- 1 Lettre à Louise Colet, 11 décembre 1846, Correspondance, I, (1830-1851), édition présentée, établie (...)
« La Patrie c’est la terre, c’est l’univers, ce sont les étoiles, c’est l’air. C’est la pensée elle-même, c’est-à-dire l’infini dans notre poitrine. Mais les querelles de peuple à peuple, de canton à arrondissement, d’homme à homme, m’intéressent peu et ne m’amusent que lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges »1
Gustave Flaubert.
- 2 Voyage en Orient, édition présentée, établie et annotée par Sophie Basch, Paris, Gallimard, « Folio (...)
« Je ne prie pas comme toi, mais je prie avec toi le maître commun, le maître que tu crois et que tu veux reconnaître et honorer, comme je veux le reconnaître et l’honorer moi-même sous une autre forme. Ce n’est pas à moi de rire de toi, c’est à Dieu de nous juger »2
Alphonse de Lamartine.
1Le Voyage en Orient de Lamartine, entre juillet 1832 et octobre 1833, est à la fois un parcours initiatique et une évasion lyrique. Ayant échoué, en 1831, à se faire élire député à Mâcon, Toulon et Bergues, le poète éprouve un sentiment de déception et de malaise, et cherche à fuir une atmosphère qui lui est insupportable :
- 3 Sur la politique rationnelle, Paris, Gosselin, 1831, p. 130-131.
« Tandis qu’inutile à mon pays, je vais chercher les vestiges de l’histoire, les monuments de la régénération chrétienne et les retentissements lointains de la poésie profane ou sacrée dans la poussière de l’Égypte, sur les ruines de Palmyre ou sur le tombeau de David »3.
2Son périple méditerranéen se définit comme une rupture avec l’Histoire nationale. C’est une prise de position par rapport à la Révolution de Juillet qui a déstabilisé le poète, alors très attaché aux Bourbons et au régime monarchique :
- 4 Voyage en Orient, op. cit., p. 94.
« La révolution de juillet qui m’a profondément affligé parce que j’aimais de race la vieille et vénérable famille des Bourbons, parce qu’ils avaient eu l’amour et le sang de mon père, de mon grand-père, de tous mes parents, parce qu’ils auraient eu le mien s’ils l’avaient voulu »4.
- 5 Sarga Moussa, La Relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orie (...)
- 6 Sarga Moussa, « Un voyage, deux regards : la construction de l’ailleurs oriental chez Lamartine et (...)
3Outre les déterminations politiques, ce qui amène le poète à parcourir la Méditerranée, c’est la quête de soi. Comme le fait remarquer Sarga Moussa, le voyage de Lamartine est « un véritable retour aux sources familiales », un « retour à la terre des ancêtres »5. Lamartine « se donne à voir comme l’homme de l’entre-deux, comme un Occidental qui, voyageant en Orient, ne ferait que revenir à ses origines supposées »6. Ainsi, à l’encontre de l’ethnocentrisme qui marque l’orientalisme du XIXe siècle, Lamartine revendique une identité plurielle, une identité mêlant des appartenances au Sud et au Nord de la Méditerranée. C’est ainsi qu’il présente son dessein :
- 7 Voyage en Orient, op. cit., p. 91.
« J’avais besoin de remuer, de pétrir dans mes mains un peu de cette terre qui fut la terre de notre première famille, la terre des prodiges ; de voir, de parcourir cette scène évangélique, où se passa le grand drame d’une sagesse divine aux prises avec l’erreur et la perversité humaines ! »7.
- 8 L’écrivain cite Laborde, Fontanier, Michaud, Poujoulat, Caillet. Ibid., p. 78-79.
4L’inscription du voyage dans le cadre d’une quête personnelle permet de se démarquer de « l’orientalisme orthodoxe » qui s’attache à justifier l’entreprise coloniale entamée par Napoléon. Loin d’incarner le « choc des civilisations », l’écrivain prône la différence raciale, religieuse et culturelle autour de la mer Méditerranée. Cela se manifeste dans l’Avertissement du Voyage en Orient de Lamartine, où le lecteur décèle la volonté de prendre le contre-pied de l’Itinéraire de Chateaubriand. Le périple méditerranéen de l’auteur des Méditations poétiques n’est ni une nouvelle croisade ni une recherche scientifique qui projette de concurrencer les grands orientalistes8 de l’époque. Le dessein y est plutôt l’ouverture à l’autre :
« J’y ai passé seulement en poète et en philosophe ; j’en ai rapporté de profondes impressions dans mon cœur, de hauts et de terribles enseignements dans mon esprit. Les études que j’y ai faites sur ses religions, l’histoire, les mœurs, les traditions, les phases de l’humanité, ne sont pas perdues pour moi. Ces études qui élargissent l’horizon si étroit de la pensée, qui posent devant la raison les grands problèmes religieux et historiques, qui forcent l’homme à revenir sur ses pas, à scruter ses convictions sur parole, à s’en formuler de nouvelles ; cette grande et intime pensée par la pensée, par les lieux, par les faits, par les comparaisons des mœurs avec les mœurs, des croyances avec les croyances, rien de tout cela n’est perdu pour le voyageur, le poète ou le philosophe ; ce sont les éléments de sa poésie et de sa philosophie à venir »9.
