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Amérique latine

L’imaginaire des grands espaces américains : monde minéral, univers fluvial et cosmos végétal dans Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier

Fabrice Parisot
p. 15-32

Résumés

Cet article propose une réflexion sur la manière dont le romancier cubain Alejo Carpentier envisage, dans son roman Los pasos perdidos, la représentation des grands espaces américains, notamment en ce qui concerne son monde minéral, fluvial et végétal. Prenant comme référent le cadre spatial du Venezuela, l’écrivain se livre à des descriptions qui mettent en valeur l’immensité, la beauté et le caractère grandiose de ce cosmos dont il s’attache à faire valoir l’aspect réellement merveilleux. Toutefois, ces descriptions, pourtant fruit de plusieurs voyages in situ, sont les mêmes que l’on peut lire dans les récits des Chroniqueurs des Indes ou des voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles, tendant ainsi à faire ressortir que cet espace particulier, privilégié, est immuable.

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Texte intégral

  • 1 Alejo Carpentier, Obras completas, vol. XIII, p. 131.

1On le sait, la réflexion sur la ville et les paysages urbains est l’un des thèmes récurrents dans les essais de Carpentier. Attentif aux grandes mutations du XXe siècle, l’auteur s’est particulièrement intéressé à la croissance rapide, chaotique, anarchique, voire parfois inhumaine, des grandes métropoles latino-américaines qui selon lui : « empezaban a agigantarse a extenderse, a alargarse, a elevarse al ritmo de las mezcladoras de concreto »1. Et c’est en grande partie cette modernisation à outrance, conduite de façon démesurée, que Carpentier s’attachera à montrer dans ses romans, notamment dans La Consagración de la primavera à travers l’évocation de Caracas, même s’il devait reconnaître que la transformation et l’évolution des paysages urbains est une marque importante de contemporanéité :

  • 2 Alejo Carpentier, La Consagración de la primavera, p. 132.

Y de repente he aquí que las amodorradas capitales nuestras se hacen ciudades de verdad (anárquicas en su desarrollo repentino, anárquicas en su trazado, excesivas, irrespetuosas en su afán de demoler para reemplazar) y el hombre nuestro, consustanciado con la urbe, se nos hace hombre-ciudad, hombre-ciudad-del-siglo-XX, valga decir hombre-Historia-del-siglo-XX dentro de poblaciones que rompen con sus viejos marcos tradicionales, pasan, en pocos años, por las más tremendas crisis de adolescencia y comienzan a afirmarse con características propias, aunque en atmósfera caótica y desaforada.2

  • 3 Moulin-Civil, « Plasmaciones de Caracas en la obra de Carpentier », p. 224.

2Comme le fait alors remarquer Françoise Moulin-Civil : « Tal se delinea el marco general de su reflexión que responde a un auténtico deseo de medir y de comprender los complejos procesos de desarrollo y transformación de la urbe latinoamericana »3. Caracas de ce point de vue allait donc constituer un précieux laboratoire que Carpentier s’attacha à explorer de façon presque intime.

3C’est pourquoi, sans doute conscient de l’intérêt qu’il y a à vivre la ville tout en l’explorant, Carpentier recommande dans ses essais aux futurs romanciers latino-américains de révéler au lecteur l’essence profonde de leurs métropoles :

  • 4 Alejo Carpentier, Obras completas, vol. XIII, p. 132.

Y que acaso nuestras ciudades por no haber entrado aún en la literatura son más difíciles de manejar que las selvas o las montañas. Dos años había vivido yo en Caracas y aun no entendía a Caracas. Para entender a Caracas no basta con pasear por sus calles. Hay que vivirla, tratar cotidianamente con sus profesionales, sus negociantes, sus tenderos ; hay que conocer a sus millonarios tanto como a las gentes que viven en sus míseros cerros. Hay que haber visitado el viejo palacio de Miraflores… Me convenzo de que la gran tarea del novelista americano de hoy está en inscribir la fisonomía de sus ciudades en la literatura universal olvidándose de tipicismos y costumbrismos. Hay que fijar la fisonomía de las ciudades como fijó Joyce la de Dublín.4

4C’est d’ailleurs ce que fera précisément Carpentier, notamment au sujet de La Havane dans plusieurs de ses romans (El acoso, El siglo de las luces), mais surtout dans La Consagración de la primavera, où il consacrera tout un chapitre (« Interlude », chapitre 34) à la description du paysage urbain de Caracas en pleine mutation.

5Cependant, il ne faudrait pas perdre de vue que le romancier cubain s’est également intéressé, de près, à d’autres types d’espaces, en particulier à ceux, nombreux, qui font et fondent, selon lui, l’originalité du cosmos latino-américain, tels la cordillère des Andes, le fleuve Orénoque, la forêt amazonienne ou l’immensité des grands plateaux, comme on peut par exemple les rencontrer au Venezuela. Son roman Los pasos perdidos est à cet égard une belle illustration de cet intérêt du romancier cubain pour les grands espaces américains puisque ce roman, publié en 1956, offre, à travers le périple du personnage-narrateur, une vaste représentation de l’immensité et de la majesté des éléments qui composent ce cosmos.

6Aussi nous proposons-nous d’interroger l’imaginaire de l’écrivain afin de considérer quelle vision de l’espace hispano-américain il entend faire partager au lecteur en restituant, littérairement parlant, ce que l’on pourra légitimement envisager comme de « grands espaces américains » et de voir dans quelle mesure cet imaginaire participe pleinement de l’imagination de l’auteur.

