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1L’écrivain et critique Benoît Peeters, l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Hergé, a affirmé que « la ligne claire [servait] de cache à un univers tourmenté »1. Il est également possible d’appliquer cette citation à la bande dessinée Le Piège diabolique (1962)2, le sixième opus des Aventures de Blake et Mortimer, d’Edgar Pierre Jacobs (1904-1987), ancien collaborateur de Hergé et, lui aussi, adepte de la technique de la « ligne claire ».
- 3 Trente-deux planches sur soixante-deux y sont consacrées. Dans l’album publié, il s’agit des pages (...)
2Avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref résumé de l’intrigue s’impose. Le professeur Miloch Georgevitch, l’un des protagonistes du précédent album, S.O.S. Météores (1959), lègue au professeur Mortimer un « chronoscaphe », une machine à remonter le temps, dissimulée dans son laboratoire secret de La Roche-Guyon, aux environs de Paris. Cependant, afin de se venger de Mortimer – vengeance posthume, car le décès de Miloch est mentionné au début de l’album –, il a déréglé l’appareil, afin d’envoyer son confrère sans retour dans l’infini des temps. Mortimer, qui s’efforce de retrouver son époque, se retrouve ainsi au beau milieu de la Préhistoire, au Moyen Âge, puis... en l’an 5060, époque à laquelle se déroule le principal épisode de cet album3, que l’on pourrait définir comme un conte philosophique partiellement inspiré de H. G. Wells, La Machine à explorer le temps (The Time Machine, 1895) étant l’une des œuvres les plus connues du romancier britannique. Dans cet épisode d’anticipation, un régime totalitaire est établi à la surface entière du globe et Mortimer, considéré comme un « envoyé », va œuvrer avec des rebelles, issus de la partie opprimée de la population mondiale, les « assujettis », afin de renverser ce régime. Cependant, un traître à la solde de la Police s’est glissé parmi eux et va s’efforcer, de son côté, d’anéantir ce mouvement... L’étude de ce passage saisissant, qui n’est pas dénué de qualités littéraires, montre l’influence indirecte de l’univers des romans d’anticipation et de science-fiction, même si Jacobs n’a jamais admis s’en être inspiré. Mais, surtout, les traits communs des univers « post-apocalyptiques » après une « guerre future » totalement dévastatrice, synonyme de répression et de régression pour l’humanité entière, ressortent avec une force d’autant plus grande que Jacobs traduit en images ce que d’autres écrivains avaient imaginé et exprimé en mots. Dans cet épisode, le point de départ de cet univers cauchemardesque est, en effet, une guerre nucléaire qui aurait dévasté la planète à la fin du XXIe siècle et conduit à une régression de l’humanité, avant qu’un groupe d’hommes issu d’un noyau de « civilisation » n’établisse une dictature – dévoyant ainsi la notion même de progrès humain. Les mécanismes qui sous-tendent cette représentation permettent d’établir des liens de continuité ou de discontinuité avec les auteurs précédents, principalement anglo-saxons, ainsi que de montrer à quel point Jacobs est également le produit des craintes et des appréhensions de son temps. Cet article sera ainsi divisé en trois parties : après avoir analysé l’influence des précédents auteurs et des thèmes récurrents d’un monde dévasté par la « guerre future », l’influence des appréhensions liées au contexte de la Guerre Froide – et, plus généralement, de l’après-Seconde Guerre mondiale – fera l’objet de la seconde partie, avant de se pencher sur le message humaniste qui, malgré tout, prévaut dans cette œuvre et peut même qualifier l’ensemble des bandes dessinées de Jacobs.
- 4 Correspondance entre Edgar P. Jacobs et Claude Le Gallo, in Claude Le Gallo, Le Monde d’Edgar P. Ja (...)
