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Le partage des eaux

Conquêtes et altérités : de la Méditerranée antique à la modernité atlantique

Lobna Mestaoui
p. 145-158

Résumés

Cet article s’attache aux relations de domination, culturelles notamment, avec tout le poids du déni d’identité, dans la longue durée de l’histoire. Il suit le fonctionnement de l’hégémonie, d’abord exercée au bénéfice de colons grecs puis de l’Empire romain dans le bassin méditerranéen, avant que les temps modernes n’autorisent un redéploiement vers l’Atlantique, ouvrant des problématiques et des horizons comparatifs inédits, qui n’ont pas fini de retentir dans les consciences blessées de dominés aujourd’hui à même, au prix d’allers-retours qui engagent trois continents, de ressaisir leur histoire et d’en redevenir sujets.

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Texte intégral

1Si la Méditerranée renvoie immédiatement aux premiers âges d’or qu’incarne l’Antiquité à travers les civilisations florissantes établies autour de ce bassin, dont le rayonnement a été d’une grande importance pour l’humanité, l’Atlantique interpelle la modernité européenne jusque dans ses rapports avec l’Autre, permettant l’émergence de nouveaux espaces.

2Dans les deux univers marins, le bateau demeure le viatique des hommes, des civilisations en errances – voulues ou imposées – et la conquête son paradigme de prédilection, avec l’annexion de territoires par les nations conquérantes qui marque l’émergence des empires coloniaux. Des bateaux qui, à suivre Paul Gilroy, demeurent comme des microsystèmes d’hybridité, linguistique et politique. Ainsi Élissa quittant la Phénicie préparait-elle en fine stratège la fondation d’un nouvel État. L’espace marin s’impose d’emblée comme le vecteur de l’expansion, que celle-ci soit commerciale, territoriale, politique, ou encore culturelle. Hannibal en s’aventurant jusqu’à Carthagène, Rome en rasant Carthage, chacun préparait les fondements d’un prolongement de son aura impériale. Avec l’Atlantique, ce microsystème s’entourera du halo sombre et ténébreux de l’exploitation et de la déshumanisation.

3Il nous a paru important pour évoquer la question de la modernité outre-atlantique, notamment noire, de débuter notre exposé par l’évocation du paradigme de la conquête dans l’Antiquité et de la représentation qu’elle se fait de l’altérité. Ce détour nous a paru s’imposer, qui vaut aussi retour au fondement gréco-latin des civilisations occidentales, notamment pour l’espace méditerranéen. L’étude des œuvres fondatrices découvre, sous les évocations littéraires ou historiques, le traitement accordé aux périphéries de la cité grecque ou de l’Vrbs romaine et à la figure de l’Étranger. Cette représentation fondatrice s’inscrit en filigrane dans les rapports de l’Occidental avec l’Autre et explicite l’euro-centrisme multiséculaire et l’imposition du modèle occidental comme un modèle universel que les autres sont sommés de suivre.

  • 1 Sur l’ensemble de la question voir Yves-Albert Augé, Le Barbare. Recherches sur la conception romai (...)

4Il est à cet égard significatif que, dans la Méditerranée antique, les différents peuples subordonnés aux Grecs et aux Romains aient été désignés par le terme très éloquent de « barbari », terme qui inclut l’Autre en tant qu’étranger et renvoie souvent à des stéréotypes bien galvaudés, y compris par les érudits de l’époque1. Comme le rappelle Sophie Grosjean-Agnès :

  • 2 Sophie Grosjean-Agnès, « L’étranger proche ou l’autre soi-même : le cas de la Cyrène antique », in (...)

Pour les grands philosophes de l’Antiquité, la cause est entendue : le barbare serait au mieux une menace, au pire un ennemi. Ainsi pour Platon, l’ennemi naturel des cités grecques est le barbare, celui qui parle une langue étrangère2.

  • 3 Souleymane Bachir Diagne, « La rencontre avec l’autre est une négociation permanente », in Hérodote (...)

5Cette négativité dans la représentation de l’Autre dévoile un rapport problématique à l’étranger avec lequel la rencontre est « toujours une négociation permanente »3. Toutefois, il appert d’emblée que ce sont les territoires géographiques qui président à cette exclusion. Emilia Ndiaye analyse les conséquences et, plus encore, les retombées symboliques de ce recours :

  • 4 Emilia Ndiaye, « Les barbari ennemis et leurs chefs : des stéréotypes aux spécificités ? », in Figu (...)

