1La Chine du début du XXe siècle a connu une révolution profonde sur le plan intellectuel. Les valeurs confucéennes traditionnelles sont mises en question au profit des courants intellectuels modernes. Des écrivains et des critiques littéraires occidentaux et japonais sont introduits en Chine pour fabriquer une nouvelle littérature chinoise dite moderne. C’est dans ce contexte que Baudelaire entre pour la première fois en contact avec l’Empire du Milieu. Quelle image la Chine de l’époque se
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2fait-elle de Baudelaire et en quoi le poète peut-il contribuer à illustrer les valeurs chinoises modernes ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles cet article tentera de répondre1.
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3Le nom de Baudelaire apparaît pour la première fois en Chine en 1920. Dans une lettre publiée le 15 mars 1920 dans Shaonian Zhongguo [Jeune Chine], Guo Moruo (1892-1978), qui deviendra plus tard un poète romantique reconnu, confesse qu’il est plus décadent que Baudelaire car, accablé par la misère de la vie, il veut se suicider2. Le poète chinois vulgarise le mot décadence. Néanmoins, l’image d’un Baudelaire décadent paraît déjà une idée reçue pour les lettrés chinois de 1921 et le mot chinois tuifei que Guo Moruo emploie pour traduire décadence deviendra par la suite la traduction chinoise attitrée du terme français.
- 3 Teng Gu, « Faguo liangge shiren de jinianji - Fanerlun yu Baotaolaier », Zhang Daming, Zhongguo xia (...)
4Dans « Faguo liangge shiren de jinianji - Fanerlun yu Baotaolaier » [À la mémoire de deux poètes français - Verlaine et Baudelaire], publié par Teng Gu (1901-1941) le 14 novembre 1921 dans Shishi xinbao [Le Nouveau Journal des actualités], l’auteur considère Baudelaire comme le représentant par excellence de l’art de la décadence, en se fondant sur deux thèmes majeurs de ses œuvres : la douleur et la mort. Teng Gu se réfère là à deux critiques étrangers dont les commentaires ont beaucoup influencé la Chine : Kuriyagawa Hakuson (1880-1923) et Cesare Lombroso (1835-1909). Teng Gu reprend presque littéralement le premier, écrivant à propos du « Mort joyeux » : « La mort et la décadence, la charogne et le sang constituent l’ambiance de ses poèmes. On y perçoit le beau dans l’horrible. Après l’apparition des fameuses Fleurs du mal, on l’appelle “livre de l’enfer” et “Bible criminelle” ». Le même extrait est paru dans Jindai wenxue shijiang [Dix conférences sur la littérature moderne], traduit en chinois par Luo Dixian en 19223. D’autres œuvres du critique japonais ont également été traduites en chinois, où Baudelaire est évoqué à plusieurs reprises.
- 4 Teng Gu, loc. cit., p. 52.
- 5 Cesare Lombroso, L’Homme de génie.
5Cesare Lombroso, aliéniste italien, est directement cité par Teng Gu quand il aborde la famille maladive à laquelle Baudelaire appartient : « Il descend d’une famille de fous. Il est le type du fou le plus possédé de la manie des grandeurs. On peut dire qu’il est atteint d’hyperesthésie et à la fois d’apathie »4. Teng Gu a donc lu au moins le début du développement consacré à Baudelaire dans L’Homme de génie5.
- 6 Hongtu, « Baotelaier de qipi », p. 28 ; Cesare Lombroso, p. 92-95.
- 7 Zhongmi, « Sange wenxuejia de jinian », in Zhou Zuoren, Zhou Zuoren daibiaozuo [Œuvres choisies de (...)
6L’œuvre de Lombroso a par ailleurs attiré l’attention de deux autres critiques chinois passés par le Japon : Xie Liuyi (1898-1945) et Zhou Zuoren (1885-1967). Sous le nom de plume de Hongtu, le premier publie au mois de mai 1927 dans Xiaoshuo yuebao [Le Mensuel du roman], revue littéraire alors la plus influente en Chine, un court article intitulé « Baotelaier de qipi » [La Manie de Baudelaire], où le poète est décrit comme un anormal qui arbore des cheveux teints en vert et adore les femmes laides. Xie Liuyi suit fidèlement Lombroso6. Dans « Sange wenxuejia de jinian », publié le 14 novembre 1921 dans Chenbao Fujuan, Zhou Zuoren rappelle que le célèbre neurologue fait de Baudelaire un homme de génie aliéné. Pourtant, le critique chinois considère cette thèse comme une légende peu crédible7. La vraie valeur de Baudelaire, selon lui, réside dans sa décadence :
Comme les poètes romantiques, Baudelaire aime la vie. Il recherche la beauté et le bonheur. Cependant, il vit à une époque d’illusions perdues, ce qui aggrave son désespoir. Pourtant, Baudelaire s’attache fermement à la vie réelle. Dans l’impossibilité d’accéder au bonheur idéal et en même temps refusant de se retirer du monde, Baudelaire ne peut que s’efforcer de survivre. L’idée lui vient de trouver la joie dans la douleur, le bon et le beau dans le mal et le laid. Il se réjouit de la nouveauté et de l’excentricité, qui excitent ses sens et lui permettent de se sentir exister. Sa décadence apparente n’est en réalité que l’expression d’une volonté ardente de vivre. Elle se distingue nettement de l’oisiveté et de l’ivresse de l’Extrême-Orient. Si les gens modernes sont tristes, c’est parce qu’ils se débattent dans la tension entre la volonté ardente de la vie et la réalité insatisfaisante.8
7Pour Zhou Zuoren, l’expression de la vitalité réprimée du poète est à l’origine de la décadence baudelairienne et le satanisme en est le signe.
- 9 Tian Han, « Emo shiren Botuoleier de bainianji », p. 4-5.
8L’année 1921 est riche en études baudelairiennes. En dehors de l’article de Teng Gu et de celui de Zhou Zuoren, l’œuvre de Tian Han (1898-1968) intitulée « Emo shiren Botuoleier de bainianji » [À la mémoire de Baudelaire le poète satanique à l’occasion de son centenaire], publiée en deux feuilletons dans Shaonian Zhongguo, mérite également attention. Dans la première partie de l’article, l’auteur qualifie Les Fleurs du mal d’œuvre « étrange, dangereuse et pathétique ». Il accrédite l’image d’un Baudelaire douloureux, sans gloire, ni amour ni amitié9 :
Comme les poètes romantiques, Baudelaire recherche le beau. Pourtant, il ne découvre que le laid. Il recherche le bon pour trouver le mal, Dieu pour le diable, la joie de la vie pour l’horreur de la mort. La douleur de Baudelaire, issue du paradoxe fondamental de la vie, n’est pas celle de nombreux romantiques banals, laquelle découle des fantasmes et de l’exacerbation des sentiments. La douleur de Baudelaire, fondamentale et immensément profonde, est causée par l’ennui des nerfs. […] Si, dans ses poèmes, Baudelaire se résout à faire l’éloge du mal, c’est parce que, dans l’impossibilité d’accéder au bien et au beau, il laisse libre cours à un immense découragement.10
- 11 Ibid., p. 19.
- 12 Ibid., p. 21 ; Frank Pearce Sturm, « Charles Baudelaire », p. 23.
- 13 Tian Han, p. 21 ; Frank Pearce Sturm, loc. cit., p. 24.
9Il s’agit là d’un fragment cité par Tian Han dans le sixième chapitre de Jindai wenyi shier jiang [Douze conférences sur la littérature et l’art modernes], dont les auteurs sont Ikuta Choko, Nogami Kyusen, Nobori Shomu et Morita Sohei. « L’ennui des nerfs » est l’une des caractéristiques du symbolisme décadent aux yeux de Tian Han, qui identifie une autre marque des poètes de cette école dans la consommation de haschisch11. En cela, il s’appuie sur Frank Pearce Sturm (1879-1942)12, auteur de « Charles Baudelaire », texte inclus dans Baudelaire : His Prose and Poetry [Baudelaire. Sa prose et sa poésie]. Tian Han cite également un paragraphe des Paradis artificiels traduit en anglais par Sturm13, dont voici le texte français original :
- 14 Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 419.
L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C’est alors que commencent les hallucinations. Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique.14
10Dans l’article de Sturm, l’extrait n’est cité que pour illustrer des sensations qu’éprouve Baudelaire sous l’influence du haschisch. Mais Tian Han va plus loin, qui considère le passage comme une marque de modernisme chez Baudelaire :
Cet état d’âme, qu’il soit morbide ou pas, ne doit pas être ignoré par ceux qui veulent étudier le modernisme (Modernism), en particulier le symbolisme décadent (Decadent Symbolism). La littérature de cette école peut être appelée littérature nerveuse. La plupart des écrivains de cette école ont des nerfs sensibles et des sens pénétrants.15
- 16 La majorité de la troisième partie de l’article de Tian Han est puisée chez Max Nordau.
- 17 Max Nordau, Degeneration, p. 293 ; Tian Han, p. 22.
