1Le tango, genre musical et danse créés à la fin du XIXe siècle [Denigot & al. 2015] est l’objet de politiques culturelles, patrimoniales et touristiques nationales et locales depuis le début du XXIe siècle, alors que la pratique a connu un déclin important depuis les années 1970 en Argentine et Uruguay. L’étude du tango, dans deux villes-capitales sud-américaines, est une façon de questionner les mutations des politiques patrimoniales et culturelles, marquées par le tournant immatériel du patrimoine et ses effets sur les conceptions du tourisme [Cominelli & al. 2020]. C’est aussi interroger la fabrique des identités par le patrimoine, sur des bases nationales mais aussi désormais transnationales, tant les échelles de signification du patrimoine se sont pluralisées, désignant des entités et collectifs en-deçà ou au-delà des nations (patrimoines de territoires particuliers, de peuples autochtones, de communautés transnationales), remettant en question l’idée d’un « patrimoine national monoculturel » [Harrison 2013]. Les lieux du tango sont transformés par le tourisme, s’inscrivent dans des circulations transnationales, qui percent les frontières dans lesquelles se déploient des récits et identités forgés à partir du tango. Ainsi une géographie du tango, partant de Buenos Aires et Montevideo, interroge les identités et identifications territorialisées, la géographie du patrimoine et des pratiques culturelles et touristiques, et les effets des circulations sur les lieux et les pratiques.
2Cette communication s’appuie sur des enquêtes menées par un groupe de recherches composé de Linda Boukhris, Elsa Broclain, Francesca Cominelli, Sébastien Jacquot et Elodie Salin, au sein de l’ANR Patrimondi, dirigée par Maria Gravari-Barbas. L’enjeu général est d’envisager la façon dont les circulations produisent des patrimoines [Gravari-Barbas 2018], hypothèse renversante dans la mesure où penser le patrimoine est habituellement pensé comme facteur d’ancrage et de fabrique d’identités localisées. Ces circulations sont celles des touristes, mais aussi des capitaux, modèles, façons de faire touristiques, et donc circulent également les praticiens et acteurs de façon large. Autrement dit, les patrimoines sont à la fois produits, transformés, reconfigurés par le tourisme. Une telle conception implique de penser les liens entre patrimoine et tourisme au-delà du paradigme des effets ou impacts, des thématiques du développement touristique ou de l’« overtourisme » ou surtourisme, bref de penser le tourisme en amont et pas seulement en aval de la patrimonialisation [Lazarotti 2011].
3Or le tango se prête de façon multiple à l’étude des circulations. Suivant les récits plus ou moins mythifiés de sa genèse [Ferrer 1960, Salas 1989], le tango est présenté comme né dans les bas-fonds de Buenos Aires, marqué par l’arrivée de nombreux migrants européens, au croisement de diverses cultures musicales européennes, américaines et africaines [Caceres 2013]. Il arrive en Europe dans les années 1910, notamment à Paris, provoquant une « tangomania » [Cooper 1995], qui consacre par ricochet le tango en Argentine parmi les élites argentines. Ces circulations du tango concernent aussi son renouveau dans les années 1980, avec le succès des spectacles de tango en Europe et Amérique du Nord, et l’engouement renoué, qui en retour a des répercussions sur les mondes du tango à Buenos Aires. Ainsi, l’histoire du tango est souvent une histoire globale, faite de migrations et circulations des musiciens, praticiens, partitions, instruments (le bandonéon), etc. Cette géohistoire pose la question de l’Amérique Latine dans le monde, de son influence et de la diffusion de ses productions culturelles. Reprenant l’opposition circulation / ancrage [Debarbieux & al. 2008], nous examinons donc les géographies du tango, à partir de leurs foyers d’origine et de référence, Buenos Aires et Montevideo.
4Le « patrimoine immatériel » est une notion forgée à la fin du XXe siècle et entérinée par la Convention de 2003 « pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », faisant suite aux difficultés à construire un régime de protection à partir des notions de « culture » ou « folklore » [Smith & Akagawa 2009], trop imprécises. Cette notion provoque aussi un dédoublement de l’ordre patrimonial international, entre les biens, naturels ou culturels, protégés par la Convention de 1972, et les éléments relevant de la Convention de 2003. Le patrimoine immatériel y est défini comme « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel ».