Monde minéral et cordillère des Andes : de l’infiniment grand à l’infiniment petit

7Rappelons-nous, le premier chapitre du roman met en scène un personnage anonyme, musicien musicologue, protagoniste-narrateur, voué à la réalisation de films publicitaires qui évolue dans un paysage urbain donné à lire comme un espace aliénant, dégradé et décadent. La ville en effet, une grande métropole des années 50, anonyme elle aussi, pourtant facilement identifiable à New York, cette jungle d’acier comme elle a pu être surnommée, qui répond à un archétype, à un prototype où règnent de façon étouffante la pollution, la décomposition et la misère, est présentée par le protagoniste-narrateur comme un espace labyrinthique sans issue qui retient prisonnier celui qui y vit. De plus, ce paysage urbain qui aliène l’homme et le réifie est marqué du sceau de l’inauthenticité et du caractère artificiel de toute chose. À cet égard, outre le fait que le texte s’ouvre en son incipit par une représentation théâtrale, il est symptomatique de constater que la seule lumière qui semble baigner la ville est une lumière artificielle, celle des enseignes lumineuses qui clignotent dans la nuit.

8Toutefois, l’opportunité d’aller chercher en Amérique latine, dans la forêt amazonienne, des instruments de musique primitifs, destinés à corroborer une théorie sur les origines mimético-rythmico-magiques de la musique, va permettre au personnage de découvrir des paysages authentiques, de plus en plus semblables à ce qu’a dû être la Terre au premier temps de sa création, qui vont lui donner ainsi un sentiment de liberté jusqu’alors non éprouvé.

9La libération de ce Prométhée enchaîné va dès lors prendre forme lorsque le personnage pose le pied sur le sol de l’Amérique latine. En effet, en abordant en premier lieu une grande capitale hispano-américaine, elle aussi anonyme, elle aussi archétypique, le musicien musicologue va avoir la sensation d’entrer dans une nouvelle dimension à la fois temporelle et spatiale. Toutefois, ce ne sera qu’en commençant véritablement son périple vers la forêt amazonienne que le paysage va prendre à ses yeux toute sa vraie dimension, le nouvel espace urbain récemment découvert ne lui laissant que l’image là encore d’un monde en décomposition, victime des soubresauts politiques, si caractéristiques de ce continent où la mort et le Gusano, cette réalité implacable qui ronge tout ce qui se croit stable, sont des réalités bien présentes.

  • 5 Alejo Carpentier, Los pasos perdidos, p.145.

10C’est concrètement dans le troisième chapitre que va débuter le véritable voyage vers la forêt amazonienne et avec lui la découverte de paysages qui vont conduire le protagoniste vers des temps anciens de notre civilisation. Les onze sous-chapitres du troisième chapitre du roman constituent donc le début du périple vers la forêt vierge et ont principalement pour cadre la région des llanos. Ainsi, en quittant Los Altos, le paysage naturel qui s’élève soudain avec toute l’immensité et l’exaltation d’un monde fabuleux est celui majestueux de la Cordillère des Andes. L’autobus qui transporte les voyageurs se transforme en une chose minuscule et les gens qui y sont installés éprouvent la sensation de l’infiniment petit face à l’immensité du paysage andin. Les Andes, « espinazo de las Indias fabulosas », frappent le spectateur par leur démesure car elles ne sont pas à l’échelle humaine : « […] todo lo circundante dilataba sus escalas en una aplastante afirmación de proporciones nuevas. Cuando aparecieron los volcanes cesó nuestro prestigio humano. Éramos seres ínfimos. »5

11Dans ce décor minéral naturel, la hauteur vertigineuse des sommets toujours coiffés de nuages, la menace que font peser les volcans, les précipices et les ravins ainsi que l’absence de végétation en raison de l’air raréfié que l’on y respire, convainquent l’homme de sa petitesse et de sa vulnérabilité et, de fait, le contraste entre la nature et l’homme acquiert des dimensions cyclopéennes.

12Cette découverte de l’immensité du paysage minéral hispano-américain ne va pas s’arrêter là. En effet, après avoir subi un certain nombre d’épreuves, après son entrée au cœur même de la forêt vierge amazonienne, le narrateur débouche sur un village indien dont le décor naturel qui l’entoure, constitué de masses de rochers noirs aux flancs verticaux, comme érigés au fil à plomb et qui rappellent certaines peinture de Jérôme Bosch ou des peintres du fantastique, correspond à une espèce de ville de titans aux constructions multiples et espacées avec des escaliers cyclopéens, des mausolées, d’immenses esplanades dominées par des forteresses au-dessus desquelles s’élève la Capitale des Formes, incroyable cathédrale gothique avec ses deux tours, sa nef, son abside et ses arcs-boutants. Dressée sur un roc conique fait d’une matière étrange parcourue de sombres irisations de houille, cette architecture tellurique déroute le protagoniste. Plus encore, déjà accablé par une telle grandeur qui le fait renoncer à toute analogie en raison des proportions démesurées du paysage contemplé, il aperçoit d’autres formes de la même famille géologique qui l’amènent à réfléchir sur la naissance de l’univers. Quoiqu’il en soit, devant cette déconcertante architecture tellurique, à la beauté verticale et inexorable, le protagoniste est une nouvelle fois confronté à la démesure du paysage qui caractérise le cosmos latino-américain et ressent la même sensation de petitesse que devant les montagnes des Andes.

