1Face à l’obsolescence de la vieille trilogie, primaire/secondaire/tertiaire, un nouveau concept - universitaire à l’origine, puis largement repris depuis par l’INSEE et de nombreux chercheurs - est de plus en plus utilisé dans l’analyse des mutations des systèmes économiques et industriels, celui de « système productif ». Son objectif est de mieux (ré)articuler économie, société et territoires dans le cadre d’une approche systémique novatrice afin de comprendre les mutations contemporaines des territoires, aux échelles nationale, régionale et locale. Cette contribution souhaite en présenter les enjeux épistémologiques et méthodologiques pour dégager ensuite quelques pistes d’analyse et de réflexions sur la crise française actuelle.
2L’apparition du concept de système productif en géographie à partir de la décennie 1980 est étroitement associée à l’effervescence que connaît alors la géographie économique et industrielle. Rompant de manière spectaculaire avec une tradition jusqu’alors largement descriptive basée sur de vastes nomenclatures à tiroirs, ce profond renouvellement doit relever un défi majeur : mieux répondre aux nouvelles exigences de connaissances scientifiques qu’exigent les bouleversements profonds des économies développées.
3L’analyse sociale, économique et géographique des sociétés contemporaines s’est largement fondée, et se fonde hélas encore largement - comme en témoigne son usage généralisé dans les grandes nomenclatures internationales (ONU, Banque mondiale…) - sur un triptyque conceptuel défini par Colin Clark entre 1924 et 1940 : « primaire », « secondaire », « tertiaire ». Reflet des structures productives des pays développés de l’Entre-deux guerres, deux secteurs - le « primaire » (agriculture, mines) et le « secondaire » (production manufacturière) - étaient bien identifiés, tandis que le « tertiaire » servait alors de fourre-tout accueillant par une définition en négatif toutes les activités jugées inclassables dans les deux premiers champs. En 1924, ce n’était pas très grave. Mais progressivement, le « tertiaire » est devenu hégémonique à partir des années 1980/1990 dans ces systèmes de classification, jusqu’à représenter 70 % à 80 % du PNB et de la population active dans les grands pays développés. La partie devenant le tout et la « poubelle » devenant hypertrophiée, certains auteurs parlèrent alors de « sociétés post-industrielles », de « tertiarisation de l’industrie », voire de nouvelles activités « quaternaires ». Novatrice en 1940, la trilogie de Colin Clark en devenait donc de plus en plus illisible et peu opératoire, donc obsolète.
4Il s’agit, en effet, de faire attention aux effets d’optique liés aux outils mobilisés, aux jeux d’échelles scalaires et aux logiques de temporalités différenciées du déploiement de la mondialisation dans l’espace planétaire. Il convient tout de même de rappeler que jamais historiquement la valeur de la production agricole et de la production minière et énergétique, soit l’ancien « primaire », d’un côté, de la production manufacturière, soit l’ancien « secondaire », de l’autre côté n’a été aussi considérable en France, en Europe et dans l’économie mondiale. Ces activités jouent d’ailleurs un rôle géopolitique et géoéconomique considérable dans les rivalités ou affrontements entre puissances (différentiel France/Allemagne en Europe ou montée de la Chine et des pays émergents par exemple). Jamais à l’échelle mondiale, l’industrie manufacturière n’a mobilisé autant de centaines de millions d’ouvriers et d’ouvrières dans les usines et les ateliers, jamais le taylorisme et la production de masse taylorisée ne se sont aussi bien portés qu’aujourd’hui comme le souligne Pierre Veltz qui parle d’un monde « hyperindustriel » [Veltz 2000]. Mais le cadre du déploiement géographique de ce taylorisme est maintenant d’échelle mondiale du fait en particulier d’une nouvelle division internationale du travail de plus en plus fine et exacerbée par les firmes transnationales.
