1D’une ampleur inédite, les mutations industrielles que connaît la France dans le contexte de mondialisation contemporain affectent profondément les territoires à toutes les échelles. Déjà fortement bouleversés par le passage du fordisme au post-fordisme au tournant des années 1970-1980, les systèmes productifs sont de surcroît confrontés dans des proportions très variables à une phase de désindustrialisation rapide et de grande ampleur (fermeture définitive d’usines, effondrement des effectifs industriels dans le total de la population active et dans les principaux bassins d’emplois concernés, affaiblissement des systèmes productifs, délocalisations vers l’étranger de pans entiers d’activités, disparition irrémédiable de compétences et de savoir-faire, etc.) qui redessinent la carte industrielle et des services péri-productifs, mais aussi les relations entre les entreprises et leurs territoires d’accueil.
2Ce numéro thématique fait suite à la séance de l’Association de Géographes Français (AGF) qui s’est déroulée le 31 janvier 2015 à l’Institut de Géographie de Paris. Il est consacré à une réflexion sur les territoires, leurs évolutions, les inégalités territoriales, les nouveaux territoires qui émergent. L’importance de la question du fonctionnement et du développement de nos régions actuelles et nouvelles justifie pleinement un numéro du BAGF s’interrogeant sur les territoires en crise et la recherche de solutions. Par ailleurs, cette thématique alimente l’actualité des concours d’enseignement (CAPES et CAPLP d’Histoire-Géographie, Agrégations de Géographie et d’Histoire et Agrégation interne d’Histoire-Géographie), puisqu’une des questions proposées porte précisément sur les « Mutations des systèmes productifs en France ».
3Notre choix s’est porté sur l’industrie française : ses évolutions, ses mutations, ses bifurcations, ou encore ses ruptures. Ce numéro s’inscrit donc prioritairement dans le champ de la géographie économique. Comment l’économie, dans sa complexité, peut-elle forger un espace, le construire mais aussi le déconstruire ?
- 1 Colin Clark (1905-1989) est aussi connu pour ses travaux sur la mesure du progrès économique, leque (...)
4Cette question s’est notamment appuyée en géographie sur la fameuse trilogie des secteurs économiques identifiée dès 1934 par Allan G. B. Fisher dans son ouvrage The clash of progress and security (traduit en 1947 sous le titre de Progrès économique et sécurité sociale). Restée au départ confidentielle, celle-ci a été reprise et popularisée avec un immense succès par l’économiste et statisticien Colin G. Clark1 dans son ouvrage publié en 1940, Conditions of Economic Progress (traduit en 1960 sous le titre Les conditions du progrès économique). La classification sectorielle de Fisher-Clark comme il convient de la dénommer plus justement, se fonde sur un ensemble d’activités homogènes, regroupant des productions proches. Le secteur primaire rassemble toutes celles qui transforment le milieu naturel : agriculture, pêche, exploitation de la forêt, mines. Le secteur secondaire regroupe toutes les activités liées à la transformation industrielle plus ou moins élaborée des matières premières produites par le secteur précédent. Quant au secteur tertiaire, de loin le plus hétérogène, il est constitué de toutes les autres activités restantes : transport, commerce, activités financières et immobilières et services divers (services aux entreprises et aux particuliers), administration, action sociale, éducation, santé, tourisme-loisirs, etc. Ses complémentarités avec les secteurs primaire et secondaire peuvent être très fortes [Bost 2015].
5Imaginée dans un contexte économique et technique spécifique - celui de l’avant Seconde Guerre mondiale - cette approche ternaire des activités doit l’essentiel de son succès à sa lumineuse simplicité plus qu’à son découpage infaillible. Bien que critiquée dès les années 1960 par Colin G. Clark en personne (qui reconnaissait le caractère vague des critères de différenciation), cette classification a néanmoins connu un usage pédagogique très important qui perdure encore, notamment dans les manuels scolaires de géographie (où l’approche critique est généralement absente) en s’inscrivant dans le déterminisme classique renvoyant au classement des métiers, des outils et des productions en fonction de leur secteur d’appartenance. Pour le secteur secondaire par exemple, on ne dérogeait pas dans ces ouvrages à l’étude de la Lorraine et / ou du Nord-Pas-de-Calais (!).
6La classification de Fisher-Clark apparaît désormais inopérante pour rendre compte de la complexité sectorielle contemporaine, suite à l’avènement en vagues successives d’activités nouvelles et toujours plus sophistiquées. Le cloisonnement des activités n’est donc plus aussi évident que par le passé et les hésitations, quant à la pertinence de leur rangement dans tel ou tel secteur, sont nombreuses si l’on en reste à ce simple niveau de décomposition ternaire [Bost 2015]. En vertu des bouleversements combinant les effets du post-fordisme et ceux de la mondialisation apparus à peu près concomitamment au tournant des années 1980, le paradigme de la région économique est devenu progressivement obsolète. Il s’ensuit une remise en cause des fondements économiques régionaux qui paraissaient pourtant solides.
