1La question du mimétisme littéraire et de la transgression littéraire est au cœur des relations entre littératures du Nord et littératures du Sud, littératures hexagonales et littératures périphériques, ainsi qu’on les appelle, impliquant l’idée d’une dépendance esthétique ou, même, éditoriale. On a souvent considéré le roman né au XXe siècle dans les colonies, qu’elles soient françaises, anglaises ou autres, comme l’appendice de son homologue européen, une copie parfois regardée comme médiocre ou, à tout le moins, en voie de perfectionnement.
2Il est vrai qu’on ne peut ignorer le legs de la littérature française et des cultures occidentales dans l’émergence des littératures maghrébines, africaines, et même antillaises. La place de la tradition littéraire occidentale est fondamentale dans l’émergence de ces littératures. Elle peut être institutionnellement incarnée comme le démontre la création, en 1903, sous la colonisation, de l’École Normale William Ponty qui formait les instituteurs de l’Afrique subsaharienne et l’élite intellectuelle africaine. Mais, au-delà de ses activités de formation, l’institution assurait aussi la transmission et l’assimilation des valeurs françaises, occidentales même, qu’elles soient sociétales, culturelles ou littéraires.
- 1 Albert Gandounoup, Le Roman ouest-africain de langue française : étude de langue et de style, Paris (...)
3L’apport du réalisme et du naturalisme français ne semble pas contestable, notamment dans les premières décennies du XXe siècle. L’influence de la tradition romanesque du XIXe siècle mais, également, de la littérature coloniale française, qui n’est elle-même qu’une transformation et un dépassement de la littérature exotique à la Pierre Loti, a lourdement pesé dans la formation des écrivains francophones et dans le parcours littéraire qui a été le leur, tant avant qu’après les indépendances1. On peut mesurer ce poids à travers maints aspects de l’imitation littéraire : ainsi de la rigueur de l’emploi du lexique, l’académisme des écrits participant de la perpétuation d’un style monolithique et d’une écriture imitative soumise à l’esthétique occidentale et, de ce fait, souvent en décalage avec la réalité des colonies. Pour autant, la présence de plus en plus visible d’indices et d’éléments endogènes renvoyant à la « couleur locale », éléments prisés par les lecteurs et les éditeurs métropolitains, était souvent encouragée.
4Au Maghreb, l’enseignement et l’affirmation du français rivalisent avec la langue endogène, l’arabe, langue du livre sacré, d’une identité scripturaire millénaire et de la vie sociale. La lutte entre l’idiome colonisateur et l’idiome endogène arabe, porteur d’une tradition d’écriture qui a eu partie liée au rayonnement des savoirs, semble y être poursuivie avec plus d’acharnement que dans le texte subsaharien. C’est aussi que, dans le contexte maghrébin, l’école française s’impose comme la rivale de l’école traditionnelle : l’école coranique.
5Cependant, les indépendances devaient rapidement insuffler l’esprit d’une écriture nouvelle qui, dépassant le mimétisme imposé par la juxtaposition des idiomes et des cultures, passe par l’hybridation des œuvres, qui porteront en leur sein toute la complexité du postcolonial où le sujet est défini comme pluriculturel, plurilingue, dépassant l’univocité imposée par le processus d’assimilation. De ce fait, les auteurs postcoloniaux, maghrébins ou, plus généralement, africains, incarnent l’émergence des narrations rivales, selon l’expression d’Edward Saïd. Des narrations qui empruntent à l’héritage littéraire occidental pour lui imposer une mutation au contact d’autres cultures et d’autres esthétiques.
6Nedjma (1956) et Le Polygone étoilé (1966) de Kateb Yacine ou En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) de Kourouma, par exemple, participent pleinement de cette écriture transgressive, signe des œuvres postcoloniales, de leur affranchissement progressif des tutelles littéraires, même si le travail de réécriture qu’imposent souvent les éditeurs parisiens relativise profondément la marge de liberté de ces écrivains.