5Cet avertissement vise à écarter la visée idéologique du voyage et se refuse à prendre la rive sud de la Méditerranée pour l’ennemi qu’il faut apprivoiser. D’emblée, Lamartine se garde de hiérarchiser les religions, les races et les cultures pour ne voir dans la Méditerranée qu’un carrefour de civilisations. Il rêve d’une fusion, d’une « interpénétration » entre les deux bords méditerranéens. S’il est conduit à adhérer au projet colonial, comme le montre le Résumé politique qui clôt le récit du voyage, il n’admet pas, toutefois, une assimilation, une uniformité qui sacrifie la diversité des identités et les divergences substantielles et constitutives de l’espace méditerranéen. Chez Lamartine, la pluralité culturelle du bassin méditerranéen enrichit beaucoup plus qu’elle ne dérange ou menace. C’est ce que le lecteur remarque dans la représentation des mœurs, des religions et de la politique orientales.
- 10 Ibid., p. 279.
- 11 « Sous la garantie des consuls européens, dans une ville fermée de murs, et à côté d’un port où des (...)
- 12 Ibid., p. 365-366.
- 13 Ibid., p. 283.
- 14 Ibid., p. 177.
6Le Voyage de Lamartine met à mal le manichéisme qui imprègne la représentation consensuelle et ethnocentriste de l’Oriental. En débarquant sur l’autre rive de la Méditerranée, ce qui le surprend, c’est l’hospitalité des habitants. Au Liban, le voyageur se débarrasse d’un préjugé négatif associant l’Orient à la barbarie et, sur cette terre, il se sent en sûreté, bien plus qu’en Europe. « L’Écosse, la Saxe, la Savoie, la Suisse », écrit-il, « ne présentent pas au voyageur plus de scènes de vie, de bonheur et de paix, que le pied de ces montagnes du Liban où l’on ne s’attend à trouver que des barbares »10. Avant d’y arriver, Lamartine a pris toutes ses précautions. Il a été conseillé par les autorités locales et, quelquefois, s’est vêtu de façon à tromper les Bédouins et les Arabes du désert qui le prennent pour un étranger11. Mais, au contact de l’autre, il se rend compte que l’appréhension de l’Oriental et de sa sauvagerie ne sont que des clichés. Sur la route de Jérusalem, il rencontre Abougosh, le chef d’une tribu arabe, qui l’accueille avec bienveillance et le protège sur sa route de Ramla à Jérusalem. Il note : « Vous êtes aussi puissant et aussi hospitalier qu’un prince des Francs, [...] on vous a calomnié, et [...] vous méritez d’avoir pour amis tous les Européens qui, comme moi, ont éprouvé votre bienveillance et la protection de votre sabre »12. Lamartine se sent « dans le pays où l’hospitalité antique s’est conservée tout entière »13. Ces peuples se caractérisent par une « noblesse et une douceur […] une résignation calme et sereine »14. S’ils sont oisifs, ils ne sont ni violents ni destructeurs :
« Tout y est dans l’inertie et dans une sorte de misère ; ─ mais ce peuple, qui ne crée rien, qui ne renouvelle rien, ne brise et ne détruit rien non plus : il laisse au moins agir la nature librement autour de lui : il respecte les arbres jusqu’au milieu des rues et des maisons qu’il habite ; de l’eau et de l’ombre, le murmure assoupissant et la fraîcheur voluptueuse, sont ses premiers, ses seuls besoins »15.
