1La chute de Constantinople, en 1453, et la fin de l’Empire Byzantin ont durement retenti sur la vie intellectuelle des Grecs. La littérature, et plus particulièrement la poésie, n’ont pas pu trouver de terrain propice en Grèce continentale pour se développer, c’est pourquoi la seule littérature qui fleurit à l’époque est la littérature crétoise. Ce climat de malaise qui caractérise aussi bien la Grèce que le monde européen devient le substrat de nombre de réécritures pendant la Renaissance. C’est donc à un poète crétois anonyme que l’on doit un long poème intitulé La Seconde Venue du Christ mise en vers. N’étant autre chose qu’une réécriture de l’Apocalypse, la composition poétique, dont la charpente est à la fois structurée et dynamique, se focalise sur les événements apocalyptiques et eschatologiques, surtout à la suite de la prise de Constantinople entendue comme fin des temps. Le poète procède à une amplification et à une transposition du scénario initial relaté dans le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean, à tel point qu’il réécrit le passage de la scène du Jugement raconté dans le chapitre 20 de l’Apocalypse tout en l’augmentant par des ajouts narratifs.
2Cet article propose de présenter ce texte qui joint à l’amplification, au sens genettien du terme, le ton dramatique véhiculé par le contexte socio-historique, et ce par le biais du texte biblique. Après avoir brossé l’arrière-plan littéraire et historique, surtout pour ce qui est de la Grèce, nous nous proposerons de mettre en valeur les raisons pour lesquelles quelques versets dans le texte johannique ont déclenché une réécriture poétique de 396 vers.
- 1 Denis Kohler, La Littérature grecque moderne, p. 3.
3La période de 330 après J.-C. jusqu’à la prise de Constantinople en 1453 est parsemée d’étapes historiques importantes comme le Schisme d’Orient, la prise de la ville lors de la quatrième croisade, puis la reconquête de Constantinople (appelée également « Nouvelle Rome »). C’est à cette époque qu’apparaît le grec médiéval qui est l’évolution du grec classique ou attique ; ce grec marque la troisième période de la langue grecque et allait contribuer à la formation progressive du grec tel que nous le connaissons aujourd’hui. Comme le remarque l’éminent néohelléniste Denis Kohler, « la littérature grecque moderne est étroitement liée au destin historique du peuple grec »1.
- 2 Stylianos Aléxiou, « La terminologie des périodes de notre littérature », p. 57.
- 3 Stylianos Aléxiou, op. cit., p. 60.
- 4 Georges Séféris, Essais (1936-1947), p. 300.
- 5 Georges Séféris, « Quelques points de la tradition grecque moderne », Essais (Paralipomènes 1932-19 (...)
- 6 « S’il est exact que, paradoxalement, les Grecs n’ont pas bénéficié du renouveau d’une Renaissance (...)
- 7 Alexandre Embiricos, La Renaissance crétoise. XVIe et XVIIe siècle. Tome 1 : La Littérature, p. 8-9
4Aucun texte littéraire de cette période de Byzance ne nous est parvenu. En termes de périodisation littéraire et si nous voulons faire une équivalence avec la littérature française ou en général occidentale, l’époque byzantine est pour les Grecs de l’époque ce que le Moyen Âge est pour l’Occident. Un parallélisme des évolutions littéraires doit être fait entre l’Occident et l’Orient grec, à savoir qu’il existe « une histoire européenne commune de lettres qui a conduit de l’épopée médiévale et du roman à la poésie personnelle de la Renaissance en Chypre et en Crète »2. En termes de périodisation, Stylianos Alexiou avance que « nous pouvons considérer comme premières phases de la littérature néohellénique les poésies chypriote et crétoise »3. Georges Séféris, par ailleurs, spécifie que « la poésie grecque d’aujourd’hui remonte aux années de la Renaissance crétoise »4 tout en ajoutant que « cette Renaissance – j’entends le terme dans son sens strict, quand nous employons ce mot pour indiquer le passage du Moyen Âge aux Temps modernes –, nous ne l’avons pas connue, pour notre bien ou notre mal »5. La Renaissance en Grèce6 n’existe donc qu’à travers les œuvres littéraires provenant du territoire insulaire, celui de la Crète. Pour la Renaissance de la littérature crétoise qui domine en Grèce à cette époque, le terrain a été longuement préparé à tel point que, malgré les relations avec les Vénitiens, les Crétois ont su garder la tradition, la langue et les éléments religieux grecs. Alexandre Embiricos, théoricien de la littérature, écrit7 :
- 8 Alexandre Embiricos, ibid., p. 32-33, nous décrit l’aspect civilisé des Vénitiens de la manière que (...)
- 9 « Chypre devait succomber au cours du XVIe siècle à l’assaut des Turcs. Quant aux îles Ioniennes, e (...)