Partant du principe que le barbarus n’appartient pas à la civilisation, on le considère comme inhumain, au sens de cruel, manifestant la feritas. Il est placé du côté de la bête sauvage (fera) et on a la vision de hordes sauvages déferlant avec des armes rudimentaires et des hurlements effrayants. De nombreuses occurrences attestent de cette connexion métaphorique entre le barbare dangereux et l’animal que l’on chasse ou qui se terre4.

  • 5 Tite Live, Ab Urbe condita, XXIX, 23, 4.

6Cette représentation, si elle continue à englober tous les ennemis de Rome qu’ils soient Gaulois, Numides, Germains ou encore Libyens, s’appliquera particulièrement à certains (Africains, Numides) qui incarneront la fourberie, la lubricité, cette face obscure plus proche de la bête que de l’humain. Tite Live y sacrifie dans son évocation des Numides : « sunt ante omnes barbaros Numidae effusi in uenerem », « les Numides, plus que tous les barbares, s’abandonnent au pouvoir de Vénus »5.

  • 6 Emilia Ndiaye, « Les barbari ennemis et leurs chefs : des stéréotypes aux spécificités ? », loc. ci (...)

7Quant à Cicéron, selon sa définition, l’humanitas englobe l’ensemble des qualités qui font la dignité du civilisé. La perception négative des barbari permet ainsi la construction de l’identité du ciuis Romanus comme humanus, dont, précisément, l’image du barbarus, in-humanus, constitue le repoussoir6.

8Nombreuses sont les figures littéraires qui, illustrant ce recours, vérifient cette représentation dans la littérature antique et donnent à lire la place réservée à l’Autre. Ainsi dans l’Énéide, Didon interpelle-t-elle en filigrane toutes ces figures négatives de magiciennes que l’on retrouve dans L’Odyssée. En brossant son portrait, Virgile la peint plutôt sous un jour négatif ; dévorée par la passion, à l’opposé d’un Énée guidé par la volonté divine et la raison d’État. Il est d’ailleurs bien symptomatique que l’Ailleurs soit porteur d’autant de présences maléfiques : Calypso, Circé, l’ensorcellement et l’amnésie causée par le lotos, Charybde et Scylla. Ces multiples indices, même quand ils n’introduisent que l’espace, incriminent d’emblée l’Autre, sujet d’une appréhension permanente :

  • 7 Bernadette Cailler, Carthage ou la flamme du brasier. Mémoire et échos chez Virgile, Senghor, Mella (...)

En ce qui concerne Didon / Élissa (nom grec d’Elishat), la mythique fondatrice phénicienne exilée de Tyr, chez Virgile, elle a encore gardé quelques traits des figures homériques (Circé Calypso...), mais peut-être aussi (plutôt ?) fera-t-elle songer à Cléopâtre par l’alliance étroite chez elle, de deux passions : amour et politique7.

9Sans compter que cette évocation ne peut ignorer certains traits des valeurs romaines que Virgile va prêter à Élissa.

  • 8 Sur Hannibal et le couple Scipion/Hannibal, Yves-Albert Augé, Le Barbare. Recherches sur la concept (...)

10Le second personnage qui nous interpelle est Hannibal. Le portrait que Silius Italicus brosse de lui dans Les Punica renvoie à cette figuration stéréotypale largement répandue, qui fait sienne les qualifiants précédemment évoqués8. Le chef d’armée carthaginois, auquel est reconnue une virtus mais une virtus barbare, perverse, incarne au mieux, à travers des comparaisons qui le tirent du côté de la sauvagerie l’animalité, l’illustration d’une telle vision de l’ennemi. Les combats mettent en scène la cruauté des Numides et leur barbarie : les figures de lions, de tigres et de loups rehaussent leur déshumanisation et les plongent dans une bestialité sans précédent.

  • 9 Pauline Ronet, « Les comparaisons animales chez Silius Italicus : Hannibal, cet animal barbare », i (...)

Ainsi, les Carthaginois, et Hannibal en premier, font preuve de cruauté. Et, quoi de mieux que des animaux pour permettre de représenter les hommes dans un moment où l’instinct primitif, animal, reprend le dessus ? Cette animalisation, cet avilissement devient donc le propre de l’adversaire, du Barbare, qui n’en porte que mieux son appellation, puisque les animaux, n’ont pas de langage articulé et que le mot barbare désigne une suite de sons incompréhensibles9.

