Au fond, le tout était d’inventer, d’inventer avant les autres, de prendre les devants en créant des formes nouvelles, de les renouveler sans cesse, sur la crête d’une vague qui avançait toujours.
Les Nuits de Flores, 46-47
- 1 Je remercie Baptiste Camoin, un de mes étudiants du Master Lettres, qui m’a fait découvrir l’œuvre (...)
- 2 César Aira, Ema, la captive, 1981, traduit en 1994.
- 3 Julien Roger, « Figures et transfigurations de l’auteur », Tigre, numéro Hors-série 2005, édité par (...)
1Auteur d’une œuvre considérable, composée de plus de soixante livres, essentiellement des romans courts (novelitas) écrits à partir des années 90, César Aira est pourtant assez peu connu des lecteurs français1. Peut-être parce que son œuvre est déroutante, déconcertante, dérangeante. Si ses premiers romans (comme Ema, la captive2) sont plus amples, plus ouverts sur l’espace (en l’occurrence, pour Ema, la captive, l’espace de la Pampa, puisqu’il s’agit d’un voyage vers le Sud), les romans qu’il publie ensuite sont plus brefs, et s’orientent tous vers un brouillage générique. Inclassables, indéfinissables, ils oscillent entre roman poétique, roman policier, roman fantastique ; on y trouve aussi bien des considérations esthétiques que des personnages hybrides, plus ou moins monstrueux, aux confins du surréalisme (Aira est un grand lecteur de Raymond Roussel) et de l’onirisme. Dans un numéro spécial de la revue Tigre consacré à César Aira, intitulé César Aira, une révolution, Julien Roger souligne que le propre de l’écriture de César Aira est de faire « éclater les différentes composantes du récit traditionnel, par exemple le concept même de diégèse »3, même si certains textes respectent un minimum de cohérence diégétique. Œuvre également caractérisée par des pratiques hypertextuelles massives : Nouvelles impressions du petit Maroc fait clairement allusion aux Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, comme par d’incessantes transgressions sexuelles, comme ces étonnantes autobiographies au féminin (Como me hice monja, ou encore Yo era una niña de siete anos).
- 4 Voir l’étude d’Edgardo Dobry, « Ema en la frontera. Para una genealogía de la perplejidad » (Tigre, (...)
- 5 « Historia del guerrero y la cautiva » dans El aleph, « El cautivo » dans El hacedor.
- 6 « […] un mundo de un refinamiento y una belleza que tiene su antecedente en una novela con un fuert (...)
- 7 Ema, la captive, p. 37-38.
- 8 Ibid., p. 67.
- 9 Ibid., p. 143.
- 10 Ibid., p. 157.
- 11 Ibid., p. 180.
- 12 Laurence Dahan-Gaida, « La Pampa de César Aira : de l’invention de l’espace à l’espace de l’inventi (...)
- 13 Ibid.
- 14 Ibid. Voir, en particulier, Un épisode dans la vie du peintre voyageur, traduit par Michel Lafon, M (...)