Mais pourquoi, à propos d’une seule île, évoquons-nous l’hellénisme entier ? C’est que le reste des terres grecques se trouve retranché de la vie européenne par la conquête ottomane, et végète dans un sort qui lui interdit la création artistique. Seule la Crète, colonie vénitienne, vivant sous une domination8 civilisée9, respire encore avec quelque liberté. Malgré bien de la misère et de l’oppression, on peut toujours y cultiver les arts et les lettres. C’est donc de cette seule île que l’hellénisme a la possibilité de faire encore entendre sa voix. Aussi, lorsqu’en ces siècles la Crète parle, elle le fait au nom de tout ce qui est grec, et elle en a le sentiment. Si l’on veut maintenant situer dans une perspective historique de portée plus générale, le renouveau intellectuel et artistique qui s’opère en Crète, il n’est pas téméraire de prétendre que ce mouvement constitue une étape capitale dans le retour de l’hellénisme vers l’Occident.
5La chute de Constantinople, événement eschatologique pour les écrivains de l’époque, a eu de graves répercussions dans la vie intellectuelle des Grecs qui se sont retrouvés d’un instant à l’autre dépourvus de construction identitaire, dans la vie religieuse et spirituelle, car il fallut du temps pour reconstituer des communautés en mesure de préparer leurs membres à l’expérience chrétienne et surtout liturgique. La prise de Constantinople et, par extension, la chute de Byzance n’a pas constitué seulement un coup de grâce porté à une dynastie en déclin dont les faiblesses ont été exploitées par des ennemis (Ottomans, Francs) ; elle a été considérée, par ailleurs, comme l’équivalent de la chute de Jérusalem. C’est pourquoi la plupart des textes anonymes ou signés de l’époque associe la chute de la capitale de l’empire byzantin à la chute de Jérusalem telle que racontée dans Jérémie (39.1-18).
6Par la puissance de ses images et la pléthore de symboles à contenu plurivoque, le dernier livre du canon biblique, l’Apocalypse, a joué un rôle de premier ordre
- 10 Thierry Victoria, Un livre de feu dans un siècle de fer. Les lectures de l’Apocalypse dans la litté (...)
durant les périodes de tribulation. Il n’est donc pas étonnant que la Renaissance, dans ses moments d’interrogation et de crise, y ait si souvent fait référence. De l’automne du Moyen Âge, avec son cortège de calamités, à l’automne de la Renaissance, l’inquiétude d’un siècle en proie aux soubresauts des guerres, des épidémies et du fléau de la famine, mais aussi au questionnement théologique, pouvait trouver à s’exprimer dans la lecture renouvelée du texte de l’Apocalypse.10
7La chute de Constantinople, qui est issue d’une guerre, inaugure une période de tourments, devient synonyme de l’avènement de l’Antéchrist et entraîne un grand nombre de textes, voire des réécritures, à visée apocalyptique et/ou eschatologique.
- 11 Astérios Argyriou, Les exégèses grecques de l’Apocalypse à l’époque turque (1453-1821). Esquisse d’ (...)
Un empire orthodoxe nouveau et quasi messianique serait établi ; les ennemis de la foi orthodoxe allaient être chassés aux confins de la terre et anéantis […]. Dans cette vision nouvelle du monde, la période vécue depuis la chute de Constantinople sera considérée comme étant celle du règne de l’Antéchrist.11
8Le paysage apocalyptique de la prise de Constantinople, fait cosmogonique aux explications théologiques et religieuses compatibles à la doctrine chrétienne de la destinée naturelle des nations, constitue la clé de voûte des réécritures de la Renaissance crétoise – nous ne disons pas grecque –, à tel point que les désastres, les cataclysmes et les fléaux y trouvent le scénario approprié afin de déployer leurs interprétations, tantôt historique, tantôt symbolique : Les Malheurs de la Crète de Manuel Sklavos qui est une œuvre inspirée du terrible séisme du 29 mai 1508, La Peste de Rhodes de Manolis Georgilas qui parle de la maladie infectieuse qui a exterminé la population de l’île de Rhodes entre 1498 et 1499, et L’Appel de Constantinople, premier texte qui se rapporte à la chute de Constantinople, sont les trois textes à caractère apocalyptique qui ont inspiré, précédé ou suivi le long poème anonyme intitulé La Seconde Venue du Christ mise en vers qui constitue le cœur de cet article, tant la chute de Constantinople est considérée comme l’annonce de la fin des temps.
- 12 Considérons cette date comme terminus ante quem de la création de l’œuvre.
- 13 Bjarne Schartau, « Δευτέρα Παρουσία Δια στίχου – The Second Coming of Christ in Rhyme (édition prin (...)
9Autour de 150012 à peu après, un auteur anonyme, probablement crétois, composa une œuvre poétique de 396 vers rimés (plates suivies), intitulée La Seconde Venue du Christ mise en vers13, qui reprend de façon surprenante le chapitre 20 de l’Apocalypse de Jean. Il faut, d’entrée de jeu, signaler que le terme biblique qui désigne la seconde venue du Christ est la Parousie, qui se fera à la fin des temps lors de l’Apocalypse, c’est-à-dire de la révélation, afin d’établir sur terre le Royaume de Dieu avec l’instauration non pas d’un jardin, comme c’était le cas dans la Genèse, mais d’une ville, la Jérusalem céleste. Le Jugement dernier correspond donc à la Parousie et interviendra lors du retour glorieux du Christ, lorsque les morts seront ressuscités. Hormis les signes annonciateurs du retour du Christ, comme les calamités, les cataclysmes et les désordres cosmiques, le mal essaiera, une fois de plus, d’envahir le monde avec toutes ses forces. Après avoir subi les rudes épreuves imposées par les forces du mal, l’humanité sera jugée selon ses œuvres. En venant à la fin des temps juger tant les vivants que les morts, le Christ jettera les criminels et les impurs dans l’étang brûlant de feu et de soufre (Ap 21.8) et donnera la vie éternelle aux justes en les faisant entrer dans la Jérusalem céleste.