3Dans l’épisode central du Piège Diabolique, un gouvernement mondial à la tête duquel se trouve un « Guide sublime » est établi, à l’image des univers dépeints dans deux célèbres romans d’anticipation publiés dans les décennies précédentes, Le Meilleur des mondes (Brave New World, 1932) d’Aldous Huxley, et 1984 (1948) de George Orwell. Dans le premier roman cité, « L’État mondial » (the World State) préside aux destinées de la planète. Dans le second, la terre est divisée en trois « blocs », mais la volonté d’homogénéisation n’en est pas moins présente, chaque bloc luttant l’un contre l’autre pour le contrôle d’une quatrième partie du globe. Cependant, comme Jacobs l’a lui-même reconnu, il ne connaissait pas ces romans et ne s’est inspiré que des romans de H. G. Wells, qu’il lisait depuis son adolescence4. Les correspondances semblent néanmoins inévitables et, par delà les époques, nous sommes bien en présence de caractéristiques communes dans la peinture d’un monde d’après la « guerre future ». Le docteur Focas, maître de la biologie mondiale et chef secret du mouvement de libération, explique ainsi, à la page n° 38, les conditions dans lesquelles cette dictature fut établie :
- 5 Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique, p. 38.
La guerre nucléaire et bactériologique fit rage et les peuples s’exterminèrent avec une si aveugle fureur, qu’en quelques mois, les civilisations les plus évoluées furent rejetées dans la barbarie des temps primitifs. [...] L’homme était retombé au degré zéro et la lutte pour la vie devint son unique souci. Toute science, toute culture furent oubliées ; [...] les langues, déjà appauvries par une récente réforme phonétique, dégénérèrent en une sorte de sabir utilitaire... Cependant, au cœur de l’Asie, où avait survécu par miracle un noyau de civilisation, surgit un chef énergique qui, d’une poigne de fer, entreprit de réorganiser l’humanité sur le modèle de la fourmilière. Ses descendants, des monstres sans âme, parachevèrent son œuvre. ; Actuellement, le dernier d’entre eux, dit le « Guide sublime », règne, avec l’aide d’une caste de fonctionnaires, technocrates et policiers, sur une masse abêtie et terrorisée, appelée les « Assujettis ». Ces derniers vivent parqués dans des complexes, sortes de vastes et lugubres casernes souterraines, tandis que les dirigeants ont seuls droit à des habitations de surface...5.
- 6 Dans 1984, IngSoc est l’acronyme d’English Socialism, la doctrine totalitaire établie dans les régi (...)
- 7 George Orwell, 1984, p. 5 : «A kilometre away the Ministry of Truth, his place of work, towered vas (...)
4La guerre précipite ainsi des processus de décadence et de dévoiement déjà entamés. Cette société, stratifiée à l’extrême et profondément inégalitaire, n’est-elle pas le contre-modèle de la division en trois classes énoncée par Platon dans La République ? Une lecture marxienne privilégierait l’hypothèse d’une lutte des classes menée à son paroxysme, tandis que la « caste de fonctionnaires, technocrates et policiers » renvoie toujours à 1984 et aux cadres d’IngSoc6, un exemple de dévoiement des idéologies marxiste et communiste. En outre, la majorité de cet épisode se déroule dans les complexes souterrains. Le décor extérieur n’est représenté qu’à la page n° 49 (illustration 1) et sa description par l’auteur présente, encore une fois, de troublantes similitudes avec celle de Londres au début de 1984 : « À un kilomètre de là, se dressait le Ministère de la Vérité, son lieu de travail, un immense bâtiment blanc qui dominait le paysage noir et lugubre »7.
Illustration 1.
© Editions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2018.
5Tout comme dans ce roman, le contrôle de la pensée constitue, dans Le Piège diabolique, l’un des instruments employés par le pouvoir pour abrutir les masses et étouffer toute velléité de révolte. Ainsi, le docteur Focas – qui ressemble beaucoup, soit dit en passant, à l’acteur Yul Brynner – est soumis à un « lavage de cerveau », puis à un contrôle télépathique, afin que le pouvoir guide ses actions et fasse, de cette manière, échouer la révolte. Cette utilisation dévoyée du progrès, que l’on retrouve dans Le Meilleur des mondes et 1984, est mise entre les mains d’une minorité, dans un but d’oppression généralisée.