2La dimension profondément transgressive de l’œuvre d’Aira apparaît dès ses premiers textes. Ema, la captive, publié à Buenos Aires en 1981, raconte d’abord le voyage d’une caravane militaire qui transporte des prisonniers de Buenos Aires jusqu’à Pringles : voyage vers le Sud, et traversée du désert. Un livre à la frontière4, mais à la frontière aussi du réalisme et du fantastique. Si le roman se rattache à toute une tradition argentine de la conquête de la pampa habitée par les Indiens, il est aussi traversé par d’incessants jeux intertextuels. Si le titre et l’argument évoquent « La cautiva » (1837), long poème emblématique d’Esteban Echeverría, plusieurs éléments du récit renvoient également à des textes connus de Borges5, et l’expérience de l’ingénieur français Duval qui accompagne cette colonne de soldats rappelle le périple que fait Marlow dans Au cœur des ténèbres de Conrad. Enfin, grâce au personnage d’Ema qui va vivre au milieu des indiens, nous découvrons un monde digne d’Alice au pays des merveilles, ou de l’Erewhon de Samuel Butler, comme le souligne Edgardo Dobry6. Pour Duval, le voyage vers le Sud remplit « d’une indicible félicité », et lui promet « des plaisirs auxquels il n’avait pas encore songé, et à chaque pas qu’il faisait en direction du Sud sauvage et mystérieux, il avait l’impression de pénétrer plus avant dans le royaume sacré de l’impunité »7. Pour lui, comme pour le lecteur, c’est en somme l’aventure que promet le récit qui est tout entière placée sous le signe du transgressif. Quant à Ema, même si elle ressent d’abord de la terreur « devant le chaos de sa vie », elle sait « qu’elle était destinée à vivre dans l’étrangeté. »8 Mais c’est surtout avec l’évocation des Indiens que le récit se transforme en un véritable manifeste esthétique. Les Indiens d’Aira pêchent « au timbo, un narcotique végétal » et chassent les oiseaux « avec des gaz paralysants »9. Ema qui va vivre parmi eux prend conscience « qu’ils n’étaient pas des artistes, mais l’art même, la fin dernière de la mélancolie » ; leur errance qui les mène « au bout de la route » leur permet de « regarder la frivolité en face »10.Ils sont des funambules qui marchent sur du vide, comme le suggère Aira dans deux pages remarquables consacrées à « l’art des équilibristes indiens » : pour eux, « la condition humaine n’est autre que la vision picturale ou théâtrale des choses, un regard qui embrasse tout et fait de tout un nid douillet »11. Si bien que la réalité magique de l’univers des indiens semble se confondre, pour Aira, avec la mission même de la fiction. Si ces Indiens d’Aira « sont en tout point opposés aux Indiens décrits par les auteurs du XIXe siècle qui insistaient sur leur cruauté barbare »12, ils montrent une culture si raffinée qu’ils apparaissent comme des esthètes. Bien d’autres œuvres de César Aira les évoqueront , en les présentant chaque fois comme des artistes, des magiciens qui excellent dans « l’art des apparitions et disparitions, du camouflage et du travestissement »13, comme s’ils offraient un modèle à suivre, fait de nomadisme et de métamorphose, et comme si Aira voulait faire naître un nouveau mythe, celui du « devenir-Indien de l’artiste »14. A lire un roman comme Ema, la captive, on découvre ainsi un somptueux manifeste esthétique d’Aira, comme le seront souvent ses romans postérieurs, une célébration de l’imaginaire, qui déborde largement les cadres attendus d’un récit réaliste, et qui prend progressivement son envol dans un décrochage complet de la réalité.
- 15 La guerre des gymnases, p. 27.
- 16 Ibid., p. 43.
3Publié en 1993, douze ans après Ema, la captive, La guerre des gymnases nous ramène à Buenos Aires. Loin des Indiens de la Pampa. Pourtant, le monde évoqué semble presque aussi exotique que dans le premier roman. La guerre entre les Indiens et les blancs est remplacée par une guerre d’un autre ordre, qui en un sens est celle de toute société libérale. Le génie d’Aira est d’associer ici la compétition économique, marqueur de nos sociétés modernes, et la compétition « culturiste » qui prétend aller le plus loin possible dans le développement des possibilités du corps. Le personnage principal est un héros de notre temps, une jeune idole de la télévision, Ferdie Calvino, acteur dans un « feuilleton télé pour adolescents »15. Son objectif : avoir un corps qui provoquera « la peur chez les hommes et le désir chez les femmes ». Il va fréquenter assidument le Chin Fu, se retrouver au milieu de gymnastes musclés et féminins, dans le « royaume enchanté des appareils »16, au centre d’un univers de miroirs. Mais « l’entraînement » de Ferdie va être perturbé par la guerre que va livrer au Chin Fu le Hokkama, le gymnase rival. Ce qui va conduire Ferdie « dans le monde de l’aventure absolue » qui culmine peut-être dans l’aventure des transformations sexuelles :
La guerre des sexes est un concept erroné. La guerre a lieu à un autre niveau. Entre les sexes, il n’y a pas de guerre, mais une transformation. Un sexe se transforme en l’autre sexe […]. Si un sexe persistait dans sa nature, la réalité deviendrait réelle, et la guerre serait perdue d’avance.17
- 18 Op. cit.