11Tian Han considère la sensibilité des nerfs comme un signe de décadence. Il prête une attention particulière au goût du poète français pour les senteurs, s’appuyant sur « Parfum exotique », « La Chevelure » et « Le Flacon »16. Si l’idée est déjà défendue par Max Nordau dans Degeneration [Dégénération], Tian Han éprouve un intérêt marqué pour « La Chevelure » : Nordau n’en citait que cinq vers, Tian Han en ajoute sept17, probablement attiré par la façon originale selon laquelle un poète névrosé exprime l’amour.
12Autre signe de décadence chez Baudelaire qui retient l’attention de Tian Han, son satanisme. Là encore, il cite Nordau pour l’illustrer :
- 18 Max Nordau, p. 294 ; Tian Han, p. 18.
Il a le « culte de soi-même ». Il déteste la nature, le mouvement et la vie ; il rêve d’immobilité, de silence éternel, de symétrie et d’artifices. Il aime la maladie, la laideur et le crime ; par une aberration profonde, toutes ses dispositions vont à l’encontre de celles des êtres sains d’esprit ; l’odeur de la charogne plaît à son odorat ; la charogne, la plaie qui suppure et la douleur des autres sont belles à ses yeux ; un automne boueux et nuageux le met en joie ; seuls les plaisirs peu naturels l’excitent. Il se plaint de l’ennui et de ses angoisses horribles ; son esprit est rempli d’idées sombres, dont l’association produit exclusivement des images tristes ou abominables ; la seule chose qui le distrait ou qui l’intéresse est le mal : le meurtre, la vue du sang, la lubricité et le mensonge. Il adresse des prières à Satan, il aspire à l’enfer.18
- 19 Ibid., p. 295-296. L’œuvre de Nordau est dédiée à Lombroso.
- 20 Tian Han, p. 23.
13Dans ce passage tiré du chapitre « Parnassians and diabolists » [Parnassiens et satanistes] de Degeneration, Nordau oppose Baudelaire aux êtres sains d’esprit. Il critique sévèrement le satanisme de Baudelaire, suivant les médecins aliénistes pour qui le satanisme n’est rien d’autre que la preuve des troubles cérébraux dont souffre Baudelaire. Mais si Nordau, à l’instar d’un Cesare Lombroso19, classe le poète parmi les malades mentaux, Tian Han, quant à lui, se refuse à juger Baudelaire du point de vue médical. S’il utilise Nordau, c’est parce que ce dernier considère Baudelaire comme le sataniste par excellence et cite abondamment les Fleurs du Mal. Pour Tian Han, le satanisme baudelairien constitue un signe de protestation contre la morale religieuse bourgeoise et contre tous les faux sages20. Tian Han ne se contente pas de construire l’image d’un Baudelaire révolutionnaire, il s’interroge sur l’objectif ultime de l’art. Pour lui, seule compte la beauté idéale :
En réalité, la vie d’un artiste réside là où « l’homme rejoint le ciel ». C’est un univers immensément tendu, transparent et vivant (kongling). On en trouve la meilleure expression dans le moment où la flèche quitte la corde de l’arc avant d’avoir atteint la cible, et où la grenouille se jette dans le puits sans qu’on ait encore entendu un bruit.21
14La grenouille qui se jette dans le puits est une image célèbre venue du poète japonais Matsuo Basho (1644-1694). Les vers originaux sont les suivants :
Paix du vieil étang.
Une grenouille plonge.
Bruit de l’eau.
- 22 Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 25 ; Tian Han, p. 31-32. La traduction de Tian Han est fidèl (...)
15Matsuo Basho crée une ambiance où l’on ne distingue plus le calme du bruit, la vie de la mort : le vieil étang, qui semble mort, est ressuscité par la grenouille. Celle-ci disparaît, et le vieil étang retourne à la mort. Toutefois, le bruit qu’elle a produit retentit et son écho semble se répandre infiniment loin dans l’univers. À la fin de son article, Tian Han évoque l’avant-dernière strophe de l’« Hymne à la beauté » pour appuyer sa thèse selon laquelle Baudelaire, qu’il qualifie de poète décadent, ne s’enferme pourtant pas dans cette décadence, mais recherche également l’infini dans l’art22.
- 23 Ikuta Choko, Nogami Kyusen, Nobori Shomu et Morita Sohei, « Falanxi jindai wenxue », p. 19-40.
- 24 Cf. p. 4.
- 25 Baudelaire, Boduolaier sanwenshi, trad. Xing Pengju, p. 31 ; Jin Shisheng, Ouzhou wenxue shigang, p (...)
- 26 Il est symptomatique que, lorsque Sturm commet une erreur, les critiques chinois lui emboîtent le p (...)
- 27 Baudelaire, Boduolaier sanwenshi, trad. Xing Pengju, p. 2.
16Les œuvres auxquelles Tian Han se réfère dans les deux articles qu’il consacre à Baudelaire constituent des références fondamentales pour les critiques chinois de l’époque. À titre d’exemple, le deuxième volume de Jindai wenxue shijiang en sera à sa troisième édition en 1929, après une première parution en Chine en 1922. De même, le sixième chapitre de Jindai wenyi shier jiang est publié en 1924 sous le titre de « Falanxi jindai wenxue » [La littérature française moderne] dans le numéro spécial que consacre à la littérature française la revue Xiaoshuo yuebao23. Cité pour la première fois par Tian Han24, le texte sera par la suite constamment mentionné par les critiques chinois25. Dans ce même numéro de Xiaoshuo yuebao figure aussi l’article de Sturm consacré à Baudelaire, traduit par Zhang Wentian (1900-1976) et intitulé « Botelaier yanjiu » [Étude sur Baudelaire]. Le texte est retraduit par Xuegan et publié le 20 juillet 1929 sous le titre de « Chalisi Baodelaier » [Charles Baudelaire] dans Huayan [L’Univers]26. La réputation de Sturm en Chine s’explique par le fait que son article figure dans le Baudelaire : His Prose and Poetry qu’a édité Thomas Robert Smith (1880-1942). Ce texte, facilement accessible aux critiques chinois anglophones qui s’intéressent au poète français, constitue la base de Boduolaier sanwenshi [Petits poèmes en prose de Baudelaire], publié en avril 1930, traduit par Xing Pengju, qui reconnaît sa dette envers Sturm dans l’introduction qu’il donne à sa traduction27.
- 28 Honma Hisao, Ouzhou jindai wenyi sichao lun, p. 269, 291-300 ; Gao Tao, Jindai ouzhou wenyi sichao (...)
17Enfin, tout développement consacré à la postérité des sources que Tian Han a mises en valeur doit mentionner la Degeneration de Max Nordau, consultée par Honma Hisao dans Ouzhou jindai wenyi sichao lun [Discours sur les courants littéraires et artistiques européens modernes], pour établir la conception de la décadence. Le critique japonais considère Baudelaire comme un représentant de la décadence. Cet ouvrage, traduit en chinois en 1928, constitue à son tour une source importante pour l’image de Baudelaire dans Jindai ouzhou wenyi sichao shigang [Brève histoire des courants littéraires et artistiques européens modernes] et Wenyi sichao xiaoshi [Brève histoire des courants littéraires et artistiques], respectivement des auteurs chinois Gao Tao ( ?- ?) et Xu Maoyong (1911-1977)28.
18Dans le chapitre « L’esthétisme et les poètes modernes » du deuxième volume de Jindai wenxue shijiang de Kuriyagawa Hakuson, traduit par Luo Dixian et publié le 1er octobre 1922 en Chine, le critique japonais souligne que Baudelaire prône l’art pour l’art. Mais si Baudelaire se retranche, à certains égards, de la société, ce n’est pas à la façon des ermites extrême-orientaux. Hakuson fait clairement la différence dans Jindai wenxue shijiang :
- 29 Kuriyagawa Hakuson, Jindai wenxue shijiang, t. II, p. 233-234.
Les poètes modernes s’éloignent de la société et des masses populaires, ce qui pourtant ne signifie pas leur dégoût de la vie. Ils ne produisent pas de ces œuvres maniérées à la façon des Japonais, pas même des petits haïkus, toutes ces œuvres japonaises qui résultent d’une attitude négative et libertaire. Au contraire, ces poètes modernes sont positifs. Ils ne s’arrêtent pas aux difficultés de la vie, ils goûtent les plaisirs et la volupté, recherchent toutes sortes de nouveaux plaisirs et sensations. […] Ils ne laissent passer aucune opportunité pour se procurer des plaisirs poétiques. Pénétrant jusqu’au fond de la vie pour en goûter la vraie saveur, ils enrichissent leur vie spirituelle. En ce sens, leur appétit de vie fait partie de leur philosophie. Vivre dans un monde artificiel et rechercher l’excitation des sens charnels constituent en effet autant de marques de leur appétit de vie. Pour connaître profondément la vie, il faut l’aimer. Les poètes modernes se passionnent pour la vie. Toutes ces raisons font qu’ils se distinguent fondamentalement de ceux qui sont dégoûtés du monde, les ermites et autres « célébrités » à la japonaise.29
19Le discours de Hakuson ressemble à celui de Zhou Zuoren, qui affirme que, derrière la décadence apparente de Baudelaire, se cache une volonté ardente de vivre. Hakuson critique les caractères nationaux des Japonais, distinguant les décadents occidentaux des ermites littéraires du Japon, quand Zhou Zuoren insiste sur la différence entre la décadence baudelairienne et le divertissement à l’extrême-orientale. Nous en déduisons donc que Hakuson a exercé une certaine influence sur Zhou Zuoren, qui aurait pris conscience des travers communs des hommes de lettres chinois et japonais. Si Hakuson a cherché à réveiller la conscience des écrivains japonais, Zhou Zuoren, lui, doit réveiller celle des écrivains chinois. Et Baudelaire est le déclencheur de cette prise de conscience.
