1Confrontés aux conséquences dévastatrices de la désindustrialisation de leurs systèmes productifs et de leurs territoires, les pouvoirs publics des pays développés commencent à s’intéresser de plus près au phénomène de la relocalisation des activités industrielles vers les pays d’origine. En France, les relocalisations très médiatisées de certaines activités délocalisées d’entreprises aussi connues qu’Atol (verres et montures de lunettes), Meccano et Smoby (jouet), Eminence (sous-vêtement masculin), Rossignol (ski nordique), Geneviève Lethu (arts de la table), Majencia (mobilier de bureau), ou encore Yamaha Motors (motos) ont volontiers été présentées comme l’amorce d’un mouvement plus profond et durable. S’agit-il pour autant d’une nouvelle dynamique à l’œuvre à ériger en objet d’étude dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la dialectique désindustrialisation / réindustrialisation ? Cet article a pour objet de dresser un premier bilan du phénomène de la relocalisation des activités dans le cas français et de répondre à quelques questions essentielles : qu’appelle-t-on relocalisation et quelle est l’ampleur exacte du phénomène ? Ce mouvement peut-il contribuer à la réindustrialisation et à la relance de l’emploi industriel ? Comment l’État accompagne-t-il cette dynamique ? Seules les activités industrielles seront prises en compte dans cet article. Il va sans dire que dans l’absolu la question de la relocalisation peut également être élargie aux activités de services.
- 1 La « relocalisation » sera entendue ici dans son sens dialectique, par opposition à celui de « délo (...)
2La « relocalisation » peut se définir en première instance comme le rapatriement dans le pays d’origine de tout ou partie d’une activité (industrielle ou de services) précédemment délocalisée vers un pays tiers1 [Bost 2015].
3La relocalisation peut prendre tout d’abord la forme du rapatriement plus ou moins à l’identique non pas d’une usine (les usines ne voyagent pas sur roulettes !), mais d’une ou de plusieurs lignes de production délocalisées, au profit du site originel (à condition qu’il n’ait pas été fermé ou vendu) ou d’un autre établissement déjà existant ou construit pour l’occasion. C’est par exemple le cas du fabricant de skis Rossignol qui a rapatrié à Sallanches en 2010, son berceau historique au pied du Mont-Blanc, l’essentiel de sa production délocalisée à Taiwan en 2007 ; ou de Synerglace (leader français de la location des patins à glace, avec 80 % du marché, sous la marque Okespor) qui a rapatrié en 2014 dans une nouvelle usine implantée à Heimsbrunn, à proximité de Mulhouse, sa production jusque-là délocalisée en Chine ; ou encore du groupe Athéna, leader français du sous-vêtement masculin (marque Eminence), qui a relocalisé en France en 2013 (usines d’Aimargues et de Sauve dans le Gard), malgré un certain surcoût, la production qu’il avait sous-traitée auprès de fabricants d’Afrique du nord (Maroc, Tunisie, Egypte) et d’Asie. L’objectif affiché par ses dirigeants était de maintenir en France un savoir-faire dans le domaine de la maille et de ne plus recourir à des mesures de chômage technique.
- 2 Appelée aussi « décomposition internationale du processus productif », ou DIPP, selon l’expression (...)
4Plus fréquemment, les relocalisations d’activités concernent des étapes spécifiques d’assemblage, ou encore de fabrication de composants qui avaient été délocalisées dans le cadre de la décomposition spatiale du processus productif2 pour des raisons de pertes d’avantages comparatifs dans le pays d’origine sur le plan des coûts de production, notamment salariaux. En raison de sa discrétion, cette seconde forme de relocalisation passe le plus souvent inaperçue, car les entreprises ne communiquent guère sur ce sujet. Les entreprises industrielles concernées par la relocalisation de leurs activités peuvent être aussi bien des grands groupes, des entreprises de taille intermédiaire (ETI), que des PMI-PME déçues ou insatisfaites par leurs opérations de délocalisation, notamment dans les domaines manufacturiers intensifs en travail peu qualifié.
