- 1 Pour des raisons techniques, la présentation diaporama n’a pu être retranscrite dans ce numéro.
1Après un propos introductif riche d’émotion : « Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de cette journée, d’avoir accueilli des grands témoins de cette mutation industrielle sur cinquante ans. Moi j’ai allongé un petit peu, je suis parti de 1945 pour arriver à 2015, mais je suis resté quand même fidèle aux cinquante ans. Cela expliquera un peu mon hésitation et la manière dont je parle, car il y a juste cinquante ans, j’animais mes premiers travaux dirigés dans cet amphithéâtre, dans le cadre de la Géographie régionale de la France, et venant de la région du Nord, j’étais certainement en train de parler de l’industrie dans la région du Nord, cinquante ans avant… », Jacques Malézieux explique comment il a conçu sa présentation : « 1945 – 2015, Il s’agit de vous présenter comment, à travers ces soixante-dix ans, s’est effectué l’aménagement des espaces d’activité en France. Il s’agit de voir comment s’est effectué le rapport de force entre les différents déterminants qui agissent sur l’action, qui permettent l’action sur ces espaces d’activité, et de réfléchir aussi à l’intervention, aux rapports de force qui existent entre les différents intervenants, à savoir les entreprises, les collectivités publiques, ou la société civile. J’ai essayé de montrer, à travers l’exposé, illustré par de nombreuses photos de paysages1, que ces acteurs étaient intervenus de façon différente, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, et que se transformait le système productif… ».
2De la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, l’industrie française a connu une histoire très contrastée, expression d’une véritable mutation affectant sa nature même, ses structures, ses conditions de fonctionnement, techniques, économiques, sociales et politiques et par là même, son expression et sa signification géographiques.
3Cette mutation a provoqué de profondes transformations des espaces d’activités dont l’aménagement a évolué dans le temps en fonction des rapports de force entre les différents déterminants et entre les différents acteurs (entreprises, collectivités publiques, société civile).
4Le regard porté sur des paysages expressifs et significatifs des principales périodes de cette mutation permet d’en dégager les caractères les plus importants.
5De 1945 à 1975, la France a connu trente années de croissance ininterrompue, régulière et forte…, trente années qualifiées de « glorieuses » lui ayant permis de restaurer sa puissance à l’échelle mondiale après son effondrement.
6Trois périodes sont à distinguer :
7Toutes les énergies convergent alors pour réparer les dégâts de la guerre, dans de nouvelles conditions économiques, politiques et sociales. Le redressement va s’opérer rapidement par une reconstruction à l’identique : l’héritage de la révolution industrielle du XIXe siècle est assumé.
8Le modèle ancien est conservé. La priorité est donnée aux industries de base, aux industries motrices.
9Le rôle essentiel revient aux grandes unités de production marquées par une intégration croissante. L’aménagement est dépendant des exigences de ces grands établissements : des exigences prioritairement techniques et économiques, très limitées dans le domaine social, inexistantes en matière environnementale.
10Dominante, l’usine crée la ville en fonction de ses propres besoins et des conditions particulières de son intégration dans le milieu d’insertion.
11Une industrialisation rapide liée à l’accentuation de la croissance rend nécessaire une planification sectorielle et un aménagement spatial plus rigoureux. Dans le cadre d’une économie mixte, l’État définit et promeut une réelle politique industrielle et un véritable aménagement du territoire (DATAR : 1963) qui se traduisent principalement par une confortation des industries fondamentales et surtout par deux options majeures en matière d’aménagement : la création des zones industrialo-portuaires et la décentralisation industrielle.
- Les zones industrialo-portuaires se référent fondamentalement à la théorie des pôles de croissance et empiriquement à l’exemple japonais des bases industrielles.
12Localement et régionalement, l’aménagement fut là encore un aménagement très dépendant, avec une priorité accordée aux déterminants techniques et économiques. Cette prévalence explique a posteriori en grande partie l’échec relatif de la mise en œuvre de ces grands projets.