13Après deux autres jours encore de navigation et de marche, le narrateur découvrira l’espace des Grands Plateaux, autre monde minéral sans végétation réduit à une élémentaire et grandiose géométrie tellurique dont l’écrasante majesté inspire le silence et impose le respect.

  • 6 Ibid., p. 247.

14Selon le protagoniste narrateur, chaque plateau se présente avec sa morphologie particulière faite d’arêtes, d’entailles brusques, de profils droits ou brisés. Il y en a, tels des monuments imposants, qui ressemblent à d’immenses cylindres de bronze, d’autres à des pyramides tronquées, d’autres encore à de longs cristaux de quartz debout au milieu des eaux. Ce nouveau paysage déconcertant qui lui fait penser aux premiers monuments qui durent s’élever sur la croûte terrestre est en fait le « pays de l’immuable », un monde antérieur à l’homme, où l’être vivant semble y être inconnu. Il a alors le sentiment de pénétrer dans le monde de la Genèse et de se situer, chronologiquement parlant, au quatrième jour de la Création6.

Le fleuve Orénoque : immensité et majesté

  • 7 Márquez Rodríguez, Lo barroco y lo real-maravilloso en la obra de Alejo Carpentier, p. 108.

15Si le monde minéral, comme on vient de l’observer, occupe dans le roman une place prépondérante dans la représentation des grands espaces américains, l’univers fluvial participe également de l’évocation de l’immensité de ces éléments constitutifs du paysage propre à l’Amérique latine. Ainsi, après la découverte de la Cordillère des Andes, poursuivant son odyssée à travers l’espace américain, le personnage parvient alors, laissant derrière lui des bourgs à la végétation chaque fois plus tropicale, à la Vallée des Flammes, décrite comme un monde infernal fait de boue et de feu d’où l’on extraie le pétrole. La vaste plaine embrasée offre alors au protagoniste la vision d’un paysage lumineux, à la fois magique et féérique dû au ballet des flammes qui dansent dans la nuit sous l’effet du vent. La description qu’en fait le narrateur correspond en tous points, explique Alexis Márquez Rodríguez7 à ce qu’il était possible de contempler en plusieurs endroits du Venezuela, particulièrement dans la région des llanos où l’on avait perforé plusieurs puits de pétrole. À cette époque-là, la technologie n’avait pas encore résolu le problème de l’échappement des gaz qui sortaient des cheminées et auxquels il fallait mettre le feu afin de les brûler ; c’est ce que l’on appelait les mechurrios qui étaient effectivement allumés en permanence. C’est dans cette même Vallée des Flammes que le personnage-narrateur va, pour la première fois, être confronté au fleuve mythique, l’Orénoque, dont il livre une description qui insiste sur sa puissance et sa majesté. À l’immensité de la Cordillère des Andes vient donc s’ajouter l’immensité du fleuve qui saisit le personnage :

  • 8 Alejo Carpentier, Los pasos perdidos, p. 152.

Pronto llegamos a la orilla del río que corría en la sombra con un ruido vasto, continuado, profundo de masa de agua dividiendo la tierra. No era el agitado escurrirse de las aguas corrientes delgadas, era el empuje sostenido del ritmo genérico. En la oscuridad parecía que el agua, que empujaba el agua desde siempre no tuviera otra orilla y que su rumor lo cubriera todo, en lo adelante hasta los confines del mundo.8

16Plus encore, le fleuve lui apparaît comme un élément naturel immuable et comme l’artère vitale de ce paysage qui semble participer de la démesure :

  • 9 Ibid., p. 175.

Me vuelvo hacia el río. Su caudal es tan vasto que los raudales, torbellinos, resabios, que agitan su perenne descenso se funden en la unidad de un pulso que late de estíos a lluvias, con los mismos descansos y paroxismos, desde antes de que el hombre fuese inventado.9

  • 10 Ibid., p. 176.

17Dès lors, les flammes, le fleuve ainsi que les constellations lui révèlent le caractère singulier du paysage qu’il contemple : « estábamos en un lugar cuyos elementos componían una de esas escenografías inolvidables que el hombre encuentra muy pocas veces en su camino. »10

18Mais le narrateur va surtout avoir la sensation que dans cette vaste plaine qu’il observe où le silence acquiert au sein de la nature une qualité exceptionnelle, où l’homme sera toujours au centre de ce qu’il contemple étant donné l’immensité et la démesure du lieu et des éléments qui le composent, le temps s’est arrêté en une sorte de préfiguration de la future découverte, dans le cinquième chapitre du roman, de la Vallée du Temps Suspendu.

19Après cette première halte qui constitue un premier jalon, une première expérience placée sous le signe de la découverte des paysages et des éléments telluriques fondamentaux du cosmos latino-américain, commence alors la navigation proprement dite qui, réalisée à contre-courant, conduira le personnage vers Santiago de los Aguinaldos en passant par les Terres du Cheval. Ce début de remontée fluviale va amener le protagoniste-narrateur à constater, en observant les rives qui défilent sous ses yeux, que le paysage que le fleuve lui permet de contempler, « à la fois grenier, source et chemin », est un paysage immuable puisque la nature environnante correspond en tous points aux descriptions présentes dans le livre De barbarorum Novi Mundi de Fray Servando de Castillejos (en réalité El Orinoco ilustrado de José Gumilla et Viaje a las regiones equinocciales de Humboldt) qu’il est en train de consulter :

  • 11 Ibid., p. 198.