  • 10 Il faudrait au reste distinguer des sous-types, en fonction des diverses gentes, des Numides, Gétul (...)

11Il ressort de cet examen des différentes occurrences de l’Autre une dichotomie opérante opposant le soi civilisé, grec ou romain, à l’Autre. Si cette opposition s’est estompée au fil des siècles pour certains peuples avec la constitution d’un ensemble homogène – l’Occident –, elle s’est perpétuée à l’égard d’autres comme les Orientaux et les Africains10, et s’avère sous-jacente pour l’imaginaire occidental dans la représentation qu’il se fait de l’Altérité.

12L’avènement du christianisme favorise toutefois l’émergence d’une nouvelle classification où le partage passe entre chrétiens et païens. Avec le christianisme, le regard se brouille. D’autant que, quand le « barbare » n’est plus seulement l’étranger, qu’il est avant tout le païen, il se complexifie pour l’Afrique, d’où proviennent nombre de chrétiens, et parmi les plus ardents polémistes, de Tertullien à Augustin.

  • 11 Pauline Ronet, « Les comparaisons animales chez Silius Italicus : Hannibal, cet animal barbare », l (...)

13De cet inventaire, une question émerge et s’impose : quelle filiation entre ce regard condescendant et empreint de négativité porté dans l’Antiquité et le rapport à l’Autre que module la modernité occidentale11 ? Cet helléno-centrisme ou romano-centrisme antique renvoie par ricochet à l’euro-centrisme moderne, avec ses rigidités à la visibilité du différent. Si l’assimilation a constitué une voie de l’intégration au sein du peuple romain – l’arrivée au pouvoir d’empereurs africains, les Sévères, comme le cas d’Apulée l’illustrent notamment –, ce processus, imposé aux peuples de la planète au nom d’un modèle universel, s’avère par la suite une aberration étouffant les différences et imposant l’acculturation.

L’Atlantique ou l’impérialisme à saveur raciale

14On ne peut envisager l’Atlantique sans prendre en considération la généalogie de son émergence, corollaire d’un vœu d’expansion impériale et de conquête dont la figure de proue sera Christophe Colomb prenant la direction des Indes et la cheville ouvrière les villes portuaires européennes (Nantes, La Rochelle, Bordeaux Lisbonne, Liverpool...). L’Atlantique se construira alors selon un rapport essentiellement racialisé à l’Autre qui se traduira dans les faits par le massacre des Indiens d’Amérique dont le dernier en date, au XIXe siècle, sera celui de Wounded Knee (1890) au Dakota du Sud, où 200 Lakota périront sous les balles de quatre mitrailleuses Hotchkiss, justifiant la ruée vers l’or et l’obligation pour les Indiens de « se conformer au mode de vie de l’homme blanc, pacifiquement si possible, ou sinon par la force ».

15Si quelques consciences jettent sur ces confrontations un regard critique sensible à la différence, leurs voix demeurent bien minoritaires. Ainsi Bartolomé de Las Casas, ancien compagnon de Christophe Colomb, après une expérience personnelle de propriétaire de plantation à Saint-Domingue, dénonce-t-il le traitement infligé aux Indiens par les Espagnols dans sa Très Brève Relation de la destruction des Indes (1540). Sa lecture critique des rapports qui régissent les colonies révèle les possibilités d’une cohabitation fondée sur la reconnaissance d’une humanité autre :

  • 12 La Découverte des Indes occidentales par les Espagnols écrite par Dom Balthazar de Las Casas, évêqu (...)

Il semble que Dieu ait inspiré à ces peuples une douceur semblable à celle des agneaux ; et que les Espagnols qui sont venus troubler leur repos ressemblaient à des tigres féroces, à des loups, à des lions pressés d’une longue faim, qui les rendaient comme furieux. Pendant quarante ans, ils ne sont appliqués à autre chose qu’à massacrer ces pauvres insulaires...12.

16Cette description assimilant les conquérants aux bêtes sauvages nous renvoie aux rapports antiques à l’étranger avec une saisissante et originale inversion des rôles, hautement expressive de surcroît. Elle ébranle, sous la plume de Bartolomé de Las Casas, les assises d’une supériorité du prétendu civilisé face au sauvage.