- La décentralisation industrielle a constitué, au même titre que la promotion des métropoles d’équilibre ou le lancement de grands programmes d’aménagement touristique, un facteur essentiel d’organisation de l’espace à l’échelle nationale répondant à la demande pressante du pays en matière d’équité territoriale.
13La décentralisation industrielle, incitée ou obligée, devait permettre de décongestionner la région capitale et d’animer la province.
14L’État intervient efficacement dans l’implantation de grandes unités de production exemplaires dans quelques filières favorisées comme la construction automobile et l’industrie aéronautique.
15Dans l’ensemble du pays, les collectivités locales s’engagent dans une politique active de développement économique qui se concrétise par la multiplication des zones industrielles. Le zonage s’impose comme expression de l’urbanisme fonctionnel : à la ZUP (zone à urbaniser en priorité) correspond la ZI (zone industrielle).
16La zone industrielle est réalisée distinctement, dans sa localisation et son organisation, pour fonctionner dans les meilleures conditions en provoquant le moins de gêne possible pour la ville : interpénétration et domination sont ainsi évitées sans que soient réellement perçus les défauts d’une trop grande spécialisation ségrégative.
17Cet essor industriel s’interrompt brutalement sous l’effet d’une crise violente et profonde, révélant les faiblesses du système productif français dans la compétition internationale qu’exaspère le renforcement rapide de la globalisation.
18La crise frappe tout à la fois :
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les industries de base
-
les industries de biens d’équipement
-
les industries de biens de consommation.
19Une véritable explosion des friches industrielles révèle l’ampleur de la crise : crise économique, crise sociale, crise environnementale. L’abandon et la dégradation de l’espace industriel déstructurent l’espace urbain.
20Tous les acteurs impliqués, sur le plan sectoriel et sur le plan spatial, s’engagent : de l’Union Européenne aux collectivités locales, les interventions se multiplient et s’ajoutent pour pallier les effets de la défaillance des entreprises.
21De façon particulière, 14 pôles de conversion sont définis en France, concernant les zones les plus affectées, pour bénéficier des actions les plus complètes et les plus intenses visant à une ré-industrialisation systématique de substitution.
22Le traitement des friches industrielles constitue l’essentiel de l’aménagement : des sites élémentaires jusqu’aux friches les plus étendues, de l’échelle locale à l’échelle régionale. L’aménagement revêt les formes les plus diverses : de la remise à zéro jusqu’aux opérations les plus spectaculaires.
23Le système productif pour toute la période qui vient de précéder est un système qui se caractérise par une volonté d’intégration. L’entreprise a cherché, avant tout, à réaliser des économies d’échelle. C’est-à-dire qu’on a développé l’intégration de toutes les fonctions économiques d’établissements dont on accroissait la taille. C’est la caractéristique même de ce qu’on a appelé le fordisme.
24À partir des années 1980, on assiste à un phénomène fondamental, celui de l’éclatement des fonctions. On commence à distinguer un péri-productif amont, un péri-productif aval par rapport au productif central. Donc, à l’amont, toutes les activités de direction, de gestion, de recherche, de conception, de développement, et, à l’aval de la fabrication, la logistique, la formation, la distribution, le commerce, le service après-vente. Au centre, les activités de fabrication, et ces activités de fabrication, pour une large part, vont être délocalisées, plus ou moins loin. Dans un premier temps, à l’intérieur de l’Europe, puis, dans les pays proches de l’Europe, enfin dans des périphéries beaucoup plus lointaines. Alors que les activités péri-productives amont vont nourrir, en quelque sorte, le phénomène de métropolisation et de technopolisation, les activités aval de leur côté vont alimenter toutes les activités liées à l’amélioration de la maîtrise de la circulation des flux, de matières, de produits, de capitaux et d’idées.
