » autour du littoral atlantique, du pourtour méditerranéen, de la vallée du Rhône et de la frontière avec la Suisse ; de l’autre, 16 % des villes ont connu des trajectoires en retrait, comme Châteauroux, Épinal ou Sedan ; entre les deux, 45 %, comme Rochefort, Épinal ou Évreux, perdent de la population dans leur centre, mais en gagnent en périphérie. Il est possible de questionner certains facteurs qui jouent sur cette revanche, notamment ceux en lien avec la question « Populations, peuplement et territoire en France ».
Figure 1 – L’évolution de l’emploi salarié privé entre 2009 et 2019 (données France Stratégie)
13Le critère le plus évident est la concentration démographique. Plus la ville petite et moyenne concentre de la population, plus ses fonctions urbaines sont affirmées : c’est de la concentration que naît d’abord la centralité. Toutefois, les dynamiques sont inégales.
14Certaines villes moyennes entrent dans le cercle vicieux « perte d’habitants/perte de fonctions », jusqu’à être qualifiée de « shrinking city » (« ville en repli », « rétrécissante »). Ce terme anglo-saxon fait référence aux implications du rétrécissement urbain autour d’un système qui s’autoalimente : les pertes de population aboutissent à des pertes de fonctions, de revenus et d’emplois, ce qui renforce les inégalités et la pauvreté urbaine. D’abord utilisé par caractériser les villes industrielles états-uniennes et allemandes des années 1970-80, ce terme caractérise désormais toute ville qui perd des habitants sur un temps assez long, ce qui induit un tissu urbain surdimensionné et dégradé. Les villes petites et moyennes rétrécissantes sont plutôt de villes monofonctionnelles situées au sein de territoires en déprise, ou d’anciennes villes industrielles en crise ou en reconversion. On peut penser à Decazeville en Aveyron, à Denain dans le Nord, à Florange en Moselle ou encore à Saint-Dizier en Haute-Marne. Parfois, cela peut aussi caractériser des villes situées au cœur de bassins de vie dynamiques, mais dont l’attractivité résidentielle est captée par les « nouvelles campagnes ». En effet, certaines zones rurales ont vu leur attractivité augmenter ces dernières années en raison d’une qualité de vie perçue comme meilleure. C’est par exemple le cas d’Auch, dans le Gers, situé au cœur d’un territoire agricole dynamique, mais qui subit une perte de population en raison de l’attrait de la campagne environnante. C’est aussi le cas de Cahors, dans le Lot, qui perd des habitants au profit des villages environnants offrant un environnement plus calme recherché.
- 1 Terme apparu en 2001 aux États-Unis sous la plume de Robert Lang et Patrick Simmons, à partir de « (...)
15Inversement, d’autres villes petites et moyennes vont s’affirmer en multipliant rapidement leur population. Contrepoint aux « shrinking cities », les « boomburbs »1 renvoient aux villes moyennes qui ont connu une forte croissance résidentielle continue depuis 30 ou 40 ans. Villes souvent situées dans des zones de développement résidentiel situées en périphérie des métropoles, leur explosion met en exergue l’attractivité de certaines aires urbaines comme celle de Toulouse ou de Nice. Leur géographie met en évidence une relative concentration dans le Grand Ouest, en Ile-de-France et en Rhône-Alpes. Le géographe Laurent Chalard y ajoute les « baby boomburbs » pour caractériser les « petites villes-champignons » autour de 10 000 habitants [Chalard 2011]. Là encore, on peut souligner une répartition spatiale très inégale, entre la région PACA qui en compte 13 et l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais qui n’en a aucune.
16Le second facteur, qui joue sur l’inégale dynamique, est le contexte régional : les villes fonctionnent sur des plaques territoriales dont elles sont dépendantes.
17D’abord, les dynamiques économiques régionales jouent un rôle-clé. Les villes petites et moyennes jouent ce rôle d’articulation interterritoriale, de relais de services : « elles capitalisent les ressources présentes dans leurs espaces de proximité » [Santamaria 2012]. Or, les dynamiques sont très variables en fonction des plaques territoriales : elles dépendent d’externalités positives très variables comme la qualité de la main-d’œuvre, de l’entrepreneuriat, ou encore d’une bonne gouvernance locale [Dumont 2018].