  • 13 Michel de Montaigne, Essais, livre I, XXXI : « Des Cannibales », 1580.

17Quant à Montaigne, il confirme le renversement dans les Essais, qui posent : « Nous les pouvons donc appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie »13.

18Poursuite par d’autres voies de la conquête atlantique, la traite négrière, plus européocentriste que triangulaire, participe de la montée du capitalisme dans sa version la plus obscure. On sait que le bateau négrier renvoie aux paradigmes du transbordement et de l’exil forcé, mais également à la suprématie d’une race imposant sa civilisation et son joug à d’autres peuples, les privant, dès lors, de leur part d’humanité. Paradoxalement, c’est ce système, au-delà de ces intentions prédatrices et aliénantes, qui va poser les fondements de nouvelles sociétés, nées de la terreur raciale et de la douleur des exterminations, mais grosses de l’interculturel et de l’hybridité portés à leur paroxysme. Dans son essai l’Atlantique noir, Paul Gilroy présente le bateau comme un véritable chronotope de l’hybridité, de l’avènement forcé du cosmopolite. L’Atlantique que nous convoquons met l’accent sur une modernité occidentale, mais qui est loin de n’être qu’euro-centrée. Ainsi, tout en s’inspirant des préceptes des Lumières, elle s’en démarque par une lecture qui relève que la visée universaliste ne s’inscrit que dans une perspective exclusivement européenne, occidentale même, excluant de facto l’Autre en tant que sauvage, primitif, voire indigène. La duplicité du discours éclate dans les rapports du Vieux Continent avec ses colonies d’outre-Atlantique, notamment lors des révolutions, mais pas seulement.

19On sait que le XVIIIe siècle consacre, avec l’avènement des Lumières et la contagion révolutionnaire, la place de l’homme libre en tant que citoyen, et non plus en tant que sujet soumis au système féodal. Des auteurs comme Rousseau – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) – ou Diderot – Supplément au voyage de Bougainville (1773-1774) – relancent alors l’idée du bon sauvage héritée du XVIe siècle. Ouverture vers l’Autre qui n’est l’affaire que d’une minorité, à une époque où la traite négrière bat son plein. L’épisode révolutionnaire, avec le bâillonnement dont sera victime un Mirabeau croisé de l’abolitionnisme, démontre l’impact limité de ce rapport éveillé à l’altérité devant ce qui prélude à l’avènement du racisme scientifique.

20Ainsi l’expérience révolutionnaire, grosse d’options idéologiques antagoniques qui ouvrent sur des voies plurielles de développement, révèle-t-elle au mieux cette duplicité et l’ambivalence des rapports à l’Autre, lisibles et visibles comme jamais auparavant. Les vœux d’égalité, hérités des principes de la charte de 1789 et de la pensée des Lumières, semblent exclure les non-Européens. Un choix bien symptomatique de ce double discours et de la représentation racialisée de l’Autre, quand les préceptes de la Révolution paraissent demeurer lettre morte hors du territoire européen.

21C’est à cette date qu’Olaudah Equiano publiera son autobiographie, The interesting narrative of the life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa the African written by himself, pour témoigner de son humanité aux négriers jugés à Londres pour avoir jeté leurs « marchandises » par-dessus bord.

  • 14 Serge Bianchi, « Les Bières flottantes des négriers, un discours non prononcé sur l’abolition de la (...)

22Le rôle joué par Mirabeau, répondant aux sollicitations des abolitionnistes anglais comme Thomas Clarkson, dévoile l’impact de la diffusion de la gravure du Brooks, le bateau négrier, aussi bien auprès des membres de la Société abolitionniste de Londres qu’auprès de la Société des Amis des Noirs à Paris. La vocation oratoire de Mirabeau a été mise à contribution en cette année 1789 pour gagner l’Assemblée Constituante à la cause des esclaves, en écho au vote mémorable du 4 août mettant fin au régime des privilèges. « Les bières flottantes des négriers », discours non prononcé devant l’Assemblée14, empêché par le lobby des esclavagistes, colons et armateurs compris, dévoile l’ampleur du clivage au sein même des révolutionnaires. Échec qui met l’accent sur l’exclusion des colonies atlantiques d’un avènement à la citoyenneté qui n’a rien d’universel.