7À l’encontre des orientalistes, Lamartine s’attache à réhabiliter la tribu orientale. Il n’y voit ni une forme de brigandage sauvage ni une incarnation du despotisme oriental. Selon lui, c’est une structure qui, fondée sur la famille, assure une cohésion sociale. Elle lui rappelle la féodalité et le monarchisme dont il est nostalgique :
« En Arabie, on ne discute pas l’origine et la légitimité du pouvoir ; on le reconnaît, on lui est soumis pendant qu’il existe […]. On ne comprend bien le régime féodal qu’après avoir visité ces contrées ; on voit comment s’étaient formées, dans le moyen-âge, toutes ces familles, toutes ces puissances locales qui régnaient sur des châteaux, sur des villages, sur des provinces. C’est le premier degré de la civilisation »16.
- 17 À Athènes, Lamartine regrette le passé glorieux de la Grèce et écrit : « Tous les Athéniens compren (...)
8Quant à la politique qu’exercent les gouverneurs de l’autre rive de la Méditerranée, Lamartine reconnaît ses limites et ne désavoue pas le démembrement inéluctable de l’empire ottoman et le rôle que l’Europe doit jouer dans ce processus. Toutefois, peut-être par haine de la démocratie17, il déjoue le stéréotype du despotisme oriental. Il ne donne pas une image négative des gouverneurs turcs qui lui rappellent le monarchisme, le régime politique qu’il défend. D’où l’éloge de Yousouf, bey de Négrepont et d’Athènes :
« La figure de ce turc avait le caractère que j’ai reconnu depuis dans toutes les figures des musulmans que j’ai eu occasion de voir en Syrie et en Turquie : ─ noblesse, douceur et cette résignation calme et sereine que donne à ces hommes la doctrine de la prédestination »18.
9L’admiration du modèle turc se manifeste à la rencontre du gouverneur de Jaffa, incarnation du pouvoir politique associé à la religion :
« C’est un jeune et bel arabe, revêtu du plus riche costume, et dont les manières et le langage attestaient la noblesse du cœur et l’élégance exquise des habitudes […]. On sent que ces hommes n’ont rien à cacher ; ils sont francs parce qu’ils sont forts : ils sont forts parce qu’ils ne s’appuient jamais sur eux-mêmes et sur une vaine habileté, mais toujours sur l’idée de Dieu qui dirige tout, sur la providence qu’ils appellent fatalité »19.
10Sur un autre plan, tout au long de son récit de voyage, Lamartine prend une distance critique par rapport aux préjugés associés à l’Oriental considéré comme dépourvu de culture et insensible à l’art. S’il s’en prend aux Carthaginois, « sociétés de commerce exploitant la terre à leur profit et ne mesurant la grandeur de leurs entreprises qu’à l’utilité matérielle et actuelle du résultat »20, le voyageur éprouve une admiration pour « les nations désintéressées et généreuses » comme les Égyptiens :
« [Celles-ci] ont remué toutes les grandes et pesantes idées de l’esprit humain, pour en construire des sagesses, des législations, des théogonies, des arts, des systèmes ; ─ celles qui ont remué les masses de marbre ou de granit pour en construire des obélisques ou des pyramides, défi sublime jeté par elles au temps, voix muette avec laquelle elles parleront à jamais aux âmes grandes et généreuses »21.
11Sur l’autre rive de la Méditerranée, il admire la culture et les arts orientaux. Dans son récit de voyage, il fait connaître le poète arabe Antar : « ce type de l’Arabe errant, à la fois pasteur, guerrier et poète, qui a écrit le désert tout entier dans ses poésies nationales, épique comme Homère, plaintif comme Job, amoureux comme Théocrite, philosophe comme Salomon »22. Il se fait traduire les vers par son drogman et regrette qu’il n’y ait pas eu en Europe une traduction de la poésie complète d’Antar :
- 23 Ibid., p. 442.
- 24 Id. ibid.
« Cela vaudrait mieux qu’un voyage, car rien ne réfléchit autant les mœurs qu’un poème ; cela rajeunit aussi nos propres inspirations par les couleurs si neuves qu’Antar a puisées dans ses solitudes ; cela serait, de plus, amusant comme l’Arioste, touchant comme le Tasse23. Je ne puis douter que la poésie italienne de l’Arioste et du Tasse ne soit sœur des poésies arabes : la même alliance d’idées que produisait l’Alhambra, Séville, Grenade, et quelques-unes de nos cathédrales, a produit la Jérusalem et les drames charmants du poète de Reggio »24.
- 25 Id. ibid.
- 26 Ibid., p. 338.