7Je m’attacherai ici à l’actualité littéraire la plus proche, potentiellement la plus parlante, pour opérer ensuite un saut dans le temps d’un demi-siècle. Mai 2014 : Kamel Daoud renvoie, avec Meursault, contre-enquête, à ce trait-d’union littéraire Nord-Sud qu’incarne ce dernier livre de l’auteur journaliste algérien qui a failli être couronné prix Goncourt. Un ouvrage qui s’inspire de L’Étranger (1942) d’Albert Camus, qu’il « prend comme tremplin » en même temps qu’il revisite certains aspects narratifs de La Chute (1956).
8Dès la première de couverture, on est amené à s’inscrire dans le sillage d’une œuvre et, dès le titre, confronté à la volonté de signaler au lecteur le procès littéraire intenté au non-dit de ladite œuvre et à un héritage littéraire, pour ne pas dire colonial, auquel appliquer un droit d’inventaire. D’emblée, pour un lecteur avisé, la subversion, la transgression travaille cet écrit, le modèle et l’impose comme une « contre-enquête ». À charge.
9Au reste, la première page de Meursault, contre-enquête donne le ton, expose les griefs et impose la revendication d’un autre dire, rival et contestataire :
« .... C’est une histoire qui remonte à plus d’un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n’évoquent qu’un seul mort – sans honte vois-tu, alors qu’il y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom.
- 2 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2014, p. 11. Les références à ce livre se (...)
Je te le dis d’emblée : le second mort, celui qui a été assassiné, est mon frère. Il n’en reste rien. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar, à attendre des condoléances que jamais personne ne me présentera »2.
10Nous sommes d’emblée face à une narration à la première personne, incontestablement subjective et marquée au coin de la prise de parole, signe irréfutable d’un avènement au dire, d’un accès à la visibilité. Une parole dominée par un registre polémique dès les premières lignes.
- 3 Poète persan de langue arabe du VIIIe /IXe s. (né Ahwaz en 757, mort à Bagdad en 815). D’abord disc (...)
11La scène se passe dans un bar rappelant étrangement le Mexico-City de La Chute. Certains éléments du mode narratif, comme le verbiage incessant d’un narrateur avide de se raconter, certains motifs également, interpellent et convoquent cette œuvre. Ainsi du serveur qui grogne. Dans La Chute, on lit : « Vous avez de la chance, il n’a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit : personne n’insiste ». Dans Meursault, contre-enquête, « le serveur parle mal l’oranais, mais il s’est habitué à moi. C’est une force de la nature qui se contente de grogner quand il vous sert ». Détail anodin, mais qui installe cette filiation voulue par l’auteur. D’autant que le topos du bar est déterminant dans nombre de romans francophones, comme Verre Cassé (2005) d’Alain Mabanckou où il s’affirme le lieu du déballage. Le bar, lieu par excellence des langues qui se délient pour la dicibilité d’un monde qui « fout le camp », terrain de tous les indicibles. Le bar de Haroun, le narrateur, est un lieu hybride, topos de la marginalité et de la révolte que porte un personnage volubile dont le nom renvoie au calife des Mille et une nuits (765-809), à une époque où, dans le califat, verres de vin et vers poétiques coulaient, comme le chante si bien Abou Nawas3.
12Haroun l’Algérien arbore la langue française comme le véhicule de sa parole libérée, au service d’une revendication qui touche à la mémoire de son frère Moussa, l’Arabe tué par Meursaut dans L’Étranger.
13Apprendre la langue de l’autre pour témoigner, « pour parler à la place du mort, continuer un peu ses phrases » (12). Si la langue française, langue de l’acculturation, de l’assimilation, comme on l’a souvent désignée sous la colonisation, est un « butin de guerre » pour Kateb Yacine et une mère marâtre pour Assia Djebbar, elle est un héritage, un legs, certes équivoque et embarrassant, mais fonctionnel pour l’auteur de Meursault, contre-enquête. Elle est paradoxalement, cinquante ans après les indépendances et les crispations identitaires, que celles-ci soient religieuses ou encore nationalistes, l’emblème d’un affranchissement vis-à-vis du « Texte ligoteur », comme le dit Djaout, désignant le Coran et, avec lui, de toute parole sacralisante qui inhibe les idées.