  • 15 Jacques Thibau, « Saint-Domingue à l’arrivée de Sonthonax », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer(...)

La France atlantique, elle, joue un rôle essentiel dans la révolution française : c’est la France négrière, la France esclavagiste qui tient et occupe une grande place dans la révolution en cours. Et ce n’est pas de l’hypocrisie : les gens de Nantes, de La Rochelle, de Bordeaux sont en 1789, des esclavagistes convaincus et des révolutionnaires tout aussi convaincus15.

  • 16 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, p. (...)
  • 17 Ibid., p. 101.

23Cependant, si en France métropolitaine les positions défendues par l’Abbé Grégoire ou par Mirabeau semblent marginalisées sous la pression des colons et des enjeux politico-économiques, elles trouvent écho auprès des peuples des îles assujetties, qui s’emparent de la question pour revendiquer leur humanité confisquée. La révolution haïtienne incarne cette réappropriation fulgurante des préceptes de la Révolution française, qu’elle arrache à son euro-centrisme initial en incluant les esclaves dans cette marche vers la liberté. Toussaint Louverture réalise pour Haïti et par excellence le type même du « Nègre debout » selon Césaire. Mais la figure de Denmark Vesey n’est pas moins marquante. Après son affranchissement en 1800, sillonnant les Caraïbes, il recueille sur la révolution haïtienne des récits enthousiasmants16 et donne résonance à ces voix inaugurales libres et audacieuses, fomentant des révoltes et déstabilisant la hiérarchisation imposée. L’influence de la révolution haïtienne est grande dans le parcours de Vesey. En témoignent les événements de mai 1822 à Charleston. C’est également à lui qu’on attribue les paroles hautement symboliques de Go down, Moses, signe irréfutable d’une conscience aiguë de la nécessité de la lutte pour la liberté car le chant, comme d’autres formes artistiques (musique et danse), dévoile les limites de la « rationalité [et de] la conduite civilisée qui ont légitimé l’esclavage racial »17.

24L’avènement à la parole, s’il passe d’abord par la voie de l’oralité (chants et prêches), se donne cours ensuite en une multitude de traces écrites qui conservent les expériences individuelles d’une lutte acharnée contre la déshumanisation.

Écrivains d’outre-Atlantique et dialogue avec l’Occident

25Les récits autobiographiques se multiplient pour témoigner de la lutte et retracer le chemin ardu vers la liberté. Tous écrits qui émergent d’un terreau de souffrances et de terreur et prennent leur part du « droit à la narration », libérant la possibilité de « narrations rivales » qui contrecarrent le point de vue et la perception aliénante et déshumanisante du maître :

  • 18 Edward Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000, p. 308.

Les récits d’esclaves, autobiographies spirituelles, mémoires de prison forment un contrepoint local aux histoires monumentales des puissances occidentales, à leurs discours officiels, à leur point de vue panoptique quasi scientifique18.

26Ces œuvres accomplissent l’avènement à la narration d’hommes jusque-là relégués à la marge de l’humain, simples possessions du maître. Ce droit de narrer, pour paraphraser Homi Bhabha, se matérialise d’abord à travers le genre autobiographique, qui consigne un témoignage de la terreur raciale à partir du point de vue de l’ancien esclave. Ce pouvoir de raconter la déshumanisation, de narrer l’innommable et cette reconquête personnelle de l’humanité, Olaudah Equiano l’a incarné comme figure pionnière de ces initiatives de narration à la première personne, exploitant en 1789 le récit de sa propre vie pour appuyer la cause des abolitionnistes et dire l’indicible. Son parcours récuse cette sous-humanité où l’on prétend reléguer ses semblables. D’autres auteurs suivront pour raconter le transbordement, les affres de l’arrachement à la terre natale : les idées d’universalité, incontestablement euro-centrées, sont ainsi fragilisées, pour ne pas dire contestées, par des narrations qui en disent long sur le traitement réservé à l’Autre.

27Pour ces auteurs, le monde moderne désavoue ses préceptes fondateurs, dont l’égalité et l’avènement à la citoyenneté constituent le socle. Ces débats en filigrane avec la pensée occidentale euro-centrée passent dans les œuvres de Frederick Douglass, Richard Wright ou W. E. B. Du Bois qui, tout en partant de leur propre expérience, dégagent une théorisation du vécu outre-atlantique des descendants d’esclaves.