10Le texte grec raconte des faits apocalyptiques et eschatologiques avec une insistance formelle ; c’est dire qu’il ne s’agit pas, comme c’est souvent le cas, d’un épisode ici, d’une image ou d’une figure là, ou bien d’une allusion furtive, dans la plupart des occurrences poétiques, mais, au contraire, d’un récit qui construit une représentation cohérente du Jugement dernier. La scène du Jugement agrandie et amplifiée occupe la plus grande partie de ce texte qui a fait l’objet d’une publication en anglais dont nous reproduisons14 ici la traduction et l’analyse de la structure des vers :
1-20 : Introduction générale de la Seconde Venue.
21-102 : Des mots prononcés par les morts rassemblés pour le Jugement.
103-126 : L’apparition du Juge.
127-182 : Dialogues :
127-138 : Le Juge s’adresse aux justes.
139-144 : Les justes s’adressent au Juge
145-148 : Le Juge s’adresse aux justes.
149-166 : Le Juge s’adresse aux pécheurs.
167-176 : Les pécheurs s’adressent au Juge.
177-182 : Le Juge s’adresse aux pécheurs.
183-212 : Le Jugement. Le Juge se lève de son trône, accompagné d’anges, et les justes le suivent vers la béatitude.
213-228 : Le destin des pécheurs.
229-300 : Complainte des pécheurs adressée au Seigneur (c’est Lucifer, leur seigneur, qui les guidera dans l’Enfer et dans la damnation éternelle).
301-354 : La descente des pécheurs aux Enfers.
355-396 : « Et ces mots seront entendus à la fin. »
- 15 Lorsque l’on cite, ou renvoie à, un passage biblique, nous utilisons, sauf indication contraire, La (...)
- 16 Julia Kristeva, Σημειωτική. Recherches pour une sémanalyse, p. 146.
11Cette structure rappelle la description de la Seconde Venue du Christ racontée dans l’Évangile selon saint Matthieu15 (25.31-39). Fidèle aux accomplissements des Écritures, le texte puise son fond biblique non seulement dans les deux Testaments (l’Ancien et le Nouveau) mais aussi dans les apocryphes chrétiens. Comme tout texte, selon Kristeva, « se construit comme mosaïque de citations »16, la péricope matthéenne, pour reprendre la théorie de l’hypertextualité formulée par Gérard Genette, est à la fois hypotexte et hypertexte. Les textes bibliques et/ou apocryphes sur lesquels se fonde l’œuvre crétoise deviennent, avec l’Évangile de Matthieu, l’hypotexte. Par voie de conséquence, la réécriture littéraire en question du texte biblique et l’Évangile de Matthieu sont des hypertextes, l’Évangile étant construit sur la base d’un substrat vétérotestamentaire qui vise l’accomplissement des Écritures. Le poète crétois procède également à une versification du texte biblique en ce sens qu’il met en vers son hypotexte tout en l’amplifiant. Le texte anglais, enfin, ne tient pas compte des rimes plates suivies du texte original grec. Cette introduction à la seconde venue du Christ réunit plusieurs traditions biblique, du verset johannique (20.11-15) jusqu’aux apocryphes en passant même par le Symbole de Nicée-Constantinople (« il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts ; et son règne n’aura pas de fin »), plus généralement connu sous le nom de « Credo », que la tradition orale a gardé dans la durée, à tel point qu’il a été repris dans des textes, pas nécessairement littéraires, de cette période dont la thématique est presque exclusivement religieuse.
There shall be a general resurrection at the end;
body and soul shall rise, every limb shall be joined again.
Just as the angelic voice will announce it:
“Now, all dead arise, gather for judgement.”
And just as the voice has come and the word has fulfilled it,
and the dead have begun to move and the fear has started,
then the dead will emerge from everywhere,
from the sea, the earth – there will be no knowing where from.
And this multitude of the dead shall cover the world,
and like a heavy rainstorm and like snow and hail,
and like noise from the resurrection, the turbulence of the multitude
shall also resound to heaven like the speech of the multitude.
(vers 1-12)
- 17 « L’accélération de la narration, où le récit relate en peu de termes une période relativement long (...)