14Le projet du narrateur est explicite : faire « des mots du meurtrier et de ses expressions [...] mon bien vacant » (12). Une appropriation de la langue de l’autre pour y couler son propre discours, sa version de l’histoire.
- 4 Maurice Blondel, L’Action, I, Paris, PUF, 1949, p. 55.
15L’auteur instaure dès les premières pages une comparaison entre les mots et les pierres des anciennes demeures coloniales, récupérées pour la construction de nouvelles demeures postcoloniales. Cette présence tacite et irrévocable de la langue française, de l’héritage français dans les interstices du vécu, qu’ils soient mots ou pierres, interpelle également le rapport à l’écriture, inscrite dans son artisanalité, comme une construction verbale et intellectuelle que peut subsumer le verbe poïen qui, selon Maurice Blondel, « s’applique à toutes les opérations, depuis celles qui modèlent la glaise jusqu’aux réalisations les plus hautes de l’artiste ou du poète »4. Cette évocation de l’écriture se prolonge plus loin dans un hommage explicite rendu à Camus, un hommage qui se caractérise également par sa récurrence :
« Il écrit si bien que ses mots paraissent des pierres taillées par l’exactitude même. C’était quelqu’un de très sévère avec les nuances, ton héros, il les obligeait presque à être des mathématiques. D’infinis calculs à base de pierres et de minéraux. As-tu vu sa façon d’écrire ? Il semble utiliser l’art du poème pour parler d’un coup de feu ! Son monde est propre, ciselé par la clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons ».
16Plus loin le narrateur évoque « cette langue parfaite qui donne à l’air des angles de diamants » (14). Par l’évocation des pierres taillées, des minéraux, des diamants, on est renvoyé à un travail d’orfèvre, mieux : à une alchimie que peuvent évoquer les « infinis calculs ».
17Au rapport à l’écriture s’ajoute le rapport à la langue : « une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possède ; alors elle prend l’habitude de saisir les choses à votre place, elle s’empare de la bouche comme le fait le couple dans un baiser vorace » (17). Ce rapport vivant à la langue allant jusqu’à la possession, la passion qu’exprime sensuellement la comparaison avec le « baiser vorace » des amants souligne le rapport souvent ambigu à la langue française qu’indexent les auteurs du Sud : langue de l’ancien colonisateur, mais qui s’impose paradoxalement comme la langue de la liberté, de la création, de la réaction et, même, de la subversion, contrairement à la langue arabe sacralisée, qui devient comme nous l’avons vu plus haut sous la plume de Tahar Djaout, la langue du Texte ligoteur.
18Cependant ce « je » volubile, il faut le rappeler, incarne la prise de parole, l’émergence d’une voix narrante désabusée et prête à en découdre, non seulement avec le meurtre du frère et l’oubli, mais également avec cette image floue et déshumanisante de l’Arabe sans nom et sans histoire, avec la réalité contemporaine, son marasme et ses rigidités :
« La seule ombre est celle des “Arabes”, objets flous et incongrus, venus d’autrefois, comme des fantômes avec pour toute langue, un son de flûte » (12-13).
19Une écriture en contrepoint rendant l’invisible visible, l’indicible dicible, et donnant la parole aux sans-bouche, selon l’expression de Césaire, en recourant à la langue du meurtrier : « Cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche. C’est-à-dire en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l’ont mené à sa fin, le prénom de l’Arabe, jusqu’à sa rencontre avec la balle » (16).
20Comment sortir de la visibilité négative de l’indigène ou, tout court, de l’invisibilité que confirme la seule désignation dont use Camus – « l’Arabe », « les Arabes » – pour entrer dans une visibilité que donne le droit de narrer, selon l’expression de Homi Bhabha ?
« Moi qui m’attendais à retrouver dans cette histoire les derniers mots de mon frère, la description de son souffle, ses répliques face à l’assassin, ses traces et son visage, je n’y ai lu que deux lignes sur un Arabe. Le mot “Arabe” y est cité vingt-cinq fois et pas un seul prénom, pas une seule fois » (131).