- 19 La Guerre des gymnases, p. 116.
- 20 Ibid., p. 54-55.
- 21 Ibid., p. 87.
4Comme l’a souligné Laurence Dahan-Gaida18, le brouillage des identités sexuelles est présenté comme une marque spécifique de la fiction chez Aira. Ce que la lecture des Nuits de Flores confirmera. Le roman s’achève sur un hymne à la beauté et à la jeunesse, qui permet de prendre « le chemin des étoiles errantes » et de s’arracher « au bidonville qui est au sud de Flores »19. Ce qui fascine dans ce court récit, c’est la manière dont Aira, en opposant le monde des gymnases et celui de la ville, réussit à transfigurer le monde réel. Car La Guerre des gymnases se déroule dans une Buenos Aires crépusculaire, envahie par les chiffonniers20, et pleine d’automobiles renversées21. Le monde du jour et de la nuit obéissent à des logiques différentes ; le propre de la littérature étant, pour Aira, d’explorer le monde de la nuit qui se confond avec celui de l’imaginaire et des possibles de la fiction.
- 22 Les Nuits de Flores, p. 25.
5Publié en 2004, onze ans après la Guerre des gymnases, Les Nuits de Flores se présente d’abord comme un roman de la crise. Tout commence par le constat d’un dérèglement, d’un écart par rapport à ce qui peut apparaître comme une norme sociale. N’est-il pas surprenant de voir ce « couple mûr » (un homme et une femme aveugle) qui livre à pied des pizzas et qui s’intègre au groupe des adolescents livreurs en deux roues ? « La crise obligeait un couple âgé à faire cette chose étrange, la livraison nocturne de pizzas, mais le revers de la crise leur procurait un emploi, puisque la vente de pizzas à domicile avait tellement augmenté que les livreurs habituels n’y suffisaient pas »22. La crise a ses paradoxes et ses bénéfices. Elle crée de nouveaux métiers, comme ces « chiffonniers » évoqués dans la Guerre des gymnases. Elle conduit aussi fatalement à une forme de désintégration sociale qui se traduit en particulier par l’augmentation de la violence. Pourtant,
le plus surprenant, ce n’était pas qu’il y eût autant de criminalité, c’était qu’il n’y en eût pas davantage. Qu’est-ce qu’ils attendaient pour se mettre à tuer, à démolir, à incendier ? Aldo, toujours extrémiste, disait : « S’ils avaient un minimum de dignité, ils ne demanderaient pas la charité : ils voleraient. » Et il concluait, avec fatalisme : « mais même ça, ils l’ont perdu. » Son épouse se signait.23
6Etrange lucidité incarnée par ce couple singulier : « Il fallait résister à la paranoïa. Et dans ce jeu de résistance, ce couple de livreurs exceptionnels, tellement uniques, représentait une carte aux effets potentiellement destructeurs »24. Aldo et Rosa incarnent ainsi une forme de résistance paradoxale, car destructrice. On a une petite idée de ce potentiel destructeur dans la belle leçon d’Aldo à Rosa :
La crise avait aussi apporté l’insécurité, qui pouvait frapper n’importe qui. Aldo, toujours aussi radical dans ses opinions, disait à Rosa, quand ils abordaient le sujet : la seule solution, pour se libérer définitivement de la peur, c’est de franchir la limite et de devenir délinquant. – Tu as peur de qui ? Des voleurs ? Fais-toi voleur. Des kidnappeurs ? Deviens kidnappeur. Elle : – Tout est simple avec toi, mon petit Aldo. Tu as peur de la maladie ? Fais-toi maladie. Tu as peur de la mort ? Deviens la mort.
Il haussait les épaules, d’un air de dire : Et pourquoi pas ?25
7Aldo et Rosa en viennent à livrer des pizzas aux religieuses de l’Institut Sacré (en fait, une sorte de maison de retraite pour personnes âgées riches, tenue par des religieuses). On s’en doute, cet Institut sacré va vite être désacralisé par César Aira. Les religieuses sont-elles de vraies religieuses ?
