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Culture endogène et acculturation : fils de ses œuvres ?

D’Albert Camus à Malika Mokeddem : la Méditerranée à l’épreuve du politique

Christiane Chaulet Achour
p. 161-179

Résumés

De mare nostrum à la représentation d’une mater dolorosa, le rappel de la position politique « méditerranéenne » d’Albert Camus puis l’analyse de deux romans de Malika Mokkedem, N’Zid et La Désirante, montrent que l’inscription de la Méditerranée dans l’écriture ne peut plus éviter les questions brûlantes des réalités socio-politiques et empêche désormais toute représentation idéalisée de cet espace et de ses significations.

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Texte intégral

1Les contacts et les ruptures marquent l’histoire de la Méditerranée. En ce qui concerne l’Algérie, il nous a semblé intéressant, à partir d’un condensé de la vision de la Méditerranée chez Albert Camus, de nous attarder sur deux romans de la romancière Malika Mokeddem, N’Zid (2001) et La Désirante (2011), où mare nostrum s’avère à la fois espace privilégié et actant incontournable. Contrairement à de nombreux écrivains algériens, Malika Mokeddem ne se réclame d’aucune filiation avec Camus, sans aucune acrimonie d’ailleurs. Simplement, il ne fait pas partie de ses références. Les mettre en parallèle paraissait d’autant plus pertinent. Entre 1933 et 2011, est-il possible de concevoir une même idée de la Méditerranée avec tous les bouleversements qui ont marqué les rapports et tensions entre le Nord et le Sud dont cette mer est le point de passage ?

  • 1 La page, pour les romans romans de Malika Mokeddem, suit la citation.

2Rappelant, dans le second roman, les lois prises par Silvio Berlusconi contre les migrants, Malika Mokeddem cite cette phrase de Bruno Étienne, que nous faisons nôtre : « La Méditerranée est un continent liquide, aux frontières solides et aux habitants mobiles » (111)1. Si, en 1933, puis en 1937, dans le contexte colonial et dans celui de lutte contre le fascisme en Europe, Camus pouvait éluder les habitants du Sud – et particulièrement ceux composant la civilisation arabo-musulmane –, avec Malika Mokedddem, on est dans une autre configuration où ils ne peuvent plus passer à la trappe.

La Méditerranée, un évitement de la question coloniale chez Camus

3Lorsque l’on met en corrélation deux réalités géo-historiques, l’Algérie et la Méditerranée, vient à l’esprit, presque automatiquement, le nom d’Albert Camus. Au niveau ludique et complice, on peut se complaire dans ses évocations méditerranéennes, savoureuses pour les amoureux de ces espaces :

  • 2 « L’été à Alger », in Noces, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 20 (...)

« Ce sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec une ville. […] Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou comme une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids du ciel […]. Et comme toujours, dans cette impudeur et cette offrande se retrouve un parfum plus secret »2.

  • 3 « Méditerranée », repris dans Albert Camus, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 976-978.

4Mais on peut se placer à un niveau plus collectif et politique en essayant de comprendre son positionnement dans son rapport à l’Algérie et à l’Europe et ce qu’il annonce de « la pensée de midi ». Le premier poème de 1933 porte le titre « Méditerranée »3 :

« […] Midi sur la mer immobile et chaleureuse :
M’accepte sans cris : un silence et un sourire.
Esprit latin, Antiquité, un voile de pudeur sur le cri
Torturé !
Vie latine qui connaît ses limites,
Rassurant passé, oh ! Méditerranée !
Encore sur tes bords des voix triomphent qui se sont tues,
Mais qui affirment parce qu’elles t’ont nié ! […] ».

  • 4 Cf. Ch. IV de la première partie de Jacqueline Lévi-Valensi, Albert Camus ou la naissance d’un écri (...)

5Si le poème n’est pas une grande réussite esthétique, il donne néanmoins quelques-unes des constantes de la Méditerranée camusienne en train de naître. Jacqueline Lévi-Valensi en a proposé une analyse précise et nuancée ; elle qualifie son lyrisme de « précieux » et son originalité de « très relative », soulignant l’influence de Mallarmé et de Valéry : « C’est la Méditerranée latine qui est ici chantée et, plus encore que la mer elle-même, le pays méditerranéen, dans sa tradition la plus classique, et même livresque, sous le signe des Bucoliques de Virgile, largement évoqué dans la seconde strophe »4.

  • 5 Ibid., p. 118-119.

6Le poème s’adresse plus à l’intellect qu’au vécu avec un ancrage fort dans la culture occidentale. Jacqueline Lévi-Valensi affirme encore : « Camus refuse de laisser le monde réel s’imposer à lui : s’il introduit le monde méditerranéen dans son domaine, il fuit en fait le spectacle présent et concret pour se réfugier dans les souvenirs classiques et abstraits de la latinité »5.

7Fuite du présent et refuge dans la culture latine : retrouve-t-on cela quatre années plus tard lorsque Camus, en 1937, l’année de Noces, prononce son discours pour la conférence inaugurale bien connue, « La culture indigène – La nouvelle culture méditerranéenne », à la Maison de la culture, d’Alger le 8 février 1937 ? Le jeune homme a fait d’autres lectures – Gabriel Audisio et son Ulysse comme figure de l’ambivalence méditerranéenne, figure à laquelle il n’adhère pas ; Jean Grenier et ses îles, dont il est plus proche – et observé d’autres faits (la montée d’Hitler et de Mussolini, celle de Franco et la guerre d’Espagne) ? Reste qu’il s’attache à cette Méditerranée littéraire qui devient un symbole en prenant une majuscule à l’initiale, déjà notée dans le poème ; des thèmes ne quitteront plus l’œuvre : solitude, intuition, rêverie. Mais la latinité ne peut plus être revendiquée du fait du contexte de la montée du fascisme et laisse place à l’hellénité.

