1Face aux trois termes « Populations, peuplement et territoires », l’envie est forte de se référer au paradoxe de la poule et de l’œuf en le complétant par la considération du lieu où la ponte s’effectue. Le paradoxe de la poule ici complété résulte de la réponse à la question suivante : pourquoi pouvons-nous manger des œufs ? Une première personne répond : c’est grâce à une poule qui l’a pondu ; une deuxième personne énonce une cause différente : c’est parce qu’une poule est née d’un œuf ; et une troisième personne, sensible à la géographie, dit : c’est parce qu’un aménagement géographique spécifique, celui du lieu de ponte, a stimulé l’envie de la poule de pondre un œuf. Aucune de ces réponses n’est fausse ; les trois personnes ont raison.
2Par analogie, il est possible de présenter le paradoxe géographique suivant face à la question : « À lequel de ces trois facteurs est explicatif des dynamiques spatiales : les caractéristiques du territoire, la nature du peuplement ou ses populations et leurs évolutions ? ». Plusieurs réponses sont possibles. Si on vous répond : « ce sont les caractéristiques du territoire », vous demandez : « mais n’est-ce pas la nature du peuplement, ses populations et leurs évolutions qui font le territoire » ? Si on vous répond : « c’est la nature du peuplement », vous demandez : « mais n’est-ce pas les caractéristiques du territoire, ses populations et leurs évolutions qui font le peuplement » ? Si on vous répond : « ce sont les populations et leurs évolutions », vous demandez : « mais n’est-ce pas les caractéristiques du territoire et la nature de son peuplement qui font les populations et leurs évolutions » ? Le paradoxe vient de ce que toutes les réponses sont pertinentes, mais aucune n’est pleinement satisfaisante.
- 1 Pour un approfondissement de ces définitions, avec de nombreux exemples les illustrant, voir : DUMO (...)
3En s’inspirant de la fameuse phrase d’Albert Camus, il est possible de considérer que « Mal nommer une réalité spatiale, c’est ajouter au malheur de la connaissance géographique ». Il est donc d’abord impératif de recourir à la sémantique. Que signifie le mot « populations » au pluriel ? Que signifie le mot peuplement ? Que signifie le mot « territoires » au pluriel [Dumont 2022]1 ? Il faut ensuite s’interroger sur les interactions entre ces trois termes et dans quelle mesure les déterminants des processus géographiques imposent de considérer ces trois termes.
4Le mot population désigne un ensemble de personnes coexistant à un moment donné et partageant au moins une caractéristique commune : la population de la France, la population active, la population féminine, la population des personnes âgées, la population des sans-abri [Damon 2021], etc.
5Selon les critères utilisés, géopolitique, juridique, démographique, économique, sociologique…, nombre de populations peuvent être identifiées et donc distinguées les unes des autres. Mais dans le cadre d’une réflexion géographique, c’est bien entendu d’abord la question du lieu retenu pour identifier une population.
6Cela suppose des délimitations géographiques précises, tout particulièrement lorsqu’on analyse les évolutions car le champ géographique des territoires considérés peut connaître des changements au cours du temps sans nécessairement que leurs intitulés soient modifiés. Ces variations des limites territoriales se déclinent à toutes les échelles géographiques :
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au niveau communal, à la suite de la création d’une commune nouvelle, résultant de la fusion de plusieurs communes, l’information sur la population des différentes communes ayant composé la commune nouvelle n’est plus disponible ;
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au niveau départemental, le cas du département du Rhône illustre bien les difficultés pour le suivi dans le temps de la population d’un même territoire. Les délimitations du département du Rhône se sont trouvées modifiées à plusieurs reprises, lorsque des décisions ont vu le transfert administratif de communes de l’Ain ou de l’Isère au département du Rhône. Plus récemment, soit depuis le 1er janvier 2015, le département du Rhône, parfois appelé nouveau Rhône, n’inclut plus les territoires de la métropole de Lyon même si ces deux territoires ont le même code postal (69). Lorsqu’une statistique de population du Rhône est indiquée, il convient de vérifier s’il s’agit du Rhône dans ses délimitations antérieures à la création de la métropole de Lyon ou du département du Rhône ne comprenant plus, depuis le 1er janvier 2015, les territoires de cette métropole ;
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au niveau régional, la fusion des régions intervenue au 1er janvier 2016 [Doré 2021], après la suppression de neuf d’entre elles en France métropolitaine, conduit à des cartes distinguant cette France métropolitaine en treize régions administratives au lieu de vingt-deux.
7Cette vigilance ne s’applique pas qu’à la France métropolitaine. Par exemple, les données de population de la Guadeloupe incluaient jusqu’en février 2007 un ensemble composé de l’archipel guadeloupéen (incluant, outre les îles accolées de Basse-Terre et Grande-Terre, Les Saintes, Marie-Galante et La Désirade) et des îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, plus précisément la partie nord de l’île de Saint-Martin, puisque la partie sud est sous souveraineté néerlandaise. Mais ces deux derniers territoires ont quitté le champ administratif du département de la Guadeloupe pour devenir des collectivités d’outre-mer en février 2007.
8Le critère géographique a aussi une conséquence importante sur le plan sémantique : par exemple, la population de la France n’est pas la population française. La population de la France recouvre toutes les personnes habitant sur un territoire français au moment des recensements, qu’elles habitent sur le territoire métropolitain ou dans un territoire ultramarin. Elle additionne tous les habitants quelle que soit leur nationalité : nationalité française, nationalité étrangère, double ou triple nationalité, apatrides. Le chiffre indiquant la population de la France ne comprend donc pas les personnes de nationalité française résidant à l’étranger. Cette population ne doit donc pas être confondue avec la population française qui indique (ou devrait indiquer en toute rigueur) le nombre de personnes de nationalité française quel que soit leur pays de résidence : France métropolitaine, France d’outre-mer, pays étrangers (environ 3 millions en 2021 – Le Penven 2021). La population française rassemble donc des personnes qui ont un même statut juridique mais qui n’ont pas nécessairement en commun de résider dans un territoire français.