5Analysée de manière plus globale, la relocalisation des activités industrielles peut aussi être définie comme une tendance spontanée observée à l’échelle d’un pays, celle du redéploiement de l’industrie sur le sol national (à partir d’exemples précis et emblématiques susceptibles de faire école), ou comme un élément programmatique de la stratégie industrielle d’un pays, encouragé de ce fait par les pouvoirs publics [Bost 2015]. A ce titre, le mouvement de relocalisation observé en France invite à se demander s’il s’agit d’un simple épiphénomène destiné à profiter opportunément de la vogue marketing du « Fabriqué en France » qui commence à apparaître comme un argument de vente, ou d’une tendance de fond plus durable comme le postule la nouvelle théorie du commerce international développée par G. M. Grossman et E. Helpman. Cette théorie énonçait dès 1991 cette possibilité, à condition que les pays de relocalisation aient fait les efforts nécessaires en matière d’innovation ou de remobilisation des compétences nécessaires dans les territoires concernés.
- 3 La grande discrétion des investisseurs chinois ou originaires des pays du Moyen-Orient depuis le dé (...)
6Le débat sur la relocalisation des activités sur le sol national alimente pleinement les objectifs et stratégies de défense de l’emploi, la compréhension de la dynamique des systèmes productifs, du caractère plus ou moins national des entreprises et, plus globalement, du renouveau des territoires. Il questionne le made in France qui, au-delà de son apparente simplicité, est porteur d’une certaine ambiguïté. Pour les tenants d’une acception étroite, le made in France renvoie explicitement au principe du « produire français », c’est-à-dire sur le seul sol national (la relocalisation des activités participant pleinement à cette dynamique) et au détriment des investissements vers l’étranger. Dans ce cas de figure, l’internationalisation des entreprises françaises ne s’entend donc plus que du seul point de vue des exportations. Or, si l’on décortique cette option radicale, on relève qu’elle peut logiquement aboutir à des choix protectionnistes, pouvant potentiellement aller jusqu’au refus de l’ouverture du marché français aux investisseurs étrangers. Le récent ralentissement des investissements directs étrangers (IDE) en direction de la France et des emplois créés sur le sol national est d’ailleurs en partie expliqué par l’attentisme des entreprises étrangères, dont certaines ont l’impression de ne plus être les bienvenues, voire d’être accusées de faire main basse sur le secteur productif français3. Poussé à l’extrême, le made in France est aussi porteur de l’idée de la fermeture des frontières à l’importation des produits étrangers, donc au repli sur soi et à l’autarcie relative.
- 4 Les Echos, 6 mars 2012, p. 15
7Une seconde acception, beaucoup plus large et plus satisfaisante aussi, peut être également identifiée, celle du « produire en France », formule que l’on peut compléter en précisant « à chaque fois que cela est possible ». La dépendance du système productif français vis-à-vis de l’étranger dans le cadre de la division internationale du processus productif est en effet très forte en termes d’importations de composants, de matières premières ou de services spécialisés. De surcroît, celle-ci n’a eu de cesse de s’amplifier dans le contexte de désindustrialisation contemporain. Il n’est donc pas envisageable pour une entreprise française de pouvoir se passer du jour au lendemain de ces approvisionnements ou de ces services en provenance de l’étranger, sous peine de mettre en péril les activités encore concernées en France, faute d’alternatives solides. Aussi le « produire en France » est-il durablement lié aux relations économiques entretenues par les entreprises françaises avec l’étranger, dans le cadre d’une logique plus subtile, celle du made by France, qui s’appuie en complémentarité sur une stratégie de multi-localisations en France et à l’international. Cependant, le fait qu’une partie des productions réalisées actuellement à l’étranger soit de nouveau assurée à l’avenir en France, notamment via des relocalisations d’activité, reste une option importante à envisager et à encourager, à condition que l’attractivité et la compétitivité du « site France » soient au rendez-vous [Bost 2012]. Ainsi, comme le déclarait en 2012 Jérôme Frantz, Président de la Fédération des industries mécaniques, « l’objectif n’est pas d’imposer le « fabriquons français » à coups de lois et de réglementations, mais de donner envie de concevoir et de produire en France. »4
- 5 C’est le cas notamment du label Origine France Garantie. Créé en 2011, celui-ci répond à un cahier (...)
- 6 Le site internet de “la fabrique hexagonale” ouvert en 2008 recense par exemple à des fins promotio (...)
- 7 Les Echos, 22 avril 2015, p. 29.