21Plus loin le narrateur, toujours sur un mode interrogatif ou exclamatif, énumère les manquements. Quant au conditionnel passé, il trahit l’impossibilité de cet avènement. Le passage, traversé par l’ironie amère, accentue la veine incisive du texte :
« Mon frère aurait pu être célèbre si ton auteur avait seulement daigné lui attribuer un prénom, Hmedou Kaddour ou Hammou, juste un prénom, bon sang ! M’ma aurait pu avoir une pension de veuve de martyr et moi un frère connu et reconnu au sujet duquel j’aurais pu crâner. Mais non il ne l’a pas nommé, parce que sinon, mon frère aurait posé un problème de conscience à l’assassin. On ne tue pas facilement un homme quand il a un prénom » (62).
22Alors se met en place une gradation, une amplification de l’indifférence qui ne touche plus à un seul individu, mais englobe tout un peuple, quand « personne ne s’inquiète de l’Arabe, de sa famille, de son peuple » (63).
23Il est vrai que, dans l’œuvre de Camus, la récurrence de la caractérisation « l’Arabe » ou « les Arabes » atteint, par sa récurrence même, au mythe personnel, qui interpelle et sollicite notre attention. Car ce retour obsédant d’une forme de caractérisation qu’il faut bien dire « raciale » questionne le rapport de l’auteur à ses « compatriotes » arabes. Ce rapport, nous le verrons, diffère fondamentalement de l’attention qu’accorde Camus aux berbères de Kabylie, présentés tout autrement dans ses écrits journalistiques.
24Edward Saïd affirme dans Culture et impérialisme que les Arabes sont des êtres sans nom qui servent d’arrière-plan à la grandiose métaphysique européenne. D’ailleurs, rapidement, le narrateur Haroun fait le lien entre le Meursault de L’Étranger et Robinson Crusoé, réunis au motif que l’un comme l’autre seraient deux Occidentaux impérialistes, inscrits dans un univers exotique où le rapport à l’altérité est hautement hiérarchisé. Un univers où l’indigène, Vendredi comme l’Arabe, ne peut être qu’un factotum, un faire-valoir. S’insurgeant contre l’invisibilité, l’occultation, qui peut revêtir différentes formes, le narrateur suggère : « il aurait pu l’appeler “quatorze heure” comme l’autre a appelé son nègre “Vendredi”. Un moment du jour, à la place d’un jour de la semaine » (13).
25Ou encore :
« C’est un Robinson qui croit changer de destin en tuant son Vendredi, mais découvre qu’il est piégé sur une île et se met à pérorer avec génie comme un perroquet complaisant envers lui-même » (14).
- 5 Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, in Œuvres de Diderot, I, Paris, A. Belin, 1818, p. 4 (...)
26Cette péroraison que le narrateur remet en question résume le discours monolithique occidental, et sa veine euro-centrée que Diderot questionnera dès le XVIIIe siècle dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772) : « Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied. [...] Tu es venu, nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé ton vaisseau ? [...] T’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. [...] Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières »5.
27D’ailleurs, la colonisation s’impose comme un acte fondateur dont le narrateur de Daoud raconte le récit-origine en dégageant les similitudes avec son avatar biblique, résumant ainsi les modalités de la prédation colonialiste. De ce fait, l’histoire de Moussa, alias l’Arabe, et de Meursault transcende les destins individuels pour convoquer, selon le cadre éprouvé de la parabole, la colonisation et ses rouages, la domination de l’homme sur son prochain :
« Tu saisiras mieux ma version des faits si tu acceptes l’idée que cette histoire ressemble à un récit des origines : Caïn est venu ici pour construire des villes et des routes, domestiquer gens, sols et racines. Zoudj était le parent pauvre allongé au soleil dans la pose paresseuse qu’on lui suppose, il ne possédait rien, même pas un troupeau de moutons qui puisse susciter la convoitise ou motiver le meurtre. D’une certaine manière, ton Caïn a tué mon frère pour ... rien ! Pas même pour lui voler son bétail » (67).