5La notion de reconnaissance est ainsi clef : le patrimoine immatériel est d’abord vécu et reconnu par ses praticiens et ceux et celles qui s’y identifient, qui font « communauté ». Toutefois, ce sont les États qui ratifient la Convention de 2003 et sont responsables de l’identification des éléments du patrimoine immatériel sur leur territoire. La tentation est alors de faire coïncider communauté et nation, à l’instar du repas gastronomique des Français [Csergo 2016]. Les pays d’Amérique centrale et du Sud sont engagés dans les politiques d’identification du Patrimoine culturel immatériel (PCI), avec 90 éléments inscrits sur les Listes du patrimoine immatériel en 2022, soit 12,7 % du total (à l’inverse, certains pays comme le Canada ou les États-Unis n’ont pas ratifié cette Convention).
6Par le titre choisi ou les justifications apportées dans les dossiers de candidature, les éléments inscrits peuvent refléter la communauté nationale toute entière ou désigner des collectifs plus spécifiques, sur des bases territoriales ou de peuples spécifiques, voire mettre en scène une forme de mondialité via des candidatures portées par plusieurs États [Debarbieux & Hertz 2020]. Ainsi est rapportée à la nation « La musique et la danse du merengue en République dominicaine », tandis que la communauté correspondant au « système traditionnel des juges de l’eau de Corongo » sont les 2500 habitants du district de Corongo.
7L’inscription du tango sur la Liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2009, sur proposition conjointe de l’Argentine et de l’Uruguay (après un premier dossier déposé par l’Argentine seulement en 2000), suit une double logique de territorialisation. Le tango est défini sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO comme une pratique multidimensionnelle impliquant différentes « formes d’expression » telles que la danse, la musique, la poésie, et dont la communauté « rassemble » des musiciens, danseurs, chorégraphes, compositeurs, paroliers, professeurs : amateurs et professionnels ». Or cette communauté est implicitement ramenée aux contours de la nation. En effet, le sous-titre de l’élément sur le site de l’UNESCO est « la tradition argentine et uruguayenne du tango ».
8Toutefois, le dossier d’inscription redimensionne les contours géographiques de l’élément inscrit aux deux villes de Buenos Aires et Montevideo, à la fois pour des raisons historiques (« Le Tango est né comme une manifestation culturelle dans les secteurs les moins favorisés de la région du Río de la Plata ») et identitaires (« même si le Tango est connu dans le monde (...), il demeure l’un des symboles culturels le plus en vue, ainsi que marque identitaire des habitants des deux rives du Río de la Plata »). Le double ancrage territorial et scalaire vise alors à assurer la prééminence du tango dans son bassin d’origine, face à une pratique globalisée. Le dossier de candidature d’ailleurs invite à se méfier des formes prises par le tango en Europe. Toutefois, ce tango n’est pas investi de façon homogène sur les deux rives du Rio de la Plata.
9Cette inscription à l’UNESCO en 2009 est le résultat de politiques de patrimonialisation et valorisation sur le temps long en Argentine. En effet, le tango est présenté comme un élément clef de l’identité de Buenos Aires voire de l’Argentine. Ainsi, en 1977, sur proposition du directeur musical Ben Molar dès 1965, le 11 décembre est décrété jour national du tango, commémorant la date de naissance de l’acteur et chanteur Carlos Gardel (né en 1890) et du compositeur et chef d’orchestre Julio de Caro (né en 1889). En 1990, par le décret 1235 du pouvoir exécutif national, est créée l’Académie nationale du tango pour la sauvegarde du tango, à l’initiative du poète et historien du tango Horacio Ferrer. Il s’agit de la 16e Académie nationale argentine. Le décret constitutif justifie cette création par l’importance du tango dans le rayonnement argentin dans le monde. En 1996, une loi nationale définit le tango comme partie intégrante du patrimoine de la nation, puis en 1998 le tango est reconnu par la municipalité comme patrimoine à l’échelle de la Ville, qui institue la même année le Festival de Tango. Un musée du tango est créé en 2000, au sein de l’Académie du tango, grâce à l’acquisition du Palacio Carlos Gardel dans l’hypercentre de la ville, profitant d’un financement national exceptionnel. Enfin, le mondial du tango est créé en 2003, marquant une stratégie d’événementialisation par la culture. Les stratégies commémoratives et de valorisation s’appuient ainsi sur les diverses facettes du tango : musique, poésie et danse.