  • 6 Pierre-Louis Rey, « Méditerranée », Dictionnaire Albert Camus, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », (...)

8Dans le discours de Camus, tout le premier paragraphe du point IV est une sorte de résumé des idées d’Audisio et c’est justement dans ce passage que Camus donne l’unique mention des « Arabes », mention, donc, par Audisio interposé. Pierre-Louis Rey commente : « Cette foi dans la fusion des deux cultures [...] continuera à nourrir ses illusions politiques de la colonisation, mais plus encore les différences de religion et de culture, la Méditerranée arabe ne saurait faire partie du même “pays” (suivant l’étonnante expression de la conférence) que celle des nations de l’Europe occidentale »6.

  • 7 Dominique Le Boucher, Jean Pélégri, Le Scribe du caillou, Paris, Marsa éditions, 2001, article de P (...)

9Camus n’a pas la même conception du métissage qu’Audisio. Il a davantage pensé en termes de juxtaposition que de mélange, conformément au vécu ségrégatif des peuplements en présence sur le sol algérien. Comme le constate plus tard Jean Pélégri, Audisio, lui, est porteur d’une Méditerranée multiple qui ne fait pas l’impasse sur l’Autre oriental et musulman : « L’exemple le plus accompli en fut Gabriel Audisio. Ce fils d’Ulysse, qui se donne l’intelligence pour emblème, se déclare enfant d’une “patrie méditerranéenne”, rêve d’une “internationale des peuples de la mer”, mais ce poète érudit, qui a tout lu, n’ignore pas l’autre culture et l’autre civilisation : il espère une fusion entre les traditions chrétiennes et islamiques. L’espace d’un instant passe, à nouveau, dans le domaine de l’esprit, le rêve d’une Andalousie possible »7.

10On peut aussi évoquer, pour comprendre cette atmosphère de redéfinition de l’art, de la culture et de la littérature en relation avec l’avenir après la Seconde Guerre mondiale, les rencontres de Sidi Madani, de décembre 1947 à mars 1948, organisées par Charles Aguesse, Inspecteur Principal, responsable des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie. Effectivement ces rencontres permirent à des écrivains du pays même de se connaître, de se rencontrer et de se faire connaître des écrivains de France. La préoccupation est bien d’essayer de définir les contours de la culture en France et en Algérie de façon plus « humaine » et plus ouverte que ne le permettait le contexte de colonisation. La notion même de « Méditerranée » permet alors une appréhension plus généreuse, transhistorique, plus universelle, en sacrifiant telle ou telle part de l’Histoire, en la passant sous silence. À ce titre, on peut avancer que la référence à la Méditerranée chez Camus, comme chez d’autres, est un contournement du politique immédiat : la colonisation.

11Dans un article très éclairant, Ieme van der Poel met en parallèle la vision méditerranéenne de Camus et celle de Malika Mokeddem. Elle s’interroge sur l’appartenance du monde méditerranéen qu’ils créent soit dans l’ordre du poétique soit dans l’ordre du philosophique et du politique : existe-t-il « une continuité ou une rupture entre le “rêve méditerranéen”, célèbré par Camus et ses amis d’Alger à l’entre-deux-guerres, et la Méditerranée désignée comme “patrie matrice”, qui forme le décor des errances de l’héroïne de Mokkedem » (378) ? C’est dans la continuité de cette interrogation que nous situons notre propos. Les deux écrivains montrent un même attachement au paysage méditerranéen avec toutes ses composantes végétales, minérales et autres, avec ses reliefs et ses criques, ses rivages et ses lointains. Mais leur poétique méditerranéenne se double d’une vision politique. Camus avance, dans le champ des idées et des sensibilités, « un mythe commun d’appartenance », en passant sous silence l’incompatibilité de ce rêve méditerranéen avec la réalité coloniale, qui interdit toute égalité. Il investit plus son rêve dans l’Espagne républicaine que dans l’Algérie.

  • 8 Ieme Van der Poel, « La mer au plus près : la Méditerranée d’Albert Camus revue par Malika Mokeddem (...)

12La romancière algérienne dénonce l’injustice et les crimes dans ce qu’elle reconnaît néanmoins comme le berceau d’une civilisation. Son héroïne « se manifeste clairement comme une citoyenne du monde, défiant les nationalismes de tous bords. Ce qui fait problème pourtant, c’est qu’un tel détachement est l’apanage d’une élite et non pas des milliers de sans-papiers assiégeant désespérément la forteresse Europe. « La mer est douce pour les épaves », nous dit Malika Mokeddem (22). « Mais c’est la douceur de la mort et non pas la douceur de vivre qui attendra les fugitifs de Gibraltar dans les profondeurs de la mer »8. Cette communauté méditerranéenne reste cependant un idéal contre la fermeture de l’Europe. Nous pouvons poursuivre ainsi la réflexion entamée en nous appuyant aussi sur le second roman de 2011.

13On peut faire le constat, plus largement, que la manière de se positionner par rapport à la Méditerranée chez les écrivains d’Algérie est un bon indice de leur regard sur le pays en tant que terre d’origine, nation ou ligne de fuite et de leur regard sur le monde actuel. L’exemple de Malika Mokeddem est très éclairant dans cette perspective. Nous allons nous y consacrer maintenant.

Avec Malika Mokeddem : une Méditerranée existentielle, esthétique et politique

14Avec son sixième roman, N’Zid, édité en 2001 au Seuil, Malika Mokeddem choisit la Méditerranée comme cadre de l’aventure de son héroïne, Nora Carson. L’Interdite était déjà « habitée » par cette mer puisqu’il y était dit que Vincent, un des personnages, avait vogué « vers l’Algérie au rythme des faibles vents automnaux » (44), et qu’il comptait repartir en mer après son séjour dans le désert. Sultana à laquelle il confiait ses projets, interrogeait : « En pleine mer, on doit éprouver les mêmes sensations que dans le désert, non ? » (159). Ce même Vincent rêvait de l’emporter sur « le berceau des mers ». Des rêves et des assassins (1995) suggérait aussi cette proximité ou cette interchangeabilité entre mer et désert, devenue une constante des entretiens avec l’auteure.