28Et saisissante est aussi cette assimilation de l’écriture au crime, dans l’interpellation :
« Ah ! Tu sais, moi qui pourtant ne me suis jamais soucié d’écrire un livre, je rêve d’en commettre un. Juste un ! Détrompe-toi, il ne s’agirait pas d’une contre-enquête sur le cas de ton Meursault, mais d’autre chose, de plus intime. Un grand traité de la digestion ».
29Explicitement, le narrateur associe écriture et prédation, rappel d’une mise en relation similaire venue tout droit de La Chute où le lien est fait entre la lecture et une autre forme de prédation, la fornication.
- 6 Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000, p. 258
- 7 Ibid., p. 244.
30Albert Camus a-t-il, comme le suggère Edward Saïd, « établi un contact d’ordre supérieur, immédiat et direct avec cette terre et ce ciel bien précis »6, à savoir l’Algérie, comme le personnage de Janine a pu le faire dans l’Exil et le royaume ? Camus a-t-il esquivé le problème franco-algérien, les luttes franco-algériennes ? Quel « refoulé », pour reprendre le terme de Saïd, se cache derrière la trame, non seulement de L’Étranger, mais bien aussi d’œuvres comme L’Exil et le royaume ou La Chute ? Peut-on parler, concernant Camus, de représentations « idéologiques et sélectives (répressives même) »7 de l’indigène ? La réponse ne peut être que dans les textes qu’il a laissés. Ainsi de ses Carnets, où s’exprime explicitement son anti-arabisme :
- 8 Albert Camus, Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Gallimard, 2002, p. 202.
« En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français, en particulier, suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont, eux aussi, au sens fort, des termes des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. Si insuffisant que soit l’effort français, il est d’une telle envergure qu’aucun pays à l’heure actuelle ne consentirait à le prendre en charge »8.
31L’œuvre de Camus ne saurait se résumer à une esquisse de la condition humaine, elle dépasse de loin cette perspective pour dévoiler, à travers le regard d’un auteur, d’un intellectuel, la rencontre coloniale dont les deux pôles sont le colonisé, l’Arabe, et le colon français. À ce titre, le discours du cliché est récurrent. Ainsi dans L’Envers et l’endroit, œuvre inaugurale à maints égards de l’émergence d’un mythe personnel racialisant :
- 9 Albert Camus, L’Envers et l’endroit, in Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la (...)
« C’est bien ainsi ce soir. Dans ce café maure, tout au bout de la ville arabe, je me souviens non d’un bonheur passé mais d’un étrange sentiment. C’est déjà la nuit. [...] J’entends l’Arabe respirer très fort, et ses yeux brillent dans la pénombre. [...] L’Arabe dans son coin toujours accroupi, tient ses pieds entre ses mains [...] et l’Arabe qui se dresse devant moi me dit qu’il va fermer. Il faut sortir... »9.
32C’est donc dès les premiers récits réunis dans L’Envers et L’endroit (1937) que s’élabore ce mythe personnel et que se construit la figure de l’Arabe, à la confluence de stéréotypes enracinés.
33La scène du meurtre accompli par Haroun est décisive dans l’œuvre de Daoud. Au meurtre originel commis par Meursault, le narrateur, frère de Zoudj, alias Moussa, inscrit le meurtre – vengeance consentie –, comme un prolongement. D’ailleurs, le personnage le confirme, il ne s’agissait pas d’un assassinat mais d’une restitution :
« J’ai appuyé sur la détente, j’ai tiré deux fois. Deux balles. L’une dans le ventre et l’autre dans le cou. Au total cela fait sept, pensai-je sur le champ, absurdement. (Sauf que les cinq premières, celles qui avaient tué Moussa, avaient été tirées vingt ans auparavant... » (85).
34De la violence originelle, on bascule dans une violence presque préméditée, une violence rêvée, moins par Haroun, du reste, que, plus profondément, par la mère :
« M’ma était derrière moi et je sentais son regard comme une main me poussant dans le dos, me maintenant debout, dirigeant mon bras, inclinant légèrement ma tête au moment où je visai » (85).