[…] he pasado largas horas mirando a las riberas sin apartar mucho la vista de la relación de Fray Servando de Castillejos que trajo sus sandalias aquí hace tres siglos. La añeja prosa sigue válida. Donde el autor señalaba una piedra con perfil de saurio erguida en la orilla derecha, he visto la piedra con perfil de saurio erguida en la orilla derecha, donde el cronista se asombraba ante la presencia de árboles gigantescos, he visto árboles gigantes11

20Par ailleurs, avant d’arriver à Santiago de los Aguinaldos, le narrateur traverse des régions vues en termes mythiques comme les Terres du Cheval par exemple où il entrera en contact avec les hommes de la Conquête, avec l’homme gothique en pleine apogée de la Foi chrétienne, avec l’homme aussi qui est à nouveau maître de techniques séculaires car elles mettent ses mains en contact direct avec le feu et la peau.

21L’avant-dernière halte géographique, antichambre ou seuil de la vraie forêt vierge qui conduit à Santa Mónica de los Venados, la ville fondée en pleine forêt vierge sur les terres des Grands Plateaux par el Adelantado, c’est Puerto Anunciación, la ville toujours humide, la ville toujours assiégée par une végétation luxuriante contre laquelle l’homme livre depuis des siècles une bataille inégale, la ville de l’aboiement enfin. On entre ici dans un nouvel espace à nouveau vu en termes mythiques puisque l’on foule les terres du Chien où l’être humain vit à l’époque de la lampe à huile et de la bougie. Le protagoniste-narrateur plonge alors dans un temps encore plus ancien où le Moyen Âge se fond dans les temps primitifs puisque la présence du feu et du Chien, du piège et de l’affût le transporte vers l’âge paléolithique, vers la préhistoire de l’homme.

  • 12 Ibid., p. 200.

22Avant de franchir le seuil de la forêt vierge, le narrateur effectuera une dernière halte dans le village des mineurs grecs. La découverte de ce nouvel espace situé aux limites mêmes de la forêt vierge va cette fois-ci plonger le narrateur en pleine époque de la Grèce antique car les maisons des mineurs, par exemple, bien que construites avec des matériaux locaux, révèlent les racines helléniques des hommes qui les ont bâties. Et même le paysage qui entoure le village participe de cette atmosphère classique et permet de définir le cadre de toute une civilisation gréco-méditerranéenne : « El paisaje de piedras que me rodea añade algo también a ese inesperado helenismo del ambiente ».12

23Chacune des étapes géographiques du voyage entrepris, et avec elles la découverte de paysages variés, correspond en fait à des jalons temporels passés. C’est donc une véritable remontée graduelle dans le temps, vers le passé, vers les origines qu’entreprend le protagoniste en évoquant les paysages qui lui sont donnés de contempler, remontée graduelle qui l’amène jusqu’à l’espace emblématique de la mine des Grecs qui renvoie à l’Antiquité, au monde de L’Iliade et de L’Odyssée. D’étapes en étapes, remontant progressivement vers le passé de l’homme, le protagoniste-narrateur laisse derrière lui le temps présent, le XIXe siècle, la Colonie, la Conquête, le Moyen Âge et l’âge paléolithique, lui permettant ainsi de configurer une histoire rétrospective de l’Amérique latine mais aussi quatre siècles d’histoire humaine et des millénaires d’histoire du monde.

24Toutefois, si le temps recule à mesure que le personnage se déplace dans l’espace, si peu à peu les étapes de notre temps chronologique s’effacent, disparaissant les unes après les autres, si son aventure enfin s’effectue en sens inverse à travers les couloirs du temps historique et préhistorique, il n’en reste pas moins que dans la plupart des cas il ne s’agit pas exclusivement d’une dé-chronologie linéaire, mais plutôt d’une superposition de strates temporelles qui correspondent à plus d’une période de l’évolution de l’humanité, faisant ainsi de l’espace latino-américain et de sa démesure un lieu où il est possible de vivre simultanément plusieurs étapes de l’Histoire. Mais surtout, semble nous dire Carpentier, c’est cette possibilité qu’offrent l’Amérique latine et ses paysages de pouvoir remonter le temps à mesure que l’on s’enfonce dans l’espace qui fait et fonde l’originalité de ce cosmos particulier où l’espace représenté est présenté en termes mythico-géologiques : terres du Cheval, Terres du Chien, et plus avant dans le récit, Terres de l’Oiseau. Enfin, les paysages observés, qu’ils soient minéraux, fluviaux ou comme on verra végétaux, tous empreints d’une saisissante beauté, sont marqués au sceau de la démesure, de l’immensité, voire du fantastique et contribuent à renforcer chez le personnage la notion que cet espace est réellement merveilleux, répondant ainsi en écho à la célèbre théorie avancée par le romancier dans le prologue de la première édition de El reino de este mundo.

Monde végétal et forêt amazonienne : hauteur vertigineuse et démesure des sens

25Toutefois, lors de cette remontée fluviale en plusieurs étapes, le paysage apparaît la pluparts du temps à la fois « solennel et sombre », car, par endroits, c’est un paysage mystérieux, dénué d’arbres, qui est contemplé :

  • 13 Ibid., p. 140.