12Cet extrait est révélateur de cette amplification qui consiste à agrandir en longueur chaque phrase de l’hypotexte. L’auteur de La Seconde Venue du Christ mise en vers se sert du texte biblique comme on fait maints auteurs avant et après lui, pour des raisons littéraires et/ou stylistiques, en proposant un texte littéraire fondé sur une réécriture du texte biblique. Mais à cela, le poète crétois ajoute aussi un mobile historique, lié à la chute de Constantinople et à tout le climat apocalyptique dont elle se colore. Le Jugement dernier, comme étape finale de la fin du monde, est largement amplifié par des dialogues qui sont absents du texte biblique : c’est justement les blancs, les ellipses narratives du texte johannique, qui activent les potentialités du récit biblique en y ajoutant des dialogues et des informations, fictifs certes mais nécessaires pour l’amplification. Narrativement parlant, le texte original est un sommaire17 du récit puisque le temps écoulé pour le jugement selon les œuvres de chacun est accéléré de telle manière qu’on passe, en cinq versets seulement dans le texte biblique, du Jugement à la récréation du monde avec l’instauration de la Cité céleste.
- 18 Northrop Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature, p. 197.
Le matériau général de la vision est celui, familier, da la prophétie : il y a encore une fois une “culbute générale” dans laquelle le peuple de Dieu est élevé jusqu’à la reconnaissance et les royaumes païens jetés dans les ténèbres.18
- 19 Jean Louis Ska, « De quelques ellipses dans les récits bibliques », p. 63-71.
- 20 Northrop Frye, op. cit., p. 189.
- 21 Le poème renvoie également à d’autres textes de la littérature crétoise (grecque) de cette époque, (...)
13Dans la vision d’essence apocalyptique de Jean, il n’y a pas d’omissions, au sens où les définit Jean Louis Ska19, mais il y a des blancs, à savoir des ellipses sans importance ; c’est la nature même de la vision qui consiste en des faits qu’une personne reçoit par révélation, et qui annonce l’avenir avec des détails aptes à concrétiser à la fois la prophétie et, surtout, l’accomplissement des Écritures. « La prophétie, dans la Bible, est une vue globale de la situation humaine, depuis la création jusqu’à la délivrance finale »20. Or, le poète crétois intervient à des degrés divers afin de développer des épisodes qui ne sont pas rapportés dans le texte biblique ou, plus exactement, qui sont passés sous silence. L’apport des prophètes est mentionné dans le poème qui ne manque pas de faire explicitement référence21 (vers 43-54), dans une atmosphère apocalyptique, aux prophètes et aux deux Testaments, exprimant de la sorte la lecture personnelle du substrat original qu’en fait le poète.
The world is in disorder and the foundations tremble,
the waiting-time is over and the end has drawn near.
And these events, as it appears, do they cause a frightful mystery,
or is the dreadful judgment now going to take place?
The way the holy prophets have proclaimed
(those who were stars and planets on high),
the way the holy fathers have predicted,
is the fullness of time, the very last days.
And if that is the time, and if that is the day,
then today is the Second Coming,
at which sinners tremble, but the righteous are longing for
(as is revealed in the Old and New Testament).
14Voici la plénitude des temps ainsi que l’accomplissement des Écritures dont parle l’Apocalypse et qui prennent appui sur une constatation théologique et exégétique de saint Augustin qui dit que « le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien Testament et l’Ancien Testament est dévoilé dans le Nouveau ». Il n’en est pas moins vrai que la réalisation des prophéties garantit l’authenticité de l’Ancien Testament. Lors du Jugement dernier, l’auteur crétois donne la parole, à tour de rôle, au Juge, aux justes et aux pécheurs. Qui plus est, les morts, rassemblés dans un endroit, prononcent des mots, avant même l’apparition du Christ, en exprimant leur angoisse pour le Jugement.
“Whence comes the Resurrection and what is the feast,
and who has ordered the multitude of the dead to rise?
What is going to happen to us, which is our way now,
and in what world and what country will we end up?
Now the winds are pursuing us and chasing us like clouds,
and from the earth’s ends and everywhere they gather us.
Shall we remain children in the world that we see,
or are we going once more to return to Hades?
Now we see signs such as we have not seen before,
and they show us the way, how we shall return again.”
(vers 21-30)
15Beaucoup de livres bibliques font allusion à la Seconde Venue du Christ comme, à titre indicatif, les prophéties de Zacharie (venue corporelle du Christ sur le Mont des Oliviers, 14.4) et d’Isaïe (35.4 et 11.10), les Actes (1.11), l’Évangile de Matthieu à plusieurs endroits, mais le poète semble avoir puisé son matériau surtout et avant tout dans l’Apocalypse. Lors de la Seconde Venue du Christ, les morts, qui ne seront pas jugés dignes d’entrer dans le Royaume de Dieu selon leurs œuvres, seront jetés dans l’étang de feu (Ap 20.14-15).
- 22 Les mots entre les guillemets simples (vers la gauche et vers la droite) signifient soit que le mot (...)
And when his judgement shall end with cold (or “in teard”),
then another will be given, O sinners, to come <before him22> with despair.
Or shall the grave swallow us up anew,
the flame consume us, the serpent devour us,
for ever hold us, eternally torment us,
and the fiery purgatory never cease?
(vers 59-64)
16Et plus loin, les morts, en s’adressant au Juge,
“Oh, Lord, you who decided to shake the world,
and to assemble the throngs of the dead in one multitude,
and as a leader do to it as you command,
and today descend from the heavenly throne,
and make another temporary throne on earth,
and take your seat on it fierce and wild,
to judge the living and the dead, no one will escape your notice,
and of all those souls each one shall suffer for what he has done.