15La jeune femme de N’Zid dérive en Méditerranée. Tournant sans repère dans son amnésie, elle qui ne peut s’affirmer Française s’invente successivement une identité libanaise puis une identité grecque. L’appartenance méditerranéenne est bien palpable et crédible pour elle qui se sent en toute familiarité sur cette mer. Si elle n’a pas oublié les gestes de la navigation, elle n’a pas oublié non plus le dessin dont elle sait qu’il est son don et son métier. La description des dessins qui rythment sa panique d’amnésique et ses retours de mémoire sont aussi décryptage culturel des méandres identitaires aux figures symboliques de la méduse et des trois gorgones, l’Irlande, l’Algérie et la France.

  • 9 Cf. la note de la p. 30 : « N’Zid ? signifie ici “je continue ?”, et aussi“ je nais”, en arabe ».

16Au centre d’un trio masculin, de plus en plus présent au cours des pages, celle qui apprend qu’elle se nomme Nora Carson – fille d’une Algérienne, Aïcha, et d’un Irlandais, Samuel –, sonde son monde intérieur, scrute, avec une légère ironie, ses masques et ses blessures. Lorsque, forte de la mémoire retrouvée des deux « J » de sa vie, Jamil et Jean, elle se prépare à retrouver Jamil à Barcelone, son nouvel ami, Loïc Lemoine, la soutient lorsqu’elle apprend leur double assassinat. En se rappelant enfin le fil des événements subis, en retrouvant ses facultés mémorielles, Nora peut espérer renouer aussi le fil de la vie9.

17Partie d’une fiction autobiographique à peine masquée pour arriver à un énoncé autobiographique dans les deux récits suivants, La Transe des insoumis (2003) et Mes Hommes (2005), la romancière oscille dans la plupart de ses fictions entre un dit autobiographique explicite et des masques transparents : jeux-enjeux autour d’un « je » auquel la narratrice insuffle ses propres souvenirs mais aussi ceux d’autres personnages, féminins et masculins. Ses héroïnes recherchent « l’être-Malika » avec, en contrepoint, l’Histoire, celle de l’actualité, qui se fait plus discrète que dans les romans précédents, un peu à la manière du cinquième roman, La Nuit de la lézarde (1998), où la violence arrivait du Nord où l’on n’allait jamais. Discrète mais présente puisqu’elle noue et dénoue les fils de l’intrigue et les attentes de Nora, l’Algérie apparaît sans s’imposer : « Ulysse sans Ithaque », suggère la belle présentation de couverture du Seuil où Ithaque serait l’Algérie, le port d’attache !

18Ainsi, de fiction en récit, l’écriture romanesque de Malika Mokeddem s’est affirmée comme interrogation des rapports entre les sexes pour construire une identité féminine, désancrée des assignations à identité par « l’origine », assumant le vécu du métissage. Comme l’affirme Sultana dans L’Interdite : « Ma survivance n’est que dans le déplacement, dans la migration [...] [il lui faut] détruire [ses] dernières illusions d’ancrage » (234-235).

19Dans N’Zid, le périple en Méditerranée occidentale est une pièce-maîtresse d’une rêverie sur l’exil et l’errance : d’une certaine façon… sur quelques traces d’Ulysse… mais surtout à contre-courant des significations du voyage antique.

  • 10 L’Humanité, 26 avril 2001.

20Ulysse, et non Pénélope, qui n’est jamais entrevue ni évoquée, contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre de la chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun pour rendre compte de la parution du roman : « Malika Mokeddem, Pénélope au désert »10.

Errance ou Voyage ?

  • 11 Pour Thucydide, les Cyclopes n’étaient autres que les premiers habitants de la Sicile.
  • 12 Avec une incertitude, archipel de Malte ou Détroit de Gibraltar ? Cf. « La Méditerranée d’Ulysse », (...)

21Une tradition d’interprétation de L’Odyssée veut que les navigations du héros renvoient à un environnement bien réel. Parfois, deux lieux sont proposés, en l’absence de certitude sur un lieu unique. Des épisodes essentiels du voyage d’Ulysse sont situés en Italie : ceux du Cyclope11, de Circé, des Enfers, des sirènes, de Charybde et Scylla, d’Éole et, au large de la Sicile, celui de Calypso12. On peut voir une sorte d’écriture parodique de certains de ces épisodes dans la tuméfaction du visage de Nora qui atteint l’œil ; dans l’enfermement dans sa passion pour Jamil, que lui reproche Zara ; dans les péripéties violentes de son voyage. Mais ces rapprochements, une fois suggérés, ne sont guère convaincants et n’apportent rien d’autre que le plaisir du clin d’œil. Les différences, surtout, sont palpables.

22Les voyages d’Ulysse donnent à voir la Méditerranée et, en particulier, cette Méditerranée occidentale que les Grecs ne connaissaient pas et dont ils voulaient avoir la maîtrise. L’objectif était d’apprendre à connaître l’Autre et de l’imaginer quand la connaissance était insuffisante, deux traits qui portent les tensions de tout conquérant. Le récit de Malika Mokeddem, centré sur Nora – à une époque totalement différente où la maîtrise de cette partie du monde est évidente et où il n’y a plus d’espace mystérieux à découvrir ni à coloniser –, donne à voir au lecteur une intériorité plus que le monde extérieur, car la conquête n’est pas celle de l’autre mais de soi-même.