35Le narrateur brosse le tableau convoquant, comme dans la scène de L’Étranger, le décor et ses éléments : à la plage, topos toujours magnifié dans les écrits de Camus, s’oppose le village indigène Hadjout et à la scène solaire imposant un régime diurne implacable s’oppose une scène lunaire :
« C’était la nuit mais on y voyait très clair. À cause de la lune phosphorescente. Tellement proche qu’on aurait pu l’atteindre en s’élançant haut vers le ciel » (85).
36Cette scène est un pastiche remarquable où la référence à l’œuvre source est explicite. Le roman de Daoud introduit ce rapport ambigu à l’œuvre de Camus, « entre moquerie et référence admirative », selon la définition que Genette retient du pastiche. La scène du meurtre du Français condense la visée parodique de l’auteur et l’intention critique sous-jacente de cette obsession camusienne d’une nature détachée de son contexte, picturale, rivée sur un passé anhistorique.
37Le texte renvoie également à la question épineuse des races, dont l’essor est lié aux conquêtes impérialistes du XIXe siècle. Le narrateur de la contre-enquête enregistre : « Il a fallu donc le regard de ton héros pour que mon frère devienne un arabe et en meure » (71), avant de poursuivre :
« Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe que par le regard du Blanc. Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des habitudes. Point. Eux étaient les étrangers, les roumis que dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l’autre, c’était certain » (70).
- 10 Albert Camus, Chroniques algériennes, op. cit., p. 105.
38Si le narrateur met l’accent sur le regard racialisant du Blanc, il livre aussi la version indigène de la représentation des autochtones. À ce prisme, la présence coloniale n’est qu’un intermède, un épisode, une épreuve qu’il faut subir. Cette lecture recadre les idées qui peuvent s’exprimer dans des écrits comme Misère de la Kabylie ou Chroniques algériennes, y compris l’article où Camus charge les « bateaux de l’injustice » : « Il ne suffira pas en effet de donner à l’Algérie le grain dont elle a besoin, il faudra encore le répartir équitablement. J’aurais préféré ne point l’écrire, mais il est vrai que cela n’est pas fait »10.
39Dans l’article qu’il consacre aux salaires, Camus dénonce : « on m’avait prévenu que les salaires étaient insuffisants. Je ne savais pas qu’ils étaient insultants. On m’avait dit que la journée de travail excédait la durée légale. J’ignorais qu’elle n’était pas loin de la doubler. Je ne voudrais pas hausser le ton. Mais je suis forcé de dire ici que le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage »11.
- 12 Yves Ansel, Camus, totem et tabou : politique de la postérité, Rennes, Presses Universitaires de Re (...)
- 13 Albert Camus, L’Été, in Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 20 (...)
- 14 Yves Ansel, Camus, totem et tabou : politique de la postérité, op. cit., p. 33.
40Pourtant, comme le rappelle à juste titre Yves Ansel, en dépit des événements de Sétif et de Guelma, héritage des espérances qu’avaient fait naître le projet Blum-Viollette, Camus « continue de croire à la mission civilisatrice de la France ». « Tout au long des Chroniques algériennes, Camus en appelle à une politique de réparation, à une politique du dialogue, de la concertation, de la conciliation »12 bien lisible dans ce qu’il déclarait en 1947, à propos de L’Été (1937) : « J’ai ainsi avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard »13. Faute de cette clairvoyance, Camus, soucieux de déboucher sur un accord, un dialogue, un terrain d’entente entre les diverses populations présentes en Algérie, n’aura de cesse de défendre une option de compromis et de vouloir réformer le système colonial de l’intérieur, tout en le laissant intact14. C’est patent dans les Chroniques algériennes, où il avance :
- 15 Albert Camus, Actuelles III, Chroniques algériennes, in Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, « B (...)
« Car, si la conquête coloniale pouvait trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aide les peuples conquis à garder leur personnalité. Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin »15.
41L’option du compromis relevant de l’impasse – comme de l’imposture –, Camus n’a d’autre choix que de s’enfoncer dans le silence.