25Comment ces choses vont-elles se concrétiser ? On va passer du productif au péri-productif, de la zone industrielle à la zone d’activité, et on va voir surgir un nouvel acteur dans la production des espaces d’activité et de leur aménagement : la filière de production dans l’immobilier d’entreprise.
26Un nouveau mode de production s’impose durant le milieu des années 1980 : le mode de production flexible, principalement caractérisé par la disjonction fonctionnelle.
27L’efficacité économique est maximale au niveau de chaque fonction par sa localisation optimale et au niveau du système par l’amélioration constante de la vie de relation.
28Une nouvelle économie se définit : l’économie de communication.
29Les atouts de la France ne résident plus dans les activités de production classiques qui sont destinées à être majoritairement délocalisées, mais essentiellement dans les activités péri-productives, amont et aval, où le processus d’innovation doit être systématiquement développé. Un nouvel aménagement doit être conçu pour répondre aux exigences de ce nouveau mode de production.
- Le nouvel immobilier d’entreprise et les parcs d’activités :
30Dans le cadre de la disjonction fonctionnelle, se constitue une nouvelle filière de production, celle de l’immobilier d’entreprise, qui va promouvoir un nouveau produit d’aménagement, sous des formes multiples. Un nouvel acteur de l’aménagement (promoteurs, investisseurs, constructeurs, commercialisateurs, gestionnaires) s’affirme en s’imposant sur un marché régi par l’offre, dont la composante financière va rapidement devenir primordiale.
31La zone industrielle est abandonnée au profit du parc d’activité dont toutes les composantes (localisation, équipement, esthétique) font l’objet d’une attention croissante, voire d’une réelle sophistication.
32Sur les lieux communicants, en fonction de leur spécialisation et de leur statut, sont réalisés des aménagements se livrant à une véritable compétition dans l’attractivité.
- Les technopôles :
33Les technopôles représentent une de ces formes, particulièrement évoluées, répondant précisément à cet objectif de promotion systématique de l’innovation. Sur la base de deux références, l’une théorique, l’autre empirique, celle de la Silicon Valley, les technopôles se sont multipliés en France. Sophia Antipolis en est la réalisation la plus réussie et la plus dynamique, concentrant les atouts des trois moteurs les plus actifs : la technopolisation, la métropolisation, la méridionalisation.
- Les plateformes logistiques :
34Carrefour européen, la France est particulièrement concernée par l’épanouissement de l’économie de communication qui s’organise en axes, pôles et réseaux. Les lieux communicants concernés par les flux matériels et immatériels, sont équipés en modes d’échanges de plus en plus complets et performants.
- Les pôles de compétitivité :
35Nouveau concept, le pôle de compétitivité exprime une approche plus fonctionnelle que spatiale. L’essentiel ne réside plus dans l’équipement d’un lieu, mais dans l’organisation et la dynamisation d’un réseau de relations entre les activités participant à un système de production localisé. C’est encore le processus d’innovation que l’on cherche à encourager par la facilitation de synergies : recherche, développement, conception, fabrication.
- La tertiarisation renforcée : les centres d’affaires
36L’accentuation de la disjonction fonctionnelle et de la spécialisation augmente la tertiarisation par le développement de toutes les formes du tertiaire industriel et du tertiaire financier.
37L’aménagement concerne de façon majoritaire la réalisation de programmes de bureaux sous formes de parcs ou de pôles d’affaires, de statut et de standing variés, jusqu’au centre d’affaires mondial dont La Défense constitue l’exemple français et européen le plus important.
38Au cours des dernières décennies l’aménagement des espaces d’activités reflète non seulement la profonde transformation du système productif national, mais aussi le changement du processus de conception, de production et de mise sur le marché de produits d’aménagement, davantage expression d’un capitalisme libéral de plus en plus internationalisé que d’un dirigisme de collectivités publiques, du niveau des communes au niveau de l’Union Européenne.