  • 19 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, op. cit., p. 82.

28Ce dialogue avec les penseurs de la modernité occidentale, amorcé par le truchement de la littérature, se poursuit. Ainsi la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel sera-t-elle revue par des auteurs comme Douglass et ses contemporains qui, par leurs écrits, rechercheront la destitution du schéma proposé par le philosophe allemand. Le Nègre n’est pas que « pétulance » et « sauvagerie ». Au-delà du tableau sombre qu’Hegel brosse de l’Afrique, mais également des Africains, il pèse sur son propos d’avoir servi à justifier l’esclavage moderne aussi bien que la colonisation et ses « effets positifs ». En s’insurgeant contre cette représentation et ce schéma, les auteurs déstructurent la dialectique hégélienne à travers les motifs de la lutte et du refus de la subordination. Sans négliger pour autant « l’importance particulière de l’œuvre de Hegel dans l’ouverture des débats sur la modernité »19, mais en en montrant toutes les implications, au-delà des abstractions.

  • 20 Ibid., p. 96.

29Le premier lien qui unit Frederick Douglass à la pensée occidentale et, plus précisément, à la littérature européenne demeure son nom – Douglass –, signe ontologique d’une appartenance négociée à la modernité occidentale, nom d’homme libre inspiré par La Dame du Lac de Walter Scott pour échapper aux hommes de main à la solde des maîtres esclavagistes du Sud. Frederick Baily troque ainsi son nom contre celui d’un personnage de roman historique écossais en un geste optimiste qui atteste qu’il demeure loisible de puiser aux sources référentielles occidentales, pour peu que la symbolique qu’elles diffusent entre en résonance avec les revendications libertaires qui animent les dominés. Son choix de l’autobiographie postule sa volonté de témoigner : d’abord avec The Narrative of the life of Frederick Douglass (1844), plus tard avec My bondage and my freedom (1855), il accède à la parole dans des récits autobiographiques où se profile « l’inversion saisissante de l’allégorie hégélienne » puisque « Chez Douglass, c’est l’esclave, et non le maître, qui émerge en possession d’une conscience existant pour elle-même », tandis que le maître apparaît comme le représentant d’une « conscience réprimée à l’intérieur d’elle-même »20.

30De la lutte contre Covey, « le briseur des esclaves », naîtra l’Homme libre assumant sa révolte dont l’issue est la conscience irrévocable de son humanité et de son droit à la liberté :

  • 21 Frederick Douglass, My bondage and my freedom, London, Yale University Press, 2014, p. 190.

Je n’étais rien auparavant ; j’étais maintenant un homme. [le combat] avait ressuscité le respect et la confiance perdus que j’avais pour moi, et me remplit d’une détermination nouvelle à devenir un homme libre21.

31Si Hegel, dans sa dialectique, met en avant que, dans les rapports de force, celui qui se résigne écope de la condition d’esclave, le récit propre de Douglass lui sert à mettre en avant le paradigme de la lutte et, avec lui, la valeur d’une conscience aigüe de sa condition d’esclave et son souhait de s’en libérer. D’autre auteurs, américains comme caribéens, renvoient au choix de la lutte et de la mort face à la servitude, modalité qui fragilise et invalide l’allégorie hégélienne ; une mort salvatrice et libératrice qui se traduit, dans les faits, par suicides et avortements, comme autant d’échappatoires à l’exploitation barbare et inhumaine.

32Concernant la Caraïbe, Patrick Chamoiseau évoque dans L’Esclave vieil homme et le molosse (2008) la lutte silencieuse pour survivre à la déshumanisation de la plantation, la fuite désespérée, la mort et la renaissance toute minérale de l’esclave, à jamais inscrit dans le paysage insulaire caribéen. Échapper à la servitude, à l’emprise du maître, réalise une autre modalité de la lutte incarnée par les Nègres Marrons et les adeptes de l’underground railway.

33Nombre d’intellectuels afro-américains ont mis l’accent sur l’importance de l’Égypte dans l’Antiquité, manière de faire valoir que l’euro-centrisme, alors incarné par la Grèce et par Rome, met à l’écart d’autres civilisations aussi anciennes et aussi marquantes dans l’histoire de l’humanité :

  • 22 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, op. cit., p. 95.

il est clair que l’Égypte, ce témoin de la grandeur des cultures africaines avant l’esclavage occidental, ce symbole durable offert à la création et à la civilisation noires, a joué un rôle considérable dans les réponses de l’Atlantique noir à la modernité22.