20Zhou Shuren (1881-1936), frère aîné de Zhou Zuoren, plus connu sous le nom de Lu Xun, s’intéresse également à Kuriyagawa Hakuson. Il a traduit deux œuvres du critique japonais : Kumen de xiangzheng [Le Symbole de la dépression], publié en 1924, et Chule xiangya zhita [Sortir de la tour d’ivoire], publié en 1931. Dans le premier livre, Hakuson considère les œuvres de Baudelaire comme une expression de la vitalité :
- 30 Kuriyagawa Hakuson, Kumen de xiangzheng, trad. Lu Xun, p. 28.
Si l’on considère que l’art est le summum de la vie culturelle, on ne peut expliquer son origine que par la vie elle-même. Après avoir lu Dante, Milton, Byron, Browning, Tolstoï, Ibsen, Zola, Baudelaire et Dostoïevski, qui peut encore mener une vie superficielle et considérer la littérature comme un simple moyen de divertissement ?30
- 31 Ibid., p. 1, 2, 4, 6-13.
21Hakuson insiste sur la nécessité, pour les écrivains et les lecteurs, de prendre la littérature au sérieux, ce qui implique pour eux de s’affranchir du carcan imposé par la société. Toutefois, pour Hakuson, l’art n’est pas un outil pour résoudre des problèmes sociaux, mais l’expression pure de la vitalité d’un être humain. Cette vitalité est souvent réprimée par la contrainte exercée par la société. Un véritable artiste doit ressembler à un enfant qui s’amuse, dans la mesure où ni l’un ni l’autre ne se préoccupe de la question de l’utilité de leur action. C’est dans la réflexion libre que l’homme trouve l’expression totale de la vitalité et éprouve la joie profonde de la vie. Cette joie se distingue de celle des carriéristes, qui recherchent la satisfaction de la vanité ou du désir matériel, et qui tiennent pour négligeable la liberté individuelle31.
22Dans la partie que Kumen de xiangzheng consacre à la relation entre l’art et la morale, Hakuson évoque encore une fois Baudelaire :
Tout comme les écrivains qui opposent le beau à la laideur ou le bien au mal, les poètes maudits, particulièrement nombreux dans la littérature moderne, tels Baudelaire amoureux des « fleurs du mal », ainsi que les écrivains naturalistes qui décrivent sans fard les actions les plus triviales des hommes, ont également beaucoup de valeur.32
- 33 Ibid., p. 114.
- 34 Ibid., p. 49, 50, 51, 57-59, 60.
23Selon Hakuson, le satanisme, qui fait partie de la nature humaine, est réprimé dans la vie quotidienne, ce pourquoi les écrivains s’y intéressent, comme les lecteurs, pose Hakuson33. Et, puisque l’art est le symbole de la vitalité réprimée, tout lecteur est enclin à redécouvrir dans une œuvre littéraire un reflet de sa propre vie. En ce sens, le lecteur est aussi un créateur, qui œuvre à partir des symboles que lui offre l’artiste. Dans la lecture d’une œuvre, le lecteur, aussi libre que l’auteur, se sent vivant, heureux et enrichi34. Selon Hakuson, Baudelaire exprime cette même idée dans son poème en prose « Les Fenêtres » :
Une fenêtre fermée éclairée d’une chandelle constitue une œuvre. À la vue de la femme derrière la fenêtre, le lecteur participe à la création de l’œuvre par sa propre réflexion. Il se met lui-même en scène à travers la fenêtre et la femme qu’il découvre. Le moi de l’observateur épouse la vie de la femme observée […] ; il perçoit dans la vie de celle-ci le reflet de sa propre existence. Celui qui apprécie une œuvre est celui qui découvre le moi chez l’autre, et l’autre chez le moi.35
- 36 Kuriyagawa Hakuson, Chule xiangya zhita, trad. Lu Xun, p. 25-28.
24Dans Kumen de xiangzheng, Hakuson relève l’appétit de vie de Baudelaire. Selon lui, le satanisme de Baudelaire est une façon d’exprimer cet appétit de vie réprimé par la morale. Dans le deuxième livre de Hakuson traduit par Lu Xun, Chule xiangya zhita, l’auteur développe de manière plus approfondie le lien entre l’esprit de décadence de Baudelaire et son appétit de vie. Dans Jindai de wenyi [La Littérature et l’art modernes], Baudelaire apparaît comme le chef des poètes décadents, apologiste du crime, du mal et de la laideur. Selon Hakuson, si Baudelaire cherche à créer un nouveau frisson en plantant des fleurs du mal, c’est parce que, lassé du bien et du beau, il veut goûter aux vices et, plus généralement, à tout ce que la vie peut produire36.
- 37 Ibid., p. 80-83.
- 38 Ibid., p. 28-32.
25Dans Guanzhaozhe yun [Les Contemplatifs], Hakuson réaffirme que l’éloge fait par Baudelaire des fleurs du mal ne peut être soumis au jugement moral : la morale résulte des besoins immédiats de l’homme, tandis que les trouvailles des génies viennent du tréfonds de l’humanité. L’homme a parfois besoin de s’affranchir des contraintes pour que son âme s’élargisse et qu’il puisse « savourer l’ensemble de la vie », affirme Hakuson : c’est ainsi qu’il se sent profondément humain. L’humanité n’est pas donnée à tout le monde et, pour Hakuson, un artiste authentique comme Baudelaire, qui s’est dépouillé du carcan de la morale pour faire l’éloge du mal, est par essence profondément humain37. Les commentaires que fait Hakuson dans Chule xiangya zhita soulignent la nécessité de lutter contre l’emprise de la morale et de l’utilitarisme. Ils renvoient à sa critique des caractères nationaux des Japonais. Dans Congming ren [Les Hommes intelligents], Hakuson dénonce l’esprit calculateur des Japonais qui réussissent socialement en usant de ruses, sans donner l’impression de violer les lois. Comparés à eux, écrit Hakuson, les assassins et les voleurs, qui commettent ouvertement leurs crimes, paraissent plus aimables : ils sont au moins plus simples et plus authentiques38, vision romantique qui n’est pas sans évoquer Baudelaire et sa glorification du mal.
26Dans Xianjin de Riben [Le Japon d’aujourd’hui], Hakuson analyse plus au fond les problèmes des Japonais, perçus comme calculateurs, flatteurs et superficiels. Obsédés par l’utilité immédiate, les Japonais n’ont plus de temps pour développer leur vie intérieure. Dépourvus de force vitale, ils poussent rarement leurs réflexions au fond des choses. Leur obsession de la recherche du juste milieu, du compromis et leur manque de sérieux les empêche d’atteindre la beauté pure. Aux yeux de Hakuson, cet état d’esprit s’oppose au progrès culturel. La critique que fait Hakuson des caractères nationaux des Japonais s’applique parfaitement à la société chinoise. Elle permet aux lecteurs chinois de percevoir l’utilité réelle de la décadence baudelairienne pour remédier à l’utilitarisme et aux problèmes qui en découlent en Chine. C’est par ailleurs l’un des motifs de la traduction de Lu Xun, qui s’en explique dans la postface à Chule xiangya zhita :
- 39 Kuriyagawa Hakuson, Chule xiangya zhita, trad. Lu Xun, p. 252.
L’auteur condamne les caractères nationaux des Japonais : tiédeur, recherche du juste milieu, esprit de compromis, hypocrisie, étroitesse de vue, prétention et conservatisme. On a l’impression que sa critique s’adresse aux Chinois, surtout quand il dit que les Japonais maintiennent tout au juste milieu, sans le courage d’aller jusqu’au bout, et que partant de ce qui est spirituel pour se diriger vers ce qui est charnel, ils mènent une existence inconsistante. Si cela n’est pas dû à la contamination chinoise, cela doit pour le moins s’expliquer par le fait que tous ceux qui sont élevés dans la civilisation extrême-orientale ont ces mêmes traits caractéristiques. […] Inutile d’en chercher l’origine. D’emblée l’auteur les considère comme une maladie grave. Une fois ce diagnostic établi, il prescrit des remèdes ; les jeunes Chinois et Chinoises atteints de la même maladie peuvent le consulter ou suivre ses prescriptions. Ces remèdes agiront sur les Chinois comme la quinine les guérit autant que les Japonais du paludisme.39
- 40 Honma Hisao, p. 290-293.
- 41 Ibid., p. 292.