39Après un propos introductif où André Fischer rappelle, lui au aussi, le temps où il enseignait dans ce même Institut et ce même amphi, la Géographie de l’industrie en France, le processus industriel et ses implications, le Professeur Fischer entre d’emblée dans le vif du sujet en rappelant l’importance de la contextualisation des faits et en mobilisant l’actualité : « Pour une fois, l’histoire et le cinéma vont rejoindre directement les aspects géographiques plus généraux. Je considère, en effet, qu’il n’est pas possible d’étudier les mutations industrielles et leurs effets sur les territoires sans passer un temps plus ou moins long par la référence au contexte général dans lequel s’inscrivent ces mutations. Mon propos consiste donc à mettre en évidence le contexte dans lequel on va faire ces études ».
40Entre 1980 et 2008, la France a perdu environ 2 millions d’emplois dans le secteur industriel. Entre 2008 et 2014, elle a encore perdu à peu près 2 millions d’emplois dans le secteur industriel, même si on tient compte des services aux entreprises. « Mais la meilleure façon, peut-être, la plus efficace, de montrer dans quel contexte on va faire ces études, c’est de vous lire quelques lignes d’un ouvrage qui est le plus récent traitant de ces problèmes de l’industrie française ». C’est l’ouvrage d’Elie Cohen et Pierre-André Buigues, qui a été publié en 2014 chez Fayard et qui s’intitule « Le décrochage industriel ». André Fischer cite ce que les auteurs écrivent à la fin de leur introduction :
« Il reste à comprendre pourquoi la France est la grande perdante de l’industrie européenne depuis 1990. Comment expliquer cette désindustrialisation alors que la France disposait au départ de tant d’atouts en capital humain, en équipement, en entreprises multinationales, etc. ? ».
41Le Professeur Fischer insiste sur ce cadre général. Il rappelle que pour étudier ce cadre général, il y a de multiples entrées, il a choisi, quant à lui, trois thèmes, pour entrer dans cette évolution : diversité et non-concordance des politiques de l’État, l’explosion technologique, la finance.
42Les politiques sont nombreuses, elles ne cessent de changer et parfois, elles sont contraires à la modernisation de l’industrie en France. C’est le cas, de façon tout à fait typique, de la politique de la demande, qui, systématiquement, avec tous les gouvernements, après la Seconde Guerre mondiale, est favorable, non pas à l’industrie, mais à la satisfaction de la demande publique. Autrement dit, l’offre, qui est le facteur, normalement constitutif de la modernisation de l’industrie, est toujours considérée comme un phénomène secondaire par les gouvernements. Alors, on peut mettre pas mal de phénomènes dans cette rubrique de la diversité des politiques, en particulier la fin de l’État-Providence, et on retrouve ce que Jacques Malézieux a montré auparavant. On peut aussi y mettre le passage du fordisme à la flexibilité, etc. « Je ne fais pas la liste exhaustive des différents points, c’est simplement pour montrer que sur le plan politique, on a un élément de l’explication de la désindustrialisation ».
43« Alors là, il y aurait beaucoup de choses à dire (…) ». L’explosion technologique a, en effet, une conséquence qui nous parait majeure. Elle est génératrice, non pas seulement de différenciations, mais aussi de ségrégations, d’abord dans les produits et les méthodes de fabrication, puis dans la qualité et la formation de la main-d’œuvre requise, enfin, de façon générale, dans le travail et le degré de concentration géographique. On retrouve là la question des nouveaux aménagements et nouveaux processus, les métropoles et les technopoles, évoqués dans le témoignage de Jacques Malézieux. Ce phénomène est très différent de celui de la politique. Mais, il y a systématiquement des phénomènes de ségrégation liés à cette évolution des données sur 50 ans.