9L’intitulé « France », qui figure fréquemment sur les tableaux de l’Insee, ne couvre pas tous les territoires français puisque la souveraineté de la France s’exerce également sur des pays et collectivités d’outre-mer (PCOM) : Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis et Futuna, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.
10Les populations ne sont pas seulement qualifiées en fonction des caractéristiques des territoires où elles sont localisées. Elles le sont aussi par des critères relatifs aux individus qui les composent comme, par exemple, leur nationalité.
11À l’échelle nationale, la mesure de la contribution des migrations aux populations des territoires nécessite de pouvoir connaître le pays de naissance des personnes. Les personnes résidant en France au moment du recensement mais qui sont nées dans un autre pays sont des immigrés au sens de la définition internationalement reconnue, notamment par l’ONU. Toutefois, en France, la notion d’immigré comprend un critère juridique supplémentaire. Dans les statistiques de l’Insee, ne sont considérées comme immigrants que les personnes résidant en France et nées à l’étranger d’une nationalité étrangère. À une échelle infranationale, les migrants ne sont pas seulement les personnes qui viennent de l’étranger : il peut s’agir de personnes nées en France. C’est par exemple le cas à l’échelle d’une région, d’un département ou d’une commune où un migrant est respectivement une personne née dans ou arrivant d’une autre région, d’un autre département ou d’une autre commune. On parle alors de migrations internes dont le nombre a considérablement augmenté au fil des décennies.
12D’autres critères, non géographiques, sont également couramment usités pour qualifier les populations des territoires : sexe, âge, situation d’activité, statut socioprofessionnel…
13Le peuplement est la façon dont une population se répartit géographiquement sur un territoire donné et la façon dont évolue cette répartition spatiale [Zaninetti 2021]. Dans le dessein de le caractériser, la géographie propose trois outils principaux : la densité de population, la mesure de la nature, urbaine ou rurale, du peuplement et l’armature urbaine.
14La densité consiste à rapporter le nombre d’habitants à la superficie du territoire sur lequel cette population habite. Les différences de densité selon les territoires sont le résultat d’une multiplicité de facteurs, à commencer par le milieu, le climat ou la géographie historique du peuplement. S’ajoutent les choix concernant le système de production agricole, le potentiel énergétique et minéral, les aménagements effectués, son utilisation pour une activité spécifique, les possibilités de communication de toute nature, des décisions d’entrepreneuriat et d’innovation, des décisions politiques d’aménagement, les choix de gouvernance territoriale…
15L’évolution de la densité peut également dépendre du dénominateur (la surface) : des décisions concernant des aménagements sur le territoire peuvent accroître la part habitable de cette surface et augmenter son potentiel démographique. Prenons deux exemples :
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la ville de Lyon a gagné des territoires habitables au XIXe siècle en agençant les berges du Rhône, ce qui a permis d’urbaniser de nouveaux quartiers qui ne pouvaient exister auparavant car ils correspondaient au lit du fleuve ;
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les communes de la baie de Saint-Jean-de-Luz et de Ciboure auraient une superficie habitable, une population et une densité de population moindres sans les trois digues construites en 1864 qui les protègent de l’océan Atlantique, et qui font l’objet chaque année de lourds travaux d’entretien avec apport de tonnes de pierres et, périodiquement, de grosses réparations.
16À l’inverse, des territoires urbanisés peuvent ne plus pouvoir l’être sous le jeu de forces naturelles ou par suite de décisions relevant de plans locaux d’urbanisme ou de plans de prévention des risques d’inondation (PPRI). Cela peut modifier en conséquence le potentiel de densité de population d’une partie du territoire d’une commune. Par exemple, le retrait du trait de côte peut rendre inhabitable des constructions déjà réalisées, comme à Lacanau (Gironde) ces dernières années ; la mise en évidence de forts risques d’inondation peut conduire à définir comme inconstructibles des terres limitrophes du lit de rivières ou de fleuves.
17Une distinction courante en matière de peuplement consiste à différencier les populations urbaines et les populations rurales, donc villes et campagnes. Mais ces notions posent des problèmes de définition [Dumont, Guieysse & Rebour 2022].
18Un troisième outil essentiel de compréhension du peuplement est l’armature urbaine, c’est-à-dire la façon dont se structurent et se hiérarchisent les villes au sein d’un territoire considéré. L’armature urbaine d’un territoire est évidemment la conséquence de la composition par taille démographique de ses villes, la localisation de chacune d’entre elles dépendant de nombreux facteurs parmi lesquels l’histoire politique, car la nature macrocéphale de la France résulte de plusieurs siècles de centralisation. L’importance prise par certaines villes tient aussi à des facteurs géopolitiques : par exemple, le peuplement de plusieurs villes (Decize, Alfortville, Valence…) s’est trouvé accru dans les années 1910 et 1920 par l’accueil de réfugiés étant parvenu à fuir le génocide arménien.
19L’étude des populations et du peuplement s’effectue toujours en relation avec les territoires. La disponibilité des données permettant cette étude suppose des limites précises affectées au territoire. Ces dernières peuvent être géopolitiques, administratives ou être dessinées par les habitants eux-mêmes en fonction des lieux professionnels ou de loisir qu’ils fréquentent.
20Le territoire considéré peut se décliner à toutes les échelles administratives de collectivités territoriales, de leur groupement ou de politiques publiques : région, département, arrondissement, intercommunalité, commune, territoire d’un pôle d’équilibre territorial et rural (pays), territoire de la carte scolaire, territoire pouvant bénéficier de la dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR), territoire de la politique de la ville, territoire d’un groupe d’action locale (GAL) pouvant bénéficier d’un programme de l’Union européenne (LEADER : Liaison entre actions de développement de l’économie rurale)…
21Toutefois, les délimitations administratives de la France ne satisfont pas totalement la connaissance des populations et du peuplement, car les processus géographiques ne s’enferment pas nécessairement dans ces délimitations. D’où l’idée de définir des territoires susceptibles de mieux appréhender cette connaissance grâce à des zonages d’étude (unités urbaines, aires d’attraction des villes, zones d’emploi, classification selon la grille de densité d’Eurostat…).