- 42 Baudelaire, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, 1976, p. 319.
- 43 André Guyaux, op. cit., p. 505.
- 44 Ibid., p. 492-493.
- 45 Honma Hisao, p. 292.
- 46 André Guyaux, p. 481.
27En août 1928, la traduction chinoise du Ouzhou jindai wenyi sichao lun de Honma Hisao est publiée. C’est là que la relation entre Baudelaire et la décadence est analysée pour la première fois en Chine de manière systématique. En se basant sur la conception de la décadence établie par Max Nordau, Honma Hisao observe chez Baudelaire quatre tendances permettant de le définir comme un écrivain décadent : culte du moi, primat de l’artifice, impassibilité et penchant pour le mal40. À l’appui du culte pour l’artifice, le critique japonais fournit deux arguments : Baudelaire préfèrerait les femmes représentées dans la peinture à celles de la vie réelle et le paysage artificiel d’un décor de théâtre au vrai paysage naturel41. À propos des femmes, Honma Hisao fait probablement référence à ce passage des « Notes nouvelles sur Edgar Poe » où Baudelaire parle, non pas de « femmes représentées dans la peinture », mais de femmes bien parées42. À moins que Honma Hisao s’inspire, via Max Nordau, moins du texte original de Baudelaire que des considérations de Théophile Gautier en « Préface aux Œuvres complètes », où le passage est cité43. Quant à la question du paysage, Honma Hisao ferait allusion au « Rêve parisien », également analysé par Gautier44. Honma Hisao résout la question de l’autotélisme en citant le poète lui-même : « La poésie n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre. Aucun poème ne sera si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème »45, propos également cités par Gautier dans sa « Préface aux Œuvres complètes »46. Directe ou indirecte, la connaissance qu’a Honma Hisao de l’article de Théophile Gautier est confirmée par un passage où l’importance accordée à la forme constitue une autre caractéristique de la décadence :
- 47 Honma Hisao, p. 293-294.
Le style décadent est ingénieux, complexe et plein de nuances, s’efforçant d’enrichir autant que possible le vocabulaire, d’exprimer des idées que l’on n’arrive jamais à formuler clairement, et de rendre la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants. En somme, il s’agit d’un style qui dépasse le cadre établi par tous les discours existants. En d’autres termes, le style décadent marque le dernier effort mené par les écrivains pour atteindre l’apogée de la langue.47
- 48 Dans la critique chinoise consacrée à Baudelaire, la « Préface aux Œuvres complètes » de Gautier es (...)
28C’est la première fois en Chine que l’on évoque l’analyse de Gautier sur la relation entre Baudelaire et la décadence48. Or, un lecteur chinois qui n’aurait pas lu le texte original de Gautier aurait du mal à comprendre pourquoi un écrivain novateur est paradoxalement taxé de décadent. Le texte d’origine précise ces enjeux :
- 49 André Guyaux, p. 476-477.
Le poète des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle improprement le style de décadence, et qui n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance.49
- 50 Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, p. 319-320.
29L’idée exprimée par Gautier reprend celle que Baudelaire formule au début des « Notes nouvelles sur Edgar Poe »50. Selon la conception de la décadence qu’adopte Gautier, suivi par Honma Hisao, seule la littérature chinoise en langue parlée pourrait être considérée comme décadente, car elle vise à délivrer la littérature des stéréotypes de la littérature chinoise classique. Or dans le contexte chinois, la littérature en langue parlée ne peut aucunement être comparée à un soleil couchant. Considérée comme capable d’exprimer toutes choses délicates que la langue chinoise classique, concise à l’extrême, n’est pas à même de rendre, la langue parlée, jeune et prometteuse, ressemble plutôt au soleil levant. Pour les défenseurs de la littérature chinoise moderne, c’est la langue chinoise classique, inadaptée à l’expression des sentiments modernes, qui est une langue décadente.
30Dans la Chine d’alors, il existe donc deux sortes de décadences, porteuses l’une et l’autre d’un jugement moral : celle, négative quand il s’agit de la forme, et celle, susceptible d’être positive quand il s’agit du contenu. Sur le plan du contenu, un partisan de la littérature en langue parlée peut juger nécessaire de défendre la décadence contre la morale féodale véhiculée par la littérature classique. Sur le plan de la forme, aucun critique ne peut raisonnablement définir la langue parlée chinoise comme une langue décadente, la langue parlée chinoise n’ayant jamais atteint au classicisme. C’est probablement la raison pour laquelle, alors que Gautier analyse la décadence du point de vue de la forme littéraire, la plupart des critiques chinois sur Baudelaire circonscrivent leur analyse de la décadence au strict contenu littéraire.
- 51 Pour preuve, voir Gao Tao, Jindai ouzhou wenyi sichao shigang, p. 323-324, 336, 338-339, 341-342 ; (...)
31La définition que retient Gautier de la décadence est évoquée pour la première fois en Chine dans l’Ouzhou jindai wenyi sichao lun de Honma Hisao, œuvre consultée par Gao Tao, auteur de Jindai ouzhou wenyi sichao shigang [Brève histoire des courants littéraires et artistiques européens modernes], publiée en 193251. Mais le critique chinois infléchit les analyses de Honma Hisao pour souligner le rôle joué par l’époque dans la genèse de la décadence baudelairienne. Comparons à ce propos Honma Hisao et Gao Tao :
32Texte de Honma Hisao :
Les Fleurs du mal publiées par Baudelaire à l’âge de trente-sept ans (1857) immortalisent le poète. Ce recueil contient quatre-vingt poèmes longs et courts. Comme le titre de l’œuvre l’indique, il existe un abîme entre le goût de Baudelaire et la morale ordinaire. Aux yeux des gens ordinaires, l’auteur développe délibérément des sujets morbides et malsains parce qu’il est lui-même morbide et malsain. […]
Les Fleurs du mal, il est vrai, traitent de sujets morbides et malsains, ce qui n’est jamais arrivé auparavant dans la poésie. Pourtant, les gens ordinaires à l’esprit étriqué n’ont absolument pas le droit de condamner cette œuvre. Elle est immensément profonde !
33Texte de Gao Tao :
- 52 Honma Hisao, p. 296 ; Gao Tao, op. cit., p. 338.
Les Fleurs du mal publiées par Baudelaire en 1857 immortalisent le poète. Ce recueil contient quatre-vingt poèmes longs et courts. L’auteur, lui-même morbide et malsain, traite dans ces poèmes de sujets morbides et malsains. […] On a dit à son sujet que « Dante va dans l’enfer, Baudelaire en vient ». Alors qu’en réalité, en raison de l’évolution du contexte historique, les expériences vécues par Baudelaire sont beaucoup plus compliquées que celles de Dante.52
34Honma Hisao défend dans les Fleurs du mal une œuvre profonde quand Gao Tao attribue la profondeur de Baudelaire à « l’évolution du temps et de l’ambiance ». Gao Tao qui accorde une importance particulière à la relation de Baudelaire au monde extérieur, comme le montrent les commentaires que lui inspire L’Art au point de vue sociologique (1889), où Jean-Marie Guyau accuse les écrivains décadents, toujours à l’article de la mort, d’être licencieux, pessimistes et artificiels :
Sur certains points, le discours de Guyau portant sur les caractéristiques de la littérature décadente est juste. Mais taxer cette littérature de décrépite, considérant que le dynamisme lui manque, n’est pas une compréhension juste de la décadence.53
35Gao Tao préfère définir la littérature décadente comme une littérature sur le déclin. Sur ce point, il est d’accord avec Guyau, quand bien même il pose que
- 54 Gao Tao, op. cit., p. 341-342.
Guyau ne connaît pas à fond l’époque dans laquelle est née la littérature de décadence. Celle-ci est un produit nécessaire de son époque. […] Cherchant l’extraordinaire sans le trouver, les écrivains décadents tendent à sombrer dans l’ennui ; tourmentés par la douleur et la tristesse, ils sont enclins à se décourager. Certes, cette mentalité révèle leur faiblesse. Mais en pensant à l’époque décadente qui donne inévitablement naissance à une littérature décadente, on comprendra qu’elle est inéluctable.54
36Par « époque décadente », Gao Tao entend époque capitaliste. Se recommandant de la Dégénération de Max Nordau, il montre qu’écrasés par la concurrence, par la spéculation et par toutes sortes de fardeaux, les gens, à la fois fatigués et nerveux, recourent au tabac, au vin, à la drogue pour reposer leurs nerfs. Témoin Baudelaire55. Ainsi, pour Gao Tao, la décadence de Baudelaire se conçoit de manière péjorative.
- 56 Xu Maoyong, p. 98-101.
- 57 Ibid., p. 97.
37Xu Maoyong, auteur de Wenyi sichao xiaoshi [Brève histoire des courants littéraires et artistiques], publié en 1936, a également consulté Honma Hisao, qui recense les cinq caractéristiques de la décadence56. À l’instar de Gao Tao, Xu Maoyong adopte une lecture matérialiste, défendant l’idée que la littérature de la décadence exprime sa révolte face à la société. Sans qu’il s’agisse d’une négation totale du capitalisme. De fait, les décadents cherchent une nouvelle vie au sein de cette société capitaliste où ils s’emploient à traiter artistiquement des maux de la vie réelle57. Pour autant, aux yeux de Xu Maoyong, les décadents ne sont que des réformateurs incapables de franchir le pas qui mène à la révolution.