10Ces politiques de reconnaissance des années 2000 ont en vue la promotion touristique de la ville [Almirón & al. 2011]. Le tango est devenu un marqueur touristique fort de Buenos Aires, afin de développer le tourisme international [Morel 2009]. Le tango est mobilisé par le marketing territorial, au niveau national et municipal. Cette stratégie est justifiée par les acteurs locaux par la dimension globale du tango et la nécessité de resignifier son origine locale. À partir de 2009 le tango devient alors incorporé à des stratégies de marques territoriales [Broclain 2012]. Des troupes de danseurs de tango sont invités à des salons touristiques en Europe, au Brésil ou au Moyen-Orient. Un autre signe de ce couplage patrimoine – tourisme est le changement de saison du mondial du tango, qui avait lieu en mars, et a été déplacé à l’été européen, fusionnant avec le Festival de Tango, devenant Tango BA, façon de marquer davantage encore le lien consubstantiel entre le tango et la ville.
11Montevideo, autre ville de l’inscription du tango sur la liste représentative du PCI, se situe à environ 200 km à vol d’oiseau de Buenos Aires, séparé par le rio de la Plata (l’estuaire des rios Paraná et Uruguay). Au-delà de l’effet taille (1,3 million d’habitants pour le département et presque 2 millions pour l’aire métropolitaine, contre 3 millions pour Buenos Aires ville et environ 15 millions pour le Gran Buenos Aires – aire métropolitaine), Montevideo apparaît de façon moins évidente comme ville tango. Les praticiens du tango uruguayens se rencontrent plus facilement à Buenos Aires, les horizons sont plus limités à Montevideo, le tango étant fortement concurrencé par le candombe (inscrit PCI la même année en 2009) ou le carnaval (auquel est consacré un grand musée municipal au sein de la ville).
12L’inscription UNESCO du tango apparaît alors pour les acteurs publics et certains acteurs privés et associatifs uruguayens comme une opportunité culturelle et touristique, donnant lieu à des projets patrimoniaux et touristiques, qui mettent aussi en avant le lien entre tango et nation. Dès 2010, le tango est inscrit à l’inventaire patrimonial national (avec le candombe et la murga), puis en 2013 est institué le Jour national du tango uruguayen.
13Or ce lien entre tango et Uruguay se construit sous le double signe de l’ancestralité et de la différence, notamment autour de Carlos Gardel et du compositeur Gerardo Matos Rodriguez. Montevideo met en avant l’origine uruguayenne de Carlos Gardel (qui reste un point débattu entre Argentine, France et Uruguay, le musée Carlos Gardel dans la province de Tacuarembó au nord de Montevideo prétendant apporter la preuve de la naissance du chanteur dans le pays). Une statue de Gardel a été inaugurée en 2015 sur l’avenue principale de la ville, à la terrasse d’un café.
14De façon moins contestable est l’origine uruguayenne de l’air de tango le plus connu au monde, la Cumparsita, dont les premières notes fonctionnent comme hymne global du tango, repris internationalement. Composé à Montevideo par Gerardo Matos Rodriguez, le morceau est érigé en étendard national du tango, déclaré en 1998 « hymne culturel et populaire de la République d’Uruguay ». En 2017, pour le centenaire de sa composition est fondé le musée de la Cumparsita, dans le palais Salvo, inauguré en 1928 à l’emplacement de l’ancienne Confiteria (salon de thé) la Giralda, où ce morceau a été joué pour la première fois. Ce palais occupe une position centrale, en jonction du centre historique et de l’extension XXe siècle de la ville. Le musée, créé par un privé, rassemble tout un ensemble d’objets ayant appartenu au compositeur.
15Au-delà des deux icônes Gardel et La Cumparsita, les discours uruguayens sur le tango mettent aussi en avant une différence musicale [Werosch & Veneziani 2018], par la forte présence des guitares dans la musique, quasiment absentes du tango à Buenos Aires. Cette présence des guitares est une façon de rappeler l’ancestralité du tango uruguayen, par la figure des payadores, musiciens issus du milieu rural, improvisant des chants à la guitare souvent mentionnés comme précurseurs du tango.
16Le tango est une façon de se définir, y compris comparativement, entre Argentine et Uruguay, par cette concurrence pour Gardel, ou cette quête uruguayenne d’une ancestralité du tango. Au-delà de ces enjeux identitaires, le tango est une ressource économique, une ressource majeure de devises par l’exportation indirecte, via l’attractivité touristique. La formule polémique de Mauricio Macri en 2010, alors chef du gouvernement de Buenos Aires, et futur président de la République d’Argentine, « El tango es la soja porteña », comparant le tango à une denrée agricole d’exportation, illustre bien les attentes et polémiques des usages marchands d’une ressource culturelle.