22La notion de territoire recouvre aussi souvent d’autres éléments lorsqu’elle correspond à un ressenti identitaire, à une dimension affective, à un sentiment d’appartenance sans nécessairement donner lieu à des données statistiques. C’est le cas par exemple des espaces dont les traits morphologiques ou un trait culturel leur conférant une certaine homogénéité : la Sologne, la Champagne berrichonne, la Thiérache, la Limagne bourbonnaise…
23À l’inverse, il existe des territoires administratifs dont la dimension affective ou patrimoniale est faible, voire nulle, parfois parce que leur intitulé ou la cohérence de leur espace géographique ne sont guère évidents : c’est le cas lorsque les délimitations ont été fondées sur des règles largement imposées par des décisions nationales, comme certaines intercommunalités ou les onze établissements publics territoriaux (EPT) au statut spécifique instaurés en Île-de-France depuis le 1er janvier 2016.
24Dans la mesure où des territoires ne semblent faire l’objet que d’une faible appropriation, il serait préférable de considérer qu’ils sont des espaces, non des territoires. En effet, ce dernier terme ne devrait, dans un sens précis, ne s’appliquer qu’à des espaces socialisés, en raison d’une appropriation par des individus ou d’un rapport existentiel avec les populations.
25Un territoire est, selon la définition classique des dictionnaires, « une étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain ». Mais, ce qui fait territoire, c’est l’ensemble des interactions entre le « groupe humain », dans toutes ses composantes, et « l’étendue de la surface terrestre » concernée, dans toutes ses diversités.
26Les trois termes populations, peuplement et territoires recouvrent donc des définitions différentes et fort précises. Mais cela signifie-t-il que chacun est indépendant des deux autres ? Évidemment non, puisque le peuplement est l’action de peupler… un territoire avec une population. Ces trois termes sont donc très liés, d’où l’importance d’examiner leurs interrelations possibles.
27Pour mettre en évidence les interactions entre populations, peuplement et territoires en France, le mieux est de considérer des dynamiques géographiques réelles ayant été constatées, donc de recourir à l’expérimentation invoquée puisque, dans les sciences sociales, on ne peut mener des expériences comme dans les sciences dures. Chacune des dynamiques prises en exemple est d’abord mise en évidence par un phénomène précis lié à l’un des trois termes. Mais, chaque fois, ce phénomène s’avère en interaction avec de possibles boucles de rétroaction. Commençons par un exemple historique avant d’examiner deux cas contemporains.
28En France, et notamment dans le Sud-Ouest, les XIIe et XIIIe siècle sont marquées par une forte croissance de la population sous l’effet d’un solde naturel élevé, période désignée sous le nom d’essor médiéval [Dupâquier 1988]. Dans ce contexte, un double effet se déploie sur les territoires. Le premier consiste en la réalisation de nombre de défrichements pour satisfaire les besoins de l’alimentation et de l’habitat. Le second tient à des décisions, toujours visibles dans la géographie actuelle du peuplement, de fondation de nouvelles agglomérations urbaines intitulées castelnaux, bastides ou sauvetés selon les cas. Les castelnaux sont des villages créés par un seigneur qui, face aux besoins d’une population croissante, s’érigent autour d’un château et bénéficient de sa protection. Les sauvetés concernent des populations qui s’implantent sur des territoires placés sous la sauvegarde de l’église.
29Considérons les bastides, cités créées par des seigneurs locaux, généralement dotées de franchises et d’exemptions fiscales, à l’exemple de Villefranche-de-Rouergue. Il résulte de ces concentrations de population une nouvelle géographie du peuplement puisque l’armature urbaine se trouve modifiée même si, bien entendu, la part de la population urbaine dans la totalité de la population demeure encore faible en ces siècles où l’activité économique principale demeure l’agriculture. Enfin, parce que l’activité crée l’activité, l’importance des bastides se trouve accrue par une nouvelle dynamique dans l’autre volet possible de croissance de population, le volet migratoire. Les activités commerciales ou artisanales nées de la transformation d’un territoire auparavant agricole ou forestier en un territoire de bastides, donc en un territoire urbain, engendrent des emplois directs et des emplois induits qui attirent des populations.
30Ainsi s’opèrent des interactions entre un phénomène de population – un solde naturel très positif —, un phénomène de territoire – un changement de nature d’un territoire avec la création d’une bastide – et un phénomène de peuplement – avec une armature urbaine qui évolue – et, en rétroaction, un phénomène de population, avec une nouvelle attraction migratoire des territoires urbains où se manifestent de nouveaux besoins en conséquence de la concentration préalable de population en un peuplement compact.
31Deux autres exemples sont contemporains, avec à l’origine, un choix territorial.
32Lors d’un Sommet à Genève en novembre 1985, l’Union Soviétique propose une collaboration internationale en vue d’un programme visant à effectuer des recherches pour une énergie du futur. Il s’agit précisément de démontrer la faisabilité scientifique et technique de l’énergie de fusion — l’énergie du Soleil et des étoiles — pour l’utiliser comme source d’énergie à grande échelle, donc pour produire de l’électricité à des fins pacifiques, sachant en outre qu’il s’agirait d’une énergie non émettrice de CO2.
33En octobre 1986, les États-Unis, la Communauté européenne et le Japon répondent favorablement à cette proposition. Une période d’études démarre en avril 1988, suivie d’une phase d’ingénierie détaillée achevée en juillet 2001.
34Après différentes péripéties diplomatiques, les négociations débouchent en 2005 sur le choix du site de Cadarache comme centre de recherches, un choix qui se fonde sur la reconnaissance des compétences déjà acquises en France par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé par l’ordonnance du 18 octobre 1945, dont l’un des centres de recherche d’étude nucléaire est déjà à Cadarache, sur la commune de Saint-Paul-lez-Durance, à la confluence du Verdon et de la Durance. Une structure juridique, ITER Organization, est créée le 21 novembre 2006. Elle réunit sept partenaires : la République Populaire de Chine, la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom), la République de l’Inde, le Japon, la République de Corée, la Fédération de Russie et les États-Unis d’Amérique. De premiers travaux débutent au troisième trimestre 2007 avec la préparation de la plateforme (déboisement, nivellement).