23Dès l’ouverture du récit, nous sommes en présence d’une jeune femme sonnée qui reprend à peine ses esprits : « Affalée dans le cockpit, elle ressemble à un pantin abandonné sur un manège en panne » (11). Elle se rend compte qu’elle accomplit des gestes familiers mais son image, que le miroir reflète, ne lui apprend rien si ce n’est la violence dont son corps a été l’objet. Lorsqu’elle sort de son hébétement et de sa panique, elle lit le mot laissé sur la table, signé « J », et parvient à se situer ; elle est au large de l’Italie : « Le livre de bord lui apprend qu’elle navigue entre le Péloponnèse et le bas de la botte italienne », en Méditerranée, bien sûr.

24L’Italie ne va apparaître que sous forme de flashes descriptifs et allusifs dont il est possible de donner un relevé presqu’exhaustif. Dans les premiers moments de lutte contre l’amnésie, en consultant le journal de bord, elle reconstitue les trajets du bateau, de l’été précédent et du moment présent. Puis, pour lutter contre le désarroi et transformer l’errance en voyage, elle se trouve un but sur la carte : « Cadaqués » (23). Elle capte par la radio des voix diverses et constate que son rapport aux langues n’est pas uniforme. Alors que « l’arabe la remue étrangement [...], l’anglais la fauche avec la même douce violence [...]. L’écoute de l’espagnol et de l’italien l’apaise. Mais si elle en reconnaît les sonorités, ils ne l’envahissent pas. Elle découvre qu’elle en possède quelques rudiments. Juste de quoi faire des courses, décrypter la météo marine, les informations. Un usage sans doute forgé par les longues fréquentations en bateau [...]. La météo marine, en italien, dite par une douce voix féminine s’égrène comme un poème à la mer » (29-30).

25De la méditation sur les langues, on passe à l’environnement et un bref passage descriptif permet de mesurer la difficulté de navigation au détroit de Messine et, en conséquence, confirme la dextérité de la jeune femme.

26L’arrivée à Syracuse offre un arrêt descriptif un peu plus long, comme si la beauté du paysage et sa renommée universelle ne permettaient pas de laisser le lecteur confiné dans l’intériorité du personnage (36-37). Pour la première fois depuis deux jours, elle descend à terre et monte vers la vieille ville pour se restaurer. Elle s’exerce à retrouver les lieux et en reconnaît certains. C’est aussi à Syracuse qu’elle se rend chez un médecin pour mieux cerner les dégâts des coups reçus et recevoir quelques explications sur sa perte de mémoire. En sortant de cette consultation, la narration nous offre un flash descriptif motivé puisque c’est celui du nettoyage de la place du marché et des quelques emplettes très… méditerranéennes que Nora fait pour sa nourriture. Reprenant sa route, elle va longer Vulcano, mais les notations du cadre sont minimalistes, comme depuis le début du roman.

27Peu à peu, elle change de cap et s’éloigne dans la brume de la Sicile et de son chapelet d’îles (93). Elle s’attarde encore sur une escale italienne, Ustica, étape encore une fois… volcanique, où les traits descriptifs sont assez sombres. Au fur et à mesure que la mémoire se fraie des allées de plus en plus larges dans les brumes de l’amnésie, elle re-situe, pour elle-même et pour le lecteur, l’importance des lieux qu’elle a voulu inscrire dans son parcours : Syracuse prend alors toute sa signification puisque c’est là qu’elle avait rendez-vous avec Jamil, le musicien, la passion de sa vie (166).

28L’Italie n’est donc qu’un lieu de passage lui permettant d’échapper au regard des trois « gorgones » qui ont fait de sa vie un écartèlement. Autre ancrage dans le réel, passager mais salutaire, Nora y retrouve une grande partie de sa mémoire et réapprend, après l’épisode de violence, à revivre dans la société des hommes, même fugacement.

29Mais elle ne peut rivaliser avec la Méditerranée où, telle une méduse, la narratrice, privilégiant l’animal marin flottant à la surface de la mer, se laisse dériver jusqu’au choc final, après avoir franchi toutes les étapes du refus des ancrages et du choix de terres de passage.

La mer Méditerranée, refuge et protection

30Dès les premières pages, face au corps et au visage violentés de la jeune femme amnésique, la mer est sans rides : « À perte de vue, la mer et le ciel, une même peau lisse sans indice » (11).

31Le fait que l’acte de violence dont elle porte les traces se soit produit en mer n’enlève rien à la positivité de l’élément :

« La vue de la mer l’apaise. Elle ne lui est pas seulement familière. Elle est un immense cœur au rythme duquel bat le sien. En la regardant, elle rêve encore d’elle. Elle fait partie d’elle. Patrie matrice. Flux des exils. Sang bleu du globe entre ses terres d’exode » (25).

32La mer est l’espace qui accueille les épaves, ceux qui vivent écartelés entre plusieurs pays :

« Elle se revendique de la communauté des épaves, jetées à l’eau par les confluents de l’absence et du désarroi. Elle les observe toujours avec ravissement. La mer les porte sans plus rien leur demander. Sans rien leur demander, elle les saoule, les racle, les décape de tout. Plus de passé. Plus de terre. Même plus leur nostalgie. Os ou bois flottés, délavés. Comme une indéfinissable dérive de la détresse à l’abandon. Avant le plein flot de l’oubli » (22).

33En plein désarroi quand Loïc l’a convaincue de reprendre sa navigation pour échapper à ses mystérieux poursuivants, c’est à nouveau la mer qui l’apaise. Se retournant vers Ustica, elle voit se détacher la silhouette de Loïc sur la falaise :

« Elle reporte ses yeux vers le large. Des larmes mouillent ses pupilles, brouillent la mer. C’est comme si les vagues entraient en elle par les yeux. Goutte à goutte, la mer finit par la remplir et l’apaiser. La mer écarte les terres, englobe le ciel, continue l’errance avec l’indolence de l’insomnie » (135).