38Les gloses que Baudelaire inspire aux Chinois dans les années 1920-30 renvoient à différents courants d’idées qui ont influencé la Chine d’alors : lutte contre l’utilitarisme, recherche de la liberté et éloge de l’art pour l’art, trois courants qui ont marqué la période, en plus du marxisme, qui prend son essor dans les années 1930. Des œuvres de critiques anglais et japonais, s’intéressant à des auteurs français, allemands et italiens, s’affirment au principe des représentations chinoises de Baudelaire. Toutefois, plutôt que de suivre leurs homologues étrangers, les critiques chinois ont choisi d’en retenir certaines leçons et d’en oublier d’autres, construisant une image de Baudelaire à même de satisfaire leurs propres attentes.
39En dehors des commentaires qu’il a inspirés, le poète français a également fait l’objet de plusieurs traductions et retraductions dont voici la liste.
Date de publication
|
Titre de l’œuvre en chinois
|
Titre de l’œuvre originelle
|
Traduc-teur
|
Volume et
numéro
|
Titre de la revue
ou du livre
|
20 novembre 1921
|
游子
|
L’Étranger
|
仲密
|
|
晨报副镌
|
20 novembre 1921
|
狗与瓶
|
Le Chien et le flacon
|
仲密
|
|
晨报副镌
|
20 novembre 1921
|
头发里的世界
|
Un hémisphère dans une chevelure
|
仲密
|
|
晨报副镌
|
20 novembre 1921
|
你醉
|
Enivrez-vous
|
仲密
|
|
晨报副镌
|
1er janvier 1922
|
头发里的世界
|
Un hémisphère dans une chevelure
|
仲密
|
VIII-1
|
妇女杂志
|
1er janvier 1922
|
窗
|
Un hémisphère dans une chevelure
|
仲密
|
VIII-1
|
妇女杂志
|
9 janvier 1922
|
穷人的眼
|
Les Yeux des pauvres
|
仲密
|
I-9
|
民国日报·觉悟
|
9 janvier 1922
|
你醉
|
Enivrez-vous
|
仲密
|
I-9
|
民国日报·觉悟
|
10 mars 1922
|
窗
|
Les Fenêtres
|
仲密
|
XIII-3
|
小说月报
|
9 avril 1922
|
月的恩惠
|
Les Bienfaits de la lune
|
仲密
|
|
晨报副镌
|
9 avril 1922
|
海港
|
Le Port
|
仲密
|
|
晨报副镌
|
10 juin 1922
|
游子
|
L’Étranger
|
仲密
|
XIII-6
|
小说月报
|
15 avril 1923
|
醉着罢
|
Enivrez-vous
|
平伯
|
II-1
|
诗
|
15 avril 1923
|
无论那儿出这世界之外罢
|
N’importe où hors du monde
|
平伯
|
II-1
|
诗
|
5 mai 1923
|
一个尸体
|
Une charogne
|
秋潭
|
3
|
草堂
|
5 mai 1923
|
生动的火把
|
Le Flambeau vivant
|
秋潭
|
3
|
草堂
|
5 mai 1923
|
坏钟
|
La Cloche fêlée
|
秋潭
|
3
|
草堂
|
1er décembre 1923
|
月亮的恩惠
|
Les Bienfaits de la lune
|
焦菊隐
|
19
|
晨报副镌
|
13 mai 1924
|
两重室
|
La Chambre double
|
王维克
|
33
|
文艺周刊
|
13 octobre 1924
|
月亮眷属
|
Les Bienfaits de la lune
|
苏兆龙
|
143
|
文学周报
|
13 octobre 1924
|
那一个是真的
|
Laquelle est la vraie ?
|
苏兆龙
|
143
|
文学周报
|
1er décembre 1924
|
死尸
|
Une charogne
|
徐志摩
|
3
|
语丝
|
25 décembre 1924
|
尸体
|
Une charogne
|
金满成
|
57
|
晨报副刊文学旬刊
|
15 janvier 1925
|
腐尸
|
Une charogne
|
张人权
|
59
|
晨报副刊文学旬刊
|
23 février 1925
|
镜子
|
Le Miroir
|
张定璜
|
15
|
语丝
|
23 février 1925
|
那一个是真的
|
Laquelle est la vraie ?
|
张定璜
|
15
|
语丝
|
23 février 1925
|
窗子
|
Les Fenêtres
|
张定璜
|
15
|
语丝
|
23 février 1925
|
月儿的恩惠
|
Les Bienfaits de la lune
|
张定璜
|
15
|
语丝
|
23 février 1925
|
狗和罐子
|
Le Chien et le flacon
|
张定璜
|
15
|
语丝
|
novembre 1925
|
鬼
|
Le Revenant
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
鸱枭
|
Les Hiboux
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
血泉
|
La Fontaine de sang
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
腐烂之女尸
|
Une charogne
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
猫
|
Le Chat
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
破钟
|
La Cloche fêlée
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
凶犯之酒
|
Le Vin de l’assassin
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
密语
|
Causerie
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
赭色发之女丐
|
À une mendiante rousse
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
novembre 1925
|
暮色
|
Le Crépuscule du soir
|
李思纯
|
47
|
学衡
|
1er décembre 1926
|
情人之死
|
La Mort des amants
|
绍宗
|
周年增刊
|
《洪水》半月刊
|
10 avril 1927
|
理想
|
L’Idéal
|
邓琳
|
II-7
|
《莽原》半月刊
|
10 avril 1927
|
美
|
La Beauté
|
邓琳
|
II-7
|
《莽原》半月刊
|
15 décembre 1927
|
窗
|
Les Fenêtres
|
虚白
|
I-4
|
真美善
|
18 décembre 1927
|
明月的哀愁
|
Tristesse de la lune
|
徐蔚南
|
No. 295
V-20
|
文学周报
|
9 juillet 1928
|
圆光之失却
|
Perte d’auréole
|
石民
|
IV-28
|
语丝
|
9 juillet 1928
|
Any where out of the world
|
Any where out of the world
|
石民
|
IV-28
|
语丝
|
16 juillet 1928
|
愉快的死者
|
Le Mort joyeux
|
石民
|
IV-29
|
语丝
|
1er septembre 1928
|
“请去旅行”
|
Invitation au voyage
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
饼
|
Le Gâteau
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
老江湖
|
Le Vieux Saltimbanque
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
玻璃小贩
|
Le Mauvais Vitrier
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
诱惑:或, 和 Eros, Plutus,
Glory
|
Les Tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
仁慈的赌博者
|
Le Joueur généreux
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
绳
|
La Corde
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
1er septembre 1928
|
一个英雄般的死
|
Une mort héroïque
|
朱维基 芳信
|
单行本
|
《水仙》
|
13 octobre 1928
|
妖魔
|
Les Ténèbres
|
林文铮
|
VIII-201
|
现代评论
|
13 octobre 1928
|
肖象
|
Le Portrait
|
林文铮
|
VIII-201
|
现代评论
|
20 octobre 1928
|
西精娜
|
Sisina
|
林文铮
|
VIII-202
|
现代评论
|
1er janvier 1929
|
奉劝旅行
|
L’Invitation au voyage
|
陈勺水
|
I-1
|
乐群
(月刊)
|
1er janvier 1929
|
毒药
|
Le Poison
|
陈勺水
|
I-1
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
吸血鬼
|
Le Vampire
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
波德雷无题诗
|
« Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne »
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
波德雷无题诗
|
« Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle »
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
波德雷无题诗
|
« Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive »
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
波德雷无题诗
|
« Avec ses vêtements ondoyants et nacrés »
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
波德雷无题诗
|
« Je te donne ces vers afin que si mon nom »
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er février 1929
|
波德雷无题诗
|
« Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire »
|
陈勺水
|
I-2
|
乐群
(月刊)
|
1er mars 1929
|
黑暗
|
Les Ténèbres
|
勺水
|
I-3
|
乐群
(月刊)
|
1er mars 1929
|
香气
|
Le Parfum
|
勺水
|
I-3
|
乐群
(月刊)
|
1er mars 1929
|
画框
|
Le Cadre
|
勺水
|
I-3
|
乐群
(月刊)
|
1er mars 1929
|
画像
|
Le Portrait
|
勺水
|
I-3
|
乐群
(月刊)
|
20 mars 1929
|
博多莱尔寄其母书
(一)
|
Lettre à madame Aupick I
|
肇颍
|
I-3
|
华严
|
20 avril 1929
|
博多莱尔寄其母书
(二)
|
Lettre à madame Aupick II
|
菌
|
I-4
|
华严
|
20 mai 1929
|
博多莱尔寄其母书
(三)
|
Lettre à madame Aupick III
|
刘绍苍
|
I-5
|
华严
|
20 juin 1929
|
博多莱尔寄其母书
(四)
|
Lettre à madame Aupick IV
|
刘绍苍
|
I-6
|
华严
|
20 juillet 1929
|
博多莱尔寄其母书
(五)
|
Lettre à madame Aupick V
|
刘绍苍
|
I-7
|
华严
|
15 septembre 1929
|
登临
|
Épilogue
|
石民
|
I-9
|
春潮
|
14 octobre 1929
|
译诗一首——恶之花第四十三
|
Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire
|
石民
|
V-31
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
疯人与维娜丝
|
Le Fou et la Vénus
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
老妇人之失望
|
Le Désespoir de la vieille
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
早上一点钟
|
À une heure du matin
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
伪币
|
La Fausse Monnaie
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
靶子场
|
Le Tir et le cimetière
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
野蛮妇与妖姣女
|
La Femme sauvage et la petite-maîtresse
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
穷孩子的玩具
|
Le Joujou du pauvre
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
倒霉的玻璃匠
|
Le Mauvais Vitrier
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
27 octobre 1929
|
EPILOGUE
|
Épilogue
|
石民
|
V-32
|
语丝
|
6 janvier 1930
|
老浪人
|
Le Vieux Saltimbanque
|
石民
|
V-43
|
语丝
|
6 janvier 1930
|
姑娘们的写照
|
Portrait de maîtresses
|
石民
|
V-43
|
语丝
|
6 janvier 1930
|
宿缘
|
Les Vocations
|
石民
|
V-43
|
语丝
|
16 août 1930
|
孤独
|
L’Isolement
|
石民
|
I-2
|
现代文学
|
16 août 1930
|
诱惑:色情,黄金,荣誉
|
Les Tentations
|
石民
|
I-2
|
现代文学
|
16 août 1930
|
黄昏
|
Le Crépuscule du soir
|
石民
|
I-2
|
现代文学
|
16 août 1930
|
射手
|
Le Galant Tireur
|
石民
|
I-2
|
现代文学
|
16 août 1930
|
镜子
|
Le Miroir
|
石民
|
I-2
|
现代文学
|
1930
|
|
Petits Poèmes en prose de Baudelaire
|
邢鹏举
|
|
《波多莱尔散文诗》
|
1er janvier 1932
|
快乐的死者
|
Le Mort joyeux
|
陈君冶
|
I-6
|
新时代
|
1er mars 1933
|
应和
|
Correspondances
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
人与海
|
L’Homme et la mer
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
音乐
|
La Musique
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
异国的芳香
|
Parfum exotique
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
商籁
|
Sonnet d’automne
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
破钟
|
La Cloche fêlée
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
忧郁
|
Spleen
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
|
瞎子
|
Les Aveugles
|
卞之琳
|
IV-6
|
新月
|
1er mars 1933
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流浪的波希米人
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Bohémiens en voyage
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卞之琳
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IV-6
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新月
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1er mars 1933
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入定
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Recueillement
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卞之琳
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IV-6
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新月
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1er juin 1933
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穷人之死
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La Mort des pauvres
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卞之琳
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III-12
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文艺月刊
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1er juillet 1933
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喷泉
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Le Jet d’eau
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卞之琳
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IV-1
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文艺月刊
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1933
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登临
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ÉPILOGUE
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石民