35Ce projet ITER appelle une main-d’œuvre non seulement française, mais venue de l’étranger, notamment des ingénieurs venant des pays participant au projet. En conséquence, les territoires concernés, c’est-à-dire toutes les communes aux alentours de Cadarache voient leur solde migratoire devenir nettement positif.
36Pour prendre un exemple, la commune de Vinon-sur-Verdon (Var) à moins de 8 km de Cadarache, a vu sa population passer de 1 672 habitants en 1968 à 2 992 en 1999 (notamment sous l’effet du centre de recherches CEA à Cadarache), puis à 4 258 en 2019 (effet Iter). Ainsi, ce bourg est devenu une petite ville. Symbole de sa croissance démographique, le département du Var y a construit en 1999 un collège pour accueillir la population scolaire en augmentation de cette commune et des environs.
37L’attraction migratoire liée au projet ITER concerne aussi la ville déjà la plus peuplée des environs de Cadarache, Manosque. Cette ville a accès à l’autoroute A51, principal axe de communication des Alpes du Sud qui permet donc des relations rapides avec Cadarache, à 20 km au sud. La population de l’unité urbaine de Manosque passe de 26 739 au recensement général de 1999 à 30 106 habitants selon le recensement de 2008. La commune de Manosque passe de son côté de 19 603 à 22 270 habitants.
38La géographie du peuplement du département des Alpes de Haute-Provence enregistre une évolution. Certes, déjà avant le projet ITER, la population de l’unité urbaine de Manosque était plus élevée que celle de la préfecture Digne-les-Bains (moins de 20 000 habitants) et de la sous-préfecture Forcalquier (environ de 6 000 habitants). Mais, depuis la mise en ouvre du projet ITER, les écarts se sont accrus. Manosque dépend ainsi, au titre de certains services administratifs de l’État, du chef-lieu de l’arrondissement, pourtant cinq fois moins peuplé.
39Bien entendu, la croissance de la population de Manosque (comme d’autres communes à moins de 30 minutes en espace-temps de Cadarache) s’accompagne des changements dans les territoires face à la nécessité de logements supplémentaires et de services à une population en augmentation, composée en outre de personnes originaires de différents pays du Nord.
40Le territoire s’est donc d’abord modifié dans la destination de différentes parcelles par un plan d’urbanisme. En particulier ce dernier crée la ZAC du quartier moulin neuf Chanteprunier, d’une superficie de 82,7 ha, avec de nombreuses constructions de logements. Autres changements territoriaux, diverses opérations de renouvellement urbain sont réalisées avec pour objectif de rehausser le niveau qualitatif du bâti ancien des centres historiques à Manosque et dans d’autres communes. En outre, deux réalisations emblématiques sont apparues sur le territoire de Manosque : une école internationale et un nouvel hôpital.
41La France s’était engagée, lors de la ratification de l’accord international, à implanter une école internationale permettant aux enfants des expatriés employés d’ITER organization de suivre un cursus scolaire le plus semblable possible à celui du pays dont ils sont originaires. En conséquence, en 2007, en attendant la livraison de l’École internationale, une section scolaire internationale est installée au sein du nouveau troisième lycée de Manosque.
42Quatre ans plus tard, le lundi 24 janvier 2011, l’École Internationale de Provence-Alpes-Côte d’Azur est inaugurée à Manosque avec des cours dispensés de la maternelle à la terminale, comportant un enseignement en français et dans dix autres langues dont le chinois, le japonais, le hindi ou le russe. L’École accueille en priorité les enfants d’expatriés, mais également de nombreux enfants français.
43À la même période, précisément en 2010, c’est l’ouverture du nouvel hôpital de Manosque destiné à répondre à un bassin de population d’environ 100 000 habitants. Finalement, le niveau d’équipement de Manosque est bien supérieur en comparaison avec des communes de même importance démographique. En outre, les communes autour de Cadarache souhaitent également que la réalisation d’ITER serve de tremplin pour d’autres activités économiques. Un pôle de compétitivité « Capenergies » est labellisé. Son objectif est de faire émerger des projets d’actions de sensibilisation, de formation, de recherche, de déploiement de nouvelles technologies tournés vers le recours à des énergies non génératrices de gaz à effet de serre.
44Les conséquences d’ITER en termes de population sont nombreuses : outre la venue d’actifs pour le centre de recherches ITER et de leurs familles, c’est la création d’autres emplois dans le secteur éducatif et hospitalier, cité ci-dessus, mais également dans les secteurs des services à la personne, de la construction ou encore du tourisme (métiers de bouche, hébergement…), la notoriété de Manosque s’étant accrue au-delà de sa référence comme patrie de Jean Giono et de la forte présence d’une industrie cosmétique, avec l’Occitane en Provence. La composition par âge a évolué sous l’effet de celles des migrants arrivés et le nombre des cadres supérieurs a augmenté, faisant évoluer la composition socioprofessionnelle de la population.
45Ainsi, un triple changement s’est produit en termes de population – plus nombreuse au total et en nombre d’actifs et de cadres – de peuplement – évolution de l’armature urbaine des Alpes de Haute-Provence – et de territoire – nombreux aménagements.
46Considérons désormais une politique nationale voulant modifier le peuplement de l’Hexagone qui se déploie dans les années 1960.
47À l’origine, en 1963, un nouveau mot apparaît dans le vocabulaire des institutions : celui de métropole. Le mot désignait autrefois exclusivement Paris (par opposition à la « Province ») ou la France métropolitaine par rapport à ses colonies. Or, dans un rapport d’étude de 1963 [Hautreux, Lecourt & Rochefort 1963], apparaît la notion de métropole d’équilibre [Cohen 2005].
48Il s’agit alors pour l’État d’un objectif de peuplement : limiter, dans l’armature urbaine de la France, l’importance absolue et relative de l’agglomération parisienne, en soutenant d’autres villes moins peuplées, et surtout moins équipées que Paris, devant devenir « des métropoles d’équilibre » grâce à la réalisation d’infrastructures rendues possibles par des financements spécifiques de l’État. L’objectif est que les populations des plus grandes villes françaises augmentent à un taux supérieur à celui de l’agglomération parisienne, que leur territoire soit plus attractif et minore ainsi l’attraction de Paris et la part de la population de la région Île‐de‐France dans le total de celle de la France métropolitaine.