17Le tourisme devient un élément marquant et structurant du tango à Buenos Aires, et une composante explicite de la globalisation de la capitale, à la différence de Montevideo. L’imagerie touristique renforce le lien entre le tango et Buenos Aires. Les guides touristiques font du tango l’emblème de l’Argentine ou de Buenos Aires, reprenant des stéréotypes anciens du tango qui ne correspondent pas aux évolutions en cours, mettant en avant un tango hétéronormé, avec des rôles genrés fortement marqués [Cominelli, Jacquot & Salin 2020]. Toutefois, ce développement touristique est pluriel et juxtapose des formes de valorisation différentes, voire antinomiques du point de vue des praticiens.
18Les politiques de promotion et d’événementialisation du tango semblent fonctionner : un tourisme tango se met en place, spécifique ou composante de la visite de Buenos Aires ou de l’Argentine. Le Mondial du tango constitue bien un élément de l’attractivité. Des tours opérateurs vendent des billets pour TangoBA. De nombreux touristes étrangers participent au Mondial, comme spectateurs ou participants, venant d’Argentine, du Chili, du Brésil, mais aussi des États-Unis ou d’Europe.
19Dans les enquêtes statistiques menées par les acteurs du tourisme de Buenos Aires, le tango apparaît aussi comme une activité diffuse. Ainsi en 2015, à partir de quatre portes d’entrées majeures (les deux aéroports de Buenos Aires, le port de Buenos Aires, l’aéroport de Cordoba), 21,8 % des visiteurs de toute provenance mentionnent comme motif de leur venue des « activités liées au tango », et ce taux atteint 38 % pour les Brésiliens, contre 18 % des Européens. Le tango est aussi la troisième réponse la plus fréquente après les activités culturelles en ville (60,2 %) et les expériences gastronomiques et œnologiques (44 %). Bref le tango n’est pas une activité marginale mais bien un des marqueurs de l’imaginaire mais aussi des pratiques des visiteurs de Buenos Aires.
20Toutefois ce tourisme est pluriel et dédoublé. Deux types de lieux dans la ville évoquent le tango à Buenos Aires : les cabarets tango et les milongas. Les cabarets tango ou tanguerias sont des lieux de spectacle dédiés au tango. En 2017, il en existe 15 dans la ville. Une troupe de danseurs, souvent associée à un orchestre et un chanteur et une chanteuse, y présentent un spectacle, souvent durant un repas, à la façon des cabarets parisiens. Les spectacles sont construits sur l’imaginaire et le répertoire du tango : les danseurs sont costumés, la musique est composée des classiques du tango argentin (la Cumparsita, une chanson de Gardel, des tangos de l’âge d’or, un tango de Piazzolla). Le tango qui y est présenté est spectaculaire, esthétisé, présentant un tango chorégraphié, acrobatique. L’imaginaire sexué du tango y apparaît, ainsi qu’une conception stéréotypée de l’histoire du tango (les chorégraphies reprennent l’histoire du tango des bas-fonds, l’association à la prostitution, le tango Belle Époque à Paris, etc.). Les spectateurs sont généralement des touristes non praticiens du tango, souvent en voyage d’affaires. Ces lieux accueillent chaque soir plusieurs centaines de spectateurs dans les plus importants, essentiellement des touristes, notamment des Brésiliens. Les tickets sont vendus par des agences qui organisent le transport des visiteurs depuis leur hôtel. Les praticiens du tango en voyage à Buenos Aires ne se rendent généralement pas dans des cabarets-tango, qu’ils estiment « pour les touristes ».
21À l’inverse, les milongas sont des lieux et moments de bal tango ouverts aux danseurs amateurs, sur une piste partagée. Ce ne sont pas des lieux de spectacle mais de pratique, ouvert quelle que soit la provenance, à condition de savoir danser. Les milongas existent dans le monde entier (en France il en existe plus de 200 selon un inventaire conduit en 2019) mais celles de Buenos Aires sont particulièrement réputées, supposées être des lieux d’excellence, les noms des principales sont connus des praticiens du monde entier. Ils sont fréquentés par des danseurs qui ont souvent un abonnement, mais aussi par des touristes qui composent une part importante de leur public et revenus. Ces milongas sont codifiées : il faut savoir danser, avoir un certain niveau. Dans ce cas de figure, les touristes sont en fait des praticiens du tango. Ces lieux sont censés être dépositaires de l’identité du tango. Les deux inventaires liés à l’inscription PCI ont porté sur les milongas à Buenos Aires. Ils sont organisés par un milonguero, un référent du tango, qui lui donne ses caractéristiques : type de musique, ambiance générale, rapport à la tradition ...