Les religieuses aussi avaient quelque chose de déguisé. La criminalité qui avait envahi le pays à la suite de la crise excitait l’imagination. Au fond, le tout était d’inventer, d’inventer avant les autres, de prendre les devants en créant des formes nouvelles, de les renouveler sans cesse, sur la crête d’une vague qui avançait toujours. Et s’il semblait absurde qu’une bande de voleurs, de receleurs ou de kidnappeurs se déguise en bonnes sœurs, cette absurdité même rendait la chose possible. Ce qui pouvait les perdre, dans un tel cas, c’était leur passion immodérée pour la pizza.26
8La crise modifie en profondeur la société, en créant un monde de simulacres. Tout devient possible.
La crise que vivait l’Argentine était telle que les académies de police tournaient à plein régime, […] les jeunes faisaient la queue pour s’inscrire. C’était un travail sûr, stable et, même si les salaires permettaient à peine de survivre, vu l’état des choses, on ne pouvait guère espérer mieux. […] C’était pareil pour les bonnes sœurs. Toutes proportions gardées, le couvent offrait lui aussi une stabilité enviable, il garantissait nourriture et logement, ainsi qu’une place dans la machine sociale. Une telle motivation n’exigeait ni vocation, ni engagement ; elle libérait les religieuses de l’obligation de croire en Dieu, tout comme elle libérait les policiers de la nécessité de croire à la loi.27
9On notera la fréquence du verbe libérer : se libérer de la peur, libérer de l’obligation de croire (en Dieu ou à la loi). Dans Les Nuits de Flores, la crise asservit et libère à la fois, elle crée un champ de ruines mais démolit ainsi les anciennes cloisons. La crise conduit assez logiquement à la recherche de scénarios de sortie de crise, scénarios tous plus ou moins révolutionnaires, notamment dans l’ordre de l’esthétique. D’où une série de dérapages, de déraillements narratifs qui sont autant de transgressions.
10Ce roman de la crise se double d’un roman policier : Jonathan, un jeune livreur de pizzas qui a été enlevé est assassiné. Un procureur est chargé de l’enquête, rassemble les indices, cherche à établir un lien entre eux :
la norme indiquait que tous les faits étaient indépendants, et même si son angoisse le poussait à les réunir tous en un seul nœud, […] sa raison ne percevait aucune connexion entre eux. Il savait, cependant, qu’il n’était pas nécessaire qu’il existe une relation : on pouvait la créer, comme un acte poétique de la volonté.28
- 29 Ibid., p. 119.
- 30 Ibid., p. 127.
- 31 Ibid., p. 46.
- 32 Ibid., p. 81.
- 33 Ibid., p. 19.
- 34 Ibid., p. 74.
11Le procureur double ainsi le romancier qui brouille les cartes. L’enquête aboutit à une série de dévoilements : Aldo et Rosa n’étaient pas le couple que l’on croyait, Aldo n’était autre que Cloroformo qui sévissait jadis dans le quartier, quant à Rosa, c’était un homme… L’Institut sacré n’était pas une institution religieuse mais le refuge souterrain de délinquants et de déviants sexuels. L’assassinat de Jonathan se situait « dans le cadre du grand marché immobilier dont le quartier de Flores faisait l’objet »29, le père de Jonathan faisait partie de la « Société du Jardin », une mafia de l’immobilier et du sexe30. Toute enquête doit aboutir à identifier le coupable, à le démasquer. Elle fonctionne ici comme un contre roman qui a multiplié les masques, les brouillages identitaires. Le premier brouillage opéré par le texte est celui des générations : un couple de personnes âgées au milieu de jeunes livreurs de pizzas. Rosa elle-même lorsqu’elle s’interroge sur l’identité sexuelle des religieuses de l’Institut sacré, considère la vieillesse comme une étape transitoire : « je reconnais qu’il est fort poétique de concevoir la vieillesse comme un état provisoire, une chrysalide pour hors-la-loi »31. Les jeunes livreurs de pizzas qui roulent à contre sens suggèrent que la logique de la jeunesse est inversée par rapport à celle de l’âge mûr : « un vieux ne pouvait pas juger un jeune, ou en tous cas, il le jugeait à l’envers ». Mais Aldo et Rosa, en choisissant ce travail, retrouvent le monde de la jeunesse. Sous l’effet de leur « gravitation nocturne », ils s’étaient rapprochés du « monde jeune », et « la beauté les enveloppait dans ses tourbillons de désir »32. Brouillage des identités sexuelles, aussi et surtout. Dès le début du roman, une légende circule au sein des livreurs de pizzas : une jeune fille qui se faisait passer pour un garçon se cachait parmi les hordes des livreurs33. Walter, l’un des leaders des livreurs de pizzas, et aussi joli garçon, savait qu’il pouvait être l’objet d’un tel soupçon. Même si, de son côté, il soupçonne le jeune Diego d’être une jeune fille déguisée. Progressivement, Walter va être convaincu que Diego « était une jeune fille, une très jolie jeune fille déguisée en garçon. »34 Son plan va consister à poursuivre l’objet de ses soupçons (et de ses désirs).