5Cette implosion du traditionnel trinôme primaire/secondaire/tertiaire s’explique fondamentalement par la révolution productive multidimensionnelle qui se déploie à partir des décennies 1980-1990 et s’accélère depuis sous nos yeux. Curieusement, si chacun d’entre nous y est confronté concrètement chaque jour dans sa vie familiale ou professionnelle, nous peinons parfois - comme chercheur, enseignant ou étudiant - à en tirer toutes les conséquences, y compris comme géographes ou économistes. Alors que les firmes, les activités et les marchés s’insèrent dans des réseaux de plus en plus denses et complexes à long rayon d’action géographique, l’activité productive ne cesse de se densifier et de se complexifier. Ainsi, un grand groupe industriel réalise ou fait appel (externalisation) à des services d’ingénierie, d’informatique ou de gestion, des services commerciaux (ventes, marketing, publicité…) ou logistiques (télécommunications, transports) et des services financiers et bancaires.
6L’automatisation, l’informatisation et de fantastiques gains de productivité, liés à l’allongement de la durée des études, à l’élévation des qualifications et des niveaux de formation, font que la fabrication purement matérielle ne devient qu’un volet d’une sphère productive qui s’élargit et se diversifie (conception, essais, méthodes, recherche, gestion, commercial, audit…) et où les différentes fonctions s’interpénètrent. L’intellectualisation grandissante du procès industriel se caractérise même parfois par une dématérialisation dans la valeur et l’usage des produits (automatisme, logiciels des ordinateurs et robots, télécommunications cf. internet, Ipod…) dans le cadre d’une osmose systémique entre supports matériels, contenus informationnels et services support ou clients. Ce processus s’accompagne enfin de l’émergence de nouvelles couches salariées (ingénieurs, cadres, techniciens, employés) et de l’apparition de nouveaux métiers qui bouleversent en profondeur les équilibres sociogéographiques et politiques antérieurs dans le cadre d’un dualisme socio-territorial croissant, de la montée d’un chômage de masse et d’un sentiment d’exclusion, en particulier dans les catégories populaires.
7C’est dans ce contexte général que la géographie économique et industrielle connaît à partir des années 1980 une progressive révolution scientifique et épistémologique avec un renouvellement considérable de ses thématiques, concepts et méthodologies [Fischer 1994, Mérenne-Schoumaker 1991].
8Les analyses de branches sectorielles mettent de plus en plus l’accent sur des logique de système combinant structures, fonctions, organisations internes, interrelations et flux [Fache 2006] débouchant ainsi sur le concept de système industriel comme en témoignent de nombreux travaux publiés entre 1979 et 2005 (G. Di Méo, P. Pilinski, J. Donze, D. Paris, S. Montagné-Villette, M. Vanier, S. Daviet, J. Fache, H Bakis, J.-M. Zuliani…).
9Les interrelations et interactions entre géographie industrielle et économique et développement régional et urbain sont, elles aussi, largement renouvelées durant cette période en révisant le fait régional d’un côté, en insistant sur le rôle fondamental des villes dans l’organisation de l’architecture productive de l’autre. Les interactions entre dynamiques territoriales et innovation(s) font l’objet de nouveaux questionnements (districts industriels, systèmes productifs localisés, clusters, diffusion/rétention/polarisation) avec les travaux de J. Fache, L. Carroué [Carroué 1993], M. Delapierre, C. Milelli, P. Aydalot, C. Lacour, G. Becattini, C. Courlet, D. Maillat, B. Pecqueur ou P. Veltz [Veltz 1994, 1996].
10Enfin, l’internationalisation des firmes et la mondialisation des économies et systèmes productifs sont aussi l’objet de nouveaux travaux de la part d’A. Fischer (industrialisation contemporaine des Pays-Bas en 1978), de J. Malézieux (centres sidérurgiques de la Mer du Nord en 1979), de J. Lieutaud, J.-M. Holz, I. Géneau de Lamarlière, D. Rivière, F. Bost, D. Kholer, L. Carroué, S. Daviet, J. Fache, P. Beckouche, J.-M. Zuliani. C. Manzagol, B. Mérenne-Schoumaker, C. Vandermotten ou A. Scott.
11Il convient enfin de souligner que ce processus de rénovation se poursuit dans la décennie 2000 à travers soit des travaux généraux [Géneau De Lamarlière 2000], soit des approches sectorielles ou fonctionnelles renouvelées [Fache 2002, Daviet 2005, Dablanc & Frémont 2015].