22Ainsi cette dualité des lieux du tango évoque deux modèles de développement : entre tourisme destiné à des visiteurs non praticiens dans les casas de tango et tourisme basé sur les praticiens du monde entier qui font la tournée des milongas. Il existe quelques scènes permettant des transitions, par exemple la Maldita, milonga en centre touristique, qui propose souvent l’initiation au tango auprès de touristes internationaux, avant de proposer des concerts de tango durant lesquels les touristes s’exercent à danser. Ce dédoublement du tourisme lié au tango se retrouve dans ses géographies. Les tanguerias sont regroupées dans quelques secteurs, en position centrale ou péricentrale principalement. Des bus cherchent les touristes à leurs hôtels et les y redéposent (compris dans le prix du ticket). Les milongas sont davantage disséminées dans la ville, jusqu’aux quartiers plus périphériques, même si la dimension touristique plus ou moins affirmée dépend aussi de leur localisation.
23Cette association au tourisme est moins marquée à Montevideo, du fait du niveau plus réduit du tourisme international, mais aussi d’une communauté tango locale plus limitée. Quelques produits touristiques ont été créés : des « tango shows » sont organisés directement sur les navires des croisiéristes dans le port de Montevideo, de façon artisanale, mettant en avant une différence uruguayenne, tandis qu’il existe un cabaret tango dans le centre de la ville. Mais c’est bien Buenos Aires qui attire l’essentiel du tourisme tango.
24Une expression revient souvent dans les entretiens menés avec les praticiens venus du monde entier à Buenos Aires : la capitale argentine est « la Mecque du tango », expression consacrée pour signifier aussi la nécessité du pèlerinage, se rendre régulièrement dans la ville pour y fréquenter les milongas dont les noms résonnent dans les associations et clubs de tango de par le monde : Catedral Club, la Viruta, Lo de Celia, Salon Canning, etc. En même temps, ce terme (Mecque) dit que se joue plus qu’une centralité touristique. Les touristes des milongas sont des praticiens, passionnés de tango, souvent membres d’association tango dans leur pays, pour lesquels le voyage à Buenos Aires est souvent motivé par la possibilité de vivre tango : ils suivent des cours en journée (particuliers), puis enchaînent avec plusieurs milongas, et louent des chambres dans des pensions ou hôtels spécialisés tango. Cette passion tango donne lieu à des activités parallèles : hébergements spécialisés, écoles de tango (avec cours collectifs pour les débutants et cours particuliers), magasins de produits tango (chaussures). Des orchestres-écoles accueillent quelques musiciens étrangers en long séjour.
25La pluralité des activités, fonctionnant en réseau, peut ainsi être analysée comme écosystème tango, car elles se complètent mutuellement, et encouragent les visiteurs praticiens à allonger leur séjour ou à revenir pour parfaire leur technique ou vivre intensément au rythme du tango (beaucoup de ces visiteurs nous racontent leur frénésie à parcourir les milongas de la ville, jusqu’à la fermeture). La ville de Buenos Aires a aussi analysé ce secteur comme « industrie créative », regroupant de nombreuses activités musicales, touristiques, culturelles, artisanales (réparation d’instruments), et justifiant un soutien spécifique (en 2018 un mécanisme de soutien financier aux milongas a été mis en place pour la ville de Buenos Aires).
26Ainsi, le tango peut être analysé avec les termes de la géographie économique. Toutefois, il ne constitue pas un district ou cluster localisé. Sa géographie est plus éclatée, en archipel voire faite de quartiers juxtaposés. Au-delà de l’opposition cabarets / milongas, des spécialisations territoriales se dessinent [Boukhris, Cominelli, Jacquot & Salin 2018]. Quelques quartiers sont davantage thématisés comme quartier ou centralités tango. Tout d’abord, San Telmo, quartier hypercentral correspondant au centre historique, est un quartier mélangé, dans lequel se croisent différents types de visiteurs tango, avec des cabarets, des milongas fréquentés par des touristes de différents niveaux, une milonga en plein air informelle et militante, mais aussi des hôtels tango, des espaces de cours, et des magasins de chaussures. Centralité touristique et centralité tango se recoupent à San Telmo.