- 35 Ce cycle urbain a été étudié par Cristina Breuil dans Poétique de la ville dans l’œuvre de César Ai (...)
12Comme La Guerre des gymnases, Les Nuits de Flores est un roman de la ville. Il s’inscrit dans la série des romans d’Aira qui composent un véritable cycle urbain35. Mais chez Aira, la ville n’est guère décrite ; elle est plutôt un espace incessant de métamorphoses, ou comme l’écrit Cristina Breuil,
- 36 Cristina Breuil, « César Aira ou la tentation de l’espace », Revue Tigre, op. cit., p. 250.
un kaléidoscope où s’harmonisent les ambivalences, annulant ainsi tout dualisme, tandis que les transgressions, distorsions, subversions de lois physiques et de liens de causalité empêchent toute cristallisation spatiale.36
- 37 Les Nuits de Flores, p. 118.
- 38 Ibid., p. 142.
- 39 Cristina Breuil, op. cit., p. 253.
13Plus qu’un décor, la ville devient un lieu d’expérimentations où le masculin se réinvente, où les frontières entre l’intérieur et l’extérieur se redéfinissent, où l’espace public et l’espace privé se confondent. Dans la ville d’Aira, le Musée de Tout ce qui a Laissé une Trace et le Musée de Tout ce qui N’a Pas Laissé de Trace « se trouvent dans le même bâtiment »37. Pour le procureur Zénon, du reste, « peu importait que l’art fût inexistant et la réalité aléatoire. La convergence créait une forme distincte de la réalité, où tout était contigu »38. Chez César Aira, « le labyrinthe urbain se transforme en un espace pluridimensionnel. Il se multiplie en dévoilant des espaces textuels où semble se générer et se régénérer le récit »39.
- 40 Les Nuits de Flores, p. 141.
- 41 Sur le monstrueux chez Aira, voir les pages de Fabiana Sabsay, « El Otro airiano », dans le numéro (...)
14Car dans Les Nuits de Flores, comme dans Ema, la captive ou La Guerre des gymnases, tout l’art de César Aira consiste à faire du récit un manifeste « métatextuel », et même intensément métatextuel. Le quartier de Florès devient une belle image du texte, quadrillé par des rues qui se coupent à angle droit, et les courses des livreurs de pizzas, une belle métaphore des lignes d’écriture qui sillonnent l’espace de la page. Le récit est saturé de considérations sur l’art moderne (le procureur Zénon reçoit chez lui un grand écrivain bolivien), de sorte qu’à l’enquête se superpose une réflexion sur l’esthétique. Tous les indices, comme les événements de l’intrigue, semblent indépendants, sans « connexion », mais on pouvait créer une relation, « comme un acte poétique de la volonté. » C’est la nature même de ce texte hybride que de ressembler à « un puzzle, dont certaines pièces auraient été bonnes et d’autres non, mais où toutes auraient fini par s’ajuster par magie, en vertu de leur hétérogénéité »40. Les monstres eux-mêmes ne sont-ils pas une image de ce récit monstrueux ? Car le monstre signifie quelque chose41 :
- 42 Les Nuits de Flores, p. 70-71.