49La Datar identifie huit villes qualifiées, à partir de 1964, de « métropoles d’équilibre » : Lille-Roubaix-Tourcoing, Nancy-Metz, Strasbourg, Lyon-Grenoble-Saint-Étienne, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes-Saint-Nazaire. Par la suite, quatre autres villes ont complété cette liste : Rennes, Clermont-Ferrand, Dijon et Nice. Pour les dynamiser et les rendre plus attractives afin qu’elles parviennent à présenter une sorte de contrepoids à Paris, autrement dit pour qu’elles retiennent ou attirent des jeunes actifs qui n’auraient plus l’envie de s’installer à Paris, l’État leur distribue des financements pour y développer des infrastructures et des équipements. Cela ne se traduit ni par un statut juridique particulier ni, surtout, par une quelconque avancée dans la décentralisation. Toutefois, les infrastructures et les équipements financés engendrent des emplois directs puis des emplois induits. Des métropoles d’équilibre s’avèrent davantage attirantes. Mais l’objectif initial, qui était de réduire le poids de l’agglomération de Paris par rapport aux autres grandes villes, n’est nullement atteint. En effet, la politique des « métropoles d’équilibre » revient à recopier la centralisation parisienne à l’échelle des régions, les migrations internes vers les métropoles d’équilibre s’effectuant essentiellement des territoires situés dans la même région et notamment de leurs villes petites et moyennes. Or, comme il s’agit le plus souvent d’une émigration de jeunes adultes en âge de procréer, cette migration participe à la croissance démographique des métropoles d’équilibre en favorisant leur taux de natalité. Inversement, elle participe non seulement à minorer les ressources humaines des autres territoires régionaux, mais aussi à y réduire le solde naturel.
50Une décennie plus tard, dans les années 1970, le bilan est décevant, l’Île-de-France poursuivant la croissance absolue et relative de sa population. En conséquence, cette politique des métropoles d’équilibre n’a pas fait évoluer l’armature urbaine de la France dans sa nature fortement macrocéphale. En revanche, elle modifie celle des régions. À compter de 1974, cette politique des métropoles d’équilibre est mise en sommeil, d’autant que certains se demandent si leur relative dynamique économique et démographique, loin de gêner Paris, n’obère pas plutôt le développement des villes moyennes (20 000 à 200 000 habitants), ce qui conduit à inscrire ces dernières dans la politique de l’aménagement du territoire, avec la mise en œuvre des contrats de villes moyennes.
51Ainsi, un objectif politique de rééquilibrage du peuplement – réduire le poids primatial de l’agglomération de Paris (tout en concentrant dans la partie centrale de l’Île-de-France des villes nouvelles) – déclenche des effets territoriaux – avec des infrastructures réalisées dans les villes désignées métropoles d’équilibre – et des effets non voulus sur les populations – des migrations dévitalisant des villes petites et moyennes et d’autres territoires moins peuplés des régions.
52Dans ce pays demeurant fort centralisé qu’est la France [Dumont 2022], les décisions de l’État comme éléments moteurs des évolutions des territoires, des populations et du peuplement sont essentielles comme le montre un autre exemple qui concerne l’agglomération de Toulon. Le territoire du département du Var, constitué comme les autres en 1790, a une histoire particulière pour deux raisons. D’une part, il a perdu sa partie orientale en 1860 lors de l’annexion du comté de Nice, la région de Grasse devenant un arrondissement du département nouvellement créé, les Alpes-Maritimes. D’autre part, après différents événements, son chef-lieu est institué en 1797 à Draguignan, ville à l’époque au centre du département. Près de deux siècles plus tard, en décembre 1974, le gouvernement français change le statut de Toulon qui devient la préfecture du département. En conséquence la préfecture et tous les services départementaux, pour lesquels l’aménagement ou la construction de nouveaux locaux sont réalisés, s’y installent, même si le bâtiment principal du conseil général à Draguignan est conservé pour certaines réunions.
53Il en résulte la création de nombreux emplois publics sur le territoire de Toulon et des migrations de fonctionnaires et de leurs familles de Draguignan à Toulon. Ces emplois engendrent bien entendu d’autres emplois pour satisfaire les besoins du nombre accru de fonctionnaires. Tout ceci est vécu comme un traumatisme à Draguignan, rabaissée au rang de sous-préfecture, d’autant que ceci s’accompagne de la fermeture de la gare et du dépérissement de certaines activités culturelles. La ville connaît toutefois une croissance démographique car elle a obtenu, en contrepartie, l’installation en 1976 de l’école de l’artillerie et bénéficie de l’héliotropisme positif. Toutefois, le peuplement du Var se trouve modifié. Entre les recensements de 1968 et 1982, le nombre d’habitants de l’unité urbaine de Toulon s’accroît de 87 528 habitants quand celui de Draguignan n’augmente que de 13 670 dans une période marquée également par un fort développement universitaire à Toulon avec la création de l’université en 1979 qui compte aussi quelques antennes situées dans d’autres villes du Var.
54En outre, en raison des facteurs favorisant la litturbanisation, la géographie du peuplement du Var accentue son déséquilibre entre le littoral, le moyen et le haut pays. Certes, après la décentralisation en 1982, le conseil général cherche à favoriser une géographie du peuplement plus équilibrée. Mais cette décision est aussi une réponse à l’augmentation du coût de l’immobilier et du foncier dans les territoires littoraux qui devient inabordable pour la majorité de la population [Poupart 2017]. Ce phénomène est accentué par l’attractivité du territoire, notamment pour nombre de retraités (héliotropisme positif).
55Ainsi, une décision politique s’appliquant sur deux territoires, - le changement de statut administratif de deux villes – exerce des effets sur les populations – avec des migrations vers l’agglomération de la nouvelle préfecture et une composition socioprofessionnelle caractérisée par une hausse des emplois de la fonction publique.
56Ces exemples invoqués conduisent à interroger sur les processus géographiques. Faut-il les lier à un déterminant unique ou, au contraire, souligner combien les déterminants sont multiples ?