18Ensuite, la connexion aux espaces ruraux environnants joue un rôle fort dans leurs dynamiques. La ville petite et moyenne, développée initialement autour de fonctions productives, est le plus souvent très intégrée à l’économie productive régionale. Elle a su s’adapter et évoluer en même temps que la plaque territoriale dans laquelle elle s’insère [Guyesse 2022]. On peut citer les cas de Cholet dans le Maine-et-Loire, de Saint-Claude dans le Jura, de Vitré en Ille-et-Vilaine, ou encore d’Oyonnax dans l’Ain. Dans le cas contraire d’une ville petite et moyenne qui s’est développée essentiellement autour d’une économie résidentielle, il peut se produire une forme de déconnexion avec les espaces ruraux alentours, qui privilégient alors des relations avec la métropole proche. On peut par exemple citer Somain dans le Nord, ou encore Saint-Chamond près de Saint-Étienne.
19Enfin, cela nous amène à questionner les dynamiques liées à la proximité à d’autres grandes villes et métropoles. Certaines villes petites et moyennes sont incluses dans des espaces dominés par les métropoles, et participent à l’organisation des relations des espaces métropolitains. C’est le cas de villes qui fonctionnent en lien étroit avec la métropole, comme Compiègne ou Beauvais dans l’Oise. Ces dernières sont en grande partie satellisées par Paris et ont donc une aire d’influence limitée. À l’inverse, d’autres villes sont plus isolées et développent une certaine autonomie, comme Bastia, Aurillac, Cherbourg, ou encore Aubenas, qui concentre, en 2020, 12 500 habitants pour la commune, et 43 000 habitants pour son unité urbaine. Inscrite dans cet espace régional isolé que constitue l’Ardèche du Sud, Aubenas est devenue l’aire urbaine la plus peuplée de ce territoire, et concentre des fonctions importantes parce que l’environnement urbain y est faible : fonctions périproductives de type administratives, logistiques, commerciales et de services, mais aussi fonctions productives agroalimentaires, sans oublier les fonctions touristiques. Le rayonnement de cette ville moyenne est plutôt fort en comparaison de son poids démographique. L’isolement accroît ici la vitalité et la centralité. Dans d’autres cas, les villes moyennes vont organiser des relations interurbaines à l’échelon départemental, voire régional. Par exemple, Caen a très tôt construit des relations complémentaires avec Rouen et Le Havre autour du réseau de villes Normandie Métropole. Ce dernier a permis de mettre en place une coopération active en jouant sur les complémentarités en formations, échanges culturels et sportifs, infrastructures, etc. Dès octobre 2019, le réseau a ainsi lancé un projet de RER normand, repris en novembre 2022 par le président Macron. Autre exemple en Haute-Savoie, la vallée de l’Arve se caractérise par son chapelet de villes petites et moyennes formant un pôle de compétitivité dédié à la mécatronique autour de la tradition industrielle du décolletage. Enfin, certaines villes moyennes, placées dans l’aire d’influence d’une métropole, vont polariser à leurs tours d’autres villes petites et moyennes. C’est le cas d’Annecy vis-à-vis d’Annemasse, de Cluses ou de Sallanches. Ainsi, de par sa position intermédiaire, la situation urbaine des villes petites et moyennes joue un rôle-clé. Ces dernières peuvent, soit jouer un rôle d’organisation de l’espace à une échelle infrarégionale, soit se trouver sous la dépendance plus ou moins forte d’une métropole.
20L’analyse multifactorielle est nécessaire pour entrer dans une certaine complexité. Ainsi, la variété des dynamiques liées à la proximité à la métropole s’explique par de multiples facteurs connexes.
21C’est d’abord la distance à la métropole qui joue un rôle. Plus une ville moyenne est éloignée de l’orbite d’une métropole, plus sa capacité à polariser est forte, et plus elle sera capable d’attirer elle-même des fonctions métropolitaines. Inversement, plus elle est proche d’une métropole et plus le risque de ségrégation fonctionnelle est fort, avec le risque de devenir une « ville-dortoir ». Par exemple, on peut comparer Chelles (53 800 habitants en 2015, 20 km de Paris) et Meaux (53 700 habitants en 2015, 40 km de Paris). D’un côté, si Chelles a longtemps été marqué par ses fonctions agricoles et industrielles à l’origine d’une croissance urbaine rapide, elle est progressivement devenue une ville-dortoir, où de nombreux habitants vivent leur vie professionnelle et sociale à Paris et dans sa proche banlieue. Cette situation a contribué à un manque d’investissements dans l’économie locale et dans les infrastructures. De l’autre, plus éloigné, Meaux est fortement influencée par la dynamique de la capitale, mais elle n’est pas directement satellisée par cette dernière. La ville dispose d’un tissu économique diversifié (agroalimentaire, logistique, tourisme, services aux entreprises, etc.), jouit d’un patrimoine culturel et historique important, ainsi que d’équipements sportifs et culturels modernes.