8Pour favoriser ce « produire en France », l’État encourage notamment la mise en place de labels5 et de certifications dans le but de mieux valoriser les produits des entreprises qui prennent le risque de relocaliser, de développer – ou, plus simplement, de maintenir - leurs activités sur le sol national. La sensibilisation de l’opinion publique au made in France pourrait à cet égard constituer un nouvel argument de vente, en partie animé par le « patriotisme économique6 ». Plusieurs entreprises ayant relocalisé leur production en France mettent d’ailleurs en avant cet argument, sans pour autant en faire leur motivation principale. En effet, si le made in France se révèle éminemment vendeur dans le cas des produits du luxe, de la gastronomie, de la beauté ou encore de l’art de vivre pour lesquels la question de la relocalisation ne se pose guère, les études marketing montrent que les consommateurs français sont pour l’heure partagés entre l’indifférence et la circonspection quant à la qualité et à l’innovation des autres produits fabriqués en France, notamment technologiques7. Enfin, le surcoût présenté par les produits français par rapport à leurs homologues importés constitue souvent un facteur dissuasif, la barre des 10 % supplémentaires étant à cet égard fatale.
9Toute réflexion autour de la relocalisation des activités invite à s’interroger sur le profil des entreprises ayant procédé à cette opération afin d’identifier leurs motivations profondes. Les relocalisations observées ces dernières années sont d’abord le fait d’industriels ou de sociétés de services aux entreprises qui se déclarent déçus par leurs aventures chinoises, asiatiques ou d’ailleurs et qui désirent reprendre en main - en totalité ou en partie - le processus de transformation industrielle dans le but de réduire leur dépendance vis-à-vis de tiers situés à l’étranger. Parmi les raisons les plus souvent invoquées par les entrepreneurs enquêtés, citons : la contrefaçon et le pillage des technologies par des concurrents qui se dispensent d’investir dans la R&D ; le mauvais respect des délais de fabrication et de livraison par les sous-traitants étrangers et la perte consécutive de clients importants ; le trop grand éloignement des marchés de consommation d’Amérique du nord ou d’Europe qui allonge les délais d’approvisionnement et de réassortiment (dans l’habillement par exemple, certaines séries de vêtements connaissent des durées de vie de l’ordre de 3 à 4 semaines seulement… alors qu’il faut au moins un mois pour qu’un conteneur soit acheminé depuis la Chine vers l’Europe…) ; la mauvaise qualité des produits ou la fourniture de lots trop inégaux selon les livraisons (cas notable pour le groupe Atol) ; la qualification insuffisante de la main-d’œuvre ; ou encore la hausse rapide et récente des salaires dans les pays émergents depuis le tournant des années 2010, ce qui leur a fait perdre un avantage comparatif indéniable.
10S’ajoutent également toute une série de facteurs contextuels annonciateurs d’un changement de donne par rapport aux motivations initiales, qui invitent à reconsidérer les choix stratégiques en faveur de la relocalisation : les progrès de la robotisation et de la mécanisation en France (les coûts d’équipement en la matière ont en effet singulièrement chuté) ; la hausse spectaculaire des coûts du transport et de l’énergie entre 2002 et 2007 qui a commencé à fortement peser sur le prix final des produits, la baisse des cours des matières premières énergétiques depuis 2008 n’étant perçue par les intéressés que comme une pause dans une tendance de fond qui sera bien celle de la fin de l’énergie bon marché ; la menace de perdre irrémédiablement en France des savoir-faire et des compétences qui rendrait pour le coup la réindustrialisation impossible ; enfin l’augmentation des salaires réels qui ont augmenté entre 2000 et 2011 de près de 25 % dans le monde, comme le rappelle le Bureau international du travail (BIT), avec un quasi-doublement en Asie (contre une hausse limitée à 5 % dans les pays développés), une tendance qui devrait se poursuivre durablement.
11Ce tableau serait incomplet sans l’évocation d’une innovation dont on ne mesure pas encore complètement l’ampleur des effets sur l’industrie et ses modes de production, mais qui devrait hâter selon toute vraisemblance l’avènement de nouveaux paradigmes : l’impression 3 D. Celle-ci est en effet de nature à maintenir en France des activités susceptibles de se délocaliser, mais aussi à faire revenir, selon des modalités différentes, des activités délocalisées. Connue depuis une quinzaine d’années et jusque-là cantonnée aux prototypes en plastique, cette technologie dont le marché progresse au rythme de 20 % par an à travers le monde, connaît désormais une explosion de ses usages en raison de la baisse des prix de revient, car nombre de brevets sont tombés dans le domaine public. Surtout, la liste des matières imprimables s’est considérablement allongée : poudres de métaux : acier, titane, or, tungstène, etc., sans oublier le plus improbable : la peau…. Leurs performances progressent continuellement et les résultats en termes de poids, de propriétés physiques ou de design surpassent souvent la production classique. Les impressions 3 D sont aussi de plus en plus rapides et précises si bien que le nombre des secteurs où elles sont utiles ne cesse de croître : joaillerie, aéronautique (injecteurs de carburant par exemple pour les moteurs d’avion dont la durée de vie est 5 fois supérieure aux injecteurs traditionnels composés d’une vingtaine de pièces différentes), santé (prothèses auditives et autres, couronnes dentaires, etc.). Les facilités en termes de flexibilité sont aussi immenses puisque l’on peut s’affranchir sans peine des contraintes logistiques ou de gestion de stocks, et proposer une personnalisation sans fin.