En la orilla izquierda se veían colinas negras, pizarrosas, estriadas de humedad, de una sobrecogedora tristeza. En sus faldas yacían bloques de granito en forma de saurios, de dantas, de animales petrificados. Todo respiraba el misterio en aquel paisaje mineral, casi huérfano de árboles.13

26Dans ce décor, tout n’est donc pas aussi merveilleux qu’il n’y paraît. La forêt vierge proprement dite que le protagoniste-narrateur pénètre alors réserve bien des surprises. En effet, si progressivement le règne de la pierre cède la place à celui de l’arbre et à une végétation terriblement touffue, créant comme des palissades ou des remparts infranchissables, le paysage de la vraie forêt vierge se fait extrêmement atypique, pour ne pas dire inquiétant pour celui qui le vit pour la première fois. C’est tout un univers de reflets et d’illusions que découvre en effet le protagoniste : il pleut des branchages, accompagnés d’une suie végétale, des filaments qui enflamment la peau chutent continuellement, il tombe des fruits pourris, des graines velues qui font pleurer, des déchets de poussière qui couvrent les visages de gale… Plus encore, si ce qui tombe du ciel provoque la peur du personnage, ce qui vient d’en bas, de l’eau, est encore plus atterrant : de grandes feuilles trouées, semblables à des masques de velours ocres, fausse apparence végétale de quelque animal camouflé, ondulent entre deux eaux. Il flotte des grappes de bulles sales, des êtres insensibles qui laissent derrière eux un sillage de poussière trouble. On devine le voisinage de toute une faune rampante, de la vase éternelle, de la flasque fermentation sous ces eaux sombres qui exhalent une odeur acide, telle une boue pétrie de charogne et de vinaigre. Ce paysage déconcertant provoque de fait la perplexité et le trouble chez le protagoniste en proie à une crainte indéfinissable. Enfin, à la fois terre privilégiée de l’humidité gluante et réalité géographique écrasante dans laquelle on perd la notion de verticalité, le paysage vécu est capable de produire une sorte de désorientation labyrinthique et de chavirement de la vue, la forêt étant le règne de la tromperie, des faux semblants, du simulacre et des métamorphoses, d’une vie végétale et animale caméléonique :

  • 14 Ibid., p. 223.

No se sabía lo que era del árbol y lo que era del reflejo. No se sabía si la claridad venía de abajo o de arriba, si el techo era de agua o el agua suelo.14

  • 15 Ibid., p. 228.

Lo que más me asombraba era el inacabable mimetismo de la selva virgen. Aquí todo parecía otra cosa, creándose un mundo de apariencias que ocultaba la realidad, poniendo muchas verdades en entredicho.15

  • 16 Ibid., p. 169.

La selva virgen era el mundo de la mentira, de la trampa y del falso semblante ; allí todo era disfraz, estratagema, juego de apariencias, metamorfosis.16

27Au terme de ce périple, le lecteur entend que ce qui fait et fonde la particularité fondamentale de cet espace, c’est, outre sa beauté et sa grandiose majesté, son immensité, sa démesure mais également son caractère immuable, qui permet de vivre plusieurs époques à la fois, le rendant ainsi fascinant aux yeux de celui qui le vit et le contemple car il offre la possibilité de le ramener aux premiers temps de la Création.

Grandeur et démesure de l’imaginaire : des voyages et des récits…

28Toutefois convient-il peut-être ici de s’interroger sur le caractère authentiquement imaginaire de cette représentation de la démesure et de la grandeur du cosmos hispano-américain tel que les décrit et les représente Carpentier dans le roman. En effet, on le sait, ces paysages représentés dans le roman sont en réalité à la fois des paysages réels (avec toutes les implications que cela suppose en termes de fiction), vécus et observés préalablement par le romancier lors de deux voyages effectués à la Gran Sabana et dans le Haut Orénoque et des paysages que l’on pourrait qualifier de livresques puisque le motif de la forêt vierge et de sa découverte a été maintes fois utilisé avant Carpentier, aussi bien par un certain nombre de romanciers que par les premiers chroniqueurs des Indes et les futurs explorateurs des XVIIIe et XIXe siècles.

29Ce sont ainsi deux expéditions réalisées en 1946 et en 1948 dans la Gran Sabana qui devaient donner naissance quelques années plus tard à Los pasos perdidos. Dans de nombreuses entrevues Carpentier s’est employé à expliquer comment la découverte du paysage vierge et immuable des Grands Plateaux alors parcourus avait donné naissance à son roman et il a, à maintes reprises, raconté ses deux voyages au cœur de la forêt amazonienne. Son installation au Venezuela, qui lui permit alors un contact direct avec la réalité américaine ainsi qu’avec sa diversité de paysages, allait lui offrir la possibilité d’étoffer et d’amplifier sa vision de l’Amérique latine. De plus, Carpentier s’était auparavant attaché à pénétrer l’essence du continent américain, à en percer les mystères, notamment en se consacrant à la lecture, huit années durant, de tout ce qu’il était possible de lire sur ce continent.

30Le Venezuela, ce pays aux multiples visages/paysages qu’il découvre alors, lui apparaîtra, géographiquement parlant, comme une sorte de synthèse tellurique absolue de ce qu’est dans son essence profonde l’Amérique latine :

  • 17 Ramón Chao, Palabras en el tiempo de Alejo Carpentier, p. 116.

Venezuela es quizá el único país de América del sur que presenta toda clase de paisajes, es una especie de compendio telúrico de toda América. En Venezuela encontramos la selva virgen, ese río inmenso que es el Orinoco, montañas como los Andes, una costa tropical, islas de perlas, una vegetación prodigiosa y la llanura inmensa cuya travesía a caballo puede durar diez o doce días, de forma que constituye una especie de enciclopedia de la naturaleza americana con todos esos elementos unos al lado de los otros. Durante mucho tiempo me dediqué a conocer esta naturaleza.17

  • 18 Mario Vargas Llosa, « Cuatro preguntas a Alejo Carpentier », p. 12.