12Mieux que « les Mille et une nuits »25 dont les orientalistes de l’époque ressassent les clichés, c’est la poésie arabe qui pourrait inspirer les écrivains et infuser un sang nouveau. C’est peut-être ce qui a conduit Lamartine à s’exercer au zéjel – tradition andalouse où chrétiens et juifs s’entretiennent en poésie avec des musulmans – avec un poète libanais : « Puisque nous sommes ici deux poètes, lui dis-je, et que le hasard nous réunit des deux points du monde si opposés dans un lieu si charmant […] nous devrions consacrer chacun dans notre langue, par quelques vers, notre rencontre et nos impressions que ce moment nous inspire »26. Selon Lamartine, l’art méditerranéen bat en brèche les frontières linguistiques et ethniques et rassemble les peuples des deux rives de la Méditerranée qui y trouvent une mémoire et un patrimoine communs. D’une façon systématique, Lamartine œuvre à déjouer les idées reçues qui se rapportent au monde arabo-musulman. Rejetant l’universalisme inspiré des Lumières, il valorise la diversité et instaure une « relation » fondée sur l’interpénétration des cultures au-dessus des cloisons raciales et religieuses.
- 27 Ibid., p. 379.
- 28 Ibid., 393.
- 29 Ibid., p. 399.
- 30 Ibid., p. 403
13En matière d’architecture, il est fasciné par « la porte de Damas, charmant monument du goût arabe, flanquée de deux tours ; ouverte par une large, haute et élégante ogive et crénelée de créneaux arabesques en forme de turbans de pierre »27. À l’encontre de Chateaubriand, Lamartine refuse de hiérarchiser les cultures et se réjouit plutôt du fait qu’elles se rencontrent, se superposent et s’interpénètrent. C’est ce qu’il remarque en contemplant, à Jérusalem, l’église du Saint-Sépulcre, avec son « architecture semi-occidentale, semi-moresque »28. Il n’y voit ni une défiguration ni une atteinte à la foi : c’est l’Histoire de l’humanité où les civilisations agonisent tout en laissant un patrimoine varié et riche. Mais ce qu’il admire aussi, ce sont les mosquées. Sans parti pris idéologique, il admire « l’immense et belle mosquée de Omar-el-Sakara »29 ou celle « d’El-Aksa » avec sa belle « fontaine » qui [lui] rappelle une des plus délicieuses traditions orientales, inventées, transmises ou conservées par les Arabes »30. Lamartine est fasciné par ces villes – Alexandrie, Jérusalem... –, et ces terres – Andalousie, Sicile... – qui constituent une mémoire commune où se lit l’histoire méditerranéenne.
14Quant à la religion, la représentation lamartinienne de l’islam semble apporter un démenti à la thèse d’Edward Saïd qui avance que l’orientalisme déploie une sorte d’islamophobie :
- 31 Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005, p. 142-143.
« Il ne fait pas de doute qu’à bien des égards l’islam était une provocation réelle. Il mettait à contribution des traditions judéo-helléniques, il était proche de façon gênante de la chrétienté, géographiquement et culturellement, il faisait des emprunts créatifs au christianisme, il pouvait se vanter de succès militaires et politiques hors pair. Et ce n’était pas tout. Les pays islamiques sont situés juste à côté des pays bibliques, ils les dominent même ; plus encore, le cœur du domaine islamique a toujours été la région voisine de l’Europe, ce qu’on a appelé le Proche-Orient […]. L’islam, que ce soit sous sa forme arabe, ottomane ou nord-africaine et espagnole, a dominé ou menacé effectivement la chrétienté européenne »31.
- 32 Voyage en Orient, op. cit., p. 178.
15Selon Lamartine, qui considère l’Orient comme un « berceau des religions », l’islam est « plein de vertus »32 :
« Le dogme du mahométisme n’est que la croyance dans l’inspiration divine, manifestée par un homme plus sage et plus favorisé de l’émanation céleste que le reste de ses semblables ; on a mêlé plus tard quelques faits miraculeux à la mission de Mahomet ; mais ces miracles ne sont pas le fond de la religion, et ne sont pas admis par les Turcs éclairés. Toutes les religions ont leurs légendes, leurs traditions absurdes, leur côté populaire ; le côté philosophique du mahométisme est pur de ces grossiers mélanges. Il n’est que résignation à la volonté de Dieu, et charité envers les hommes. J’ai vu un grand nombre de Turcs et d’Arabes profondément religieux qui n’admettaient de leur religion que ce qu’elle a de raisonnable et d’humain… C’est le théisme pratique et contemplatif »33.
- 34 Ibid., p. 490.
- 35 Ibid., p. 487.
- 36 Ibid., p. 303.