44En abordant ce troisième thème - celui de la finance - le Professeur Fischer insiste sur son importance considérable, mais elle est peut-être moins connue. La question de la finance est, en effet, au cœur des économies, des sociétés et des territoires. À partir des années 1980-1990, et de manière de plus en plus significative, l’industrie est gérée par les financiers. La finance gère de manière grandissante l’activité industrielle : « Cela veut dire que nous avons des effets sur les stratégies, et on retrouve tous les éléments dont Jacques Malézieux a parlé tout à l’heure : la désindustrialisation, les transferts, le départ pour certaines localisations, tout cela se retrouve par le fait que c’est, de plus en plus, la finance qui domine l’industrie. Autrement dit, vous ne pouvez pas étudier – je reviens un petit peu en amont –, rapidement ou très rapidement, les relations entre les mutations industrielles et les territoires, c’est quelque chose de très compliqué ». La géographie de la finance mondiale : les territoires se trouvent réintérrogés au prisme des circuits de la globalisation financière, explicitant le jeu des échelles entre consolidation régionale et intégration mondiale [Géneau de Lamarlière 2008]. Aussi, André Fischer termine son propos en rappelant l’importance d’une question simple mais fondamentale : « Tout le monde ici parle de territoires, mais vous parlez de quoi en parlant de territoires ? S’agit-il de territoires habituels de type administratif, s’agit-il d’autre chose ? En particulier, de l’organisation spatiale des flux, ce qui est un tout autre territoire. Alors je pense que l’un des sous-produits de la réunion d’aujourd’hui, devrait être au moins la question posée : de quel territoire parle-t-on ? Et ce n’est pas simple du tout ». Ce propos permet de rappeler l’importance du concept de territoire dans les travaux du Professeur Fischer, dans lesquels il a tenté d’éclairer les problématiques nées de l’activité industrielle ainsi que les relations entre l’industrie, le développement régional et l’aménagement du territoire.
45Le propos introductif de Bernadette Mérenne-Schoumaker rappelle la place centrale et la constance de l’industrie dans ses travaux : « Il y a en effet 50 ans que, jeune étudiante en troisième année à l’Université de Liège, je décidais de réaliser un mémoire de fin d’étude sur les activités économiques de la région namuroise. Et depuis cette époque, mon intérêt pour la géographie de l’industrie n’a guère faibli, ce qui explique sans doute d’avoir été retenue par les deux organisateurs de cette journée comme grand témoin à cette table ronde ».
46L’objectif du témoignage du Professeur Mérenne-Schoumaker est de dresser un bilan à travers ses travaux menés sur 50 ans de mutations industrielles. Comme dans son ouvrage de synthèse publié en 2011, La localisations des industries. Enjeux et dynamiques », elle articule son propos autour de quatre thèmes : le contexte, les activités elles-mêmes, les opérateurs, les localisations.
47Quatre grands changements ont profondément modifié l’environnement des industries : la révolution des transports des marchandises, des personnes et des informations ; les transformations du système énergétique (importance croissante du gaz naturel et surtout de l’électricité) ; la globalisation de la vie des affaires ; enfin les changements des sociétés et des valeurs (multiculturalisme, vitesse, triomphe du capitalisme, etc.). Ces changements ont élargi les cadres territoriaux où interviennent les entreprises, ont assoupli les contraintes de localisation mais ont aussi renforcé les polarisations et accru fortement les concurrences.
48Les activités industrielles ont elles-mêmes beaucoup changé à la fois en termes de ce qui est produit et de la manière de produire et de gérer les productions.
49En ce qui concerne les produits, Bernadette Mérenne-Schoumaker insiste sur trois changements majeurs : la massification de la production dans beaucoup de secteurs ainsi que la spécialisation de plus en plus poussée de certains produits, l’accélération des innovations avec des progrès spectaculaires dans les NTIC, les biotechnologies, les nanotechnologies et les nouveaux matériaux, etc., et, de manière générale, la réduction du cycle de vie des produits, ce qui accroît le rôle de la Recherche et du Développement (Universités, Entreprises), exige d’importants moyens financiers, voire du capital-risque.