12Au plan épistémologique, les travaux de l’équipe GSP (Géographie du Système Productif) du Laboratoire Strates ont pour toile de fond dans la décennie 1980-1990 une géographie universitaire traversée par une grande effervescence scientifique et intellectuelle.
13Au sein de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, on assiste à un large processus de renouvellement scientifique au croisement des activités de plusieurs autres laboratoires et équipes de recherche. Premièrement, en géographie industrielle, le Centre de Recherche sur l’Industrie et l’Aménagement (CRIA), dirigé par André Fischer et Jacques Malézieux et issu d’un laboratoire fondé par Jacqueline Beaujeu-Garnier, est une importante pépinière de jeunes chercheurs, il met l’accent sur l’aménagement des territoires et les changements immobiliers et urbains consécutifs aux mutations de l’industrie et de l’économie. Deuxièmement, en géographie sociale, le laboratoire Strates, fondé par Michel Rochefort, dispose aussi d’une importante équipe de géographie sociale (Yvan Chauviré, Catherine Rhein, Michèle Guillon…). Enfin, troisièmement, en géographie urbaine, Thérèse Saint-Julien et Denise Pumain, avec le laboratoire Géocités/PARIS (Nadine Cattan, Céline Rozenblat…) apportent une contribution majeure à la construction d’une théorie géographique de la croissance urbaine, du fait urbain et de l’organisation de l’espace par les villes.
14Cette effervescence intellectuelle est aussi portée à l’échelle nationale par la création du GIP (Groupement d’Intérêt Public) Reclus fondé à l’initiative du géographe Roger Brunet en 1984, grâce en particulier aux appuis trouvés auprès du Président François Mitterrand. Roger Brunet va alors publier des travaux novateurs et fondamentaux (Atlas de France, Géographie universelle) en mobilisant de nombreux géographes. Pour finir, et de manière emblématique, rappelons aussi la création par Christian Pierret, alors jeune élu socialiste, et une petite équipe de géographes du Festival International de Géographie (FIG) de Saint-Dié-des-Vosges dont le premier festival de 1990 porte sur les « découpages du monde ».
15C’est dans ce contexte général que l’équipe Géographie du Système Productif - GSP du Laboratoire Strates de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne - pilotée par Félix Damette et Jacques Scheibling et comprenant, en particulier, des chercheurs comme Jeannine Cohen, Nicolas Pluet, Pierre Beckouche et, en partie, Laurent Carroué qui travaille aussi au laboratoire CRIA dirigé par A. Fischer et J. Malérieux - va progressivement élaborer dans la décennie 1980-1990 le concept de système productif.
16Au départ, ces travaux de recherche sont très liés à une approche de géographie sociale puisqu’ils sont centrés sur la géographie de l’emploi et des qualifications et le partage géographique du travail [Beckouche & Damette 1993] en mobilisant l’Enquête Structure des Emplois (ESE) de l’INSEE.
17De l’étude initiale du rapport industrie/territoires, la problématique du GSP-Strates s’élargit progressivement à l’ensemble des secteurs et fonctions (services, formation, recherche-développement...) concourant à la production, qui est alors définie dans un sens très large jusqu’à aboutir à la formulation du concept de système productif. L’objectif est de rompre avec une approche verticale en silos géographiques spécialisés, jusqu’ici très largement dominante, afin d’articuler dans une démarche systémique novatrice industrie/ économie/territoires/sociétés, en insistant en particulier sur le rôle des villes et de la hiérarchie urbaine dans l’organisation productive - et sa crise - de la France métropolitaine [Damette 1994]. Bénéficiant d’importants contrats de recherche des grands organismes publics (DATAR, Plan urbain…), cette équipe publie de nombreux travaux, dont certains font encore référence [Damette 1995]. Les études de branches réalisées remobilisent alors le concept de système productif aux échelles nationales sur des bases totalement nouvelles [Beckouche 1988, Carroué 1989]. Pour ma part, je vais ensuite progressivement chercher à élargir mes recherches aux échelles européennes [Carroué 1995], malgré toutes les difficultés méthodologiques rencontrées [Carroué 1999], avant de travailler par la suite plus spécifiquement sur la mondialisation [Carroué 2002] puis très récemment sur le rôle du système financier et bancaire dans les territoires [Carroué 2015] tout en continuant mes recherches sur les mutations des systèmes productifs [Carroué 2013].