16Lamartine rejette l’idée des « religions meurtrières » et célèbre les trois cultes du Livre. L’islam, face au christianisme et au judaïsme, n’est ni discrédité ni rabaissé. Célébrant toutes les spiritualités, l’écrivain donne une image positive du mahométisme. Contrairement à Chateaubriand, il n’en fait pas le culte des barbares, le culte qui « abrutit les mœurs ». Lamartine le montre à travers la représentation du lien qu’entretiennent les Turcs avec les peuplades chrétiennes du Liban. C’est ainsi que les Druzes vivent comme dans une « colonie européenne laissée en Orient par les croisés »34. Il en est de même pour les Maronites qui, du fait de la différence de culte et de traditions, constituent « un peuple à part dans tout l’Orient ; on dirait une colonie européenne jetée par le hasard au milieu des tribus du désert »35. Ces minorités bénéficient sans doute du soutien des consuls européens contre toute oppression, mais l’empire ottoman ne les persécute pas. « On a », écrit-il, « à cet égard, beaucoup calomnié les musulmans. La tolérance religieuse, je dirai plus, le respect religieux, sont profondément empreints dans leurs mœurs »36. À l’église du Saint-Sépulcre, ce qui attire l’attention de Lamartine, c’est la tolérance des Turcs, et c’est ainsi qu’il remet en cause un préjugé selon lequel les pèlerins chrétiens sont persécutés par les musulmans :
« Possesseurs, par la guerre, du monument sacré des chrétiens, ils ne le détruisent pas, ils n’en jettent pas la cendre au vent ; ils le conservent, ils y maintiennent un ordre, une police, une révérence silencieuse que les communions chrétiennes, qui se le disputent, sont bien loin d’y garder elles-mêmes. Ils veillent à ce que la relique commune de tout ce qui porte le nom de chrétiens soit préservée pour tous, afin que chaque communion jouisse, à son tour, du culte qu’elle veut rendre au saint tombeau. Sans les Turcs, ce tombeau que se disputent les Grecs et les catholiques, et les innombrables ramifications de l’idée chrétienne, aurait déjà été un objet de lutte entre ces communions haineuses et rivales, aurait tour à tour passé exclusivement de l’une à l’autre, sans doute, aux ennemis de la communion triomphante. Je ne vois pas là de quoi accuser et injurier les Turcs […] Partout où le Musulman voit l’idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il s’incline et il respecte. Il pense que l’idée sanctifie la forme. C’est le seul peuple tolérant »37.
- 38 L’appel à la prière est « une voix vivante, animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, b (...)
17Loin de tout fanatisme et sans renoncer à sa religion chrétienne – comme le laisse entendre le passage où il compare l’appel à la prière38 du muezzin à la cloche –, Lamartine témoigne d’une fascination pour tout sentiment religieux. Sa conception de la religion repose sur une ouverture à l’autre.
18Le Voyage en Orient de Lamartine se démarque de l’orientalisme qui s’inscrit dans un « appareil culturel » de domination impérialiste. Le périple méditerranéen de l’auteur des Méditations poétiques rejette les clichés ethnocentristes et s’attache à mettre en valeur la diversité des cultures et des appartenances. Avant Gabriel Audisio, Alphonse de Lamartine célèbre la Méditerranée et y voit une valeur et un imaginaire. C’est pourquoi, ce qu’il glorifie, ce n’est ni la latinité ni la filiation grecque ou romaine, mais plutôt une culture plurielle, une appartenance multiple et dépassant les cloisons du sang et de la foi. Le poète voyageur s’identifie à Ulysse pour refuser l’idée d’une identité immuable qui ne soit pas centrée sur le mouvement et la rencontre.
19Cependant, si le poète adhère au projet colonial de la France, il ne le justifie pas, comme Chateaubriand, par une lutte contre la barbarie de l’islam ni par la diffusion des valeurs de la démocratie. L’entreprise n’a pas de motivation raciale ou religieuse ; elle consiste à sauver une contrée mal administrée par les Turcs et objet de convoitise pour toutes les puissances de l’Europe. « L’empire turc », écrit Lamartine, « s’écroule et va laisser, d’un jour à l’autre, un vide à l’anarchie, à la barbarie désorganisée, des territoires sans peuples, et des populations sans guides et sans maîtres ; et cette ruine de l’empire ottoman, il n’est pas nécessaire de la provoquer, de pousser du doigt le colosse ; elle s’accomplit d’elle-même par son action, par la nécessité de sa nature »39.