6La description des « assujettis » révèle que le pouvoir a partiellement atteint son but : même s’ils désirent le renverser, ces derniers sont des êtres frustes et farouches, résultat de cette aliénation de la majeure partie de l’humanité au milieu d’un univers sans livre ni musique. Quant à la religion, elle n’est plus présente, même si les « assujettis » souhaitent retrouver l’âge d’or du XXe siècle – avant la « guerre future », donc –, dont ils conservent une image idéalisée, à défaut de représentations mythiques. Cette absence de livres constitue une autre caractéristique propre aux dystopies, comme le montre le célèbre exemple de Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury. L’influence d’un autre roman de H. G. Wells, Quand le Dormeur s’éveillera (The Sleeper Awakes, 1910), paraît plus plausible dans le cas de Jacobs : il relate l’aventure d’un écrivain utopiste, tombé en catalepsie à la fin du XIXe siècle, et qui se réveille deux siècles plus tard. Le monde est alors soumis à un progrès technique poussé à l’extrême et à un système nouveau substitué au livre. Cela conduit à une autre caractéristique commune des univers marqués par une « guerre future », pourrait-on dire : la dégénérescence du langage. Dans Le Piège diabolique, elle est bien mentionnée par le docteur Focas à la page n° 38, mais illustrée plus tôt, alors que Mortimer déambule dans la « Cité interdite » de La Roche-Guyon – ainsi nommée depuis la guerre nucléaire intervenue à la fin du XXIe siècle. Le professeur découvre, à la page n° 27, des panneaux et des inscriptions à l’orthographe simplifiée, proche de l’écriture phonétique (illustration 2), et ne peut que manifester son étonnement.
Illustration 2.
© Editions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2018.
7Au-delà de cette réaction, il est possible d’affirmer que, selon Jacobs, cet appauvrissement de la langue prédispose l’humanité à la guerre et à la barbarie, comme le suggèrent Benoît Mouchard et François Rivière :
- 8 Benoît Mouchard et François Rivière, La Damnation d’Edgar P. Jacobs, p. 231.
La partie la plus expressive et la plus ambitieuse du Piège diabolique est celle qui conclut cet album, dans une suite de scènes futuristes dont l’esthétique, souvent proche du surréalisme, précise encore la menace du « piège » que représente pour Jacobs l’avenir de l’homme. Les séquences qui ont précédé n’ont d’ailleurs d’autre fonction que de justifier la peinture, inquiète et pessimiste, de l’avenir de l’humanité8.
8Ces caractéristiques communes doivent faire l’objet d’une analyse approfondie, car elles révèlent aussi les craintes de la société occidentale dans le contexte de la Guerre Froide, alors que le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale était encore présent dans les esprits et que des craintes peu fondées persistaient également dans l’imagination collective. Dans l’univers de Jacobs, ces divers types d’appréhensions trouvent une résonance particulière, à commencer par la crainte d’une guerre nucléaire – fort plausible, à l’époque. Dans cet album, c’est un conflit de ce genre qui, à la fin du XXIe siècle, précipite le déclin de l’humanité : par la suite, le site de La Roche-Guyon sera considéré comme maléfique et abandonné, à l’exception des assujettis rebelles qui viendront ensuite s’y réfugier.
9Les désastres engendrés par la « guerre future » sont, en fait, décrits dans deux épisodes particuliers. Tout d’abord, l’errance de Mortimer dans la cité souterraine, au début de son arrivée dans le futur : alors qu’il déambule de salle en salle dans l’espoir de découvrir un passage vers la surface, il ne trouve que ruines et matériel rouillé ou réduit à l’état de cendres – dont de gigantesques réacteurs nucléaires inactifs. À plusieurs reprises, Jacobs choisit de représenter son personnage perdu dans des lieux immenses, comme le montrent les proportions qu’il applique dans ses illustrations : au premier plan, Mortimer apparaît comme un personnage de petite taille, comme écrasé par l’immensité des salles souterraines dans lesquelles il débouche à chaque fois. Sur les murs de l’une d’elles, en forme de dôme, se trouvent même, page n° 31, les vestiges d’une représentation de Guernica (1937) de Pablo Picasso (illustration 3), dénonciation des horreurs passées et signe avant-coureur des futurs conflits.