18Le concept de système productif procède à un redécoupage méthodologique et conceptuel des données traditionnelles en définissant deux grandes fonctions de base - ou sphères - irrigant et structurant les territoires.
19Premièrement, la reproduction sociale et étatique assure l’entretien et le renouvellement de la force de travail en contribuant à la vie quotidienne, à la cohésion politique et sociale du pays et à l’efficacité des territoires à toutes les échelles. Elle est elle-même composée de trois sous-ensembles : la reproduction étatique (administrations publiques), la reproduction élargie (formation et enseignement) et la reproduction simple (santé, commerce de détail…). Peu discriminantes géographiquement, elles se moulent globalement sur la répartition de la population (densités, dynamiques démographiques, catégories socioprofessionnelles, pouvoir d’achat, dépenses et consommation…) (Tableau 1).
20Deuxièmement, la sphère de la production, ou sphère productive, concerne une très large partie des activités économiques participant - directement ou indirectement - au développement d’une économie moderne. Géographiquement discriminante, la sphère productive est elle-même composée de deux grands sous-secteurs. Primo, la sphère de la production matérielle réunit la production agricole, la production industrielle et le bâtiment travaux publics (BTP). En son sein, on distingue les fonctions concrètes (production directe de biens matériels) et les fonctions abstraites (administration/ gestion, conception/ recherche/ innovation, commercialisation). Selon le niveau de qualification (pourcentage d’ingénieurs, techniciens, cadres, ouvriers qualifiés et non qualifiés) et le rôle de l’innovation, l’industrie est elle-même subdivisée en trois grands ensembles : les industries techniciennes, les industries qualifiées et les industries déqualifiées. Deuxio, la sphère périproductive participe directement à l’accompagnement et au développement de la production du fait de ses fonctions d’intermédiation (services aux entreprises, services financiers, commerciaux et informatiques, commerce de gros, télécommunications, transports et logistiques…).
Tableau 1 – Les deux sphères d’activités du système productif
Sphère de la production ou productive
|
Sphère de la reproduction sociale
|
Sphère de la production matérielle avec fonctions concrètes et abstraites : agriculture, industrie, bâtiments travaux publics
Sphère des services périproductifs : services aux entreprises, banques et assurances, services de réseaux (transports, télécommunications, distribution d’eau et d’énergie)
|
Services non discriminants : commerce de détail, enseignement primaire et secondaire, équipements socio-éducatifs et sportifs
Services discriminants : enseignement supérieur, médias, administrations centrales, armées, musées…
|
Source : F. Damette et J. Scheibling, 1995
21Une fois ce cadre conceptuel général posé, il convient de clarifier les terminologies mobilisées en jouant sur les emboîtements d’échelles. L’articulation de ces différentes composantes définit, à l’échelle nationale et aux échelles des grandes régions (grand bassin parisien, grand sud-ouest, système rhône-alpin…), un système productif plus ou moins puissant, dynamique et efficient, aux échelles sub-régionales un tissu productif (aéronautique à Toulouse et dans sa grande région) et, enfin, aux échelles locales un potentiel productif.
22Au total, on peut donc aujourd’hui définir le système productif comme l’ensemble des facteurs et des acteurs concourant à la production, à la circulation et à la consommation de richesses. Dans ce cadre, le concept de système productif permet de réarticuler de manière efficiente économie (production, circulation et consommation de richesses, salaires et revenus…), société (démographie, formation, qualification, emplois et marchés du travail, mobilités…), jeux et stratégies d’acteurs (États, collectivités territoriales, firmes transnationales, PME, réseaux entrepreneuriaux…) et territoires (emboîtements d’échelles, systèmes urbains, métropolisation, polarisation/ spécialisations, concurrence et aménagements…). Il s’inscrit donc dans une démarche véritablement systémique qui transforme profondément l’analyse des dynamiques des territoires contemporains, en France mais aussi bien sûr dans le reste du monde (pays développés, pays émergents…).