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《他人的酒杯》
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1933
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秋情诗
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Sonnet d’automne
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石民
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《他人的酒杯》
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1933
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愉快的死者
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Le Mort joyeux
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石民
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《他人的酒杯》
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1933
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将何言
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Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire
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石民
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《他人的酒杯》
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1933
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回魂
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Le Revenant
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石民
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《他人的酒杯》
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1er mars 1934
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交响共感
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Correspondances
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诸候
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II-3
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文学
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1er mars 1934
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生生的炬火
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Le Flambeau vivant
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诸候
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II-3
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文学
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1er mars 1934
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贫民的死
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La Mort des pauvres
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诸候
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II-3
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文学
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1er mars 1934
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航海——赠流浪者的座右铭
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Le Voyage - À Maxime du Camp
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诸候
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II-3
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文学
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16 octobre 1934
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窗
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Les Fenêtres
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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奇人
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L’Étranger
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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时钟
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L’Horloge
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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狗与小瓶
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Le Chien et le flacon
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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头发里的半个地球
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Un hémisphère dans une chevelure
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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老妇人的绝望
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Le Désespoir de la vieille
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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醉罢
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Enivrez-vous
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黎烈文
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I-2
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译文
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16 octobre 1934
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那一个是真的
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Laquelle est la vraie ?
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黎烈文
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I-2
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译文
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1er décembre 1934
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露台
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Le Balcon
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梁宗岱
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III-6
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文学
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id.
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秋歌
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Chant d’automne
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梁宗岱
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III-6
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文学
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1er janvier 1935
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旁若无人随笔
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Extrait de Fusées et de Mon cœur mis à nu
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疑今
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56
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论语
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15 janvier 1935
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贫民的玩具
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Le Joujou du pauvre
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若人
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16
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小说
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id.
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贫民的眼睛
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Les Yeux des pauvres
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若人
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16
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小说
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1er février 1935
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晚间的谐和
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Harmonie du soir
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李金发
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VII-2
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文艺月刊
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40Nous nous proposons de nous concentrer sur trois cas particuliers de traduction, à savoir une comparaison entre les cinq traductions d’« Une charogne », notamment la traduction faite par Li Sichun (1893-1960) en langue chinoise classique et celle réalisée par Chen Shaoshui (1886-1960), publiée dans une revue marquée par le marxisme, pour suivre la manière dont des représentations de Baudelaire, très différentes de celle que renvoient ses poèmes originels, sont construites par les traducteurs chinois.
- 58 Deux autres poèmes, « Le Flambeau vivant » et « La Cloche fêlée », sont traduits et publiés à la mê (...)
41De 1923 à 1925, cinq traductions en chinois d’« Une charogne » paraissent. La première est due à un certain Qiutan ( ?- ?) et publiée le 5 mai 1923 dans Caotang [Chaumière]58, revue provinciale du Sichuan qui figure parmi les toutes premières revues littéraires à éditer des poèmes écrits en chinois vernaculaire. Dans la préface à sa traduction, Qiutan présente Baudelaire comme un poète fin-de-siècle en proie à l’ennui, angoissé, triste, furieux et pauvre.
- 59 « Faguo shiren Baodinaier de shi » [Des Poèmes du poète français Baudelaire], trad. Qiutan, p. 53.
- 60 Xu Zhimo prétend entendre dans le poème une musique étrange, y voir des lumières vertes, pâles et l (...)
42Par rapport à Qiutan, qui souligne la tension entre le poète et la société59, Xu Zhimo (1897-1931), qui traduit le poème pour Yusi [Fils de parole] le 1er décembre 1924, s’attache surtout aux images mystérieuses, exotiques, que lui évoque le poème60.
- 61 Botelaier, « Shiti » [Un cadavre], trad. Jin Mancheng, p. 1.
43Peu de temps après la publication de la traduction de Xu Zhimo, le 25 décembre 1924, « Une charogne » est traduite par Jin Mancheng (1900-1971) pour le supplément littéraire de Chenbao [Journal du matin]. Dans la notice rédigée par le journal, Baudelaire est décrit comme un poète au vers concis, à la pensée singulière, à la sensibilité aiguë faite d’un mélange de passion, de douleur et d’excitation. La notice précise encore que, si la traduction de Jin Mancheng suit d’aussi près celle de Xu Zhimo, c’est pour donner aux lecteurs une connaissance plus complète de Baudelaire, ces deux traductions comportant des vers traduits de manière très différente61.
- 62 Peut-être du fait d’une rivalité entre camarades, Zhang Renquan, comme Jin Mancheng, étudiant alors (...)
44La traduction de Jin Mancheng ne resta pas sans écho. Le 15 janvier 1925, le même journal publiait une nouvelle traduction d’« Une charogne », par Zhang Renquan ( ?- ?), qui précise avoir comparé la traduction de Jin Mancheng et celle de Xu Zhimo avec l’original et y avoir découvert de nombreux points mal traduits62.
- 63 Li Sichun, « Xianhe ji » [Recueil de la Seine], p. 50.
45En novembre 1925, la cinquième traduction en chinois d’« Une charogne », intitulée « Fulan zhi nüshi » [Cadavre pourri d’une femme], est publiée dans le 47e numéro de la revue Xueheng [Revue critique]. Dans la préface qui précède sa traduction, Li Sichun affirme que « les poèmes de Baudelaire anesthésient les lecteurs et leur donnent l’impression d’être atteints de la folie ». Toutefois, Li Sichun semble avoir lu dans « Une charogne » un sujet traditionnel, à savoir la « déploration de l’amour mort »63.
- 64 Li Sichun, « Xianhe ji », p. 51 ; « Faguo shiren Baodinaier de shi », trad. Qiutan, p. 57 ; Putelai (...)