31Ce contact direct avec la réalité du continent latino-américain sera d’un intérêt certain au regard du roman et aux yeux du romancier, puisqu’il lui permettra de prendre la pleine mesure de cette nature multidimensionnelle dont il évoquera à plusieurs reprises le caractère fascinant et dont il présumera qu’elle a le pouvoir, à tout le moins la potentialité, de transporter celui qui y pénètre vers les origines de la création : « Ya hacía años que vivía en Venezuela y estaba absolutamente fascinado por el espectáculo de la selva y la posibilidad de entrar en la selva y la posibilidad de remontarme a las fuentes de la vida ».18

32C’est tout d’abord un simple hasard qui va permettre à Carpentier, en 1947, de survoler les immenses terres de la Gran Sabana et de remonter, à très basse altitude, le cours de l’Orénoque, lui donnant ainsi l’occasion de découvrir une première fois ce monde selon lui merveilleux :

  • 19 Ramón Chao, op. cit., p. 117.

Un día feliz de 1947 la casualidad me hace volar en un avión especial del servicio de cartografías que siguió un itinerario que ninguna línea comercial tenía : remontar el Orinoco a muy baja altitud desde Ciudad Bolívar hasta Puerto Ayacucho por el centro del cauce del rio. Así al llegar a la sierra de la Encaramada pasamos por la meseta y vimos esas dos grandes piedras llamadas los tambores de Amalivaca. Esa meseta es una de las cosas más maravillosas del mundo ya que después de volar sobre la impenetrable selva virgen durante tres horas se descubre una enorme muralla de basalto coronada por extrañas formas geométricas. Al llegar nos encontramos con una planicie situada a 1200 metros de altitud sin ninguna forma de acceso sobre la cual se alzan montañas monolíticas que son al parecer las rocas más antiguas del mundo, completamente peladas y que tenían unas formas geométricas integrales.19

33Cette première vision, aérienne, d’une nature aux multiples facettes, d’un paysage comme figé dans le temps et caractérisé par des formes géométriques élémentaires, traversé par un fleuve immense, allait marquer durablement l’homme et le romancier ; puisque ce dernier transposera littéralement aussi bien dans une série de chroniques que dans Los pasos perdidos la réalité géographique de cette découverte dont le maître mot semble être la démesure : vaste étendue de plaines, hauteur inaccessible des montagnes et immensité du fleuve. Totalement fasciné par ces paysages, Carpentier décida d’entreprendre l’année suivante, en 1948, un second voyage à la forêt vierge, mais cette fois-ci à hauteur d’homme afin de mieux pénétrer encore l’essence profonde de ces terres inconnues. Cette seconde expédition, conjuguée à la première, se révèlera alors capitale pour la genèse et la rédaction du roman puisque de nombreux éléments de ce périple en deux temps vont se trouver, se retrouver, narrativisés et poétisés dans le roman :

  • 20 Ibid.

Fui dos veces a este lugar y así me apasioné por la selva virgen. Luego volví a realizar este viaje pero a altura de hombre. Lo hice al año siguiente pero no quise tomar el avión ni para ir hasta Ciudad Bolívar. Allí fui en autobús en dos días y medio. Salí de Caracas, crucé una parte importante del país, llegué a Ciudad Bolívar, a orilla del Orinoco, la antigua Angostura de los españoles, llamada así porque es el único lugar donde el Orinoco tiene solo un kilómetro de ancho cuando hay lugares donde alcanza una amplitud de veintidós.20

34De là, Carpentier, après être passé par El Tigre où sont apparus les premiers gisements de pétrole, dont la description, comme on a vu, est présente dans le roman, va remonter l’Orénoque à bord d’un canot, El Meta, jusqu’à San Carlos de Río Negro et découvrir des paysages à la fois extraordinaires et fabuleux. Le voyage par voie fluviale conduira le romancier jusqu’à San Carlos de Río Negro en le faisant passer par Puerto Ayacucho, San Fernando de Atabapo, la cathédrale gothique de basalte noir :

  • 21 Ibid.

Y al fin salió la chalana… Más adelante al llegar a Puerto Ayacucho pasé por dos raudales famosos, por un camino de setenta kilómetros de tierra y fui a parar en la parte en que el Orinoco ya prácticamente desciende hacia Brasil pasando por San Fernando de Atabapo y recibe en su regazo las confluencias del Ventuari, del Vichada y de otros ríos mencionados por José Eustasio Rivera. Me conecté con una especie de catedral gótica gigantesca de basalto negro que llamo en mi novela la capital de las Formas.21

35De même, les nombreux villages traversés par Carpentier lors de sa remontée fluviale apparaîtront concrètement dans le roman servant d’étapes spatio-temporelles symboliques aux personnages du roman et le fleuve Orénoque apparaîtra sous le nom de El Río ou el Río Mayor. On comprend dès lors que les paysages représentés dans le futur roman possèdent un caractère d’authenticité qui a pour but de signifier que le monde merveilleux du sol américain est naturellement prédisposé à s’inscrire comme décor naturel de roman, avec cette particularité ici que le décor de la fiction est une transposition fidèle (ou relativement fidèle) de paysages observés effectivement dans la réalité, ce qui en fait toute son originalité.

  • 22 Ibid., p. 118.