50Au niveau des modes de production et de gestion, on peut relever une automatisation croissante de la production, le développement de la robotisation et partout, tant en production qu’en gestion, la montée en puissance de l’informatique ; parallèlement, la chaine de production a beaucoup changé avec l’accroissement des services, l’omniprésence des acteurs de la logistique, le développement de la production postposée (pour combiner massification et globalisation) et la disjonction fonctionnelle croissante des activités. On observe encore un important développement de la sous-traitance et la quasi généralisation de l’externalisation des services.
51Toutes ces composantes ont sans conteste renforcé les disparités entre les pays et les régions en fonction de la capacité de leurs firmes à anticiper et à intégrer ces changements.
52Bernadette Mérenne-Schoumaker rappelle que le monde des firmes est devenu de plus en plus dual : d’une part, des grands groupes internationaux en forte croissance (plus par rachat de firmes existantes que par croissance interne) et, d’autre part, une multitude de PME et TPE, parfois très innovantes, mais parfois aussi très dépendantes des grands groupes ou confinées dans certaines niches des marchés. La concurrence entre toutes ces firmes s’est par ailleurs renforcée.
53En outre, le monde de l’industrie est de plus en plus, par son actionnariat, sous la dépendance des grands opérateurs financiers et le clivage entre la logique du capital et celle du travail est de plus en plus manifeste, ce qui explique à la fois de nombreux plans sociaux et fermetures dans les pays de vieille industrialisation et de multiples situations d’exploitation de la main-d’œuvre dans de nombreux pays du Sud. Parallèlement d’autres acteurs interviennent de plus en plus comme les États, les Régions et les Villes, les Organisations internationales tant politiques (Union européenne, ASEAN, etc.) qu’environnementales (WWF, Greenpeace, etc.) et même les médias qui parlent davantage que dans le passé des activités industrielles.
54Le Professeur Mérenne-Schoumaker insiste particulièrement sur ce point : « C’est bien entendu la thématique majeure de mon intervention, car c’est la dimension géographique par excellence et celle qui fut au cœur de la plupart de mes recherches ». Elle rappelle que pour traiter des mutations de ces localisations, il est intéressant de travailler à quatre échelles principales : les échelles locale et urbaine (micro ou méso), où des changements ont pu être observés et étudiés dès les années 1960 ; l’échelle des régions intracontinentales, voire des pays, où les processus ont commencé en même temps mais se sont davantage accentués depuis la crise des années 1970 ; enfin l’échelle mondiale, où les changements se manifestent surtout depuis les années 1980.
55À cette échelle, le processus majeur est l’essor des parcs d’activités où se sont installés les nouveaux établissements ainsi que de nombreux établissements existants qui ont changé de localisation. Ces parcs sont divers selon leur taille, leur promoteur, leur localisation, leurs équipements et infrastructures en transport, les firmes accueillies, leur statut financier et fiscal, etc. On distingue ainsi des parcs industriels, artisanaux, d’affaires, scientifiques, technologiques, logistiques, de bureaux, multimodaux, des ZIP (zones industrialo-portuaires), des ZALA (zones d’activités liées à des aéroports), des zones franches (avec avantages financiers et fiscaux), etc. et même des structures industrielles verticales ou zones industrielles en hauteur.
56Les firmes y trouvent deux avantages majeurs : une bonne accessibilité et des terrains disponibles et équipés où elles peuvent installer des nouveaux bâtiments et des aires de parking. Pour les pouvoirs publics qui sont souvent intervenus, soit au niveau des autorisations, soit parfois au niveau de leur financement, les parcs offrent également deux avantages majeurs : favoriser le développement et permettre un aménagement plus rationnel des territoires. Toutefois, il y a souvent contradiction entre ces deux objectifs car, si dans le cas de l’aménagement, on peut imaginer de multiplier les réalisations, en matière d’aide au développement, il faut être plus parcimonieux et limiter les interventions aux espaces qui en ont le plus besoin.