And as soon as you descend to earth and erect the throne,
and as soon as you place the multitude of the dead around you,
when you ascend to the throne to judge like a king,
do not incline towards eternal judgment of the sinners.
It is your duty to pity me as creator and father,
before the creation of your hand is immersed for ever.
(vers 85-98)
17reprennent une doctrine qui relève à la fois de la tradition orale et du biblique, celle d’un Dieu miséricordieux jusqu’à la fin, qui pardonnera tous les péchés, ce que nous rencontrons dans l’épître de Jean : « Si nous confessons nos péchés, lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité » (1 Jn 1.9). Les adjectifs épithètes qu’on attribue à Dieu, « juste, fidèle, miséricordieux, sage, etc. » se répondent dans le poème et constituent des arguments des morts afin que Dieu rachète, à travers son Fils, leurs péchés. Les morts appréhendent la venue du Christ qui sera assis sur son trône et descendra du ciel, le poète utilisant encore une fois à son gré l’hypotexte biblique, à savoir l’Apocalypse (« Puis, je vis un trône blanc, très grand, et Celui qui siège dessus », Ap. 20.11).
18Là où les Écritures sont sobres et économes, l’auteur anonyme décrit l’apparition du Juge, c’est-à-dire la Parousie, comme un événement glorieux en insistant sur cet accomplissement des Écritures à travers les prophéties, ce qu’il ne manque pas de mentionner encore une fois (voir vers 108) :
And when first these words have been said,
it is time that it shall come to pass that the lord shall descend,
with glory and liberty of speech, with an immense throng,
to come and take his seat in the Valley of Iosaphat,
that there shall be a gathering of the multitude of the dead,
in the way that the story prophetically shows it to be.
In the same manner these angelic batallions shall come,
to stand around the throne motionless and watch.
The dead shall sigh, the angels shall sing,
what they have to say of judgment, children, shall be like honey.
(vers 103-112)
- 23 François Bovon et Pierre Geoltrain, Écrits apocryphes chrétiens, p. 557-571.
- 24 « signifie que le passage placé entre soufflets a été restitué dans l’édition critique dont nous (...)
- 25 « Je rassemblerai toutes les nations, je les ferai descendre à la Vallée de Josaphat ; là j’entrera (...)
19Il est surprenant que cette réécriture prenne en considération tant les deux Testaments que les écrits apocryphes. Pour faire cette amplification du texte biblique sobrement rapporté dans le chapitre 20 de l’Apocalypse, le poète crétois mélange des passages du canon biblique avec les apocryphes, c’est-à-dire des textes qui ne sont pas reconnus par le canon biblique. Nous irons jusqu’à dire que cette composition poétique autour du jugement final des justes et des méchants (pécheurs) constitue le compendium des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que des écrits apocryphes chrétiens dont L’Apocalypse d’Esdras23 est celui qui a dû être à l’origine de cette réécriture. « Je vis là de nombreux jugements » (Ap. Esdras 5.7) et « malheur à la <race> humaine quand tu viens pour le jugement »24 (Ap. Esdras 5.15) sont, avec la vallée de Josaphat où seront rassemblées les peuples (Ap. Esdras 3.6), quelques points à retenir pour la réécriture littéraire de l’Apocalypse mise en vers. La vallée de Josaphat ne se trouve pas seulement dans cette apocalypse apocryphe mais aussi dans la prophétie de Joël25 qui doit être celle à laquelle le poète grec doit avoir pensé car c’est dans la vallée de Josaphat que Dieu rassemblera les nations pour le Jugement dernier. Notons que le mot hébreu yehôsâphât (יְהוֹשָׁפָט) qu’utilise le prophète de l’Ancien Testament signifie « Dieu juge ». Le Christ arrive en tant que juge dans toute sa gloire, accompagné d’un cortège céleste composé d’anges: « Ten thousand times ten thousand angels shall stand around him, all of them shall fold their wings above the throne » (vers 113-114). C’est encore là une référence à l’hypotexte matthéen dont nous avons parlé plus haut. Le Christ viendra dans sa gloire « escorté de tous les anges » et « prendra place sur son trône de gloire » (Mt. 25.31). Bien que le nombre d’anges n’apparaisse jamais ni dans la Bible ni dans les apocryphes, le poète crétois se réfère à dix mille anges, un chiffre qui ne constitue qu’un simple ajout narratif.
20D’autre part, la distinction entre les justes et les pécheurs, évoquée à plusieurs reprises dans L’Apocalypse d’Esdras, est aussi décrite, dans l’Ancien Testament, dans la prophétie de Malachie (« Alors vous verrez la différence entre un juste et un méchant, entre qui sert Dieu et qui ne le sert pas », Ml 3.18) ou dans les Proverbes de Salomon (« À coup sûr, le méchant ne restera pas impuni, mais la race des justes sera sauve », Pr 11.21), cette séparation étant une étape capitale dans le jugement et la punition des nations qui recevront la colère de Dieu.
There shall be no way of reckoning that innumerable army,
the ceremonial arrays of the throne from its batallions.