34Dans son maître ouvrage sur l’identité noire, The Negro (1915), W. E. B. Du Bois, ne manque pas de rappeler la grandeur de Carthage et de l’Égypte, et ce d’autant plus que, dans la logique des histoires parallèles qui le guide, il s’agit d’abaisser Rome :

  • 23 W. E. B. Du Bois, The Negro, New York, Cosimo Inc., 2010, p. 14.

Phoenician, Greek, and Roman came into touch more or less with black Africa. Carthage, that North African city of a million men, had a large caravan trade with Negro land in ivory, metals, cloth, precious stones, and slaves. Black men served in the Carthaginian armies and marched with Hannibal on Rome. In some of the North African kingdoms the infiltration of Negro blood was very large and kings like Massinissa and Jugurtha were Negroid23.

35Clairement, cette description des rapports entre Carthage, Rome, l’Égypte et les peuples subsahariens aux époques anciennes plaide pour une lecture autre qu’européenne et occidentale. Il s’agit de voir le monde à la lumière de cultures et de civilisations jusque-là marginalisées face à l’héritage gréco-latin.

36C’est cette même logique de revendication qui anime de nombreux auteurs caribéens, dont Édouard Glissant qui, dans son recueil de poèmes Le Sel noir (1960), donne à voir une Carthage qui préfigure toutes les cités détruites et toutes les civilisations piétinées.

37L’expérience internationale, tant américaine qu’européenne, de Richard Wright confirme cette dynamique : depuis son séjour en France où il est accueilli par Gertrude Stein jusqu’à l’étroite collaboration qu’il entretient, à Harlem, avec le docteur bavarois Fredric Wertham autour de cas psychiatriques, il évolue dans une perspective transculturelle et transnationale, ralliant la diaspora afro-américaine à un réseau qui n’exclut aucunement l’apport européen pour œuvrer à une meilleure compréhension des réalités et des situations d’outre-Atlantique. Et c’est encore cette dialectique qui prévaut dans les liens qui unissent Wright aux panafricanistes lors des rencontres organisées à Paris (1956) et à Rome (1959) comme dans les échanges qu’il engage avec Frantz Fanon, l’auteur de Peau noire, masques blancs (1952) et des Damnés de la Terre (1961), fervent défenseur de l’indépendance de l’Algérie, échanges qui donnent la mesure de cette toile tissée par ces intellectuels des Amériques, Fanon compris, puisque lui-même était natif des Antilles.

  • 24 Edward Saïd, Culture et impérialisme, op. cit., p. 304.

38Dans ce même registre de réécriture et de dialogue avec les œuvres occidentales comme modalité de résistance à la domination, Edward Saïd a bien souligné l’enjeu qui s’attache aux « différentes versions modernes latino-américaines et caribéennes de La Tempête de Shakespeare (1611) »24. Ainsi Aimé Césaire, dans Une Tempête (1969), inscrit-il sa pièce dans le paysage caribéen où Prospero n’est de ce fait plus qu’un colonisateur bien installé dans sa supériorité en tant que maître quand Caliban incarne l’esclave révolté. Son opposition avec Ariel, le mulâtre, plus enclin au dialogue, dessine les différents rapports au sein de cet univers de la subordination mais aussi les différentes postures des penseurs noirs d’outre-Atlantique, divisés au sujet du recours à la violence. Rappelons que le cadre initial choisi par Césaire était les États-Unis, signe tangible de l’ampleur du questionnement et de la richesse de l’échange engagé entre ces différentes aires. Certains indices renvoient du reste sans fard à des personnalités clés de l’histoire américaine : Caliban prend le nom de X en une allusion transparente à Malcom X. Quant à Ariel, il rappelle étrangement la position d’un certain Martin Luther King. Fait notoire, la pièce sera représentée pour la première fois à New York au Ubu Repertory Theater en 1991 :

  • 25 Id. ibid.