57Dans ce dessein, examinons trois processus concernant la géographie de la population : la litturbanisation, le développement local et une nouvelle géographie des naissances.
58La litturbanisation, c’est-à-dire la construction et/ou le peuplement de territoires littoraux ou sublittoraux [Chalard 2012, Zaninetti 2006], paraît a priori liée à un déterminant proche, les aménités attribuées à un territoire littoral jugé favorablement car offrant de nombreuses opportunités de détente, de promenade, de pratiques sportives ou de loisirs, sans oublier la possibilité de porter le regard au loin sans autre vis-à-vis que la mer, les bateaux qui la parcourent ou les oiseaux qui la survolent ; une vue qui, en outre, se renouvelle sans cesse au fil des journées et en fonction des saisons. Ce sont bien ces changements perpétuels qui expliquent l’importance donnée par les peintres à l’estuaire de la Seine ou l’avantage dont bénéficie le musée d’art moderne André Malraux du Havre qui offre, outre ses collections et ses expositions temporaires, un regard sur cet estuaire. Bref, les aménités ressenties semblent le déterminant de la litturbanisation. Mais ce n’est que le déterminant proche.
59En effet, la litturbanisation n’aurait pas pris autant d’importance sans déterminants lointains, dont l’essor des résidences secondaires littorales [Léger 2017]. Cet essor s’est trouvé facilité par des aménagements dans les transports entre les territoires, engendrant la réduction de l’espace-temps entre des domiciles urbains et des communes littorales sous l’effet de l’électrification intégrale de lignes ferroviaires (songeons à la ligne Paris-Deauville) ou de la réalisation de lignes à grande vitesse qui ont rapproché directement, ou indirectement par leurs prolongements des littoraux (le Golfe du Morbihan, La Baule, Pornichet, Le Pouliguen ou Le Croisic, Les Sables-d’Olonne, Saint-Malo, le Bassin d’Arcachon, Lorient et les communes littorales proches…) des résidences de villes continentales choisies en raison de leur proximité au lieu de travail. Dans le même temps, un changement dans la vie des populations, l’augmentation de l’espérance de vie à la retraite, a donné l’espoir que la transformation d’une résidence secondaire en résidence principale au moment de la retraite était un choix durable. Il s’est effectivement assez souvent produit.
60Les changements territoriaux sur des territoires littoraux ne sont donc pas liés uniquement à leurs aménités mais à d’autres facteurs, sans oublier les plans locaux d’urbanisme qui ont permis de construire et d’augmenter le nombre de logements et la population permanente ou présentielle. Il en résulte des intensités très variables de litturbanisation, parfois très faibles, voire même des situations défavorables pour ceux des littoraux n’ayant pas bénéficié d’amélioration de leur espace-temps par rapport aux grandes métropoles, à l’exemple de Granville (Manche) ou du Tréport (Seine-Maritime).
- 2 Rappelons que, selon l’Insee, l’économie présentielle regroupe les activités mises en œuvre localem (...)
61La litturbanisation tient aussi à une nouvelle géographie du peuplement permanent ou présentiel [Terrier 2011] : elle apparaît comme une contrepartie de l’urbanisation lorsque cette dernière est ressentie comme un certain enfermement dans un espace qui n’offre pas suffisamment de perspective non minérales, de profondeur visuelle. La litturbanisation additionne en effet aux migrations internes d’aménité des phénomènes liés à l’emploi puisque l’augmentation de la population permanente ou présentielle, donc de l’économie présentielle2, suppose de répondre à ses besoins de consommation ou de service. En conséquence, d’une part, des personnes qui auraient migré de communes littorales vers des grandes villes de l’intérieur en cas de non-litturbanisation y sont restées compte tenu des opportunités d’emploi apportées par cette litturbanisation. Elles y sont restées et peut-être y ont créé ou agrandi une famille, participant ainsi à la natalité dans ces territoires. D’autre part, toujours en raison des opportunités d’emploi, des personnes ont migré vers les littoraux même si les coûts du logement les obligent parfois à habiter plutôt dans des territoires sublittoraux.
- 3 Par exemple, la volonté du plan local d’urbanisme de Mers-les-Bains de conserver les maisons origin (...)
62Ainsi, ce processus géographique qu’est la litturbanisation a des déterminants proches liés aux territoires (aménités, réseaux de transport et plans locaux d’urbanisme3), et des déterminants lointains liés aux populations (hausse de la longévité) et au peuplement (réaction à l’importance de l’urbanisation).
63Considérons désormais un processus géographique, un développement local, phénomène dont la géographie et les ressorts peuvent être mis en évidence [Callois 2018, Dumont 2018, Torre 2018, Lugan 2019, Pacini & Fisseux 2019, Rieutort 2021]. Considérons le cas, depuis les années 1980 dans une petite ville bretonne, Vitré [Dumont 2015]. Pour ce territoire, le déterminant de ce processus géographique semble clair. En 1976, le congrès de l’union des syndicats CFDT qui se tient à Vitré conclut : « Le plus petit pays de Bretagne, le pays de Vitré, est de tous le plus menacé, car il est près du plus grand, aux portes de la métropole dévoreuse d’investissements, qui risque de détruire Vitré, de la transformer en ville-dortoir ou en centre de vacances, si ça n’est en désert. […] Le pays de Vitré est en passe d’être rayé de la carte. » [Dumont 2018]
64Or cette conclusion s’est trouvée entièrement démentie avec un développement qui peut être mesuré par exemple par le nombre de ses habitants (12 322 en 1975 et 18 847 en 2019), mais plus encore par la hausse du nombre d’emplois dans la commune et surtout par son indicateur de concentration d’emploi (185 au recensement 2019, un chiffre supérieur à celui de l’unité urbaine de Rennes - 152 - ou de la commune de Rennes -164 - qui, comme capitale de département et de région, bénéficie pourtant d’un nombre élevé d’emplois publics). Rappelons que cet indicateur donne le nombre d’emplois dans un territoire pour 100 actifs ayant un emploi y résidant. Il atteste que Vitré n’est en rien devenue une commune-dortoir.