Then the multitude of the dead shall divide into two groups,
to stand on both sides of him; in front and behind him shall be empty space;
the sinners to the left and the righteous to the right.
(vers 119-123)
21Après avoir évoqué la distinction entre les justes et les pécheurs, le Juge, le Christ, s’adresse d’abord aux justes, les « enfants » de son père.
“Your children of obedience, you the blessed of my father,
take the kingdom, you, the prepared ones,
that was allotted to you from the foundation of the world.
Approach me without fear and come plainly in front of me,
a kingdom is in store for you, glory is awaiting you,
and you have been liberated from Hades, the flame is absent from you.
Now it is my pleasure to give you a reward
for all the good things you have done in time past.
You have fulfilled the law, and you have joined me,
you have taken care of my glory; you have never hesitated.
(vers 127-136)
22Les dialogues entre les parties du Jugement s’enchaînent ; le Juge parle deux fois aux pécheurs, ces derniers cherchant à obtenir le pardon divin tout en essayant de le faire changer d’avis.
“You accursed, go away, get out of my sight,
you have no part in me, nor in my good things.
Purgatory is awaiting you, the fire is ready,
from now on you are strangers to me and the glory.
You have been doing the devil’s work and have stolen the law,
and you have deviated from the way and taken another course.
And that course ends in the fiery pit,
the one which has that serpent as leader.
(vers 151-158)
23À quoi les pécheurs répondent :
“Blessed Lord,
as you judge, let it happen, as you think fit, let it be,
but just listen to the sinners, and then judge righteously,
and afterwards, as I told you, let them be under your wrath again.
The creator, from heaven, who reaches the heights,
when did he descend to earth, when did he appear in it?
When were you poor, when naked, when a prisoner,
or when were you ailing in a hostel as a stranger?
And we did not pity him and now you are groaning,
and are chasing us away and separating us from your holy <kingdom>.”
(vers 167-176)
24Et au Juge de rétorquer encore :
“O children of doom
and of the danger from the ever ill-fated way,
the one you have not given alms while poor and hungry,
imprisoned and needy, yes indeed severely ill,
him you have despised, and <thus> you blaspheme against me.
Now disappear from my sight, return to the abyss.”
(vers 177-182)
- 26 « Malheur aux fils rebelles ! oracle de Yahvé. Ils font des projets qui ne viennent pas de moi, ils (...)
- 27 « De qui vous moquez-vous ? À qui faites-vous des grimaces et tirez-vous la langue ? N’êtes-vous pa (...)
25Comme c’est le cas pour l’ensemble du poème, ainsi que nous l’avons démontré jusqu’ici, cette dernière réplique du Juge est nourrie de réminiscences bibliques et plus particulièrement du livre d’Isaïe ; Isaïe est l’un des quatre grands prophètes dont les prophéties messianiques contribuent, à côté de celles de Jérémie, d’Ézéchiel et de Daniel, à l’accomplissement des Écritures, qui atteint sa plénitude dans l’Apocalypse, tant Jésus assure la continuité vers un centre transcendant de la révélation historique de son père. Dans l’extrait en question, les « children of doom » sont chez Isaïe « les fils rebelles26 » (Is 30.1) qui accumulent péché sur péché ou bien « l’engeance de révolte27 » (Is 57.4).
- 28 « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé (...)
26Dans l’Apocalypse, la division entre justes et méchants n’est pas explicitement donnée ; vient d’abord le scellement des serviteurs de Dieu (Ap. 7.1-8), puis l’annonce du jugement des nations qui adorent la Bête (Ap. 14.6-10) et, enfin, la récompense de ceux qui ont refusé d’adorer la Bête et subi des supplices (Ap. 20.4-5). En outre, l’annonce du jugement a été reprise dans les deux Testaments de manière tenace parce que très importante dans le déroulement du dessein divin dont le centre est l’alliance, donc le salut, et qui va de la Création jusqu’au rétablissement final. La mise en garde est tantôt prononcée par imprécation, dans le Livre de Judith par exemple (« Malheur aux nations qui se dressent contre ma race ! Le Seigneur Tout-Puissant les châtiera au jour du jugement. », Jdt 16.17), tantôt comme une déclaration de sagesse invitant à la pénitence, comme c’est le cas dans l’Évangile selon saint Jean28 (« celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé à la vie éternelle et ne vient pas en jugement », Jn 5.24) ou bien dans la deuxième épître aux Thessaloniciens (« en sorte que soient condamnés tous ceux qui auront refusé de croire la vérité et pris parti pour le mal », 2 Th 2.12) ou encore dans la deuxième épître de Pierre (« Il viendra, le Jour du Seigneur, comme un voleur ; en ce jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque toutes ces choses se dissolvent ainsi, quels ne devez-vous pas être par une sainte conduite et par les prières, attendant et hâtant l’avènement du Jour de Dieu » 2 P 3.10-12). Il en résulte que le poète anonyme semble entretenir un rapport au texte biblique extrêmement scrupuleux au point de faire un va-et-vient exégétique et herméneutique absolument remarquable.