46Un examen général de ces cinq traductions d’« Une charogne » permet de repérer leurs caractéristiques communes par rapport au poème originel. Les traducteurs chinois tendent à négliger l’importance que le poète accorde à l’imagination. L’interprétation faite par Li Sichun sur le sens général d’« Une charogne » montre le mieux cette négligence. Pour lui, le poème « déplore l’amour perdu » et il réécrit le dernier vers du poème original – « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours décomposés ! » – en « 情爱任分离 留此残躯形 » [Les amoureux sont séparés, Seul ce corps incomplet reste]. Le narrateur du poème original échappe à la tristesse par l’imagination alors que celui du poème traduit par Li Sichun ne peut que déplorer vainement « ce corps incomplet qui reste », Li Sichun n’arrivant pas à dépasser l’apparente cruauté de la mort. Qiutan, Xu Zhimo, Jin Mancheng et Zhang Renquan, tous expriment un attachement au corps charnel qui perce dans leur traduction des vers « Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours décomposés ! ». Qiutan les rend par « Que j’ai gardé ton image et ton parfum » ; Jin Mancheng souligne la fidélité du narrateur dans son interprétation : « Dis-leur que pour l’amour décomposé, j’ai gardé son image et la fidélité » ; Zhang Renquan oppose « la forme » à « l’essence divine », rendant le premier terme par « l’image », le deuxième par « l’esprit » ; Xu Zhimo traduisant quant à lui les vers par « Que j’ai gardé éternellement dans mon cœur ton ombre merveilleuse ». Au total, les cinq traductions vont dans le sens d’une concrétisation et, donc, d’une vulgarisation de ce que le poème original acclimate comme « forme »64.
- 65 Putelaier, « Sishi », trad. Xu Zhimo, p. 6 ; Li Sichun, « Xianhe ji », p. 50.
- 66 Botelaier, « Shiti », trad. Jin Mancheng, p. 2.
47Cette concrétisation interprétée comme l’attachement au corps de la bien-aimée est étroitement liée à la compréhension du sarcasme lancé par Baudelaire à son amante, que trahissent plusieurs détails de traduction. Dans le poème original, on lit : « La puanteur était si forte, que sur l’herbe/Vous crûtes vous évanouir ». Or Xu Zhimo commet un contresens ou, tout au moins, détourne le sens en traduisant ainsi ce vers : « 那空气里却满是秽息,难堪,多亏你不曾昏醉 » [L’air est bourré de saleté insupportable. Heureusement, vous ne vous êtes pas évanouie]. « Heureusement » atteste de ce que Xu Zhimo entend construire l’image d’un homme qui se préoccupe du bien-être de son amante. Li Sichun, quant à lui, traduit ainsi ce vers : « 恶臭薰积草。使人眩且昏 » [Une puanteur forte parfume les herbes entassées Elle donne aux gens le vertige et les fait s’évanouir]. Le « Vous » du poème original disparaît au profit des « gens », la cible de l’ironie n’existe plus65. Dans la traduction de Jin Mancheng, on perçoit tout aussi difficilement l’ironie du narrateur envers son amante. Le traducteur chinois donne même l’impression que le narrateur dialogue avec lui-même, en traduisant littéralement « mon âme », « étoile de mes yeux », « soleil de ma nature » et « ma beauté »66.
- 67 Li Sichun, « Xianhe ji », p. 50 ; « Faguo shiren Baodinaier de shi », trad. Qiutan, p. 54 ; Botelai (...)
48Si la plupart des traducteurs chinois s’essaient à installer une relation traditionnelle, douce et fidèle, entre deux amoureux, ils veulent mettre l’accent sur le côté morbide de l’ambiance qui baigne le couple. À cet effet, certains d’entre eux n’hésitent pas à transformer la charogne, à savoir le corps pourri d’un animal, en un cadavre de femme. C’est ce que fait Li Sichun dans les vers suivants : « 路角一女尸,石上僵且腐 » [Un cadavre de femme au coin de la rue, raide et pourri sur des pierres]. Dans le poème original, Baudelaire décrit ainsi la charogne : « Les jambes en l’air, comme une femme lubrique », ce que Qiutan traduit par : « Ouvrant les deux jambes nues brûlantes et suant les poisons, comme une femme lubrique ». Il n’est au reste pas seul à préciser que ces « jambes » sont en réalité « les deux jambes » d’un cadavre. Jin Mancheng traduit le vers par : « Les deux jambes en l’air, comme une femme lubrique ». Et Zhang Renquan explique ainsi le mot « carcasse » du vers « Et le ciel regardait la carcasse superbe » : « Le mot “carcasse”… a pour sens originel “carcasse des animaux”, mais il peut également être utilisé pour désigner de façon brutale le corps humain. Ici il me semble convenable de comprendre ce mot dans le deuxième sens ». La traduction de Xu Zhimo présente une certaine ambiguïté entre le corps d’un animal et celui d’un être humain. Xu Zhimo désigne la charogne en utilisant « 它 » [il], terme qualifiant en général les animaux. Toutefois, pour parler des larves, il emploie le pronom « 他们 » [ils], qui s’applique d’habitude aux êtres humains, si bien qu’on ne peut savoir si Xu Zhimo entend souligner le côté animal de la charogne en utilisant « 它 »67.
- 68 Li Oufan affirme que la traduction de Xu Zhimo est probablement fondée sur celle d’Arthur Symons, s (...)
- 69 Putelaier, « Sishi », trad. Xu Zhimo.
49Néanmoins, comme les autres traducteurs, Xu Zhimo met en valeur le côté morbide du poème, ce que fait apparaître une comparaison entre sa traduction et celle réalisée par Frank Pearce Sturm68. En effet, parmi les versions anglaises d’« Une charogne » que Xu Zhimo dit avoir lues69, il a au moins consulté celle de Frank Pearce Sturm. En voici deux preuves :
501 Texte original :
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir
Traduction de Xu Zhimo :
Le ciel bleu regarde en souriant ce corps transformé,
Comme s’il contemple une fleur qui pousse vers le soleil.
Traduction de Sturm :
The sky smiled down upon the horror there
As on a flower that opens to the day.
512. Texte original :
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent.
Traduction de Xu Zhimo :
Comme un souffle vivant sans forme,
Des milliers de microbes nourrissent
La charogne hideuse. De ce monde vivant,
Une musique étrange comme l’eau et le vent, court.
Traduction de Sturm :
It seemed as though a vague breath came to swell
And multiply with life
- 70 Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 31 ; Putelaier, « Sishi », trad. Xu Zhimo, p. 6-7 ; Baudelai (...)
The hideous corpse. From all this living world
A music as of wind and water ran.70
52Dans la traduction du vers « Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses », Xu Zhimo substitue la terre aux floraisons, tandis que la traduction de Sturm reste fidèle au texte original.
53Xu Zhimo met l’accent sur la putréfaction du corps. Il n’a pas adopté la traduction anglaise du dernier vers de la première strophe : « A loathsome body lay », préférant remplacer le mot « loathsome » [dégoûtant] par « putride ». Le premier vers de la dixième strophe est traduit ainsi par Sturm : « And you, even you, will be like this drear thing ». Mais « drear » [triste] n’est pas assez fort pour Xu Zhimo, qui lui préfère le mot chinois qui signifie « pourri ».
54Xu Zhimo cherche à créer une tension dans la traduction. Dans le texte original, Baudelaire décrit une chienne inquiète qui « nous regardait d’un œil fâché ». Sturm opte pour un chien sans abri au regard irrité et triste : « A homeless dog behind the boulders lay/And watched us both with angry eyes forlorn ». Xu Zhimo oublie le sens de « forlorn » [mélancolique] pour traduire ainsi ces deux vers : « Derrière les rochers se cache un chien sauvage, fixant sur nous ses yeux rouges comme le feu ».
- 71 Pour une interprétation du point de vue traductologique de la traduction d’« Une charogne » par Xu (...)
55Enfin, aux yeux de Xu Zhimo, l’érotisme est un signe de l’excentricité baudelairienne. Fasciné par l’image de la femme lubrique dans le poème, il n’est pas satisfait de la traduction que Sturm donne du premier vers de la deuxième strophe : « The wanton limbs stiff-stretched into the air ». La sienne est plus fidèle au texte original : « Elle ouvre ses jambes, comme une femme lubrique », « femme lubrique » que Xu Zhimo redouble en ajoutant entre parenthèse le terme en français71.
- 72 Une partie de ce poème a été traduit par Luo Dixian dans Jindai wenxue shijiang publié le 1er octob (...)
- 73 « Xianhe ji » [Recueil de la Seine] trad. Li Sichun, p. 48. Concernant la citation de Verlaine, voi (...)
56En novembre 1925, plusieurs poèmes des Fleurs du mal sont traduits et publiés pour la première fois en Chine par Li Sichun dans Xueheng : « Le Revenant », « Les Hiboux », « La Fontaine de sang », « Le Chat » (Viens, mon beau chat…), « La Cloche fêlée »72, « Le Vin de l’assassin », « Causerie », « À une mendiante rousse » et « Le Crépuscule du soir ». Xueheng est une revue littéraire réputée pour son opposition à la création d’une littérature chinoise moderne écrite en langue vernaculaire. Tous les textes qui y paraissent, y compris la traduction de Li Sichun, sont rédigés en chinois classique. Ainsi, tout en comprenant la relation entre les poèmes de Baudelaire et « la vie des métropoles européennes modernes »73, Li Sichun transforme Paris en une capitale chinoise traditionnelle dans la traduction de l’extrait de « Crépuscule du soir » qui décrit Paris. Voici le texte originel :
- 74 Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 95.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices…74
- 75 Voici le texte en chinois des quatre vers en question : « 随处酒食闻宵炊,舞台乐馆歌吹低。俱乐部中长案齐,博塞饮奕及弹棋 ».