42Mais le truchement de Meursault ne sert pas à Kamel Daoud qu’à entreprendre le procès de l’invisibilité de l’Arabe dans l’œuvre de Camus : par-là, il interpelle également des invisibilités plus contemporaines. Dans le contexte de rigidité religieuse où il intervient, il impose une autre visibilité qu’on ne peut ignorer : celle du non-croyant, ce qui lui vaudra une fatwa réclamant sa tête. En proférant : « La religion, pour moi, est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. Je déteste les vendredis depuis l’indépendance, je crois » (76), il fait le procès des sociétés arabo-musulmanes contemporaines. Il agite le drapeau de la rébellion et endosse le rôle de fauteur de trouble en dévoilant l’échec cuisant des indépendances.
43Cependant, il est un autre auteur qui s’est donné pour tâche de répondre à Camus, un contemporain des événements d’Algérie, contemporain aussi de la parution des œuvres de ce « compatriote ». Il s’agit de Kateb Yacine.
44Dès les années 1940, et notamment suite au massacre de Sétif, Kateb Yacine va s’imposer comme l’interlocuteur de Camus par œuvre interposée. Lors des manifestations du 8 mai 1945, Kateb Yacine avait 15 ans. En participant aux manifestations, il se retrouve exclu de son établissement scolaire, arrêté le 17 mai, et envoyé ensuite au bagne de Lambèse. Kateb a certainement lu les enquêtes de Camus sur les événements du Constantinois et sur les massacres. Répondant par des vers aux articles de Camus appelant à la légalité républicaine et à la justice, Kateb constate que l’espoir s’est mué, depuis ces événements, en un désespoir qui suit l’épreuve de la mort gratuite et absurde et dénonce le déni de justice de la puissance coloniale à laquelle Camus, opiniâtrement, continue de réclamer justice et démocratie. Contre cette vision angéliste, Kateb Yacine fait entendre une voix dissonante dans le poème qui ouvre son premier recueil, Soliloques, en 1946 :
« Quoi que dise la vieille espérance,
Forçons les portes du doute...
Pourquoi ne plus vivre
Quand les morts s’arrachent les cercueils… ».
- 16 Albert Camus, Synergie Algérie, n° 14, p. 78.
45Au reste, nombreuses sont les œuvres de Kateb que l’on peut interpréter comme des réponses aux textes de Camus. Les Déshérités des Aurès (1950) répondent ainsi à Misère de la Kabylie (1939), mettant l’accent sur les déportations subies en se focalisant sur une région berbère affamée et exploitée. Et de même pour Le Cadavre encerclé, du recueil Le Cercle des représailles (1959), qui fait pendant aux Justes (1948), combattant le lamento par une esthétique qui prône la révolte. Kateb Yacine figure parmi les premiers intellectuels à imposer la voix de l’indigène, une voix de résistant marquant sa différence et soulignant sa présence, d’une œuvre à l’autre, avec notamment Le Cadavre encerclé comme porte-parole poétique de la lutte, de la transmission de la mémoire, de l’histoire, qui consiste à « inventer une nouvelle façon de dire, et par là, d’interagir sur le politique »16. Cette pièce permet à Kateb Yacine de mettre en scène l’horreur et la cruauté à travers le motif de l’enfermement mais, également, de jouer de l’amoncellement des corps pour rappeler le Guernica algérien :
« Monceau de cadavres sur le pan de mur. Des bras et des têtes s’agitent désespérément. Des blessés viennent mourir dans la rue, une lumière est projetée sur les cadavres qui s’expriment tout d’abord par une plaintive rumeur qui se personnifie peu à peu et devient voix, la voix de Lakhdar blesse ».
46Autre exemple parlant : 1947. Face à la répression subie par les Malgaches, deux démarches s’imposent. La première voit Albert Camus publier dans Combat un article dénonçant les dérives racistes et la répression, sans pour autant remettre en question le système colonial et son implantation à Madagascar :
- 17 Albert Camus, « La Contagion», Combat, 10/05/1947, Essai, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pl (...)
« Encore une fois, il ne s’agit pas de régler ici le problème colonial, ni de rien excuser. Il s’agit de détecter les signes d’un racisme qui déshonore tant de pays déjà et dont il faudrait au moins préserver le nôtre »17.