65Le déterminant proche d’une telle évolution exceptionnelle et imprévue est un effet territorial, avec la volonté de la municipalité de Vitré [Méhaignerie 2021] de refuser le fatalisme redouté par la CFDT, de refuser de subir une dévitalisation de ses activités, de refuser de se résigner à être, parce qu’à 30 minutes par le train de Rennes, une simple banlieue. Vitré s’est évertuée à développer une gouvernance territoriale dynamique favorisant l’emploi dans les quelques entreprises déjà existantes et surtout en en attirant d’autres dans plusieurs zones d’activités créées à cette fin, sans oublier la création sans équivalent en France d’une Maison de l’emploi et de la formation réunissant sous une même direction une douzaine de services publics et le développement d’une large offre commerciale.
66Ce déterminant territorial est essentiel. Mais il ne faudrait pas nier d’autres éléments et notamment la politique nationale d’aménagement du territoire, il est vrai stimulé par les revendications et manifestations des Bretons. Cette politique finit par chercher, dans les années 1970, à modifier la distribution spatiale de la population en enrayant notamment l’émigration bretonne vers la région capitale.
67En effet, jusqu’en 1968, la Bretagne, avec sa situation péninsulaire qui fait d’elle une région géographiquement excentrée, est une terre de forte émigration pour nombre de jeunes actifs qui effectuent des mobilités résidentielles, notamment vers Paris. Les soldes migratoires les plus négatifs concernent les Côtes-d’Armor, le Finistère et le Morbihan ; mais même l’Ille-et-Vilaine, en dépit de la présence de Rennes, compte encore un solde migratoire négatif pendant la période intercensitaire 1954-1962. Cette caractéristique démographique est considérée comme due à la faiblesse de l’industrialisation de la région, mais également à celle des réseaux routier et ferroviaire qui pénalisent les entreprises bretonnes, décourage les implantations et ne facilite pas une dynamique des échanges entre les territoires bretons. Par exemple, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, aucune voie ferrée n’y est électrifiée. La ligne ferroviaire qui rejoint la Bretagne ne l’est que dans le tronçon Paris-Le Mans. Après de nombreuses mobilisations, l’électrification de la partie allant du Mans à Rennes est réalisée en 1962. Mais il faut attendre 1969 pour que l’État lance le plan breton, avec notamment l’amélioration des réseaux de transport vers la Bretagne et en Bretagne. Ces décisions bénéficient en partie aussi à Vitré, même si la voie rapide qui prolonge l’autoroute de Paris vers Rennes ne passe qu’à une douzaine de kilomètres de cette ville.
68Un troisième déterminant concerne les populations de la Bretagne ou des natifs de Bretagne. Il s’est avéré, et cela se constatait déjà avec l’importance des retours au pays au moment de la retraite, que leur attachement à leur territoire est souvent élevé. Cela s’est particulièrement traduit par la volonté de vivre et travailler au pays, ce qui signifie que les entreprises vitréennes qui se sont développées ou celles qui se sont installées ont pu trouver de la main-d’œuvre aimant son territoire de vie et pas décidée à se laisser attirer par les lumières de la grande ville. Et, à son tour, cette volonté des populations a agi comme un stimulant pour des élus, des acteurs économiques ou des acteurs associatifs encore davantage motivés à développer leur territoire fort d’une identité historique, puisqu’il avait eu un rôle essentiel pendant des siècles comme l’une des marches de la Bretagne, comme en témoigne son château, lieu ayant conservé aussi toute sa symbolique puisque siège de l’hôtel de ville.
69Ainsi, ce processus géographique qu’est le développement local d’une petite ville bretonne a comme principal déterminant un facteur lié à ce territoire (gouvernance territoriale proactive). Mais d’autres facteurs sont à prendre en compte du côté des populations (volonté de vivre et travailler sur place reléguant fortement la propension à émigrer) et du peuplement (volonté de la politique nationale d’aménagement du territoire de développer une région bretonne auparavant très mal desservie par les réseaux de transport).
70Considérons désormais un troisième processus, une nouvelle géographie des naissances qui, certes, sera ou non confirmée dans le futur.
71L’année 2022 s’est caractérisée en France métropolitaine, dans un contexte général de baisse des naissances, par une nouvelle géographie de ces dernières. Celle-ci a pu être mise en évidence en comparant les lieux de résidence de la mère, en 2020 et 2022, soit avant et après la pandémie Covid-19. La baisse moyenne recouvre des écarts très importants : ainsi, tandis que dans le département de la Lozère, le nombre des naissances a augmenté de 11 %, il a baissé de 9,2 % à Paris, ce qui constitue la plus forte diminution. Au-delà de ces deux cas extrêmes, il est possible de distinguer quatre types en France métropolitaine [Dumont 2023].
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une « France 1 » des départements à diminution plus forte que la moyenne hexagonale, soit de -1,7 % à -9,2 %. Sa géographie comporte 33 départements sur 96. Parmi eux se trouve plus de la moitié (douze sur vingt-deux) des départements dans lesquels l’État a donné à l’agglomération urbaine principale un statut administratif de métropole : cette France 1 comporte donc, dans un ordre décroissant (de la plus faible baisse à la plus forte), l’Ille-et-Vilaine comprenant la métropole de Rennes, le Puy-de-Dôme avec Clermont-Ferrand, l’Isère avec Grenoble, la Haute-Garonne avec Toulouse, l’Indre-et-Loire avec Tours, la Moselle avec Metz, la Meurthe-et-Moselle avec Nancy, le Nord avec Lille, le Rhône avec Lyon, la Côte-d’Or avec Dijon, le Bas-Rhin avec Strasbourg et Paris et la Petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne). La géographie des autres départements de cette France 1 met surtout en évidence le Nord-Est (Alsace, Lorraine, Franche-Comté, la moitié nord de la Bourgogne) ; d’autres départements sont localisés à l’ouest (Calvados, Côtes-d’Armor) ou dans la moitié sud de la France (Aveyron, Aude, Hautes-Pyrénées, Haute-Loire, Lot, Vaucluse…).