7L’apprentissage de la géographie par catégories d’activités, produisant une géographie régionale aux spatialités, spécificités et identités fortes n’est donc plus à l’ordre du jour. Il fait place à la géographie économique de l’intégration régionale, en s’appuyant notamment sur la notion de système productif.
8Des années 1880 à la fin des années 1960, plusieurs générations d’élèves ont appris à connaître la France et le monde grâce à ces cartes colorées imaginées par Paul Vidal-Lablache, père de l’École française de Géographie (Document 1).
Document 1 – Carte murale, « Industrie et Commerce », P. Vidal-Lablache
- 2 Ces cartes murales imagées ont été reprises dans plusieurs ouvrages, notamment : Scheibling J. & Le (...)
9Ces cartes murales, de plus en plus présentes aujourd’hui dans la production éditoriale jouant avec la nostalgie du passé [Scheibling & Leclerc 2014]2, avaient pour but de faire voir des réalités de la France (document 2 : il y a tellement d’industries qu’on ne peut plus les nommer : elles sont devenues « industries diverses »). Ces cartes s’entendent comme des objets « patrimonialisés » de nos jours.
Document 2 – Carte murale MDI, « Industries diverses » - Géographie de l’Industrie : années 1950 : vers une multiplication des lieux et des types de production
Source : MDI
10D’une ampleur inédite, les mutations industrielles que connaît la France dans le contexte de mondialisation contemporain, aggravées encore par le contexte de crise économique et financière mondiale depuis juillet 2007, affectent profondément les territoires à toutes les échelles. Le processus de la globalisation néo-libérale s’est imposé depuis une trentaine d’années selon un rythme qui ne cesse de s’accélérer. Il a fait tomber les frontières nationales (principalement par la baisse spectaculaire des droits de douane et la montée en puissance des zones d’intégration régionale, à l’instar de l’Union européenne). Il s’est appuyé sur la révolution des transports (conteneurisation, logistique), et a modifié considérablement l’organisation économique de la production (concept de supply chain, ou littéralement de « chaîne de valeurs ») et de la société, tout en remodelant en profondeur les territoires. Le changement global est également porté par l’innovation organisationnelle et technologique, notamment les technologies de pointe dans les télécommunications qui permettent une transmission instantanée de l’information. Les entreprises sont devenues mobiles. Elles se projettent désormais à l’échelle du monde (implantation, délocalisation, relocalisation), arbitrant leurs choix en fonction des lieux où se trouvent en abondance les marchés de consommation, la force de travail et les compétences ; tout comme le capital qui, à travers ses flux d’investissements directs et ses investissements de portefeuille (capitaux à court terme), cherchent les meilleures opportunités de rentabilité. Au final, cette gigantesque fluidité a modifié le visage de la production mondiale et en particulier celle de la France, dont la carte des activités, en l’occurrence la carte industrielle et celle des services péri-productifs, a été profondément bouleversée. Les relations entre les entreprises, les activités et leurs territoires d’accueil en sortent très largement transformées, remettant en cause les notions d’attractivité et de compétitivité.
11À côté des territoires productifs ayant su amorcer leur mutation par l’adoption de nouveaux paradigmes productifs et technologiques, ou ayant su s’inscrire dans ces changements globaux afin de profiter à plein de leurs effets d’entraînement, d’autres territoires locaux peinent encore à se transformer, renvoyant au douloureux volet social lié à cette situation. Ceux-ci sont particulièrement concernés par le phénomène de la désindustrialisation, dont les conséquences sont multiformes sur les territoires suite aux fermetures d’usines, aux délocalisations d’activités, aux suppressions d’emplois, etc. À cet égard, la France occupe une place tout à fait particulière, puisqu’elle est l’un de ceux où la désindustrialisation a frappé le plus les esprits en Europe, tant par sa rapidité que par son ampleur, alimentant par ricochet l’idée d’un certain « déclin » [Fagnoni 1996, Bost 2015].
- 3 Le numéro thématique du Bulletin de l’Association de Géographes Français (BAGF), intitulé Le Territ (...)