Illustration 3.
© Editions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2018.
10Ensuite, après avoir été recueilli par le docteur Focas et ses « assujettis de choc », Mortimer regarde, page n° 37, un film d’archives qui montre la destruction du site de La Roche-Guyon (illustration 4) par une explosion nucléaire et, donc, les horribles ravages de la « guerre future ».
Illustration 4.
© Editions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2018.
11L’ampleur atteinte par celle-ci fait tout d’abord penser à d’autres travaux de Jacobs : pour le journal Tintin, celui-ci avait illustré La Guerre des mondes (The War of the Worlds, 1898) de H. G. Wells, preuve supplémentaire qu’au-delà de son intérêt pour le romancier, l’avenir même de l’humanité comptait parmi les principales préoccupations du dessinateur.
12Plus intéressant encore, le siège du gouvernement mondial dans Le Piège diabolique se trouve à... Pékin, reflet d’une autre crainte de l’époque, le « péril jaune ». Même si celle-ci date du début du XXe siècle, elle s’est perpétuée au fil des décennies, comme le rappelle l’historien François Pavé :
- 9 François Pavé, « Le péril jaune, histoire d’une peur blanche », p. 26-31.
À l’époque le péril économique est plus une réalité pour l’empire du Milieu que pour les puissances occidentales. [...] La polémique relative à cette question a néanmoins marqué durablement les esprits puisque aujourd’hui encore l’expression est employée pour évoquer la menace que fait peser sur les économies des pays occidentaux le spectaculaire développement économique chinois9.
13Au milieu du XXe siècle, même si la menace économique n’était plus d’actualité, la culture populaire s’est emparée de cette crainte et plusieurs personnages de fiction l’incarnèrent : outre le célèbre docteur Fu Manchu, création du romancier britannique Sax Rohmer, on peut penser à James Bond contre Docteur No (Doctor No, 1958), le roman de Ian Fleming, qui allait inspirer, quatre ans plus tard, le premier film d’une longue série. Dans Le Piège diabolique, il est possible que le nom de « Guide sublime » ait été choisi en référence à Mao Zedong, également connu sous le nom de « Grand Timonier », et dont la politique du « Grand Bond en avant », instaurée de 1958 à 1962, continuait à nourrir l’imagination et à jouer sur ce ressort inconscient du « péril jaune ». Signe de la volonté d’homogénéisation mondiale, le docteur Focas, qui réside en France, arbore un chapeau de lama tibétain et porte sur ses vêtements un môn, symbole aristocratique japonais de forme carrée, comme si les traditions s’étaient mélangées après la « guerre future », avant de s’étendre au reste du globe.
14L’utilisation du progrès technique à mauvais escient pouvait mener à un pouvoir de plus en plus impersonnel. L’écho de cette crainte se retrouve chez Jacobs : à Pékin, lorsque le docteur Focas se rend au siège du gouvernement central, page n° 43, il commence par entrer dans un hall immense et absolument désert – suprême paradoxe –, à l’exception de fils enroulés et de sculptures psychédéliques (illustration 5), puis une voix provenant d’un écran lui indique la salle où il doit se rendre.
Illustration 5.
© Editions Blake & Mortimer/Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.), 2018.