12La perception de cette nouvelle réalité, qui interroge et revisite la traditionnelle division internationale du travail (DIT) au profit des pays à bas salaires, n’a pas échappé aux grands cabinets anglo-saxons de consulting en audit et stratégie d’entreprise, de loin les plus influents (McKinsey, Boston Consulting Group, Bain & Company, Roland Berger, A.T. Kearney, L.E.K. Consulting, etc.). Ceux-ci en effet n’encouragent plus systématiquement leurs clients à délocaliser leur production. Bien au contraire, ils les invitent souvent à peser le pour et le contre (sachant que cette opération n’est pas toujours gagnante, la relocalisation s’accompagnant toujours d’une prise de risque), et à reposer la question de l’opportunité de la production nationale. Si certaines relocalisations en France s’expliquent par ce nouvel état d’esprit, ce dernier s’est surtout manifesté dans le cas du maintien sur le sol national d’opérations ou de ligne de production, mais après une transformation profonde des outils et des processus de production (robotisation, modernisation des équipements), donc par un investissement local conséquent qui n’est pas permis à toutes les entreprises.
13Il est difficile de dire avec précision quand le mouvement de relocalisation industriel a réellement commencé en France, car les flux observés demeurent encore très limités. Le groupe coopératif Atol est sans doute l’une des premières entreprises à avoir franchi le pas dès 2005, en rapatriant sa production délocalisée deux ans plus tôt en Chine. Néanmoins, la date de mise en place par l’État des « aides à la réindustrialisation » en juillet 2010 constitue un bon marqueur temporel. Les objectifs affichés étaient à cette date particulièrement ambitieux puisque l’État attendait, par la stimulation de l’implantation d’activités, notamment via leur relocalisation depuis l’étranger, rien moins qu’une augmentation de 25 % de la production industrielle d’ici à 2015… option qui ne s’est nullement observée a posteriori.
- 8 La DGCIS est devenue la Direction générale des entreprises (DGE) en septembre 2014.
14Rétrospectivement, le premier bilan apparaît plutôt marginal puisque, selon le pointage de 2013 effectué par la Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services8 (DGCIS), seuls 107 cas de relocalisation d’activités d’entreprises ont été officiellement recensés en France entre 2005 et 2013 [DGCIS / DATAR / PIPAME, 2014], souvent sous la forme d’opérations de petite taille, ce qui a limité leur impact sur l’économie nationale et les territoires locaux. Paradoxalement, nombre d’entre elles n’ont pas bénéficié d’aides publiques [Mouhoud 2011], alors que celles-ci étaient pourtant disponibles, ce qui témoigne du faible intérêt porté par les entreprises concernées aux dispositifs gouvernementaux visant à encourager les relocalisations. Ainsi en va-t-il du « crédit d’impôts pour relocalisation d’activité » mis en place en 2007 et qui n’a jamais vraiment été utilisé ; ou encore de la très médiatique « prime à la relocalisation » (dotée pourtant d’un budget de 200 millions d’euros) proposée au lendemain des États généraux de l’Industrie tenus en novembre 2009 et février 2010.
15Les autorités n’ont pas tardé à réagir devant l’échec de ce dispositif, d’autant que le mouvement de relocalisation s’est révélé « trop limité pour avoir des conséquences fortes sur l’emploi » selon le rapport de la DGCIS (les trente cas qu’elle a étudiés en 2013 totalisaient seulement 800 nouveaux postes), qui veut néanmoins encore y voir une dynamique « prometteuse », sans pour autant aborder la question de ses échéances. Ces opérations sont en effet impulsées dans la plupart des cas par des entreprises ayant fait le choix d’automatiser leur production relocalisée. Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a donc guère de vase communicant à attendre entre les emplois perdus dans les pays de délocalisation et ceux recréés en France. Dès janvier 2011, ces différentes aides ont été fondues dans un nouveau programme plus large, celui de « l’aide à la réindustrialisation », dont peuvent bénéficier désormais toutes les entreprises ayant un projet de développement industriel.