23Le choix par les présidences des jurys des agrégations et du CAPES de mettre comme question de concours « La France. Mutations des systèmes productifs » témoigne de la volonté de donner une plus grande visibilité à ces nouveaux concepts, outils et démarches. La question est d’autant plus stratégique que les concepts de système productif et d’espaces productifs sont largement rentrés ces dernières années dans les programmes scolaires des collèges (classe de 3e : partie 2 : aménagement et développement du territoire/ « thème 1 : les espaces productifs ») et des lycées (classe de 1ère ES-L : « les dynamiques des espaces productifs dans la mondialisation »). Dans le cadre des concours, une nouvelle production éditoriale est apparue, renouvelant en partie les problématiques [Woessner 2013, Bost 2014, Baudelle & Fache 2015]. Mais, paradoxalement, on peut sans doute regretter que la dimension systémique et fonctionnelle y demeure encore bien limitée, témoignant ainsi en retour des difficultés rencontrées à bien diffuser et remobiliser ces innovations conceptuelles pourtant aujourd’hui largement utilisées par l’INSEE ou des chercheurs en économie spatiale comme Laurent Davezies (concepts de sphère présentielle, ou reproduction sociale, et sphère non-présentielle, ou activités économiques productives) [Davezies 2008, 2012].
24L’élaboration de ces outils, la multiplication des travaux de recherche universitaires et les nouvelles données produites par l’INSEE permettent aujourd’hui de disposer de nouvelles grilles d’analyse qui sont autant de pistes de recherche sur les mutations territoriales du système productif.
25L’ensemble de ces concepts et outils a été progressivement adopté par l’INSEE qui produit dorénavant des analyses thématiques ou régionales mobilisant ces démarches, outils et concepts.
26L’INSEE a ainsi défini en 2008 une grille de quinze grandes fonctions, en partie transversales, permettant de reclasser les emplois en complément des classifications traditionnelles par branches d’activités, par statut (travailleur indépendant / salarié, public / privé…) ou par qualifications (ingénieurs, cadres, techniciens, ouvriers, employés…) (Tableau 2) . Si ces grandes fonctions sont classiques, l’INSEE en a créé plusieurs. Ainsi, les « prestations intellectuelles » prennent en compte la dématérialisation et la complexification croissante du schéma productif en regroupant les fonctions d’expertise, aujourd’hui en plein développement (audit, conseil, analyse, expertise avec les informaticiens, avocats, notaires, architectes…) alors que la fonction « services de proximité » vise à mieux séparer et identifier les types de clientèles dont la géographie varie sensiblement.
Tableau 2 – Trente ans d’évolution fonctionnelle des emplois en 15 fonctions par l’INSEE en France métropolitaine (milliers et %)
Quinze fonctions
|
1982
|
1999
|
2011
|
Diff. 1982/2011
|
Diff.