34La mer est tout à la fois un espace de fuite qu’elle maîtrise en navigatrice chevronnée et un espace qui rend possible la quête de soi :

« L’époque comme le sol lui semblent deux déclinaisons d’une même absence. En dehors du dessin, de la peinture, seule la mer l’arrache au vide, car, vide magnifié, elle comble tous ses riens. La voix de Jamil proteste, envahit la mer, rauque et chaude. Sa voix devient la mer. Elle dit : “Tu n’es pas de nulle part. Tu es cette mer et tu as trois terres d’ancrage. S’il prenait à l’une la manie de se mutiler, il t’en resterait encore deux. Tu es forte de ce trépied. Il t’équilibre, borde ta mer et te libère. Tu n’es pas de nulle part. Tu es un être de frontière” » (161).

35Cette longue introspection de Nora que l’amnésie a rendue possible aboutit donc à ce refus du retour que, dans la logique du parallèle suggéré, Nora / Ulysse, on peut interpréter comme un refus du retour à Ithaque. Toutefois, comme pour elle, Ithaque serait triple – l’Irlande, l’Algérie, la France –, ce refus, plus qu’un refus de la terre natale, est le refus de toute assignation à résidence, d’une seule frontière emprisonnante. En cela, par la trajectoire de son personnage, Malika Mokeddem est fidèle à de nombreuses déclarations faites au fil d’entretiens et de textes personnels sur la libération représentée par l’exil. Libération qui n’est pas bonheur béat car elle se paie par la souffrance et la solitude, mais qui est intégrité de l’être. Aussi ne peut-elle rester en mer car « la mer n’est qu’un sursis » (30) : néanmoins ce sursis a révélé la vérité de son être. C’est pour cette raison que Nora ne pouvait éprouver les obstacles qui attendent le navigateur novice. Comme Ulysse, Nora navigue mais, alors que lui n’avait pas vraiment de goût pour la navigation, la mer étant fondamentalement hostile, pour Nora, qui est une navigatrice consommée, elle est lieu de protection et de renaissance.

36C’est en récupérant tous ses moyens et sa mémoire qu’elle pourra mettre à distance l’espace méditerranéen en le dessinant, en le projetant hors d’elle-même par la peinture. Il faut relire la très belle page sur les « bleus de sa Méditerranée » (177-178) : après tant d’hématomes, difficile de ne pas retenir la polysémie de « bleus », de la couleur aux ecchymoses et aux « bleus à l’âme » pour désigner les séquelles psychologiques d’un traumatisme. Cette page éveille, sous le geste du peintre, les éléments de la nature méditerranéenne que le texte antérieur avait tant occultés pour conclure sur son sens tout symbolique : « Bleu – blues de l’âme quand l’espace et le temps se confondent en une même attente blessée ». Jamil, tout comme elle, a découvert que « la mer est un autre désert » (163).

37C’est au terme de ce parcours aussi près que possible des mots du roman que l’on peut suggérer un rapprochement plus profond entre Ulysse et Nora. Ulysse est devenu, au terme de son errance, son propre rhapsode, poursuivant le récit de ses exploits que lui seul pouvait connaître. Il participe donc à la lutte contre l’oubli, à la prise de conscience de l’importance de la mémoire et de la parole. Il devient emblématique de tous ceux et de toutes celles qui « chantent » la difficile aventure du « je ».

  • 13 Pietro Citati, La Voix de Schéhérazade, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1996, p. 20.

38Mais Nora est aussi une voix féminine qui, dans la nuit de l’amnésie, lutte contre la mort. Elle reprend alors, sans le mimer, le geste de Schéhérazade. Pour Nora, comme pour de nombreux personnages des Mille et une nuits, le voyage est une nécessité, il est « la vraie passion : irrépressible et labyrinthique comme le récit [...], il plonge dans la géographie fantastique de cet immense pays qui s’étend derrière le nôtre, ou à côté, au-dessus »13.

39Avec Nora, pas de géographie fantastique mais l’élection de paysages rudes et rocheux, de villes, d’îles surmontées d’un volcan et une géographie intérieure hérissée des traumatismes et violences de la vie. Si la géographie réelle s’estompe, n’est citée qu’avec parcimonie par la romancière, force est de constater aussi que le peu qui est retenu est significatif et en parfait écho avec l’éruption et la désintégration du personnage. Seules l’écriture et la création peuvent laisser espérer une reconstruction… peinture des bleus, chant plaintif du luth, écriture de N’Zid… « Les ailleurs, les langues étrangères me reposent, me rendent à moi-même par une réelle écoute de ma musique, de mon errance » (195), phrase que la narration prête à Jamil, mais qui pourrait tout aussi bien être attribuée à Nora.

La Désirante : les chanceux et les maudits en Méditerranée

40Le roman le plus récent de Malika Mokeddem, La Désirante, est comme l’écho de N’Zid. La romancière, quant à elle, le met plus volontiers en lien avec L’Interdite puisque celui-ci se publiait au moment des années noires algériennes alors que La Désirante s’articulerait davantage sur les printemps arabes. Il nous semble, pour notre part, si l’on s’en tient au motif de cette contribution, la Méditerranée, qu’il représente plutôt comme un second volet de N’Zid. Pour celui-ci, étant donné le point focal de la narration autour d’une Nora, amnésique, s’est imposée l’interprétation par le refus identitaire et territorial et la recherche d’une négation des frontières face auxquelles la Méditerranée offrait une porte de sortie. Il n’est plus question de cela dans La Désirante : Shamsa est bien ancrée dans la connaissance d’elle-même. Cette fois, le point focal du roman est la recherche qu’elle entreprend de son compagnon, Léo, disparu en mer de façon inexplicable, devenant, cette fois, une Pénélope « active », non derrière son métier à tisser mais aux commandes du voilier. Cette ligne mélodique est presque une constante chez la romancière qui interroge avec obsession le couple, ses possibilités et impossibilités, en variant les prétextes fictionnels. Ainsi, dans ce mélange subtil entre autobiographie et fiction – il serait plus exact de parler de biographèmes essaimés dans l’architecture de la fiction –, La Désirante repart à la recherche de l’homme aimé.