27D’autres centralités tango sont davantage excentrées. Ainsi Boca est un quartier supposé lié à l’histoire populaire du tango, depuis les conventillos (logements collectifs populaires), thématisé autour de la rue Caminito. Plusieurs chansons emblématiques du tango évoquent ses espaces, notamment Caminito chanté par Gardel. Quelques cabarets tango se trouvent à proximité. De jour, le carrefour est marqué par une thématisation tango, avec de la musique, des démonstrations dans la rue par des danseurs informels, mais destinés aux visiteurs non tango, délaissés par les amateurs de tango. Il s’agit d’un district touristique, au sein d’un quartier populaire, déserté par les visiteurs à la nuit tombée. À proximité de ce district touristique a été inauguré en 2012 l’Usina del Arte, à partir de la réhabilitation d’une usine de production d’électricité inaugurée en 1916, devenu un lieu dédié aux activités culturelles, notamment lors du mondial du tango. Le quartier d’Abasto résulte d’une volonté d’aménagement culturel par les pouvoirs publics. Quartier d’enfance de Gardel, lieu de différents cabarets tango, il est transformé en Barrio Noble, par une politique culturelle et commémorative, avec l’inauguration de la maison-musée en 2003 dédiée au chanteur (exposant des objets personnels mais aussi des documents d’époque), une esthétisation des abords avec la réalisation de fresques en mémoire de Gardel sur les façades de maisons à proximité (son portrait, ou des partitions et paroles de ces chansons). En 2014 à proximité est inaugurée le Paseo del Tango dans la rue Pasaje Carlos Gardel, promenade commémorant les artistes majeurs du tango argentin (diverses plaques, monument à Gardel, statues de Goyeneche, Aníbal Troilo, Tita Merello, Alberto Castillo, Piazzolla puis en 2017 Osvaldo Pugliese et Mariano Mores).
28D’autres quartiers sont thématisés en lien avec le tango, tel que dessiné par la stratégie touristique de la ville en 2011 [Buenos Aires Ciudad 2011], pas vraiment suivi d’effet, mais montrant bien cette idée d’une polycentralité ou plutôt diffusion du tango dans la ville. Ainsi la géographie du tango ne se réduit pas à un centre, ou une centralité touristique unique, mais correspond aussi à la géographie du tourisme à Buenos Aires.
29Toutefois, cette géographie du tango réduite à l’échelle de la ville est trompeuse : les circulations depuis et vers Buenos Aires (et dans une moindre mesure Montevideo) transforment aussi le tango, tant localement que globalement.
30L’opposition classique locaux / touristes n’est pas adéquate pour évoquer les mondes du tango ; les praticiens du tango en séjour touristique à Buenos Aires afin d’y vivre le tango se distinguent de l’appellation « touriste ». Quelles sont alors les limites de la communauté tango de Buenos Aires ou Montevideo et comment le tourisme contribue-t’il à redéfinir cette communauté ?
31Contrairement au patrimoine « classique », le Patrimoine immatériel nécessite la reconnaissance par une « communauté » (terme utilisé dans la Convention de 2003). Autrement dit, la patrimonialisation immatérielle est la reconnaissance d’une reconnaissance. En même temps qu’un patrimoine est définie une communauté, qui donne son assentiment mais est aussi responsable de la « recréation permanente » de ce patrimoine (selon l’expression utilisée dans la Convention de 2003). La patrimonialisation ne peut être un processus exogène au phénomène social patrimonialisé, mais n’a de sens que si l’élément est lui-même vécu comme patrimoine et fait l’objet explicite de mesures de sauvegarde par les membres de la communauté. Or dans le cas du tango, le dossier de candidature du tango reste évasif sur le périmètre de la communauté tango. Le tango est défini comme danse, pratique musicale et poésie, et la communauté tango inclut tout un ensemble de rôles associé à ces pratiques (danseurs, musiciens, poètes, professeurs, etc) [UNESCO 2009].
32Or la valorisation touristique juxtapose deux types de lieux, les cabarets et les milongas : sont-ils intégrés à une même communauté ? Même au sein des milongas, selon le rapport à la tradition, aux règles de genre (certaines milongas restent marquées par une répartition genrée des rôles, dans d’autres ce n’est plus nécessairement l’homme qui conduit la danse et la femme qui est conduite, et les couples sur la piste peuvent être du même genre), le style vestimentaire, la façon de danser, les choix d’une milonga ne sont pas anodins et traduisent des visions différentes du tango. Le rapport musicien / danseur est également discuté [Apprill 2016] : si auparavant les milongas étaient musicalisées par des groupes de musiciens en formation orchestre, les vinyles et aujourd’hui la musique en format digital ont rendu obsolète la présence des musiciens, remplacés souvent par des DJ. Ces questions restent ouvertes, mais des conflits ou initiatives communes donnent à voir une ou plusieurs communautés tango.