12Les nouveaux visages du système productif français et de ses territoires seront à l’évidence bien différents de ceux légués par la Révolution industrielle. Les questions sont nombreuses. Va-t-on vers une désindustrialisation de la France3 ? Comment se traduisent ces mutations et comment impactent-elles les activités et les territoires dans leur diversité ? Comment les territoires s’adaptent-ils au nouveau contexte international et aux nombreux défis qui les attendent ? Quelle place occupe l’innovation dans ces mutations ? De l’innovation au renforcement de la compétitivité, quels sont les nouveaux défis et nouveaux enjeux qui sous-tendent la mutation industrielle de la France ? Comment l’État entend-t-il agir pour accompagner cette transformation complexe et délicate ?
- 4 Le numéro thématique du Bulletin de l’Association de Géographes Français (BAGF), intitulé La ressou (...)
13La ressource territoriale - concept clé en géographie qui permet de nommer et d’identifier ce qui fait la force des territoires - se trouve questionnée, voire requestionnée à cette occasion4. La ressource territoriale est un objet pour lequel le contexte socio-spatial contribue directement à la valeur de ce qui est produit localement, et renvoie au fond à une question simple : qu’est-ce qui fait territoire ? L’industrie fait-elle encore territoire ? Qu’en est-il de la question des localisations industrielles ? Le territoire se trouve en prise avec une triple problématique : développer de nouvelles activités productives susceptibles de prendre le relais des anciennes en s’appuyant sur l’innovation et sur le renforcement de l’attractivité et de la compétitivité ; maintenir en les adaptant les activités qui le peuvent et qui présentent certaines perspectives d’avenir ; enfin reconvertir les espaces (régions/territoires) en proie à la désindustrialisation, espaces plus ou moins condamnés et devenus répulsifs (friches industrielles par exemple), tout en requalifiant la population active.
14Ces bouleversements posent la question de la recherche de solutions et situent le territoire entre mémoire, qui assure la reproduction en tenant compte des identités, et projet, qui fixe les ambitions, les finalités et assure la production. Cette alchimie s’entend comme une co-construction dans les processus de redéveloppement des territoires [Fagnoni 2002, 2004, 2011a, 2014]. Ces questionnements s’inscrivent dans la mouvance de la réversibilité des territoires, qui a tendance à devenir un outil de la production de la ville et des territoires et qui est encore peu questionnée en géographie. Réversibilité et renouvelabilité s’entendent comme des référentiels territoriaux relevant du processus de mutation [Fagnoni 2011b]. Les stratégies de renouvellement territorial posent le problème en termes de réversibilité des territoires, renvoyant à la notion d’action et d’articulation entre temps et espace. Elles se situent à l’interface entre les domaines de la décision politique, de la géographie et de l’urbanisme, de l’économie, voire d’autres sciences sociales.
15Les contributions présentées dans ce numéro renvoient aux questions, problématiques et réflexions situées au croisement de la géographie et de l’économie : quel dialogue peut-on établir entre économie et géographie ? S’agit-il d’un mariage nouveau, d’une alliance revisitée ? La diversité des textes s’entend comme une contribution aux réflexions en cours portant sur la notion de mutation territoriale. Elles devraient permettre d’avancer vers une meilleure connaissance des mécanismes divers de révélation, émergence, bifurcation, valorisation, innovation, etc.
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André Fischer, Jacques Malézieux, Bernadette Mérenne-Schoumaker, ont fait l’honneur d’accepter de participer à cette rencontre en tant que chercheurs et grands témoins d’un temps où la géographie de l’industrie et en particulier la géographie de l’industrie française, étaient synonymes de puissance, de richesse, de prospérité, de développement.
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Laurent Carroué pointe l’obsolescence de la vieille trilogie, primaire/ secondaire/tertiaire et explicite un nouveau concept - universitaire à l’origine puis largement repris par l’INSEE - de plus en plus utilisé dans l’analyse des mutations des systèmes économiques et industriels, celui de « système productif ». Son objectif est de mieux réarticuler économie, société et territoires dans le cadre d’une approche novatrice afin de comprendre les mutations contemporaines.
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Raymond Woessner affirme que la mondialisation conduit à une recomposition rapide et profonde des territoires. L’industrie manufacturière est particulièrement mise sous tension à travers une remise en cause des facteurs de compétitivité. À partir du cas de l’industrie automobile, cette contribution propose de faire le point sur des trajectoires historiques différenciées qui débouchent sur une typologie territoriale.
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François Bost rappelle que, face à un mouvement inédit de désindustrialisation depuis le début des années 2000, la question de la relocalisation en France des activités parties à l’étranger prend une importance nouvelle dans le débat économique et politique. Quelle est l’ampleur exacte du phénomène ? Ce mouvement peut-il contribuer à la réindustrialisation et à la relance de l’emploi industriel ? Comment l’État accompagne-t-il cette dynamique ? S’agit-il d’un simple épiphénomène ou d’un mouvement plus profond annonciateur de mutations structurelles nouvelles ?