57Li Sichun rend le passage en quatre vers de sept pieds, qui forment un quatrain traditionnel chinois. Il choisit volontairement des termes chinois classiques pour traduire « les cuisines », « les orchestres » et « les tables d’hôte » et rend « jeu » par trois termes chinois archaïques : bosai, yinyi et tanqi, le premier et le troisième renvoyant à des jeux d’échecs très anciens quand yinyi veut dire boire du vin en jouant au jeu de go75.
- 76 « Xianhe ji », trad. Li Sichun, p. 49.
58À chaque poème traduit, Li Sichun ajoute un commentaire qui résume l’idée générale du poème telle qu’il la comprend. Il y met systématiquement l’accent sur le mal. Cette façon de lire Baudelaire l’amène à mal interpréter l’œuvre, comme dans le cas des « Hiboux » dont il fait le symbole des criminels76 alors que, dans le poème originel, ces oiseaux souvent immobiles emblématisent le sage. Voici la traduction contradictoire des deux dernières strophes de ce dernier poème :
Texte original :
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Traduction de Li Sichun :
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Leur attitude au sage enseigne Qu’il faut en ce monde qu’il craigne Le tumulte et le mouvement ;
L’homme ivre d’une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D’avoir voulu changer de place.
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La sagesse leur permet d’être vigilant Ils craignent le tumulte et le mouvement.
Les méchants portent des crimes Craintifs et vigilants ils se cachent. Ils changent de place aussi souvent que les hiboux Pour éviter la clarté et rechercher les ténèbres77.
|
- 78 « Xianhe ji », trad. Li Sichun, p. 9 ; Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 67.
59Outre cette infidélité liée à une mauvaise compréhension du texte originel, on constate également que certaines idées, claires dans le poème original, tournent à la confusion du fait de la forme traditionnelle chinoise retenue par Li Sichun dans sa traduction. À l’exemple des poètes chinois traditionnels, le traducteur s’autorise à omettre certains connecteurs. Dans la version chinoise des « Hiboux », sans l’équivalent de la conjonction « ainsi que », le lecteur ne peut comprendre pourquoi le poète parle soudainement de « dieux étrangers »78. Mais, à l’inverse, il arrive également que la forme poétique traditionnelle chinoise permette à Li Sichun de transformer en un ensemble unifié un poème structurellement divisé. Dans « La Cloche fêlée », Baudelaire parle d’abord de la cloche, puis de son âme, tandis que dans la traduction de Li Sichun, les deux sujets sont liés de manière plus étroite. Ainsi lit-on les vers suivants :
- 79 « Xianhe ji », trad. Li Sichun, p. 51.
Le froid de l’air des nuits s’aggrave dans le chant de la cloche,
Mon âme est également fêlée,
Mélancoliquement l’écouter souvent.
Sa voix s’affaiblit79.
60Le sujet du verbe « écouter », omis par Li Sichun, peut être l’âme ou le poète. « L’écouter » peut être interprété de multiples façons : l’âme écoute la cloche, j’écoute la cloche, j’écoute l’âme… Impossible de distinguer la cloche de l’âme.
- 80 Les deux premiers sont publiés le 1er janvier, le troisième le 1er février, les quatre derniers le (...)
- 81 Bodelei, « Heian », trad. Shaoshui, Lequn, t. I, n° 3, 1er mars 1929, p. 117-118 ; Baudelaire, Œuvr (...)
61Entre janvier et mars 1929, Chen Shaoshui traduit et publie dans la revue Lequn [L’Amour de la vie collective] plusieurs poèmes des Fleurs du mal : « L’Invitation au voyage », « Le Poison », « Le Vampire », « Le Parfum », « Le Cadre », « Les Ténèbres » et « Le Portrait »80. Originales, ses traductions se donnent certaines règles. Dans la plupart des cas, tous les vers de la même strophe, une fois rendus en chinois, se terminent par le même phonème, ce qui, en transcription pinyin, donnerait la même voyelle. Par ailleurs, le traducteur fabrique volontairement des vers cadencés. Dans la traduction des « Ténèbres », du « Portrait », du « Parfum » et du « Cadre », Chen Shaoshui unifie le nombre de caractères chinois dans chacun des vers, chaque vers comprenant exactement douze caractères chinois. Dans la plupart des poèmes, chaque vers rendu en chinois est divisé par une virgule. Dans la traduction de « Ténèbres », les vers sont martelés et contiennent au total huit points d’exclamation, indéniable surenchère par rapport au poème original qui n’en compte que deux81. Si, dans le poème original nous entendons la voix du poète, dans la traduction de Chen Shaoshui, il semble qu’un révolutionnaire crie.
62La traduction par Chen Shaoshui de « L’Invitation au voyage » mérite une attention particulière. Le traducteur y transforme la beauté décadente du texte d’origine en une beauté d’inspiration progressiste. Il campe un Baudelaire parlant avec force et ardeur et s’appuie sur cette vision pour donner à sa traduction un style particulièrement cadencé, marqué par l’emploi de points d’exclamation en surnombre par rapport au texte français. De fait, dans la traduction, chaque strophe du poème, répétée comme un refrain s’achève par un point d’exclamation.
- 82 Bodelei, « Fengquan lüxing », trad. Shaoshui, Lequn, t. I, n° 1, 1er janvier 1929, p. 144.
63Pour son traducteur, Baudelaire aspire à un avenir lumineux, vision que manifeste sa traduction du mot « beauté » dans « L’Invitation au voyage ». Dans le poème original, le mot revient trois fois dans le refrain. Chen Shaoshui le traduit par trois mots chinois différents : mingmei [radieux], tanghuang [splendide] et meiman [parfait]. Si le traducteur utilise un mot chaque fois différent pour les besoins de la prosodie, chacun de ces mots comporte une nuance conforme à l’interprétation du traducteur. Chen Shaoshui voit dans la première strophe un paysage radieux, ce qu’il interprète au sens progressiste, négligeant « les soleils mouillés/de ces ciels brouillés » qui, à ses yeux, ne sont pas porteurs de message politiquement digne d’intérêt, si même ils ne sont signes de décadence. Ces deux vers sont traduits ainsi : « Les rayons de soleil, se répandent partout dans le ciel/légèrement, mouillés par les nuages »82.
- 83 Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 54.
- 84 Bodelei, « Fengquan lüxing », trad. Shaoshui, loc. cit., p. 146.
64L’esprit progressiste du traducteur paraît également dans la représentation de la scène du soleil couchant. Dans le poème original, Baudelaire ajoute un tiret devant « les soleils couchants »83. On peut imaginer que le poète, qui s’adresse à sa bien-aimée tout au long du poème, finit par cesser de parler et, s’enivrant de la beauté imaginaire du crépuscule, s’abandonne à sa propre rêverie. La traduction de Chen Shaoshui présente une scène différente : supprimant le tiret, il laisse le poète continuer de parler avec ferveur. De plus, il ajoute un vers pour décrire le soleil couchant, absent du poème original : « D’un rouge vif, que le soleil est aveuglant ! »84. L’excitation du poète supplée le calme du poème original.
- 85 Sur la vie de Chen Shaoshui, voir sa biographie par Liu Huijun, Chen Baoyin. « Baoyin » est le prén (...)
65Le progressisme que révèle la traduction de Chen Shaoshui se rattache à ses propres positions politiques. Chen Shaoshui est aussi le premier traducteur chinois du Capital de Marx. Au moment où il traduit Baudelaire, il est en exil au Japon, où il engage des recherches systématiques sur l’économie marxiste-léniniste85. La revue Lequn, qui publie les poèmes de Baudelaire traduits par Chen Shaoshui, est également marquée à gauche. Dans le premier numéro de la revue, à côté de la traduction de « L’Invitation au voyage » et du « Poison », figurent des articles dont le positionnement à gauche est très marqué : « Sur les écrivains prolétariens », « La Poésie prolétarienne japonaise d’aujourd’hui », « Souvenirs de Gorki », etc.
66Les traducteurs chinois présentent dans leur traduction des images de Baudelaire parfois assez éloignées de celles qui se dégagent des poèmes originaux. On peint tour à tour le poète français comme un amant très doux, un auteur goûtant particulièrement les choses morbides, un progressiste proche des écrivains communistes… Toutes représentations qui ne sont pas sans lien avec l’influence de différents courants littéraires qui ont joué un rôle dans la Chine des années 1920 et 1930 tels que le conservatisme en matière de langue littéraire ou la recherche de nouveautés dans la poésie et la littérature prolétarienne.