en %
|
% 1982
|
%
2011
|
Emploi total
|
21 365,7
|
22 800,7
|
25 751,5
|
4 385,80
|
20,53
|
100
|
100
|
Sphère de la production
|
13 151,8
|
11 835,6
|
12 811,6
|
-340,20
|
-2,59
|
61,6
|
49,8
|
Agriculture
|
1 753,2
|
893,7
|
704,6
|
-1 048,60
|
-59,81
|
8,2
|
2,7
|
Fabrication
|
3 693,0
|
2 653,8
|
2 294,1
|
-1 398,90
|
-37,88
|
17,3
|
8,9
|
Bâtiment-Travaux Publics
|
1 827,9
|
1 366,9
|
1 676
|
-151,70
|
-8,30
|
8,6
|
6,5
|
Conception, Recherche
|
373,5
|
626
|
703,8
|
330,30
|
88,43
|
1,7
|
2,7
|
Prestations Intellectuelles
|
333,1
|
525,7
|
958,7
|
625,60
|
187,81
|
1,6
|
3,7
|
Gestion
|
2 730,4
|
2 880,1
|
3 427,0
|
696,60
|
25,51
|
12,8
|
13,3
|
Commerce inter-entreprises
|
573
|
861,1
|
971,3
|
398,30
|
69,51
|
2,7
|
3,8
|
Transports, Logistique
|
1 867,7
|
2 028,3
|
2 075,9
|
208,20
|
11,15
|
8,7
|
8,1
|
Sphère de la reproduction
|
8 213,9
|
10 964,4
|
12 939,1
|
4 725,20
|
57,53
|
38,4
|
50,2
|
Administration publique
|
1 426,3
|
2 012,7
|
2 299,8
|
873,50
|
61,24
|
6,7
|
8,9
|
Education, Formation
|
939,6
|
1 234,3
|
1 300,4
|
360,80
|
38,40
|
4,4
|
5,0
|
Santé, Action Sociale
|
1 054,1
|
1 703,8
|
2 340,3
|
1 286,20
|
122,02
|
4,9
|
9,1
|
Services de Proximité
|
1 443,1
|
2 127,3
|
2 611,7
|
1 168,60
|
80,98
|
6,8
|
10,1
|
Distribution
|
1 564,1
|
1 609,8
|
1 927,6
|
363,50
|
23,24
|
7,3
|
7,5
|
Entretien, Réparation
|
1 568,2
|
1 870,6
|
1 866,2
|
298,00
|
19,00
|
7,3
|
7,2
|
Culture, Loisirs
|
218,5
|
405,9
|
593,1
|
374,60
|
171,44
|
1
|
2,3
|
Source : INSEE 2015
27L’intérêt de cette grille est de permettre de bien identifier quatre grands blocs fonctionnels : la sphère de la reproduction publique, la sphère de la reproduction privée, la sphère de la production matérielle et, enfin, la sphère des fonctions abstraites de la production et les services périproductifs. Ces données sont disponibles par régions, départements, bassins d’emplois et communes, permettant ainsi des analyses très détaillées.
28En trois décennies, si l’emploi total augmente de + 20,5 %, le poids de la sphère de la production recule de 61,6 % à 49,8 % des emplois totaux au profit de la sphère de la reproduction qui crée 4,7 millions d’emplois et est dopée par les créations de postes dans la santé-action sociale, les services de proximité et les administrations publiques. La question posée, en particulier depuis la crise financière et économique ouverte en 2007, est bien de savoir jusqu’où cette dynamique est économiquement, socialement et politiquement viable : jusqu’où et comment dans un pays comme la France la sphère de la reproduction peut-elle s’hypertrophier face à une sphère de la production anémiée ? Dit autrement, jusqu’où peut-on consommer de la richesse sans la produire ? On retrouve là tous les grands débats actuels portant sur la dette et les dépenses publiques, le financement des retraites et de la sécurité sociale, la fiscalité et bien sûr leurs enjeux territoriaux (exclusion, polarisation, prélèvements, transferts…).
29L’autre grand bouleversement a trait aux profondes mutations de la sphère de la production. Son recul s’explique fondamentalement par la très forte érosion des emplois agricoles (- 60 %, soit moins 1 million) et de la fabrication concrète (- 38 %, - 1,4 millions de postes). La question de l’affaiblissement - en emplois et valeur ajoutée - de la fabrication renvoie à la question de la « désindustrialisation » du pays, la crise du système productif étant fondamentalement une crise de la fonction fabrication. Face à la pression et à la concurrence, la sphère de la production se spécialise de plus en plus dans quelques branches (aéronautique, armement, pharmacie, luxe…) au prix cependant de l’abandon de pans industriels entiers. À l’opposé, les fonctions de gestion des entreprises (+ 25 %), les prestations intellectuelles (+ 187 %), la conception-recherche (+ 88 %), le commerce inter-entreprises (+ 70 %) et, dans une moindre mesure, la logistique (+ 11 %) sont en hausse du fait de la mondialisation des firmes et des marchés. Cette logique porte en germe le risque d’une forte désarticulation des cohérences du système productif entre conception/innovation et production matérielle, d’une perte croissante d’autonomie stratégique et d’une fragilisation des bases économiques (forts déséquilibres financiers et commerciaux), sociales (explosion d’un chômage structurel de masse et des logiques d’exclusion) et productives (faiblesse de la recherche en entreprises…). La France connaît donc un profond bouleversement de son schéma productif qui transforme en profondeur les territoires des fonctions productives dans le cadre d’une insertion croissante dans la mondialisation et l’intégration européenne. À cet égard, les différences de trajectoires des systèmes productifs français et allemands sont tout à fait éclairantes. Ce sont ces tensions et contradictions structurelles qui sont au cœur de la recomposition des dynamiques territoriales du système productif.