41Entre N’Zid et ce dernier roman, la romancière a édité un ouvrage autobiographique, Mes hommes, en 2005, qui appronfondit le rapport à la mer / mère, la seconde étant effacée par la première en un geste de libération :

« Je regarde le bateau au loin et dis à Jean-Louis : “Ça y est, j’ai traversé la mère !”. Il ne sait pas que je pense mère à la place de mer. Je ne me pose aucune question. Je n’ai aucune envie de m’embarrasser d’introspection. Je suis encore toute à mes images de la traversée. À cette glisse intemporelle sur la peau lisse de la Grande Bleue » (158).

42Traverser la Méditerranée, c’est s’inventer une autre mère, c’est aussi s’inventer un autre désert, bouclant ainsi une nouvelle topographie existentielle. Elle nomme alors son compagnon et elle-même « gens du voyage », s’assimilant « au nomadisme de [ses] ancêtres » :

« Ils avaient leurs pistes. J’ai un sillage que la mer efface aussitôt. À mon grand ravissement. J’aimerais faire durer la traversée. Savourer jusqu’à l’extase ces odyssées de bleus qui me bercent, me portent, me murmurent les rêves de la terre. Je suis Bleue en pleine mer. Je suis Dieu dans ce désert liquide. Ce cœur battant entre les deux rives de ma sensibilité. Je suis cette dérive » (160).

  • 14 Najib Redouane, « À la rencontre de Malika Mokeddem », 2003, p. 30.

43Comme le remarquait Najib Redouane, « En fait, la Méditerranée apparaît intéressante en elle-même, mais aussi en tant que force mystérieuse et grandeur de l’infini qui, avec son flux et reflux, permet à Nora de poursuivre sa quête personnelle pour retrouver son identité et se retrouver avec elle-même »14. Avec Shamsa dans La Désirante, elle est moins sécurisante, même si la jeune femme est décrite comme une navigatrice chevronnée, d’une part parce qu’elle a « enlevé » l’aimé, mais aussi parce qu’on ne peut plus ignorer les migrants qui se livrent à elle par désespoir de vivre et espoir de survivre. Il ne peut plus y avoir de communauté de destin entre l’héroïne et ces exilés des violences du Sud. Si dans N’Zid elle était encore un cap, ce n’est plus exactement le cas dans La Désirante :

« Sa Méditerranée est une déesse scabreuse et rebelle que ni les marchands de haine ni les sectaires n’ont réussi à fermer. Elle est le berceau où dorment, au chant de leurs sirènes, les naufragés esseulés, ceux des causes perdues, les fuyards de Gibraltar et bien des illusions de vivants » (N’Zid, 69).

44Shamsa se reconstitue dans sa mer de prédilection, mais sait aussi que plus rien n’est comme avant :

« Le monde avait changé de siècle, mais la mer était toujours la même. Ce jour de mai 2000, j’étais encore à la regarder. Juste de l’autre côté. Comme je faisais là-bas. La terreur en moins. […] Je m’y étais jetée, enfoncée, comme à mon habitude. Et comme d’habitude, son contact m’avait restituée à moi-même. […] Il faisait si beau que les bleus de la Méditerranée resplendissaient. J’achevais de reconquérir mes repères dans la gloire de leurs rayonnements » (51).

45Ainsi la réalité du Sud s’impose de deux façons : en évoquant la violence que Shamsa, journaliste en Algérie, a fuie ; en dessinant à l’horizon de ses regards les migrants. À la tragédie de la disparition de Léo, l’aimé, se superpose la tragédie des années noires en Algérie :

  • 15 On ne peut citer tous les passages qui évoquent l’Algérie fuie : cf. aussi p. 29-30, 75, 131. À lie (...)

« Contre la terreur de l’Algérie défigurée par la masse des foulards, des œillères. Et voilà qu’ils m’assaillent en meute ces visages ravagés. Ils tournent, tournent, tournent et leur tornade m’aspire. Je tombe dans son œil noir. Sans fond » (18)15.

  • 16 C’est l’aspect enquête policière, plus approfondi dans le second roman, mais qui apparaît un peu ra (...)

46Si elle a pu encore vivre dans l’Algérie des contraintes et des injonctions autoritaires de la post-indépendance, elle a dû fuir les djihadistes. Et les deux romans que nous évoquons mêlent dans l’anecdote qu’ils inventent une réalité du contemporain : Jean et Jamil impliqués dans la violence armée islamiste, l’un par illusion, l’autre en en faisant les frais puisqu’assassiné ; Léo enlevé comme otage par un groupe djihadiste ( ?) où se retrouvent Tunisiens, Algériens et Lybiens16.

47Mais l’autre réalité du Sud qui s’impose en Méditerranée est bien celle des migrants, réalité traitée dès 2011 et tout à fait inévitable désormais. La première allusion y est faite quand Shamsa confie que les marins ne portent plus secours aux bateaux à la dérive depuis qu’ils craignent de tomber sur des migrants :

  • 17 Notons qu’elle utilise le terme utilisé en Algérie et que le roman de Boualem Sansal a rendu célèbr (...)

« De lourdes amendes quand ce n’est pas la confiscation de leur outil de travail, leur propre navire : c’est le prix que nombre d’entre eux ont dû payer pour s’être portés au secours des embarcations des harragas17, ces clandestins qui brûlent leurs papiers d’identité avant de quitter l’Afrique du Nord » (22).