Le ressort de la pièce antillaise d’Aimé Césaire Une Tempête n’est pas le ressentiment mais une lutte passionnée avec Shakespeare pour le droit de représenter le Caribéen. Cette pulsion de lutte s’inscrit dans un effort plus large pour découvrir les bases d’une identité dotée d’une cohérence interne, différente de l’ancienne, qui était dépendante et dérivée25.

39Pour conclure, il nous apparaît qu’on ne peut évoquer ce rapport des écrivains afro-américains et caribéens à la modernité occidentale dont ils sont issus et dont, tous ensemble, ils se démarquent en promouvant une lecture divergente des valeurs des Lumières sans mettre l’accent sur l’importance de la figure du sujet moderne fragmenté et pluriel que leurs écrits et leurs parcours illustrent. Leurs voix dissidentes, nourries par la terreur raciale, la discrimination et les différentes modalités de l’exclusion, célèbrent l’avènement de l’Altérité hybride comme fondement d’une différence longtemps décriée.

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Notes

1 Sur l’ensemble de la question voir Yves-Albert Augé, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, Bruxelles, Latomus, 1981.

2 Sophie Grosjean-Agnès, « L’étranger proche ou l’autre soi-même : le cas de la Cyrène antique », in M.-Fr. Marein, P. Voisin, J. Gallégo (éds.), Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, L’Harmattan, 2009, p. 37.

3 Souleymane Bachir Diagne, « La rencontre avec l’autre est une négociation permanente », in Hérodote, Rousseau, Durkheim, Lévi-Strauss… Comprendre l’Autre. Les textes fondamentaux, Le Point Éditions, 2014.

4 Emilia Ndiaye, « Les barbari ennemis et leurs chefs : des stéréotypes aux spécificités ? », in Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, op. cit., p. 64.

5 Tite Live, Ab Urbe condita, XXIX, 23, 4.

6 Emilia Ndiaye, « Les barbari ennemis et leurs chefs : des stéréotypes aux spécificités ? », loc. cit., p. 72.

7 Bernadette Cailler, Carthage ou la flamme du brasier. Mémoire et échos chez Virgile, Senghor, Mellah, Ghachem, Augustin, Ammi, Broch et Glissant, Amsterdam, Rodopi, 2007, p. 35.

8 Sur Hannibal et le couple Scipion/Hannibal, Yves-Albert Augé, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, op. cit., pp. 230-233 notamment.

9 Pauline Ronet, « Les comparaisons animales chez Silius Italicus : Hannibal, cet animal barbare », in Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, op. cit., p. 77.

10 Il faudrait au reste distinguer des sous-types, en fonction des diverses gentes, des Numides, Gétules, Garamantes, Berbères et autres Maures, que définit bien Yves-Albert Augé, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, op. cit.

11 Pauline Ronet, « Les comparaisons animales chez Silius Italicus : Hannibal, cet animal barbare », loc. cit., p. 69.

12 La Découverte des Indes occidentales par les Espagnols écrite par Dom Balthazar de Las Casas, évêque de Chiapa, Paris, 1697, p. 4.

13 Michel de Montaigne, Essais, livre I, XXXI : « Des Cannibales », 1580.

14 Serge Bianchi, « Les Bières flottantes des négriers, un discours non prononcé sur l’abolition de la traite des Noirs », Annales historiques de la Révolution française, 325, 2001, pp. 126-127.

15 Jacques Thibau, « Saint-Domingue à l’arrivée de Sonthonax », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, tome 84, n° 316, 1997, p. 41.

16 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, p. 31.

17 Ibid., p. 101.

18 Edward Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000, p. 308.

19 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, op. cit., p. 82.

20 Ibid., p. 96.

21 Frederick Douglass, My bondage and my freedom, London, Yale University Press, 2014, p. 190.

22 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, op. cit., p. 95.

23 W. E. B. Du Bois, The Negro, New York, Cosimo Inc., 2010, p. 14.

24 Edward Saïd, Culture et impérialisme, op. cit., p. 304.

25 Id. ibid.

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Pour citer cet article

Référence papier

Lobna Mestaoui, « Conquêtes et altérités : de la Méditerranée antique à la modernité atlantique »Babel, 29 | 2014, 145-158.

Référence électronique

Lobna Mestaoui, « Conquêtes et altérités : de la Méditerranée antique à la modernité atlantique »Babel [En ligne], 29 | 2014, mis en ligne le 01 février 2015, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/3640 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.3640

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Lobna Mestaoui

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