30Paradoxalement, alors que le système productif français est économiquement de plus en plus concentré et largement dominé par quelques centaines de firmes de plus en plus internationalisées (industrie, grande distribution, banques…), les stratégies de celles-ci et leurs impacts directs sur les territoires et sociétés demeurent largement sous-étudiés par les géographes alors que les thématiques du développement local ou endogène font florès. Cet état de fait est d’autant plus dommageable que les dynamiques territoriales de ces acteurs reposent sur une forte hiérarchisation des activités, fonctions, qualifications et groupes sociaux dans l’espace, et ce à toutes les échelles, et sur de fortes stratégies d’évitement à la fois sectorielles, sociales et fonctionnelles. Ainsi, seulement 17 des 304 zones d’emplois du pays, soit 5,5 % d’entre elles, polarisent plus de 58 % des cadres du secteur privé contre seulement 34 % de la population totale et 44 % de l’emploi total du secteur privé. Les cartes ci-après de la géographie des qualifications, des cadres des fonctions métropolitaines - qui témoignent de l’organisation des pouvoirs de commandement - ou des salariés des activités bancaires et financières sont à cet égard éclairantes des déséquilibres que connaît le pays (Fig. 1, 2 et 3).
Figure 1 – La France des qualifications
Source : L. Carroué, La France : les mutations des systèmes productifs, Paris, Armand Colin, 2013
Figure 2 – Géographie des cadres des fonctions métropolitaines
Source : L. Carroué, La France : les mutations des systèmes productifs, Paris, Armand Colin, 2013
Figure 3 – La géographie des salariés de la finance
Source : L. Carroué, La France : les mutations des systèmes productifs, Paris, Armand Colin, 2013
31Dans ce contexte, la ville et l’urbain – qui sont au cœur de l’organisation productive, sociale et politique du pays - et la hiérarchie urbaine sont profondément marqués par le processus de métropolisation, qui peut être défini comme le processus de polarisation croissante des facteurs productifs et de la reproduction les plus rares et les plus stratégiques dans le haut de la hiérarchie urbaine. Si le processus de métropolisation est aujourd’hui un phénomène général dans le monde, il prend en France un caractère particulièrement marqué ces trente dernières années. En effet, il permet de résoudre, au moins partiellement, les contradictions accumulées par un système de croissance particulièrement fragmentaire et relativement extensif (faiblesse de l’investissement productif et de l’effort d’innovation des entreprises privées, goulets d’étranglement dans la formation initiale et continue, déficit en ingénieurs et cadres hautement qualifiés…). Un développement efficient du système productif français passe donc par une refondation de son modèle métropolitain. Comme le souligne toujours L. Davezies dans ses travaux, il convient à la fois de développer le caractère productif des territoires résidentiels et d’opérer une résidentialisation des territoires productifs.
32En conclusion, la géographie économique et industrielle a connu en quelques décennies une véritable révolution conceptuelle et méthodologique. Dans ce processus de refondation, le développement du concept de système productif représente une réelle innovation conceptuelle en permettant de réarticuler de manière opératoire économie, société et territoires. Par sa dimension systémique, son approche fonctionnelle novatrice est à la fois un nouvel outil de connaissance et d’analyse des dynamiques territoriales à toutes les échelles et tout autant un levier potentiel de conception de nouvelles politiques publiques et d’aménagement des territoires pour préparer la France à affronter les défis de demain.