27Le Juge, escorté de ses anges, se lève de son trône pour rendre son Jugement alors que les justes se dirigent vers la béatitude, c’est-à-dire vers le trône de Dieu qui est comme une pierre magnétique attirant seulement les justes, et disposeront de l’arbre de Vie (Ap 22.14).
And when the decision, painful and holy has been made
that they shall form the batallions of the sinners †of the touchstone†,
immediately the judge shall rise and with him the angels,
and with them shall arrive the flock of the righteous.
And as you have heard of that magnetic stone,
how it eagerly attracts and holds iron,
thus the throne shall gather the righteous near him,
and shall expel and drive away the adversaries like the north wind.
And all shall stick to one path, shall travel together,
shall fly with each other, go right into heaven.
And they shall sing the Thrice Holy and praise the Lord,
and they shall hold on to the path, and hasten in that direction,
so as to reach glory as soon as possible, to enter,
and live for ever at the immortal source. […]
And now the voice shall come: “Now, let the door be shut,
and no other shall enter through it; they think, I have taken them with me.”
Now it is time for us to turn away (from) the sinners.
Let us say that they shall remain behind the righteous. […]
As soon as they finish and rise and the left-overs fall to the ground,
how the dogs throw themselves at them and consume them completely
jostling with each other, struggling to snatch their bit
(the way nature incites them and the order urges them).”
(vers 183-212)
28Lors du Jugement, Dieu le Tout-Puissant s’érige en maître absolu de la nature, de ses créatures et de la vie. La séparation des justes, réécrite dans le poème, ainsi que le dialogue qu’il entretient avec ces deux groupes sont d’une importance particulière parce que l’accès à la Jérusalem céleste ne sera réservé qu’à ceux qui en seront dignes. Les catastrophes naturelles corroborent la scène du Jugement. Dans sa bonté, Dieu, qui est infiniment juste, récompense les justes en leur expliquant les raisons de son choix et punit les pécheurs en les précipitant dans les enfers ; il les inculpe, malgré leurs supplications, pour leur conduite qui les a placés dans l’Hadès (plusieurs fois cité dans le poème crétois) et non dans le Royaume des cieux. Ce sont leurs actions, par ailleurs, qui auront part à la récompense ou au châtiment, la Parousie de Dieu n’étant que la réalisation finale de son dessein.
As soon as the judge arises and they take away the throne,
on the bitter day and the pitiful terror,
immediately the demons shall rush against the sinners
and hurry to grasp them with their open mouths,
and with their claws hold them, two or three at a time,
they shall sigh, the wretched ones, and say: “Woe unto me.”
And thus chastising them they shall lash and urge them on,
and the sinners shall struggle to get away from their path.
And just as butchers pursue the goats for slaughter
and hand them over to someone to slay and to flay,
being thronged together they are unable to make decisions together,
but they keep apart amongst themselves, as foe or friend would do.
And from hither and thither the demons shall assemble them,
shall track them down on the road, chase them in great haste.
And the sinners in their dire straits shall cry, and sigh,
and as from need and pain censure the Lord.
(vers 213-228)
29Le destin des pécheurs est inéluctable : Lucifer les guidera dans la damnation éternelle et les démons les tortureront. Dans l’Apocalypse, le Fils de l’Homme détruira définitivement les pécheurs impénitents ; Il leur a donné déjà beaucoup de temps pour se repentir, à tel point que la Bible est jalonnée d’avertissements à propos des châtiments des pécheurs. Comme la Bible met en garde constamment l’humanité contre le poids, voire la gravité, des péchés tout en nous permettant de déterminer cette gravité, la décision finale du Christ est irrévocable : à titre d’échantillon, citons le deuxième livre de Samuel (« s’il commet le mal, je le châtierai avec une verge d’homme et par les coups que donnent les humains », 2 S 7.14), les Psaumes (« Si ses fils abandonnent ma loi […] ne gardent pas mes commandements […] je visiterai avec des verges leur péché, avec des coups leur méfait », Ps 89.31-33) ou encore l’Évangile de Matthieu qui regorge de références à l’accomplissement (« et ils s’en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle », Mt 25.46). Vu la situation et la décision du jugement dernier, les pécheurs se lancent, dans un ultime effort, dans une complainte de plus de soixante-dix vers pour exprimer leur peine et leur souffrance en faisant toujours appel à la miséricorde du Juge.
And said: « I will place my throne apart on a gateway,
and become like the Highest and judge there alone. »
And heaven was shaken, and the hosts became frightened,
and one part stayed with you, and the others went with him.
And you ruined his court and took away his garment,
and then his seats remained empty †from them (fem. plur.)†.
You threw him into the abyss with his following,
and gave us, it seems, as food and nutrition for him.
(vers 237-244)
30Par des paroles déchirantes, les pécheurs se plaignent de leur situation et essayent de convaincre le Juge de leur faire grâce. Pourtant, la décision du Christ, lors de sa seconde venue, est claire : Il envoie les pécheurs à l’enfer éternel qui est le lieu par excellence où Il condamne le péché et ceux qui ont rejeté ses enseignements et commandements. Les pécheurs étaient par ailleurs jugés d’après le contenu du livre de la vie, chacun selon leurs œuvres (Ap 20.12). Dans le poème, après avoir été jugés, les pécheurs commencent à descendre aux Enfers tout en se lamentant sur leur sort ainsi que sur les peines et les tortures infligées par les démons.