33Que les frontières de ce qui fait communauté soient débattues est illustré par certains conflits ou critiques. Les milongueros ne se sentent pas appartenir au même monde que les cabarets. Les deux inventaires conduits en lien avec l’inscription UNESCO portent sur les milongas de Buenos Aires. Les organisateurs de milongas ont l’impression que les politiques publiques favorisent les grands événements, à dimension touristique, comme Tango BA Festival y Mundial, et ne reconnaissent pas leur apport à la pratique. Ils s’organisent en association et opèrent un lobbying à partir de 2016 pour obtenir des aides, afin de maintenir les milongas. À l’inverse, le festival de tango de Boedo est conçu comme une forme de résistance, un anti-mondial de tango, faisant appel à des groupes locaux, ouverts sur le quartier, proposant une version moins marchande du tango. Bref ce qui est présenté comme « communauté » dans le dossier de candidature est traversé de multiples divisions voire fractures : le rapport à la marchandisation définit des oppositions, les façons de définir le tango et d’en définir les règles sociales constituent aussi des différenciations.
34La question des frontières de la communauté peut aussi s’entendre en un sens plus géographique. Le périmètre de la candidature va de Buenos Aires à Montevideo, mais les initiatives sont portées par l’une ou l’autre ville et rarement de façon conjointe. Selon une autre perspective, le rapport à la communauté est aussi le rapport local – global : le tango est-il une instance de séparation entre le local et le global (les spectateurs des cabarets-tango sont les visiteurs venus de loin), ou autorise-t-il des mélanges de praticiens de multiples provenances ? La place des visiteurs étrangers est l’objet de débats voire de positionnements. Or en milonga, la présence des touristes est habituelle et acceptée. Selon les entretiens avec plusieurs organisateurs de milongas, le tourisme est une condition de l’activité, les touristes sont bienvenus si ils savent danser. La milonga dite del Indio, organisée le soir au cœur du quartier historique San Telmo, revendique son caractère informel, militant, mais est ouverte aux touristes, y compris avec des niveaux de pratique moins aboutis, les voyant comme une carte de visite et une façon de légitimer la milonga, que son organisateur estime menacée par les pouvoirs publics. Cette milonga fustige alors la commercialisation du tango, plus que sa globalisation.
35Les débats sur les codes du tango, ou les rapports de genre, traversent l’opposition local / global, permettant d’analyser une géographie morale du tango comme dynamique. Il existe depuis l’origine du tango des discussions sur les morales du tango, danse qui contribue à scléroser ou redéfinir les relations de genre ou le rapport au corps. Les stéréotypes de genre dans le tango sont contestés notamment par les milongas queer, qui trouvent inspiration dans des mouvements partis d’Allemagne, et repris ensuite à Buenos Aires. Dans ce cas c’est la circulation elle-même qui contribue à transformer la pratique du tango et sa relation à ce qui est perçu comme code et tradition. En entretien les touristes expliquent choisir en connaissance leur milonga, et parfois volontairement tester des lieux moins ouverts à la diversité des rôles, provoquant des réactions.
36Les circulations liées au tango redessinent les frontières de la pratique et de la communauté tango.
37Les praticiens qui vont à Buenos Aires prendre des cours, y restent des semaines voire des mois. Ils viennent de Singapour, du Japon, de France, des États-Unis, du Brésil, d’Italie, ou d’Allemagne (autant de nationalités rencontrées durant le terrain). Ils reviennent comme légitimés par le voyage, deviennent professeurs de tango à leur tour, forment des écoles, reprennent des techniques d’enseignement, des façons de danser. Bref il s’agit d’une projection de Buenos Aires au monde, la géographie du tango est un archipel qui se déploie depuis sa capitale.
38Parfois, il s’agit d’un aller sans retour : nous avons rencontré et interviewé plusieurs micro-entrepreneurs du tango, venus de l’étranger il y a plusieurs années, jamais repartis, profitant de leur connaissance des attentes des touristes, pour créer des hôtels tango, cours tango, ou une agence de « taxi-tangos » (des hommes payés pour accompagner les femmes en milonga et les inviter à danser). Dans ces cheminements le tourisme constitue un élément de la fabrique des communautés transnationales du tango.