15Ce dernier emprunte ainsi des escaliers mécaniques et des tapis roulants le long de couloirs toujours aussi déserts, avant d’être conduit dans une pièce où les membres du « Sublime Conseil » restent sans visage, tapis dans l’ombre : le lecteur arrive juste à distinguer leur silhouette, coiffée du même chapeau tibétain que Focas. L’idée d’un pouvoir diffus et terrifiant est ainsi transmise de manière saisissante et le visage du chef de la Police n’est pas montré non plus. En fait, le seul visage de ce pouvoir reste celui du traître, Krishma, qui sera ensuite démasqué par Mortimer. Ce parti pris de représenter ainsi un pouvoir totalitaire, insidieux et sans visage, pourrait également correspondre au stade ultime d’un État bureaucratique, rendu anonyme par le progrès technique. Les conséquences de la « guerre future » semblent augurer d’un avenir bien sombre pour l’humanité, reflet des propres craintes de Jacobs :
- 10 Correspondance entre Edgar P. Jacobs et Claude Le Gallo, op. cit., p. 87.
Depuis la Seconde Guerre Mondiale, tout homme normal et conscient ne peut s’empêcher de constater le lent déclin de la civilisation occidentale et de ressentir une terrible angoisse quant à l’avenir de notre malheureux continent. C’est un remake de la chute de l’Empire romain. On n’attend plus que l’invasion des barbares !10.
16Malgré cette peinture d’un univers cauchemardesque, Le Piège diabolique délivre un message profondément humaniste, dans le sens où Jacobs prend pour fin la personne humaine et son épanouissement et, surtout, garde foi en l’homme. Cette bande dessinée prend même des allures de conte philosophique, car le voyage de Mortimer dans le temps sert à transmettre un message et une morale, comme ce dernier le rappelle à la dernière page :
- 11 Edgar P. Jacobs, op. cit., p. 64.
Et maintenant, ami lecteur, je voudrais, avant de nous séparer, tirer de cette singulière aventure la morale qui s’impose : ne nous plaignons pas outre mesure de notre damnée époque car elle a de bons côtés ! Et qui sait si, un jour, en l’évoquant, vous ne direz pas à votre tour « C’était le bon temps ! »11.
17Si certains hommes, malheureusement, conduisent à la « guerre future » – comme le dirigeant dont les traits empruntent à l’homme politique belge Paul-Henri Spaak et qui apparaît dans un film d’archives déclenché par erreur par Mortimer à la fin de son errance dans la « Cité interdite » –, d’autres mettent le totalitarisme en question et souhaitent réhabiliter l’homme dans toute sa dignité. Outre Mortimer, le meilleur exemple est fourni par le docteur Focas, censé être au service du pouvoir, mais qui se rend compte des projets monstrueux de ce régime :
- 12 Edgar P. Jacobs, op. cit., p. 38.
Le « Guide sublime », ayant appris récemment par ses espions que certains de ceux à qui il croyait pouvoir se fier, s’apprêtaient à se dresser contre lui, vient de m’ordonner à moi, le maître de la biologie mondiale, de créer une méthode propre à priver de tout libre arbitre, de toute volonté, de toute velléité de réflexion ou d’initiative personnelle quiconque serait soupçonné de vouloir modifier l’ordre existant12.
18Les deux personnages – Focas et Mortimer, s’entend – arrivent à rassembler la masse des assujettis et illustrent la foi en l’homme qui, malgré le danger des « guerres futures », continuait d’animer Jacobs :
- 13 Correspondance entre Edgar P. Jacobs et Claude Le Gallo, op. cit., p. 90.
Malgré cela, je fais confiance à l’homme en tant qu’individu : comme la nature qui finit par retrouver son équilibre, l’homme lassé de ses excès ou retrempé dans l’épreuve peut retrouver, avec la maîtrise de ses instincts, un normal équilibre et un nouvel idéal. C’est pourquoi, dans Le Piège diabolique, j’ai terminé l’épisode « futur » sur une note d’espoir et d’optimisme13.
- 14 Edgar P. Jacobs, op. cit., p. 57.