And as soon as the painful dirge of the humble ends,
the hustle and bustle, that clamour,
the demons shall rush towards them with rage,
shall snatch them by the throat, shall block their mouths,
lest the dirge of the scream should ascend to heaven
and descend headlong to ease the humble,
and they be freed from the danger, the flaming workshop,
the danger of perdition and the pitiful monastery.
(vers 301-308)
31La réécriture se clôt avec la fermeture de la porte des Enfers et le rétablissement de l’ordre naturel puisque, juste après le Jugement dernier, nous assistons, dans le texte johannique, à la reconstruction, voire à la recréation, de l’univers, et à la descente de la Jérusalem nouvelle (« puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle », Ap 21.1). Le poète emprunte ici une direction intérieure que suit également l’église chrétienne, c’est-à-dire celle qui va de l’accomplissement à la promesse divine et de la Résurrection du Christ à la promesse de la Résurrection des justes et de la condamnation. La perspective prophétique et eschatologique de l’histoire biblique est maintenue dans le poème dont l’amplification vise, d’une certaine manière, l’accomplissement non seulement des Écritures mais aussi du poème lui-même.
And as soon as the tumult begins and the gate is being locked,
a group shall remain (outside) away from the smoke and the flame.
And no other voice will be heard, no other speech will be uttered,
as soon as the gate is locked, as soon as the funnel is blocked.
(vers 351-354)
32Et pour « sceller » son œuvre, le poète, tel saint Jean, se sert du dernier chapitre de l’Apocalypse pour faire un épilogue qui, en plus de reprendre/revenir sur quelques points de l’œuvre entière, nous donne de nouvelles informations non dévoilées jusqu’ici.
- 29 Dans le texte grec, le mot qu’utilise le poète crétois est « la fleur ».
And these words will be heard at the end:
“Let the crème de la crème29 ascend to the top, <let> even the lower
matter be <pure> substance.” (?)
He says unto him: “Everything I announced to you, I think you remember.
Now, rise, if you are seated, wake up, if you are asleep.
Do not quarrel and become conceited, you see that the day is declining,
enter the path from here, now is the proper time.
And do not forget to bring a guide for your journey
to be your company on the way and for you to enjoy.
It is snowing on the mountain (do you see it?), the mill no longer grinds.
Darkness has prevailed and drunkenness has conquered.
(vers 355-364)
33Cette conclusion rappelle les derniers versets de l’Apocalypse où Jean reçoit les dernières instructions de la mission qui lui a été confiée par Jésus-Christ. Pour la première fois, nous apprenons que, derrière le récit du Jugement, il y a un auteur à qui on parle et à qui on révèle ce qui arrivera. Après l’important effort d’unification et de synthèse de l’épilogue qui insiste sur la montée au Ciel des justes (« let the crème de la crème ascend to the top »), le sujet parlant, dont l’identité reste ambiguë (il peut s’agir aussi bien du Christ que de l’Ange), lui conseille de se rappeler cette vision, tout comme à la fin de l’Apocalypse : « Puis il me dit : “Ces paroles sont certaines et vraies ; le Seigneur Dieu, qui inspire les prophètes, a envoyé son Ange pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt », Ap 22.6). À travers cette conclusion, à l’instar du texte johannique, le poète crétois veut que la fin de son œuvre, écrite au tournant de l’histoire qui suit la chute de Constantinople, soit reconnue comme ayant une valeur notoire, telle la parole divine de la fin de l’Apocalypse de Jean.
- 30 Alfred Läpple, L’Apocalypse de Jean, p. 238.
Une parole divine, adressée aux communautés chrétiennes à la fin du premier siècle, devait, pour être reconnue comme telle, prouver sa légitimité et son autorité, car de nombreux fanatiques (gnostiques, nicolaïtes, etc.) avec leur prétendu message de l’Esprit, avaient plongé les communautés chrétiennes dans l’inquiétude.30
34C’est comme si le poète anonyme cherchait sa place dans un milieu littéraire brumeux et en gestation (celui de la Crète après la chute de Constantinople). Pour ce faire, il apparaît comme en extase, tel saint Jean qui se trouvait à Patmos ; il voit, en vision, dans l’avenir, le Jugement dernier avec tant de détails qu’il en fait une révélation amplifiée ou une amplification révélatrice.
35Au terme de cette étude, bien des remarques restent à faire, bien des points à préciser pour un texte si riche d’allusions bibliques – qu’elles proviennent du canon biblique ou des écrits apocryphes chrétiens –, bien des observations à approfondir, surtout à travers les autres textes littéraires de cette période portant sur les catastrophes d’essence apocalyptique que nous avons mentionnées plus haut. Il serait également intéressant de mettre ces textes en perspective avec des textes français de la Renaissance, comme Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné par exemple où la réalité des guerres de religion bouleverse le discours eschatologique et spirituel par la référence aux vicissitudes de l’Histoire et à l’instabilité d’un monde agité par des conflits violents.