48Elle y revient très rapidement quand elle évoque les rencontres en mer avec leur ami tunisien, Mansour, peu à peu abandonnées : « Ces dernières années, la crainte de voir poindre une coque de noix bondée de harragas nous écarte de plus en plus des détroits de Sicile et de Malte » (42). Le sujet est également abordé par les journalistes italiens lorsqu’ils viennent l’interroger sur la disparition de Léo :

« Immanquablement, nous en venons à évoquer les harragas. L’Italie et l’Espagne sont aux avant-postes de la migration de ces brûleurs de papiers et de frontières. Les chiffres croissants ne concernent que ceux qui ont été arrêtés en mer ou sur les plages alors qu’ils s’apprêtaient à quitter les rivages. Si l’on ne compte plus les corps repêchés, on ignore le nombre réel des naufragés. Une terrifiante comptabilité sur laquelle on ergote d’une rive à l’autre.

Léo et moi avons débarqué un jour à Lampedusa. J’en garde un effroyable souvenir » (110).

  • 18 Pages 148 à 155.

49Rien ne sera dit de plus alors. Mais la narratrice reviendra sur Lampedusa, dans des pages plus fournies18 qui sollicitent L’Odyssée en en changeant totalement la signification. En effet, Shamsa s’est attardée sur le détroit de Messine et Ulysse pour donner une explication de Charybde et Scylla ; elle lit les journaux et y découvre un nouveau drame : « une vingtaine de corps de harragas ont été repêchés. Combien sont-ils ceux qui continuent à flotter entre deux eaux ? Combien d’illusions à jamais coulées » (150). Revient alors à sa mémoire leur passage à Lampedusa, qu’elle évoquait précédemment :

« Ce choc que j’avais eu en découvrant ces Nord-Africains errant en groupes dans les rues de l’île ou agglutinés sur ces rochers volcaniques. Ils tournaient résolument le dos au vent mauvais du sud. Ces solitudes juxtaposées faisaient masse. Il s’en dégageait une densité, une dénonciation qui révoltaient et laissaient impuissant. La vision du camp où ces immigrants étaient parqués m’avait révoltée, plongée dans un état de tristesse et de malaise sans borne.

J’étais une basanée, de surcroît cuite et recuite par la mer, comme ces hommes-là. J’avais été balayée plusieurs fois, moi aussi, par ce vent de la misère et de l’obscurantisme qui déracine à jamais. Mais à présent, je me trouvais à bord d’un voilier en partance pour ce Sud qu’ils fuyaient. Je m’y rendais en vacances. Eux, ils s’étaient échoués là, plein de détresse et de lassitude. À mi-chemin d’une survie besogneuse, de fantasmes tant de fois rabâchés qu’ils en avaient perdu les contours.

Comment sourire à la chance qui avait fait de moi une navigatrice traversant tous les possibles quand d’autres, tellement plus nombreux, restent entravés, parqués dans des camps lorsqu’ils échappent au naufrage ? » (151).

50Poursuivant la comparaison entre son départ et le leur, elle creuse la différence et déplore :

« Mais aujourd’hui, c’est contre ceux-là, ces migrateurs empêchés et massés dans le désespoir et l’incertitude, que tous les États se liguent. Aujourd’hui, on refuse aux humains cette liberté élémentaire que possèdent encore les volatiles : fuir les éléments hostiles de leur terre natale » (153).

51Vient alors la re-sémantisation de « Charybde et Scylla » : au détroit de Messine, plus personne ne risque rien comme c’était le cas dans l’Antiquité. Ce sont d’autres risques qui s’imposent :

« Charybde étend son empire à toutes les côtes du Sud où le despotisme et la férocité des régimes briment, affament, dans tous les sens du terme, des populations entières et jettent à la mer des flots de fuyards.

Les gouvernements du Nord adoptent les pratiques de Scylla. Ils ponctionnent et rançonnent à leur gré ces vagues de migrants » (154).

52La Méditerranée est toujours mère mais sous les traits d’une mater dolorosa qui accueille les morts. Et la narratrice revient à sa quête :

« Sur cette Méditerranée où la beauté est plus tragique encore que dans les temps anciens, j’apprends le sens de la disparition. Mes traversées sont celles d’un Ulysse sans Ithaque. Ulysse, quand les cris de milliers de naufragés remplacent le chant des sirènes.

Tu n’es nulle part. Vais-je aller de Charybde en Scylla ? » (155).

  • 19 Simona Crippa, « La part du feu : Fuocoammare par-delà Lampedusa », Diacritik, 25 octobre 2016. En (...)

53La Désirante s’écrit alors que la guerre en Syrie n’est pas à l’ordre du jour et que la crise des migrants est loin d’atteindre son acmé. Shamsa privilégie les migrants du Maghreb et, même ainsi, reste dans une position d’observatrice révoltée et compatissante, mais à la lisière des vies des migrants. En voyant le film de Gianfranco Rosi, Fuocoammare. Par-delà Lampedusa (2016), on peut repenser à ce roman de Malika Mokeddem : avec des intentions et des moyens très différents, on retrouve la juxtaposition de destins qui ne se rencontrent pas mais se longent. Dans le film, en dehors du médecin, Pietro Bartolo, « l’individuel ne croise le collectif qu’à distance », comme l’écrit Simona Crippa19.

54Le sujet central de La Désirante demeure la recherche de l’homme aimé, mais l’Histoire immédiate s’invite subrepticement, même si, une dernière fois, les migrants sont frôlés : « J’ai une pensée pour les grappes d’hommes accrochés aux rochers des îles du détroit de Sicile. Pour leur multitude de solitudes accolées. Eux aussi ont cette façon de tendre le visage. Une demande de caresse, un besoin vital d’être touché, de se sentir exister, typique de ceux qui sont sevrés de tendresse, de contacts physiques » (232).