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une « France 2 » groupant 21 départements à faible diminution des naissances, égale ou inférieure à la moyenne de l’Hexagone. Cette France 2 compte cinq départements disposant d’une métropole : les Alpes-Maritimes avec Nice, la Loire-Atlantique avec Nantes, le Loiret avec Orléans, la Loire avec Saint-Étienne et les Bouches-du-Rhône avec Marseille. Les seize autres départements de cette France 2 distinguent deux départements de la Grande couronne francilienne (Essonne et Yvelines), du grand Bassin parisien (Oise, Marne, Aube) et d’autres dispersés dans l’Hexagone : la Saône-et-Loire dans le sud de la Bourgogne, les deux Savoie, la Vendée et le Poitou (Vienne et Deux-Sèvres)…
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une « France 3 » groupant 17 départements à légère croissance du nombre de naissances, mais inférieure dans tous les cas à 1 %. À part la Gironde avec Bordeaux, l’Hérault avec Montpellier et le Finistère avec la métropole de Brest, il s’agit souvent de départements à dominante rurale : Allier, Ardèche, Ariège, Cantal, Corrèze, Creuse, Eure…
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une « France 4 », celle de départements à nette hausse du nombre de naissances 2020-2022, supérieure à 1 %. Parmi les 25 départements de cette catégorie, deux seulement contiennent une métropole : le Var avec Toulon et la Seine-Maritime avec Rouen. Aucun ne compte une ancienne capitale régionale. La plupart sont des départements à dominante rurale avec, sur leur territoire, une ville principale comptant moins de 100 000 habitants et parfois beaucoup moins. Les hausses les plus importantes concernent, en ordre décroissant, la Lozère, déjà citée, les Hautes-Alpes, le Tarn-et-Garonne, les Landes, le Tarn, le Morbihan et le Gers. La géographie de cette France 4 montre, outre nombre de départements ruraux, des franges du Bassin parisien, à l’exception de la frange Est, et seulement trois départements susceptibles de bénéficier des emplois – directs ou indirects - offerts par une métropole proche, soit le Gers, le Tarn et le Tarn-et-Garonne limitrophes de la Haute-Garonne où se situe la capitale de l’industrie aéronautique, Toulouse.
72L’analyse des évolutions géographiques des naissances en 2022 semble avoir comme déterminant proche un facteur touchant les populations, soit un nouveau système de migrations internes pouvant s’expliquer par un souci de protection sanitaire, face aux risques de morbidité et de mortalité [Sardon 2022] liés à la diffusion de la pandémie Covid-19, de ses variants ou d’autres futures pandémies. On se rappelle que le 17 mars 2020 a été décrété le premier confinement partout en France, mesure radicale destinée à lutter contre la pandémie Covid-19. Dans les heures ou les jours qui ont suivi, des populations (celles qui le pouvaient) ont fui les villes pour aller se « réfugier » à la campagne afin de s’éloigner de la promiscuité propre à la ville. En quelques jours, la ville est souvent devenue synonyme de danger sanitaire.
73Un phénomène conjoncturel semble avoir muté en un phénomène structurel : la géographie des aménités des territoires français s’est trouvée modifiée. Certes, déjà avant la pandémie Covid-19, les aménités ressenties dans les grandes villes s’étaient relativement abaissées comme en atteste tout particulièrement le solde migratoire négatif de l’unité urbaine de Paris (dans sa délimitation 2020) depuis plusieurs décennies, dû à l’importance des migrations internes au départ de cette agglomération capitale. Le système français de recensement livre ses résultats avec un délai trop grand et toute mesure précise des migrations internes ne sera possible qu’à l’horizon de la fin de l’année 2026 avec le traitement des cinq enquêtes annuelles de recensement 2022-2026, sachant que les enquêtes 2021 ont été supprimées à cause de la pandémie Covid-19.
74Toutefois, sans attendre ces résultats, la géographie des naissances de 2022 par rapport à 2020 témoigne de deux dynamiques de population associant leurs effets pour expliquer les variations départementales de la natalité : le premier est un accroissement de la sédentarité essentiellement dans les zones moins denses : le second est une augmentation des départs des zones les plus denses [Dumont 2023].
75Ainsi, les risques de surmorbidité et de surmortalité liés au Covid-19 semblent avoir accentué le phénomène de répulsion des grandes villes et amélioré les aménités accordées à des territoires à moindre densité de population aux coûts de la vie moins élevés et aux meilleures possibilités d’avoir un plus grand logement.
76Parallèlement, une géographie d’un aspect du peuplement en a été bouleversée : la géographie des lieux de travail des actifs. Le télétravail, déjà auparavant possible techniquement mais freiné par les employeurs comme par les syndicats de salariés, a pris une importance structurelle dont témoignent des milliers d’accords d’entreprises ou ceux dans les fonctions publiques.
77Ainsi, ce processus géographique qu’est une nouvelle géographie des naissances en 2022 a des déterminants à la fois liés aux territoires (changements dans la géographie des aménités), aux populations (espoir de diminuer les risques de surmorbidité et de surmortalité liés à une pandémie) et au peuplement (nouvelle géographie des lieux de travail due notamment aux multiples accorts de télétravail). Bien entendu, on ne sait si cette nouvelle géographie d’une année considérée se reproduira. Si elle devait se pérenniser, elle exercera certainement des effets sur les territoires en modifiant leur peuplement, la composition par âge de leurs populations et les besoins de services publics sur les territoires. Certains effets ont déjà pu être notés : par exemple, selon toute probabilité, le nombre de classes d’écoles maternelles et primaires à Paris est appelé à une diminution encore plus intense qu’à la rentrée de septembre 2022.
78Ainsi, comme en atteste l’expérimentation invoquée à l’aide d’un exemple historique et d’exemples contemporains, les problématiques de populations, de peuplement et de territoires sont liées les unes aux autres, donc en interactions permanentes. Certes, l’analyse nécessite souvent de cerner d’abord un aspect d’un phénomène géographique qui permet d’en prendre directement la mesure. Mais cela ne signifie pas qu’il faille considérer ce phénomène comme ne relevant que d’un déterminant, celui de nature proche puisque immédiatement décelable. Au contraire, une bonne connaissance et compréhension des dynamiques géographiques supposent de considérer à la fois l’angle des populations, celui du peuplement et celui des territoires.