16Ces résultats décevants rapportés aux attentes disproportionnées trouvent en grande partie leur explication dans plusieurs paramètres, dont l’impact avait sans doute été sous-estimé tant par l’État que par nombre d’observateurs. Le contexte économique de la France, marqué depuis de nombreuses années par la faiblesse des niveaux annuels de croissance du PIB (0,7 % en 2013, 0,2 % en 2014, en volume et en euros constants selon l’INSEE) n’incite tout d’abord guère au redéploiement des activités dans l’hexagone, tout particulièrement dans le domaine industriel où la production affiche des résultats inférieurs de 9,5 % par rapport au niveau atteint en 2007, à la veille de la crise économique et financière mondiale. La réindustrialisation et, par extension, la relocalisation des activités, sont par ailleurs étroitement corrélées à la compétitivité de l’économie française qui présente une insuffisance globale. Selon les calculs de la banque Natixis, la compétitivité de l’économie française n’aurait ainsi progressé que de 0,7 % par an en moyenne depuis 1996. Il faut y voir l’une des raisons majeures du sous-investissement chronique des entreprises industrielles françaises dans l’innovation, à la différence de leurs homologues allemandes, nipponnes, ou nord-américaines, et donc de leur positionnement sectoriel qui reste confiné majoritairement dans le bas et le moyen de gamme, en dehors de quelques rares secteurs d’excellence, à l’instar de l’aéronautique, l’énergie, le ferroviaire, la pharmacie, le luxe, les cosmétiques, etc. Cette situation entraîne de faibles marges bénéficiaires et donc un faible niveau d’investissement en R&D. Les entreprises françaises sont en effet celles qui réalisent la part du profit en pourcentage du PIB la plus faible des grands pays industrialisés : 6,6 % en moyenne en 2013, contre 8,5 % en Italie, 10 % en Allemagne et 13 % aux États-Unis (source : Natixis).
17Les entreprises ayant franchi le pas de la relocalisation en France de tout ou partie de leurs activités ont aussi très souvent rencontré des difficultés non prévues ou sous-estimées. Ces « coûts cachés de la relocalisation », comme les appellent les sociétés d’audit et de management qui conseillent les entreprises dans leurs opérations internationales, sont d’autant plus difficiles à surmonter que les délocalisations initiales sont anciennes. Ainsi en va-t-il des compétences et des savoir-faire irrémédiablement perdus entre-temps, ou encore de la raréfaction de certaines catégories de personnels, ce qui explique que la relocalisation ne concerne qu’une ou plusieurs étapes du processus productif et non la totalité, certaines étapes ayant été conservées à l’étranger. De plus, il apparaît que la relocalisation ne concerne pas seulement le site qui en bénéficie. L’environnement productif local ou régional est lui aussi concerné dans le cadre de la sous-traitance ou de la fourniture d’intrants industriels. Une nouvelle chaîne de valeur et logistique doit être alors mise en œuvre à cette occasion et cette opération se révèle souvent complexe à concrétiser, si bien que nombre d’entreprises rechignent à relocaliser car il revient souvent encore moins cher d’importer le produit fini depuis l’étranger.
- 9 Le cas Loiselet fut exagérément monté en épingle par l’ancien ministre Arnaud Montebourg dans son l (...)
18Toutes les relocalisations d’activités ne se sont pas avérées gagnantes et les échecs cuisants de certaines entreprises ont pu légitimement réfréner les ardeurs et rendre plus frileuses les banques prêteuses. L’exemple le plus emblématique fut sans conteste celui de la fonderie Loiselet (implantée depuis 1850 à Nogent-le-Roi, près de Dreux), dont la relocalisation a été élevée en juillet 2013 au rang d’exemple à suivre par le ministre du Redressement productif de l’époque9, sans doute en raison de la nature de ses activités (pièces de fonte pour l’industrie et les travaux publics) et de la symbolique entourant le rapatriement complet de l’activité expatriée depuis la Chine, (terre de délocalisations par excellence). Cette entreprise a cependant fait faillite en décembre 2013 en laissant un passif de 19 millions d’euros (dont 4 millions dus aux fournisseurs), soit un an à peine après avoir relocalisé, en septembre 2012 sa production délocalisée en Chine en 1999. Cette opération de relocalisation a pourtant bénéficié d’une aide importante de la part de l’État. Ce dernier est en effet entré dans son capital à hauteur de 22 % (via la Banque publique d’investissement) et a favorisé l’obtention, d’une part, d’une avance remboursable à taux zéro de 6,5 millions d’euros, et d’autre part d’un financement supplémentaire de 2 millions dans le cadre de l’aide à la réindustrialisation.