19Même si l’Histoire est considérée comme un éternel recommencement et que les civilisations disparaissent et fleurissent dans un même et inéluctable cheminement, la promesse d’un nouvel âge d’or reste vivace et, dans le cas des « assujettis », ce sont la découverte de documents datant du XXe siècle et l’image idéalisée de cette époque qui les poussent à se révolter contre un gouvernement totalitaire. L’épisode se conclut par leur victoire et, avant de repartir dans le passé, Mortimer adresse les mots suivants à Focas : « Adieu, Focas... Bâtissez un monde meilleur et plus juste ! »14. La « guerre future » pourrait même acquérir une valeur dialectique : menant initialement à des catastrophes, elle permet ensuite à l’humanité de se régénérer et de mettre fin à l’oppression.
- 15 Edgar P. Jacobs, L’Énigme de l’Atlantide, p. 61.
- 16 Edgar P. Jacobs, op. cit., p. 34.
- 17 Ibid.
20Les thèmes précédemment énoncés sont, en fait, présents dans l’œuvre entière de Jacobs : dans Le Secret de l’Espadon (1950-1953), un « Empire jaune » dont la capitale est Lhassa, au Tibet, conquiert initialement le monde et impose sa férule aux autres peuples – avant que la résistance, dont Blake et Mortimer font partie, ne s’organise. Les mêmes craintes à l’égard d’une utilisation dévoyée de la science se manifestaient déjà dans L’Énigme de l’Atlantide (1957) et, dans cet album, les mots du prince Icare peuvent être interprétés comme un avertissement général pour l’humanité, à une époque où la récente découverte de l’arme nucléaire faisait peser une menace sans précédent : « Dites aux hommes qu’ils se trouvent au seuil d’une ère nouvelle, pleine de possibilités merveilleuses, mais que jamais ni la science, ni la victoire ne leur apportera la paix et le bonheur véritable aussi longtemps qu’ils n’auront extirpé de leur cœur ces deux fléaux : la haine et la sottise ! »15. Pour Jacobs, il ne pouvait se produire pire chose que la science au service du totalitarisme et, pour revenir au Piège diabolique, les robots de la Police et la « Chose », un monstre conçu par le gouvernement, qui ressemble à une masse de magma en fusion et tue tout ce qu’il touche, en sont des illustrations plus concrètes pour le lecteur que le contrôle de la pensée. Ironie du sort, c’est en l’attirant dans le réacteur nucléaire que Mortimer réussira à détruire la « Chose ». La sauvegarde de l’humanité dépendrait donc de quelques esprits éclairés, dont le professeur fait partie, et la lecture de sa biographie retrouvée dans les archives du LIe siècle le présente comme une sorte de « second docteur Faust »16, même si le lecteur sait que Mortimer a peu de chances de tomber dans ces travers... et qu’il apprend, à la même occasion, qu’il réussira à retrouver son époque et à déjouer le piège tendu par Miloch : « On prétend même qu’il a expérimenté un chronoscaphe ou machine à voyager dans le temps ! »17.
- 18 Edgar P. Jacobs, Le Secret de l’Espadon, 1950-1953, tome 2, p. 84.
- 19 Nul n’est obligé de partager le pessimisme initial d’Edgar P. Jacobs mais l’orthographe déficiente, (...)
21À la lumière de cette analyse, l’œuvre d’Edgar P. Jacobs mérite donc d’être redécouverte et les préoccupations qui s’y lisent se situent à mi-chemin entre un constat alarmiste et un avenir tout de même porteur d’espoir, comme le rappelle Blake à la fin du Secret de l’Espadon, lorsque « l’Empire jaune » est définitivement vaincu : « Une fois encore, la civilisation aura eu le dernier mot ! Espérons que, cette fois, ce sera pour de bon ! »18. Dans Le Piège diabolique, il a pu traduire en images saisissantes la « guerre future », aboutissement de ses propres appréhensions – lesquelles étaient partagées par nombre de ses contemporains. Le fait que de nombreux traits distinctifs des régimes totalitaires, tels qu’ils sont imaginés dans les œuvres d’anticipation dont Jacobs ne s’était pas directement inspiré, se retrouvent dans cet album confère, en effet, une dimension universelle à ces appréhensions et c’est un appel à la vigilance de l’humanité qui nous est lancé, afin que les prémices d’une « guerre future » soient contrecarrées en temps voulu19.