57Le succès des parcs a sans doute banalisé la formule et engendré un certain nombre de critiques comme l’accroissement de la consommation d’espaces principalement agricoles, l’accroissement de la mobilité pour le travail (surtout quand les parcs sont éloignés des tissus urbains), l’accentuation de l’étalement urbain, ou encore la multiplication des friches dans les quartiers de départ. Cependant, malgré quelques échecs, la formule se maintient car il y a peu de solutions alternatives.
58Ces changements sont partiellement liés aux précédents et aboutissent généralement à la décomposition et recomposition des structures et des espaces à la faveur de deux processus : la désindustrialisation des tissus agglomérés (centre, péricentre, première couronne) et l’exurbanisation de nombreuses activités de production. La désindustrialisation est toujours plus sensible en nombre d’emplois qu’en nombre de firmes car les établissements qui ferment leurs portes ou sont transférés sont plus grands que ceux qui s’installent dans les espaces agglomérés. Quant à l’exurbanisation, elle touche à la fois les nouveaux établissements qui décident dès le départ de s’installer en périphérie et bien entendu les établissements transférés depuis les espaces centraux.
59Il en résulte un accroissement des segmentations fonctionnelles et socio-économiques des espaces et dès lors des disparités au sein des agglomérations. Le processus se poursuit encore aujourd’hui car, malgré parfois la volonté de certains responsables publics, la réintégration de nombreuses activités est difficile. En effet, les facteurs d’expulsion des tissus urbains subsistent (notamment disponibilité et prix des terrains ainsi que congestion du trafic) et il est généralement difficile d’obtenir en cette matière un vrai consensus entre les responsables publics, les firmes et surtout les populations concernées.
60L’observation attentive des évolutions industrielles régionales montre des décroissances et des croissances en lien direct avec le relatif déclin ou dynamisme de leurs secteurs d’activités.
61La décroissance touche un peu partout, et parfois dès les années 1950, les « vieilles régions industrielles », celles qui se sont développées au XIXe siècle sur la base des activités motrices de l’époque : le charbon, la sidérurgie et les fabrications métalliques lourdes et bien entendu le textile. Confrontées à la fois aux mutations énergétiques et à l’essaimage dans le monde des activités industrielles, ces régions n’ont généralement pas pu faire face aux nouvelles concurrences et n’ont pas su renouveler leur base industrielle, malgré de multiples plans de redéploiement élaborés un peu partout, les problèmes économiques, sociaux, spatiaux et psychologiques les empêchant de libérer de nouvelles « énergies ».
62Parallèlement, Bernadette Mérenne-Schoumaker rappelle que l’on peut observer la croissance de nouveaux espaces régionaux. Dans les années 1950-1960, la maritimisation des industries a entraîné un important développement des zones littorales alors que, depuis les années 1980, la croissance touche davantage des pôles technologiques, des districts industriels et des aires métropolitaines en lien avec le développement des industries de haute technologie, de l’artisanat et des services aux entreprises.
63Les facteurs de succès des complexes et pôles technologiques ont été bien analysés. Ils ont pour nom : innovations, fertilisation croisée, capital humain, offre immobilière, services, cadre de vie, transports modernes, capital-risque, pouvoirs publics à l’écoute des entreprises… Ceux des districts industriels, bien que moins étudiés, semblent être : un savoir-faire souvent traditionnel, un climat entrepreneurial dynamique, une image positive de l’entrepreneur, une population jeune, des réseaux de solidarité et un savant mélange entre concurrence, complémentarité et émulation entre firmes… Quant aux facteurs de succès des aires métropolitaines, ils viennent d’être bien réanalysés dans le cadre des travaux sur les mutations des systèmes productifs en France [Carroué 2013, Bost 2014, Dugot & Thuillier 2014, Woessner 2014]. Il s’agit principalement des économies externes ou économies d’agglomération et économies d’urbanisation, de la réduction des coûts de transaction, de l’accessibilité, de l’existence de services spécialisés et d’une main- d’œuvre bien formée et créative ainsi que de l’image valorisante offerte aux entreprises qui choisissent de s’installer dans une métropole.