22C’est aussi la recherche de différenciation par rapport à la métropole et aux villes moyennes proches qui joue un rôle. Certaines villes petites et moyennes vont chercher à sortir de la concurrence métropolitaine et rechercher la complémentarité par la différenciation. Tout est alors enjeu de stratégie et de choix locaux, l’objectif étant d’élaborer des stratégies de développement en fonction d’aménités locales : valorisation du patrimoine et du tourisme, recherche de créneaux productifs innovants, renforcement de l’offre de services à la population et aux entreprises, etc. Par exemple, dans l’orbite de la métropole toulousaine (80 km), la ville moyenne d’Albi résiste à la satellisation en développant des spécificités et des complémentarités avec la métropole. Elle a ainsi tiré profit de sa proximité avec les vignobles environnants pour développer une industrie viticole forte dont les premiers clients sont toulousains, et a également su capitaliser sur son patrimoine historique et culturel pour attirer les touristes. En lien direct avec les dynamiques toulousaines, Albi dispose d’une filière de formation en mécanique et maintenance aéronautique. Certaines entreprises albigeoises ont aussi développé des collaborations en matière de solutions d’intelligence artificielle, de cybersécurité ou encore dans la production de dispositifs médicaux en lien avec certaines entreprises toulousaines (Airbus Defence and Space, Thales Alenia Space, Sanofi, etc.). Si les dynamiques sont inégales, les villes petites et moyennes ont aussi changé d’image depuis les années 1970.
23Dans les années 1960, Arras (comme d’autres villes moyennes) était surnommée « la belle endormie » : elle connaissait alors une baisse des investissements et des pertes d’emplois dans les secteurs traditionnels de l’agriculture et de l’industrie. La ville est un peu à l’image de nombreuses villes moyennes de l’époque, touchées par des crises successives du fait de la remise en cause du modèle fordiste et de la perte de compétitivité dans la mondialisation : effondrement de la confection (Béthune), de l’appareillage électrique (Limoges) ou de la mécanique générale (Douai, Le Creusot…), etc. Si des politiques locales ont bien été menées pour mettre en avant leur « douceur de vivre », elles se sont peu à peu muées en « endormissement » : de la « ville douce » à la « ville molle » en quelque sorte. En 2012, Jean-François Léger titrait dans le numéro de Population & Avenir de janvier février « Les villes moyennes en perdition ? », et mettait en évidence le risque de déclassement de ces villes du fait du développement de l’économie de la connaissance, et de la difficulté pour ces villes d’attirer les cadres.
24Pendant longtemps durant les années 1950-60, les villes petites et moyennes ont été un relatif impensé des politiques d’aménagement, l’accent étant mis sur la modernisation des grandes villes et sur la création de villes nouvelles. Dans les années 1970, l’enjeu principal est d’éviter leur satellisation par les grandes villes, elles-mêmes renforcées par la politique des métropoles d’équilibre. Deux politiques viennent en aide à deux types de trajectoires urbaines. D’un côté, les politiques de reconversion industrielle tout au long des années 1970 viennent en aide aux villes moyennes industrielles qui ont souffert des crises des années 1970-80 (fermetures d’usines, suppressions d’emplois…), l’idée étant de favoriser leur diversification économique. De l’autre, le lancement en 1973 par Olivier Guichard de la « politique des villes moyennes » doit permettre de renforcer des villes qui ont connu une croissance démographique durant les « Trente glorieuses », alimentées notamment par un solde migratoire positif résultant de l’exode rural. Ces dynamiques démographiques ont parfois déconnecté la ville de son environnement rural, et posent des difficultés en termes d’aménagement et de politique foncière. Entre 1945 et 1975, les élus de ces villes ont souvent joué le rôle de « bâtisseurs », et ont peu pensé globalement l’organisation de l’espace urbain. L’objectif de la « politique des villes moyennes » est donc d’aider ces villes à renforcer leur attractivité en repensant leur cadre de vie. Concrètement, cela passe par de vastes opérations de rénovation ou de réhabilitation des centres-villes, ou encore par des mesures en faveur de la localisation des activités (1976). Pour autant, les politiques d’aménagement restent marquées par une forte centralisation et une priorité donnée aux grandes agglomérations. Les petites villes, considérées comme des espaces périphériques, n’ont ainsi pas bénéficié d’une politique spécifique de développement. Elles sont simplement concernées par quelques politiques de transfert de compétences dans le cadre de la déconcentration, ou encore par la création de zones d’aménagement du territoire (ZAT) pour favoriser les créations d’emplois.