36Mais au-delà de la simple observation in situ qui conduira aux très nombreuses descriptions qui jalonnent le récit, faisant de la nature vierge la scène et le décor à la fois des aventures du personnage et au-delà aussi peut être de l’extraordinaire représentation de ce qu’est l’essence américaine dans sa globalité, ces deux expéditions vont également s’avérer, esthétiquement parlant, fondamentales puisque le paysage observé apparaîtra alors aux yeux de Carpentier comme un élément capable de rendre compte du passage ou de l’arrêt du temps, comme une matérialisation même du temps, comme une possibilité donnée à l’être humain du XXe siècle de remonter vers des temps immémoriaux jusqu’à parvenir au Quatrième Jour de la Création : « De repente empecé a mirar el paisaje del Orinoco como una materialización del tiempo. Ese viaje hacia las fuentes pero a contracorriente era una recurrencia en el tiempo »22. En 1965, dans une conférence diffusée par la radio cubaine, Carpentier, revenant sur ses impressions de voyage, devait ajouter que la terre américaine lui est alors apparue comme un chronotope, un espace-temps, selon ses propres termes, puisque les terres et les villages parcourus lui ont permis de remonter vers des temps immémoriaux :

  • 23 Mario Vargas Llosa, art. cit., p. 13.

En el año 1947, hallándome en Venezuela tuve el deseo de remontarme a la selva virgen y me fui dando cuenta de que hay un tiempo-espacio americano ya que a medida que íbamos avanzando iban desapareciendo las civilizaciones y se iba entrando en una vida que se parecía a la Edad Media en Europa.23

37Au demeurant, il convient de rappeler que toutes ces impressions de voyage furent préalablement publiées, avant de devenir matière narrative du roman, sous forme de chroniques regroupées sous le titre générique de « Visión de América » parues à l’origine dans la rubrique « Letra y Solfa » du quotidien vénézuélien El Nacional, puis reprises peu de temps après dans la revue cubaine Carteles. Dans ce long reportage composé de 5 articles respectivement intitulés : « La Gran Sabana, mundo del génesis », « El Salto del Ángel en el reino del agua », « La Biblia y la ojiva en el macizo de Roraima », « El último buscador de El Dorado », et « Ciudad Bolívar metrópoli del Orinoco », le romancier, se préparant la voie au récit futur, présente une partie de l’espace géographique parcouru comme représentation du monde de la Genèse et revient, avec insistance, sur sa vision personnelle de l’Orénoque, fleuve dont l’immensité semble l’avoir fasciné à jamais.

  • 24 González Echevarría, Alejo Carpentier. The pilgrim at home.

38Au-delà de cette expérience personnelle qui donnera des voyages entrepris une représentation littéraire marquée du sceau de la grandeur et de la démesure de ce cosmos singulier ajoutons également les emprunts que le romancier ne manqua pas de faire aux récits des nombreux explorateurs du bassin de l’Orénoque et aux romanciers de la forêt. À l’origine de ces influences hétérogènes qui vont conditionner et alimenter l’écriture du roman se trouvent certainement un certain nombre de Chroniques des Indes où sont souvent minutieusement décrits les paysages des Amériques, mais aussi et surtout les récits ou traités des naturalistes et explorateurs de l’Orénoque comme Alexander Von Humboldt, le Père Gumilla, Charles Darwin, Sir Walter Raleigh, les frères Schomburgk ou, moins connu peut-être, Pascual Martínez Marco. À ce titre Roberto González Echevarría a fait remarquer, dans son ouvrage The pilgrim at home24, que de nombreux passages du récit, prioritairement les descriptions de paysages, étaient directement inspirées pour ne pas dire totalement empruntées de Reisen in Britisch Guinea in der Jahren 1840-1844 de Richard Schomburgk, telle l’une des descriptions du fleuve Orénoque par exemple :

  • 25 Alejo Carpentier, Los pasos perdidos, p. 207.

Y de pronto la corriente nos arroja a toda la anchura de un río amarillo que desciende, atormentado de raudales y remolinos, hacia el Río Mayor en cuyo costado había de prenderse, llevándole el caudal de torrentes de toda una vertiente de las Grandes Mesetas.25

39De la même manière d’autres sources textuelles fondamentales feront l’objet d’une réécriture ou d’emprunts de la part de Carpentier, notamment les ouvrages que le romancier affirme avoir emportés avec lui lors de ses deux expéditions :Viaje a las regiones equinocciales del Nuevo Continente hacia 1799, 1800, 1801, 1802, 1803 y 1804 por Alejandro de Humboldt y A. Bonpland (1816) du Baron Alexandre de Humboldt, et El Orinoco ilustrado, historia natural, civil y geográfica de este grande río y de sus caudalosas vertientes (1741) du Père José Gumilla, deux travaux d’une extrême importance puisqu’ils ont été le miroir écrit de ce que le romancier pouvait contempler lors de ses remontées fluviales sur l’Orénoque. Et il est indéniable que Carpentier s’inspirera très largement de ces trois sources essentielles puisque, pour ne donner que deux exemples, l’épisode du caïman, chapitre IV, sous-chapitre XIX provient de El Orinoco ilustrado du Père José Gumilla, tome II, chapitre XVIII, et que les longues et nombreuses descriptions des berges du Grand Fleuve et de certains paysages de la forêt vierge sont celles-là même que l’on peut lire aux chapitres XXII, XXIII et XXIV de Viaje a las regiones equinocciales… de Humboldt.