64À travers cette évolution depuis 50 ans des « régions qui gagnent », Bernadette Mérenne-Schoumaker affirme que l’on assiste en fait à la montée en puissance des facteurs qualitatifs de localisation et du poids de l’excellence au niveau de chacun des facteurs. Parallèlement, le processus de métropolisation semble être renforcé par la mondialisation qui favorise la concentration croissante dans les grandes villes des fonctions de commandement et de recherche et des emplois les mieux rémunérés. Le réseau urbain de la plupart des pays est dès lors de plus en plus hiérarchisé et dual avec des grandes métropoles internationales, voire des grandes métropoles nationales (pour les grands pays) qui accueillent les activités motrices et les autres villes (dont les métropoles régionales) qui accueillent surtout des services non discriminants, en lien avec les besoins de leur marché et de leur population. Toutes les villes ne sont donc pas des métropoles…
65Quant aux pôles de compétitivité développés depuis le début des années 2000 (pour enrayer le déclin industriel et favoriser l’innovation via des projets communs entre entreprises, centres de recherche et centres de formation), leur succès est très variable et corrélé à la qualité des projets et des partenaires. Ils ne semblent toutefois pas avoir modifié les grands équilibres régionaux.
66Bien que manifeste depuis les années 1950, la progression de l’industrialisation dans le monde s’est largement amplifiée depuis les années 1980, touchant de plus en plus de secteurs et de pays. Les premiers pays furent dénommés NPI (nouveaux pays industrialisés), puis on parla de pays émergents et aujourd’hui des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine Afrique du Sud). Parallèlement, cette industrialisation s’accompagne souvent d’un fort développement des services [Mérenne-Schoumaker 2008].
67Dans la montée en puissance des pays du Sud, deux groupes d’acteurs ont joué un rôle majeur : d’une part, les grands groupes industriels à la recherche de nouveaux marchés et / ou de coûts de production moindres (groupes du Nord et de plus en plus du Sud) et, d’autre part, les États qui après avoir été souvent des entrepreneurs industriels sont devenus des promoteurs du secteur privé. Les pays choisis par les grands groupes diffèrent selon la stratégie développée par ces groupes : réduire leurs coûts de production ou conquérir de nouveaux marchés. Quant aux localisations, elles ont été fortement déterminées par la multiplication des zones franches d’exportation bien étudiées par F. Bost [2010]. En ce qui concerne les produits, la gamme est de plus en plus large et le temps est loin où seuls les produits banaux étaient fabriqués dans les pays « en voie de développement ». On trouvera dans l’ouvrage de J. Fache [2006] des études par secteur et par pays permettant de bien illustrer ces propos.
68Dans les pays du Nord, fortement touchés par l’arrivée massive de ces produits, mais profitant aussi de leur plus faible coût, une question reste en débat depuis plus de vingt ans : celle de l’impact des délocalisations de leurs industries sur leur propre économie.
69Le Professeur Mérenne-Schoumaker conclut en disant que « Cet exposé consacré aux mutations industrielles des cinquante dernières années traduit bien l’arrivée d’un monde économique nouveau, bien plus concurrentiel que l’ancien et où l’Europe est sans conteste confrontée à « une redistribution des cartes ».
70La question de l’avenir de l’industrie en Europe est dès lors posée. Elle suscite des prises de position et beaucoup de propositions. Toutefois, l’essentiel est ailleurs : pouvoir imaginer une « autre croissance » pour le monde, car celle observée depuis 1950, n’est plus soutenable car consommant trop de matières premières et d’énergie, engendrant trop de nuisances environnementales et étant trop inégalitaire.