19Les raisons de cet échec ont été largement commentées : surcoût des travaux de construction de la nouvelle usine (18 millions d’euros au lieu de 16 escomptés), cette dépense non prévue ayant englouti une partie des moyens financiers destinés aux achats de nouvelles machines qui auraient permis une montée en gamme plus rapide de la production ; surcoûts incompressibles et mal évalués de la production, malgré l’automatisation de nombreuses tâches qui ont pu faire passer les effectifs de 600 personnes à une centaine seulement en France rapportés à ceux de la Chine qui reste au final plus concurrentielle ; production insuffisante (8 000 tonnes au mieux, au lieu des 30 000 planifiés pour en assurer la rentabilité) ; optimisme trop grand des dirigeants de l’entreprise et précipitation des pouvoirs publics, surtout soucieux de pouvoir offrir aux médias une success story dans le contexte électoral présidentiel de 2012. La disparition de cette entreprise dans un bassin d’emplois déjà sinistré a été un nouveau drame social car les 107 employés étaient originaires en quasi-totalité de l’agglomération. Reprise par trois hommes d’affaires algériens en juin 2014, qui pensaient pouvoir la redresser malgré leur manque d’expérience dans ce secteur, la fonderie Loiselet a été finalement discrètement liquidée le 27 août 2014 devant le tribunal de Chartres, laissant un outil industriel estimé à 16 millions d’euros. La reprise de ce fleuron régional par de nouveaux repreneurs plus solides semble désormais peu probable.
20Montés en épingle, ces cas d’échecs patents montrent que la relocalisation demeure un pari sur l’avenir car elle s’accompagne d’une prise de risque importante. Toutefois, les relocalisations constituent une vraie opportunité pour les entreprises et les territoires concernés.
21La Direction générale de la compétitivité de l’industrie et des services a proposé une typologie intéressante des relocalisations observées en France. Son intérêt est de clairement identifier les trois principales logiques économiques auxquelles obéissent les entreprises concernées [DGCIS 2014]. Les « relocalisations d’arbitrage », opérées généralement par de grands groupes intéressés par les marchés mondiaux les plus concurrentiels, sont chronologiquement les premières à avoir été identifiées. Observées aux États-Unis dès les années 1970 dans des secteurs très technologiques (semi-conducteurs, électronique), elles ont ensuite été à l’œuvre dans l’ex-RFA, puis en Allemagne au cours des années 1980-1990, avant de gagner l’ensemble des pays industrialisés (télécommunications, téléphonie mobile, informatique). Leur principale caractéristique réside dans le cycle assez court de délocalisation/relocalisation (deux ans en moyenne) qui s’explique par le recours à la sous-traitance locale plutôt que par la création d’usines nouvelles dédiées à ces activités. Aussi peut-on en déduire que toute opération de sous-traitance à l’international porte en elle la possibilité de la réversibilité - d’où le terme d’« arbitrage » - ce qui n’est pas le cas des investissements importants consentis dans le cadre de la création d’établissements à l’étranger. À l’origine de ces relocalisations opérées le plus souvent sur les sites d’origine figurent toujours le souhait de retrouver une main-d’œuvre qualifiée dans le pays d’origine qui faisait défaut dans les pays de délocalisation, ainsi que le désir de se rapprocher des fournisseurs et des principaux clients.