40Il est en outre également indéniable que les romans dits de la forêt ont également contribué à l’élaboration de Los pasos perdidos. En effet, le voyage dans la forêt est un des thèmes qui a été très souvent utilisé en littérature, notamment dans la première moitié du XXe siècle. Carpentier s’est, à n’en pas douter, également intéressé à ce type de littérature qui a connu un développement important en Amérique latine, notamment dans les contes de Quiroga, mais surtout dans les romans de Rómulo Gallegos, Canaima, et de José Eustasio Rivera, La Vorágine.

41À côté de ces rapprochements d’œuvre à œuvre qu’il est possible d’établir entre le roman de Carpentier, Canaima, La Vorágine, sans oublier María de Jorge Isaacs, on notera aussi l’influence incontestable de The sea and the jungle de Henry Major Tomlinson, de Cumandá de Juan León Mera, De Bogotá al Atlántico de Santiago Pérez Triana, Infierno verde de Alberto Rangel, Hearth of Darkness de Joseph Conrad, et The Lost world de Sir Arthur Conan Doyle dont certains motifs ou certaines descriptions inspireront de façon très marquée le romancier cubain.

Conclusion

42Los pasos perdidos est sans nul doute une magistrale illustration de ce qui fait et fonde, selon Carpentier, l’originalité du cosmos latino-américain, à savoir, dans le cas présent, un fleuve mythique, une incroyable variété de paysages minéraux et une forêt qui met en éveil et en émoi tous les sens ou presque de celui qui y pénètre. Ce qui ressort de cette évocation plurielle et multidimensionnelle, c’est le caractère démesuré de ces éléments ainsi que leur majesté.

43Pour autant, ces représentations sont-elles le fruit d’un imaginaire des grands espaces américains ? Si la description de la forêt vierge telle que la présente le Grand Cubain peut effectivement être née du fruit de son imagination, en raison du caractère extrêmement théâtral qu’il y donne, on s’accordera à penser que les évocations du fleuve Orénoque et de ses berges ainsi que les nombreuses contemplations des paysages minéraux, quand ce n’est pas l’écriture de certains épisodes, sont en revanche directement issus, soit de l’observation in situ de ces paysages ou de ce fleuve, soit, comme on a vu, de récits d’expédition ou de romans ayant pour thème central la forêt.

44Aussi pourrait-on conclure que le roman oscille entre pure imagination et récit de voyage à valeur documentaire, ce qui n’oblitère en rien le caractère grandiose ni l’immensité de la représentation qui est faite de l’espace américain.

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Bibliographie

Carpentier, Alejo. La Consagración de la primavera. México : Siglo XXI, 1978.

Carpentier, Alejo. Los pasos perdidos. Madrid : Alianza editorial, 1982.

Carpentier, Alejo. Obras completas. Ensayos. vol. XIII. México : Siglo XXI editores, 1990.

Chao, Ramón. Palabras en el tiempo de Alejo Carpentier. Barcelona : Arcos Vergara,1983.

González Echevarría, Roberto. Alejo Carpentier. The pilgrim at home. Ithaca-London : Cornell University Press, 1978.

Márquez Rodríguez, Alexis. Lo barroco y lo real-maravilloso en la obra de Alejo Carpentier. México : Siglo XXI, 1982.

Moulin-Civil, Françoise. « Plasmaciones de Caracas en la obra de Carpentier ». Espaces d’Alejo Carpentier. Ed. Jean Lamore. Bordeaux : PUB, 2008, p. 222-232.

Vargas Llosa, Mario. « Cuatro preguntas a Alejo Carpentier ». Marcha, Montevideo, 1 de marzo de 1965, p. 13-14.

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Notes

1 Alejo Carpentier, Obras completas, vol. XIII, p. 131.

2 Alejo Carpentier, La Consagración de la primavera, p. 132.

3 Moulin-Civil, « Plasmaciones de Caracas en la obra de Carpentier », p. 224.

4 Alejo Carpentier, Obras completas, vol. XIII, p. 132.

5 Alejo Carpentier, Los pasos perdidos, p.145.

6 Ibid., p. 247.

7 Márquez Rodríguez, Lo barroco y lo real-maravilloso en la obra de Alejo Carpentier, p. 108.

8 Alejo Carpentier, Los pasos perdidos, p. 152.

9 Ibid., p. 175.

10 Ibid., p. 176.

11 Ibid., p. 198.

12 Ibid., p. 200.

13 Ibid., p. 140.

14 Ibid., p. 223.

15 Ibid., p. 228.

16 Ibid., p. 169.

17 Ramón Chao, Palabras en el tiempo de Alejo Carpentier, p. 116.

18 Mario Vargas Llosa, « Cuatro preguntas a Alejo Carpentier », p. 12.

19 Ramón Chao, op. cit., p. 117.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 118.

23 Mario Vargas Llosa, art. cit., p. 13.

24 González Echevarría, Alejo Carpentier. The pilgrim at home.

25 Alejo Carpentier, Los pasos perdidos, p. 207.

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Pour citer cet article

Référence papier

Fabrice Parisot, « L’imaginaire des grands espaces américains : monde minéral, univers fluvial et cosmos végétal dans Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier »Babel, 39 | 2019, 15-32.

Référence électronique

Fabrice Parisot, « L’imaginaire des grands espaces américains : monde minéral, univers fluvial et cosmos végétal dans Los pasos perdidos d’Alejo Carpentier »Babel [En ligne], 39 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2019, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/6558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.6558

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