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Dalila Messaoudi postule que la crise économique et financière de 2007-2008 a révélé l’importance du mouvement de désindustrialisation que subit la France. La conjoncture économique contemporaine et la montée des pays émergents accélèrent le processus, présentant une menace pour les pays anciennement industrialisés (la France en particulier). Cette accélération laisse entrevoir le risque d’une dégradation de l’emploi, en particulier à l’échelle régionale. La période soulève de nombreuses questions sur l’avenir des activités et des productions existantes. En tant qu’industrie emblématique de l’effondrement des effectifs industriels français, l’industrie automobile invite à une analyse spécifique. Elle doit faire face à la montée en puissance des constructeurs des pays émergents, mais aussi européens. Ces difficultés impactent la production nationale. La production automobile réalisée au sein du territoire français n’est-elle pas condamnée à diminuer inévitablement jusqu’à disparaître ?
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Antoine Grandclément se penche sur la politique des pôles de compétitivité, souvent analysée à la fois comme le signe d’un retour de l’État dans le champ des politiques industrielles et comme un changement de paradigme illustré par la place nouvelle de la compétitivité. Aussi, l’affirmation des objectifs macroéconomiques (innovation et compétitivité) tend souvent à supplanter les enjeux géographiques. Cette contribution interroge à différentes échelles les impacts spatiaux de ces politiques publiques d’innovation (État et collectivités), en élargissant l’analyse aux Investissements d’Avenir. Il s’agit notamment de montrer la façon dont elles affectent les hiérarchies territoriales et les stratégies des acteurs industriels et scientifiques.
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Sophie Deraëve invite à considérer une thématique centrale de la géographie et de l’aménagement, l’innovation, non pas en lien avec les infrastructures comme c’est souvent le cas, mais avec le capital humain. Cette approche s’avère doublement stimulante pour appréhender les processus de métropolisation et de l’économie de la connaissance qui placent les ressources humaines au cœur du développement des territoires. D’une part, comme contribution théorique à la géographie économique ; et d’autre part, comme entrée dans l’analyse des dynamiques et stratégies des villes intermédiaires, pour lesquelles, dans le contexte contemporain, il semble difficile d’exister autrement que comme périphérie des métropoles.
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Gérard-François Dumont rappelle que les chiffres indiquent un recul considérable de l’emploi industriel en France. La désindustrialisation est certes inégale selon les territoires, notamment parce que deux secteurs industriels, parmi les plus exportateurs, ont été créateurs d’emplois ces dernières années : l’aéronautique et la construction navale. Toutefois, la désindustrialisation est souvent considérée comme fatale, signifiant que les villes industrielles devraient toutes être touchées. Pourtant, il apparaît que les gouvernances territoriales se traduisent par des évolutions fort contrastées face aux mutations industrielles.
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Edith Fagnoni se propose de questionner le processus de patrimonialisation et ses interactions avec le processus de territorialisation à partir de l’exemple du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais inscrit au patrimoine mondial de l’Humanité. L’industrie extractive a façonné les territoires et son impact paraissait durable, mais la désindustrialisation a été synonyme de rupture. Dans un premier temps, l’image de la mine et de l’usine s’est trouvée rejetée entraînant un phénomène de dépatrimonialisation. Progressivement, le passage d’une situation de rupture – à la fois sociale, paysagère, économique – à une reconnaissance du passé a conduit à un changement d’attitude, témoin de la prise en compte de la dimension éthique dans les politiques de reconversion. De la rupture à l’intégration récente du passé, les friches industrielles tendent à devenir objet de patrimonialisation, porteur d’histoire et source de développement touristique.
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Colette Renard-Grandmontagne se penche sur un cas régional hors norme, celui de la Lorraine. À partir d’une analyse de l’image de la Lorraine au début des années 2010, construite par les manuels de géographie du secondaire et par les représentations des enseignants de lycées et collèges, représentations étroitement liées à l’industrie de l’époque du « Texas français » puis à son déclin, la contribution cherche à éclairer les réorganisations spatiales et les dynamiques d’une région que les discours des décideurs veulent placer « au cœur de l’Europe ».
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Caroline Leininger-Frézal démontre que la géographie scolaire a renouvelé sa manière d’appréhender les espaces industriels en prenant en compte la compétitivité des territoires aujourd’hui. Mais les programmes scolaires hésitent entre la compréhension des logiques territoriales en jeu et l’apprentissage de la cartographie des espaces industriels. L’enseignement des mutations des espaces industriels est révélateur des changements actuellement en œuvre au sein de la discipline scolaire.
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Bernadette Mérenne-Schoumaker propose une analyse conclusive : Synthèse, Conclusions, Perspectives.