22Les « relocalisations de retour » constituent un second type fréquent dans le cas français. Elles s’expliquent fondamentalement par « des déceptions, révélées au fil du temps, relatives au transfert à l’étranger de sites de production préalablement implantés en France » [DGCIS 2014]. Certes les activités délocalisées ont gagné originellement en coûts de production (notamment salariaux), mais ces avantages comparatifs ont progressivement disparu sous l’effet récurent des défauts de fabrication, de la hausse des coûts de transports, ou encore des problèmes de contrefaçon, soit les fameux « coûts cachés » de la délocalisation. Enfin, les « relocalisations de développement », plus fréquentes parmi les PMI-PME, s’inscrivent dans une logique très différente des deux formes précédentes. Elles aussi ont profité originellement des bas coûts salariaux des pays en développement. Lancées dans un processus de montée en gamme destiné à augmenter leurs profits et à résister aux assauts de la concurrence des pays à bas salaires, les entreprises concernées cherchent par leur relocalisation à se rapprocher des compétences qui leur font défaut et des marchés de consommation. Ce schéma est porteur de quelques espoirs. Il s’inscrit en faux par rapport à la fameuse « théorie du cycle du produit » proposée par Raymond Vernon en 1966, en pleine période fordiste, et qu’il convient de rappeler dans ses grandes lignes [Bost 2012]. Dans ce modèle, qui se fonde sur le rôle des écarts technologiques entre pays, la durée de vie des produits industriels se décompose en quatre étapes principales (lancement, croissance, maturité, déclin), auxquelles correspondent trois dynamiques différentes en matière d’internationalisation. Après sa phase de lancement (phase 1), le produit innovant, manufacturé dans le pays d’origine, entre dans sa phase 2 et ses ventes connaissent une croissance rapide. Son prix élevé lui permet de fortes marges et il n’est pas encore exporté. Puis, dans un souci d’élargissement du marché et de recherche d’économies d’échelles, la maison mère commence à l’exporter vers les autres pays industrialisés.
23Cependant, assez rapidement, celle-ci perd son avantage technologique, suite à la mise sur le marché de produits concurrents par des firmes imitatrices. Les ventes s’essoufflent et la rentabilité baisse, engendrant une guerre des prix entre entreprises rivales. Afin d’allonger la durée de vie de son produit arrivé à maturité, la firme va alors s’employer à le fabriquer, ou à le faire fabriquer par des sous-traitants, dans les pays industrialisés (phase 3) vers lesquels elle l’exportait auparavant, tandis qu’elle commence à l’exporter vers les pays en développement. Enfin, lorsque le produit entre dans sa phase de déclin (phase 4), suite à l’arrivée sur le marché de produits plus innovants, sa fabrication est totalement abandonnée dans le pays d’origine et dans les autres pays industrialisés. Elle est alors délocalisée vers les pays en développement à faibles coûts salariaux, où une demande existe encore pour ce type de produit arrivé à maturité. Les relocalisations d’activité relèveraient alors d’une phase 5, non imaginée initialement par R. Vernon, qui pensait que son cycle se terminait irrémédiablement à la phase 4. Comme déjà souligné (cf. 1.2.), ce redéploiement éventuel dans le pays d’origine n’est plus une chimère, mais il est impérativement conditionné par une très substantielle montée en gamme du produit ainsi que par le recours systématique à l’innovation.
24Au-delà du simple exercice de classement, la mise en évidence de différents types de relocalisation constitue un auxiliaire précieux pouvant aider les entreprises à repenser leurs velléités en matière de délocalisation et à éviter cette phase risquée d’aller/retour par l’adoption d’un changement de stratégie au profit de la modernisation de leur production en France, la montée en gamme, l’investissement et l’innovation.
25L’identification des sites de relocalisation présente un premier enseignement très intéressant pour les territoires impactés initialement par les délocalisations : les rapatriements partiels d’opérations industrielles ou de lignes de production complètes s’effectuent à environ 80 % dans les établissements d’origine [DGCIS, 2014], ce qui démontre que les délocalisations ont été généralement incomplètes et que les maisons mères ont le plus souvent conservé leur outil de production en France. Cette fidélité aux territoires d’origine n’était pas gagnée d’avance, car dans d’autres pays industrialisés ces relocalisations s’effectuent souvent au profit d’autres régions et bassins d’emplois plus attractifs, à l’instar des États-Unis, où les vieilles régions industrialisées du nord-est sont souvent délaissées au profit des États du sud (Alabama, Caroline du Sud et Tennessee notamment), où les salaires horaires sont plus bas et les contrats de travail plus flexibles [Bost 2012].
26Les effets logiquement attendus par les pouvoirs publics de ces relocalisations sur l’emploi local sont loin d’être au rendez-vous, car leurs initiateurs misent généralement sur un accroissement de la productivité par la maximisation de la mécanisation et de la robotisation. La mécanique, l’automobile ou l’électronique s’y prêtent désormais particulièrement bien en raison du caractère solide des produits manipulés (le coût de la main-d’œuvre dans l’assemblage des puces électroniques par exemple est ainsi passé de 30 à 40 % du prix final dans les années 1970 à seulement 4 % aujourd’hui…), à la différence des textiles et du cuir dont la souplesse nécessitent encore davantage de main-d’œuvre, ce qui fait que ces activités sont peu concernées par les relocalisations. Les biens bénéficiant de ces relocalisations sont enfin souvent très différents de leurs prédécesseurs jadis manufacturés en France, en raison de l’adoption d’une stratégie d’innovation dite de « différenciation des produits ».