Nando apparut à cette époque-là et fut un symbole tangible de la différence qui s’était introduite partout. Sa petite silhouette grotesque, sa voix de perroquet, ses plaisanteries ne pouvaient pas cacher la mélancolie angoissée du monde qu’il était venu hanter. Un mutant, quelque sympathie qu’il inspire, annonce la disparition […]. Ils sentaient que ce n’étaient pas des pizzas qu’ils livraient, mais un message, que plus personne ne comprenait : le message de la disparition de toute chose.42
15Roman de la crise et de la transgression, Les Nuits de Flores associe légèreté (celle des livreurs de pizzas) et gravité (une histoire d’assassinat, de crime organisé, de corruption, sur fond de toute puissance des medias). Texte à la fois crépusculaire et lumineux, où tout bascule vers le fantastique, vers le monstrueux, manière de dire, et d’exorciser, « la mélancolie angoissée du monde », course effrénée vers une apocalypse inédite, mais aussi fable sur l’art moderne et les possibles de la fiction. Mais cet étrange récit est aussi, à sa manière, un hymne à l’amour. Aldo et Rosa d’abord :
Il ne leur arriva jamais rien. Un dieu les protégeait […]. Comment un couple âgé, se tenant par le bras, sans jamais se presser, pouvait-il rivaliser avec les mobylettes qui prenaient allègrement les sens interdits, passaient au rouge et se faufilaient entre voitures et piétons ? […] ils étaient dans des dimensions différentes. Ils ne se fatiguaient jamais. Ou bien ils se fatiguaient délicieusement, comme on peut se fatiguer de plaisirs.43
- 44 Ce jeu sur les images religieuses est une marque de fabrique de l’œuvre d’Aira : que l’on pense à C (...)
16Dès lors, on ne s’étonnera pas que César Aira, par la voix de ce même Aldo protégé des dieux, puisse annoncer le Règne prochain de l’Amour, dans un jeu parodique sur la religion chrétienne44 :
- 45 Les Nuits de Flores, p. 79.
Aldo considérait que l’avènement du règne de l’amour était imminent […]. On avait vu tomber les barrières séparant l’homme de l’homme, les restrictions empêchant jadis le plein développement des passions ou des préférences ; les pudeurs et les superstitions, qui, il y a encore quelques décennies, semblaient d’éternelles idoles, s’étaient dissipées. Du moins, c’était ainsi qu’il voyait les choses. Le crime, la violence, l’inégalité rampante ne l’alarmaient pas : ils faisaient partie de la vie et l’amour avait besoin d’eux. Aldo ne se faisait pas de l’amour une idée édulcorée. Au contraire, il pensait que la cruauté, et même l’horreur, s’il le fallait, devraient encore s’accentuer, pour que l’amour fût un destin digne de ce nom.45
17Réinventer l’amour : Aira se souvient de Rimbaud. Grand connaisseur de la littérature française, il est aussi un lecteur de Baudelaire. Nuits de Flores ou Fleurs de la nuit ? Roman poétique qui célèbre les floraisons nocturnes, qui sont aussi des fleurs du mal. Comme si toute innovation véritable dans le monde de l’art était synonyme de transgression. La vision finale qui fait passer Flores du microcosme au macrocosme – cet amour de deux livreurs de pizzas qui aboutit à « une réorganisation des étoiles dans le firmament » – n’est pas si éloignée de la vision finale de Terra nostra de Carlos Fuentes, de cette image d’un Adam androgyne qui pourrait annoncer la régénération de l’humanité.
Le mouvement se libérait de sa finalité, il devenait pur et désintéressé comme était pur l’amour qui l’avait fait naître. Pour un regard en surplomb, les trajets des mobylettes formaient peut-être des mots, un message secret qui dirait : WALTER AIME DIEGO, ou bien, vu d’en bas : DIEGO AIME WALTER. Et l’irradiation de ce message magnétisait les pantins du sous-sol et les entraînait dans la même danse, mais inversée.
L’Amour Pur créait une énergie qui se propageait jusqu’aux ultimes recoins de l’Univers. Il se produisit, cette nuit-là, une réorganisation des étoiles dans le firmament, qui forma une nouvelle constellation juste au-dessus de Flores, dans laquelle beaucoup voulurent voir les routes des livreurs de pizzas : ils la baptisèrent la constellation Delivery.46