39Les mobilités ont aussi pour origine Buenos Aires. Professeurs et musiciens partent d’Amérique Latine, durant la saison des festivals en Europe, y donnent des cours, organisent des masters class, des démonstrations, sont en tournée. Ainsi, la relation à l’international est une composante structurante des carrières dans le tango, à la fois pour des raisons économiques et asseoir sa notoriété qui en retour permet des circulations vers l’Argentine. Ces circulations sont décelables par l’intensité des manifestations tango dans le monde, depuis la création des premiers grands festivals à partir de la fin des années 1980, de musique (Grenade en 1988) ou de danse (Seinäjoki en Finlande depuis 1985, Sitgès en 1993, Bologne et Amsterdam en 1997). Un inventaire réalisé en 2017 a permis d’identifier 300 festivals organisés en dehors de l’Argentine cette année [Cominelli, Jacquot & Salin 2020].
40Les démarches PCI peuvent alors être dupliquées dans d’autres contextes nationaux que l’Argentine ou l’Uruguay. Ainsi en lien avec un chorégraphe argentin établi en France, Francisco Leiva, nous avons établi deux fiches d’inventaires pour l’inventaire français, portant sur les festivals et milongas organisés en France [Leiva 2021a, 2021b], co-écrit avec des membres de la communauté du tango en France. Les manifestations du tango peuvent aussi bâtir leur propre histoire, en dehors de Montevideo ou Buenos Aires.
41L’histoire du tango telle qu’elle est faite par les acteurs et historiens montre aussi qu’elle est centripète. Ainsi, c’est la tangomania européenne qui consacre le tango comme genre majeur en Argentine, puis lors de l’éclipse du tango après la seconde guerre mondiale, c’est l’engouement étranger des années 1980 (à travers quelques grands spectacles, par exemple au Théâtre du Chatelet ou à Broadway) qui provoque un revival en Argentine même [Zalko 2016].
42Cette présentation illustre la construction récente d’un lien fort entre une pratique culturelle, le tango, et des stratégies de développement territorial, mobilisant la patrimonialisation, l’événementiel, le tourisme. Les démarches de patrimonialisation, menées aux échelles locales, nationales et auprès des institutions internationales, construisent le tango comme emblème territorial. Le tourisme apparaît alors comme moteur des transformations du tango, pas seulement par ses conséquences sur les acteurs (le tango offrant des opportunités de valorisation), mais aussi en transformant le tango lui-même, dans ses rapports aux genres, à l’importance croisée de la musique et de la danse. Ce rapport au tourisme appelle aussi à un dépassement de l’opposition local – global qui positionne les visiteurs seulement comme spectateurs. Or ils deviennent les agents de la projection du tango au-delà du rio de la Plata. Ainsi, les géographies du tango se construisent à d’autres échelles, débordant les frontières nationales, par les mobilités touristiques et les communautés de pratiques transnationales. Au final s’esquisse une projection transnationale en archipel d’une pratique culturelle pourtant définie comme spécifique à des territoires urbains latino-américains. Les communautés tango se redéfinissent par ces croisements, leurs frontières s’étirent.
43Cette globalisation du tango signifie-t-elle que Buenos Aires perd sa prééminence, malgré l’inscription UNESCO et d’un dossier de candidature soulignant la spécificité du tango du rio de la Plata ? En dépit des politiques d’ancrage, le tango constitue un phénomène globalisé : le tango n’est pas seulement un élément binational, international, il est également transnational, par ses multiples circulations qui sont autant de projections au monde mais aussi la possibilité de nouvelles histoires et relations au tango, comme cela a été analysé aussi pour la salsa ou le flamenco [Canova & Chatelain 2015]. À l’instar des analyses menées sur d’autres pratiques transnationales inscrites au PCI [Desoucey & al. 2019], plusieurs dynamiques maintiennent la centralité de Buenos Aires : les politiques de capitalisation via Tango BA Festival y Mundial, une patrimonialisation des lieux associés au tango (comme les bars ou cafés concerts dans lesquels ont été composés des tango), sous une forme nostalgique. Cette prééminence de Buenos Aires est également immatérielle. De nombreux discours, locaux comme émanant de praticiens touristes, évoquent un rapport au lieu qui reste indescriptible, une forme de prime à l’autochtonie [Retière 2003]. Être allé à Buenos Aires confère plus de prestige à un danseur à l’étranger, tandis qu’un praticien argentin en Europe pourra se prévaloir de son origine. Les praticiens du tango justifient cela par l’apprentissage d’un autre rapport au corps, au rythme, à l’autre.