25Il faut attendre les années 1980-90 pour voir émerger des politiques qui tiennent compte de certaines spécificités des villes petites et moyennes. On peut citer dans les années 1980 les contrats de plan État-Région (CPER) qui coordonnent les interventions de l’État et des collectivités territoriales en matière d’aménagement du territoire. Les CPER permettent ainsi de financer des projets d’investissement dans les villes petites et moyennes, notamment en matière d’équipements publics, de rénovation urbaine ou de transport. Les années 1990 poursuivent ce renforcement par des politiques d’équipements. C’est par exemple le lancement de politiques universitaires, où l’État décide d’alléger les grandes universités en finançant des équipements universitaires dans les villes moyennes, souvent en faisant le choix de la multipolarité. L’Université d’Artois est ainsi créée en 1991 autour de multiples pôles universitaires dans les villes d’Arras, de Béthune, de Douai, de Lens et de Liévin. À partir de 1995, la gouvernance évolue avec la loi sur l’intercommunalité : les villes petites et moyennes se trouvent alors confortées en tant que pôle organisationnel puisqu’elles deviennent le pôle central de l’intercommunalité. Les petites villes peuvent même entreprendre un regroupement autour d’un projet de développement territorial avec la constitution des Pays. La politique de la ville est aussi réorientée dans les années 1990 pour prendre en compte les quartiers défavorisés des villes moyennes, et financer des projets de rénovation urbaine et de développement social dans les quartiers prioritaires. Cela contribue à revitaliser les centres-villes.
26Dans les années 2000-2010, plusieurs initiatives sont prises pour renforcer l’attractivité économique, culturelle et touristique des villes petites et moyennes. Parmi les plus importantes, on peut citer les Contrats de villes et de développement territorial mis en œuvre par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) nouvellement créé en 2006. L’enjeu est alors d’aider les collectivités à financer des projets de développement local : revitalisation des centres-villes autour de nouvelles zones piétonnes, promotion de l’emploi local en encourageant l’implantation d’entreprises dans des parcs d’activités, mise en place des premiers incubateurs de start-ups, etc. À destination des villes moyennes, l’État lance spécifiquement plusieurs plans d’action, comme le Plan Ville Moyenne en 2007 ou le Plan National de Revitalisation des Centres-Villes en 2014. Pour les petites villes, l’État encourage la création de Pôles d’excellence rurale (PER) afin de promouvoir les fonctions économiques et touristiques dans les territoires ruraux et périurbains. Malgré ces efforts, de nombreuses villes petites et moyennes ont continué de souffrir de pertes d’activités, de délocalisation et de la dévitalisation de leur centre-ville.
27Depuis la pandémie de Covid-19, les villes moyennes bénéficient d’une attention renouvelée de la part des pouvoirs publics et des acteurs locaux. En effet, la pandémie a mis en lumière les atouts de ces villes en matière de qualité de vie, de dynamisme économique et d’accessibilité aux services. Elles sont de plus en plus invoquées comme les « nouvelles villes d’équilibre », expression utilisée par Jean-Marc Vayssouze (maire de Cahors) lors des Rencontres de villes moyennes en 2021. On peut s’arrêter sur quelques éléments-clés d’actions.
28Sur les villes moyennes, elles ont bénéficié de Plans de relance territoriaux visant à soutenir les filières économiques, les entreprises implantées localement et les commerces de proximité, ou encore de la mise en place de Programmes de soutien à l’innovation et à l’entrepreneuriat visant à renforcer le dynamisme économique en favorisant la création d’emplois qualifiés. Mais la politique la plus emblématique lancée reste le programme Action cœur de ville de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) depuis fin 2017. Ciblant plus de 230 communes, l’enjeu est de renforcer l’attractivité et le dynamisme des centres des villes moyennes. Concrètement, cela passe par des opérations de réhabilitation (contre la vacance de logements), de lutte contre les friches commerciales (taux de vacance commerciale de 11,2 % contre une moyenne française de 8,2 %), de mise en valeur du patrimoine, ou encore un travail sur les mobilités et l’accessibilité aux services publics. La gouvernance du programme, entre local et national, est repensée pour en finir avec l’approche top-down : le ministère de la Cohésion des territoires pilote le programme ; les collectivités territoriales fédèrent acteurs publics et privés pour construire un diagnostic territorial et définir des modalités d’accompagnement ; les autres ministères apportent leur expertise en fonction des contenus ; enfin, l’ANCT coordonne et anime l’ensemble. Au-delà des enjeux économiques, ce programme met en exergue le rôle politique joué par les villes moyennes et quelques petites villes : souvent ancienne capitale de province historique, leur rayonnement est fort. Elles sont aujourd’hui le plus souvent devenues préfectures ou sous-préfectures, et incarnent la représentation politique et administrative de l’État !