- 18 Aïcha Kassoul et Mohammed Lakkhdar Maougal, Albert Camus et le choc des cultures, I. À l’ombre de l (...)
- 19 Ibid., p. 61.
47Aïcha Kassoul et Mohammed Lakkhdar Maougal ne peuvent qu’enregistrer ce qu’il faut bien appeler un point aveugle dans la pensée camusienne : « Ainsi, donc, Camus esquive-t-il la question coloniale et ramène-t-il le problème malgache à des dérives morales tout comme il raccroche le problème algérien à des dérives institutionnelles que la France se doit de juguler »18. Quant à Kateb Yacine, il envisage le combat malgache comme un combat indépendantiste national, patriotique et anticolonial19 auquel il donne voix en publiant un poème dans les Lettres Françaises : Ouverte la voix. Et dans la conférence qu’il prononce le 24 mai 1947 à Paris, Kateb pourfend la thèse de la vocation civilisatrice et s’attaque à ce mythe cher à Camus :
« Curieux civilisateurs que ces aventuriers, ces ratés du génie européen, ces généraux venus faire leur gloire contre un peuple faible, ces spéculateurs avides de gains incontrôlés, ces impuissants qui venaient chez nous retaper leur énergie ou leur compte en banque. Ah ! quels mirifiques contrats on faisait à n’importe quel Européen, pourvu qu’il vienne grossir le rang des corbeaux ».
48Point culminant d’une logique coloniale qui réside dans l’imposition à tout prix d’une hégémonie, les événements de Sétif allaient servir de catalyseur et amener Camus et Kateb Yacine, tenants de positions irréconciliables, sur la voie d’une confrontation. De nature moins littéraire qu’idéologique, celle-ci éclate lorsque, avec Prométhée aux enfers (1940), Camus, « démiurge reconverti en paisible pâtre contemplatif et inoffensif »20, offre une réactualisation lénifiante du mythe grec, contre quoi Kateb s’empare du portrait et de la figure historique d’Abdelkader. Par-là, il impose de renoncer à une représentation anhistorique et mythifiante qui sert la colonisation pour mettre en scène l’histoire dans son actualité et ses représentants. Par cette récupération, Kateb Yacine ré-installe Prométhée dans sa symbolique première de lutte qu’incarne alors au premier chef le peuple algérien. Le recours au mythe et à ses motifs, constante de l’œuvre camusienne, a des implications sur le décor retenu, qui suppose des ruines – comme à Tipaza ou Djemila –, une nature écrasée de soleil – comme dans L’Été –, réduisant l’Algérie à une représentation de convention qui tient de la nature morte :
« Au printemps , Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres ».
49En installant le peuple algérien et ses héros comme au cœur de ses œuvres, Kateb Yacine dynamitait et disqualifiait la représentation camusienne. Si Kateb Yacine figure parmi les premiers écrivains qui, sous la colonisation même, ont ouvert, pour le dire avec ses mots, « le cycle des représailles » pour dire ce que recouvre la colonisation et étaler sa cruauté, d’autres s’attèleront à la tâche avec toujours, à l’horizon, un rapport ambigu à la langue et à l’héritage culturel francais. Le français, butin de guerre dans cette lutte pour l’indépendance, va être mobilisé pour dire le combat indigène, la complexité aussi du sujet moderne, être composite et déterminé par le contexte historique, voire politique, propre au XXe siècle. Kateb Yacine et ses contemporains ont fait reconnaître le droit de narrer et fait émerger les narrations rivales. Un legs pour les générations futures dont témoignent encore les œuvres de Kamel Daoud ou Yasmina Khadra. D’autres encore, confrontés à de nouveaux combats internes à leurs sociétés, qui mobilisent souvent l’idiome de la discorde comme la langue véhiculaire de la dissidence et de l’affranchissement du dogme. Si Meursault, contre-enquête peut se lire comme une revendication, ce serait celle de la cohabitation, du possible, de l’altérité, le motif que brode la narration autour de Camus et de l’Arabe oublié ne pouvant occulter, au-delà du cas particulier, la question de l’Autre et de sa différence.