55L’enseignement que l’on peut en tirer, pour l’inscription de la Méditerranée dans une fiction, est que les réalités socio-politiques empêchent désormais toute représentation idéalisée de cet espace et de ses significations.

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Bibliographie

Corpus d’étude

Mokeddem Malika, L’Interdite, Paris, Grasset, 1993.

Mokeddem Malika, N’Zid, Paris, Seuil, 2001.

Mokeddem Malika, Le Siècle des sauterelles, Paris, Ramsay, 1992.

Mokeddem Malika, Mes hommes, Paris, Grasset, 2005.

Mokeddem Malika, La Désirante, Paris, Grasset, 2011.

Ouvrages critiques

Aubry Anne, « La Mer Méditerranée. Lieu et non-lieu dans N’zid et Mes Hommes de Malika Mokeddem », Carnets, I, « La mer... dans tous ses états », janvier 2009, p.17-31. http://www.apef.org.pt/carnets/2009/aubry.pdf

Chaulet Achour Christiane, Malika Mokkedem – Métissages, Blida, Édition du Tell, 2007, « Auteurs d’hier et d’aujourd’hui ».

Geat Marina, « Malika Mokeddem et la Méditerranée désirante », Voix féminines de la Méditerranée, S. Seza Yilancioglu (dir.), Paris, éd. Petra, « Littérature comparée / Histoire et critique », 2017, 272 p.

Laval Sophie, « Malika Mokeddem invente une langue nomade au cœur de la Méditerranée », Voix / voies méditerranéennes, 4, 2008, p. 61-76

Mansueto Claudia, « L’expérience transfrontalière de Nina Bouraoui et Malika Mokeddem : à la recherche d’une départenance géographique, sexuelle et stylistique », TRANS-, |2017, mis en ligne le 02 mars 2017, consulté le 06 avril 2017. URL :http://trans.revues.org/1432

Redouane Najib, Bena Youn-Szmidt Yvette et Elbaz Robert (dir.), « Autour des écrivains maghrébins », Malika Mokkedem, Paris, L’Harmattan, 2003, 352 p.

Van der Poel Ieme, « La mer au plus près : la Méditerranée d’Albert Camus revue par Malika Mokeddem », in Afifa Bererrh (coord.), Albert Camus et les Lettres Algériennes : l’espace de l’inter-discours, II, Université d’Alger, Département de français, juin 2007, Colloque 2006, Alger-Tipasa, p. 377-387.

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Notes

1 La page, pour les romans romans de Malika Mokeddem, suit la citation.

2 « L’été à Alger », in Noces, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, I, p. 117. Coupure volontaire de l’expression : « la beauté de la race », car son ambiguïté permet difficilement d’y adhérer. C’est le même constat dans la conférence sur « la nouvelle culture méditerranéenne » : « la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes », ibid., p. 567. Dans les deux cas, elle semble bien désigner le peuplement « européen » d’Algérie et non « les Arabes », comme disait l’écrivain.

3 « Méditerranée », repris dans Albert Camus, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 976-978.

4 Cf. Ch. IV de la première partie de Jacqueline Lévi-Valensi, Albert Camus ou la naissance d’un écrivain, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la Nrf », 2006, p. 81-126.

5 Ibid., p. 118-119.

6 Pierre-Louis Rey, « Méditerranée », Dictionnaire Albert Camus, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p. 525.

7 Dominique Le Boucher, Jean Pélégri, Le Scribe du caillou, Paris, Marsa éditions, 2001, article de Pélégri, « Les Signes et les Lieux - Essai sur la genèse et les perspectives de la littérature algérienne », p. 304.

8 Ieme Van der Poel, « La mer au plus près : la Méditerranée d’Albert Camus revue par Malika Mokeddem », in Afifa Bererrh (coord.), Albert Camus et les Lettres Algériennes : l’espace de l’inter-discours, II, p. 377-387, Université d’Alger, Département de français, juin 2007, p. 385.

9 Cf. la note de la p. 30 : « N’Zid ? signifie ici “je continue ?”, et aussi“ je nais”, en arabe ».

10 L’Humanité, 26 avril 2001.

11 Pour Thucydide, les Cyclopes n’étaient autres que les premiers habitants de la Sicile.

12 Avec une incertitude, archipel de Malte ou Détroit de Gibraltar ? Cf. « La Méditerranée d’Ulysse », Géo-Hors-série, 2004, « le trajet d’Ulysse », p. 26-27.

13 Pietro Citati, La Voix de Schéhérazade, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1996, p. 20.

14 Najib Redouane, « À la rencontre de Malika Mokeddem », 2003, p. 30.

15 On ne peut citer tous les passages qui évoquent l’Algérie fuie : cf. aussi p. 29-30, 75, 131. À lier aussi avec la naissance traumatique dont elle dote Shamsa, qui est comme à l’origine de son errance : p. 31, 58-59.

16 C’est l’aspect enquête policière, plus approfondi dans le second roman, mais qui apparaît un peu rapide par son happy end.

17 Notons qu’elle utilise le terme utilisé en Algérie et que le roman de Boualem Sansal a rendu célèbre en 2007.

18 Pages 148 à 155.

19 Simona Crippa, « La part du feu : Fuocoammare par-delà Lampedusa », Diacritik, 25 octobre 2016. En ligne sur le site de la revue.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christiane Chaulet Achour, « D’Albert Camus à Malika Mokeddem : la Méditerranée à l’épreuve du politique »Babel, 36 | -1, 161-179.

Référence électronique

Christiane Chaulet Achour, « D’Albert Camus à Malika Mokeddem : la Méditerranée à l’épreuve du politique »Babel [En ligne], 36 | 2017, mis en ligne le 07 février 2018, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/5012 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.5012

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