29Les petites villes bénéficient depuis 2015 des Contrats de réciprocité ville-campagne, cherchant à les insérer plus fortement dans leur bassin de vie autour de coopérations (offre de services, transition énergétique, développement économique…). Elles tirent profit aussi depuis 2018 du Programme national de revitalisation des centres-villes, de la création des Maisons France Services depuis 2019 qui offrent un accès facilité aux services publics aux habitants des petites villes et des espaces ruraux. Depuis 2020, la mise en place de la plate-forme Petites villes de demain accompagne les petites villes dans leur projet de développement territorial en proposant des outils et des ressources adaptés à leurs besoins. L’enjeu est notamment de renforcer les fonctions de centralité des petites villes autour du financement de projets de territoire.
30D’autres politiques publiques plus sectorielles concernent particulièrement, mais non spécifiquement, les villes petites et moyennes. Depuis novembre 2018, le programme Territoires d’industrie concerne 60 % de la population des villes moyennes environ (Bouvart, 2022), et vise à concentrer les moyens d’action sur les territoires de « reconquête industrielle ». Depuis décembre 2021, le Plan de soutien aux petites lignes ferroviaires concerne là encore fortement les villes petites et moyennes, justement desservies par ces « petites lignes » (comme Cherbourg, Laon, Rodez ou encore Oyonnax…). On pourrait y ajouter de nombreux territoires d’expérimentation : politiques des Tiers-lieux, les territoires pilotes « zéro chômeur de longue durée », etc.
31À chaque fois, la gouvernance autour d’un diagnostic local partagé rappelle que toutes les villes petites et moyennes n’ont pas les mêmes vulnérabilités, et n’ont donc pas les mêmes besoins d’aménagement et d’accompagnement. Certaines vont miser sur la redynamisation productive, sur l’emploi et sur la lutte contre la pauvreté : c’est le cas des villes du quart nord-est et du centre de la France autour de la problématique de la reconversion industrielle (comme Charleville-Mézières, Bruay-La-Buissière, Saint-Dizier, ou même Le Port à la Réunion, fortement marquée par le chômage et la pauvreté). D’autres doivent répondre à des problématiques plus résidentielles, autour de l’accès au logement devenu difficile : c’est le cas des villes petites et moyennes littorales balnéaires (avec un rythme de consommation d’espace élevé et une forte hausse des prix de l’immobilier). D’autres enfin doivent utiliser tous les leviers de la redynamisation démographique autour de projets globaux de développement territorial (comme Saint-Dié-des-Vosges ou Chaumont qui perdent des habitants).
32En définitive, le retour du « petit poucet urbain » est réel, mais inégal : certaines villes petites et moyennes enfilent des bottes de sept lieues, tandis que d’autres gardent leurs gros sabots. Les villes petites et moyennes demeurent un pivot urbain à l’échelon local, voire régional : des centres démographiques qui regroupent 30 % de la population française et des pôles économiques en termes d’équipements et de services. À grande échelle, elles attirent, mais de manière inégale, nécessitant de repenser et de retravailler leurs centralités. À petite échelle, s’il manque encore des données de recensement pour permettre de tracer précisément des mouvements de populations et des dynamiques, la dynamique d’emploi des villes petites et moyennes (+4,4 % entre 2019 et 2021) depuis la crise de la Covid-19 est désormais supérieure aux métropoles (+1,9 %). Mais de nouveaux défis attendent désormais ces territoires inframétropolitains : celui de la transition écologique, pour des villes souvent étalées et devant repenser leurs mobilités ; celui de la transition numérique autour du développement du télétravail ; enfin, celui du vieillissement démographique, plus fort qu’ailleurs notamment dans les stations balnéaires.