27Au final, la réindustrialisation ne se réalise donc pas à l’identique de ce qui a été perdu initialement. Celle-ci n’en est pas moins bénéfique pour la production, l’économie et les territoires d’accueil. Si le bilan en matière de création d’emplois est pour sa part assez faible, les effets sur les emplois induits qui profitent de ces relocalisations sont en revanche plus conséquents (entre 3 et 5 emplois en moyenne selon l’INSEE), fait qui est généralement oublié par la plupart des observateurs.
28Créé en 1907, Rossignol, groupe phare mondial de la production de ski (entre 20 et 25 % du marché) est présent en France dans trois sites industriels : usine Dynastar localisée à Sallanches au pied du Mont-Blanc, en Savoie, spécialisée dans les skis traditionnels à noyau bois (300 000 paires/an), dans les skis injectés et les skis pour juniors ; usine de Saint-Jean de Moirans près de Grenoble, pôle textile du groupe et siège social ; usine de Nevers (fixations de skis, marques Look et Rossignol). La maison mère possède par ailleurs deux autres unités de production : en Espagne, à Artes, dédiée aux skis de grande série, aux skis free-ride et free-style, ainsi qu’aux skis de fond ; en Italie, dans le district industriel de Montebelluna (chaussures alpines haut de gamme de marques Rossignol et Lange ; patins à glace haut de gamme Risport).
29Vendu en 2005 par ses propriétaires au groupe australien Quicksilver, spécialisé dans les sports de glisse, Rossignol a été racheté en novembre 2008 par le fonds australien Macquarie. L’entreprise qui était très endettée a été redressée à marche forcée : division par deux du nombre de modèles de skis produits, innovation tous azimuts (avec dépôts de brevets), baisse de 37 % des frais généraux (hors R&D, qui constitue 3 % du chiffre d’affaires), diminution de 30 % des effectifs, etc. Surtout, la décision a été prise de relocaliser en France une grande partie de la production, transférée pendant plusieurs années à des sous-traitants taiwanais, en contrepartie d’un vaste programme de modernisation et d’automatisation de la production dont le coût s’est élevé à 10 millions d’euros. Le groupe n’a pas communiqué autour du nombre d’emplois nouveaux créés à Sallanches à l’occasion de cette opération de relocalisation. Cette décision était sous-tendue par la volonté de rapprocher la chaîne développement/production/marketing des principaux marchés de consommation (l’Europe en constituant 60 %) afin de mieux coller à ses attentes et de réduire les temps de réaction.
30Remise sur pied, l’entreprise Rossignol a été revendue en juillet 2013 à un fonds d’investissement norvégien (Altor, 80 % du capital) qui devrait jouer un rôle important dans sa diversification au profit des produits textiles sportifs à l’international. En 2013, son chiffre d’affaires était de 208 millions d’euros (dont 20 % réalisé en France). Le groupe employait 1 184 personnes, dont 689 en France [Bost 2012 et actualisé], et fabriquait à cette date 44 % de ses produits en France.
31Si les relocalisations en France de produits emblématiques frappent les esprits depuis quelques années, le phénomène reste cependant encore marginal et avant tout symbolique rapporté notamment au nombre d’emplois créés (20 emplois équivalents temps plein pour Rossignol à Sallanches, 13 emplois pour Le Coq Sportif à Romilly-sur-Seine par exemple). Il n’est donc pas la solution à la réindustrialisation et à la crise de l’emploi, mais seulement l’un de ses multiples vecteurs, ce qui invite à réorienter le débat sur des actions plus fondamentales pour refonder le système productif français : l’investissement dans la modernisation des équipements, la montée en gamme sectorielle par le biais de l’innovation, l’amélioration de l’environnement des affaires et de l’attractivité des territoires, l’allègement des charges et de la fiscalité, la recherche de débouchés nouveaux à l’export, etc. Pour autant, le mouvement de relocalisation n’en est qu’à ses débuts et son évolution doit être suivie avec attention car il pourrait aussi s’accélérer.