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InicioNuméros28II. Facettes de l'Amérique du NordRegards croisés en Méditerranée

II. Facettes de l'Amérique du Nord

Regards croisés en Méditerranée

Une étude comparée des styles et des caractères chez Edith Wharton (The Cruise of the Vanadis) et D. H. Lawrence (Sea and Sardinia)1
Aurélie Dell’olio
p. 87-108

Resumen

Cet article invite à découvrir, dans une optique comparative, deux récits de voyage : le premier The Cruise of the Vanadis, de la romancière américaine Edith Wharton, carnet de bord d’un tour de la Méditerranée, entrepris en 1888, en compagnie de son mari Teddy et publié posthumément en 1992, le second, Sea and Sardinia (1921), de l’écrivain anglais D. H. Lawrence qui décrit un bref séjour de Taormine en Sicile jusqu’en Sardaigne avec sa femme, Frieda. Ces deux regards croisés seront l’occasion de comparer non seulement deux manières bien différentes de concevoir un voyage d’agrément, mais aussi deux manières de s’adresser au lecteur. Si le regard de Wharton est porté presque exclusivement sur la nature et les vestiges de l’antiquité, dans un monde où les êtres humains sont étrangement absents, celui de Lawrence, en revanche, est filtré par ses propres états d’âme et par sa relation houleuse avec Frieda.

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  • 1 Article rédigé en collaboration avec Hélène Magnin, étudiante en Master « Langue et communication » (...)

1Edith Wharton et D. H. Lawrence sont deux auteurs que tout semble séparer : d’un côté, une jeune bourgeoise élevée au sein de l’élite new-yorkaise, une enfance baignée par le voyage, une sensibilité impérialiste et une passion pour la France ; et de l’autre, Lawrence, un jeune homme complexé issu d’un milieu très modeste de la campagne nord-anglaise, fils de mineur presque analphabète, un exilé perpétuel en quête du « primitif sacré », le rêve de fonder une communauté utopique dans un ranch mexicain ; deux figures culturelles momentanément contemporaines, mais qui ne se sont jamais croisées.

2L’une était collectionneuse d’art ; l’autre était peintre. L’une menait l’existence engagée d’une femme riche et indépendante, aux compagnons absents, vite disparus ; l’autre professait un « phallocentrisme » aux marges de la misogynie, mais ne se séparait jamais de son épouse dominatrice, férue de psychanalyse. Cependant, trois passions fondamentales les animent et les relient, passion du savoir, du voyage et de l’écriture, qui ont donné naissance à des ouvrages jumeaux, des récits qui se répondent à travers le temps, parfois jusqu’à exprimer d’une même voix les mêmes expériences.

3Trente ans séparent ces deux échantillons autobiographiques, où il est question de croisière en Méditerranée, de Siciliens pittoresques, de sites légendaires et de reconquête d’une partie de soi. Edith Wharton écrit The Cruise of the Vanadis en 1888, sous forme de notes de voyage à usage privé. D. H. Lawrence publie les premiers extraits de Sea and Sardinia, conçu comme une unité romanesque et poétique, en 1921. Mais entre-temps, la Méditerranée n’a pas changé : elle semble avoir conservé intact son potentiel de fascination : identités culturelles fortes, surprises bonnes ou mauvaises, inspiration artistique ou mystique, etc. Nos touristes sont-ils parvenus à trouver ce qu’ils étaient partis chercher ?

4Nous relaterons d’abord les circonstances objectives des faits relatés, puis nous nous intéresserons à l’aspect subjectif de cette relation. Cela nous permettra peut-être de mieux comprendre ces deux personnages riches en ambiguïtés, en partageant avec eux cette expérience intime qu’est pour eux le voyage : la quête de soi par la rencontre de l’Autre.

I. Une volonté de retrouver le berceau de la culture classique

5À première vue, nos deux ouvrages relatent des itinéraires comparables, notamment le passage par la Sicile qui fera l’objet de notre comparaison. Les remarques objectives de l’auteur sont ce qui marque à la première lecture : les lieux visités, les peuples rencontrés, les conditions de transport. À trente ans d’intervalle, c’est le même périple qu’ils effectuent : une occasion pour nous d’observer les éventuels changements survenus sur leur route.

a. La Sicile, un espace privilégié entre terre et mer

6La similitude des trajets ne se remarque pas au premier abord. Les époux Lawrence sont établis dans une villa de Sicile lorsqu’ils décident d’aller découvrir les environs et se décident, un peu au hasard, pour l’île voisine ; ce n’est pas la manière de fonctionner d’Edith Wharton. Son voyage s’inscrit dans une exploration internationale, semée de longues traversées et de bouleversements culturels ; il est donc beaucoup plus organisé. Néanmoins, dès les premières réflexions personnelles des deux auteurs, un rapprochement devient possible dans la mesure où tous deux éprouvent le besoin de quitter les sentiers battus.

  • 2 « Le temps dans le golfe du Lion ne pouvant manquer d’être mauvais, c’est après une traversée fort (...)
  • 3 « Un chemin presque vertical et fort caillouteux monte à l’assaut de la falaise […] qu’il nous fall (...)

7Ils ne peuvent s’accommoder de destinations préparées et de cadres confortables. Ils se focalisent sur les détails les plus inconfortables de leur périple, avec une forme de délectation dans l’écriture : “The Gulf of Lions was in its usual disturbed condition, and it was after a very rough passage that we reached Algiers on the following night”2 [Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 35]. À l’approche de Taormine, la voiture à chevaux n’arrivant pas, l’auteur se lance dans l’ascension de la falaise qui rejoint la ville à pied : “an almost perpendicular and very stony path leads up the slide of the cliff […] it was a toilsome climb”3 [60]. Aventurière dans l’âme, elle est heureuse de se promener à dos d’âne ou de mule vers des villages et monastères isolés et n’a que faire d’une mer agitée.

8Dans “Wharton, Travel, and Modernity”, Nancy Bentley souligne également le goût qu’avait Wharton pour les sensations fortes, notamment pour la vitesse : l’adrénaline et la délectation que lui procurait une course à travers les boulevards de Central Park dans une voiture décapotable au crépuscule.

9Jonas Dovydenas, ayant suivi les pas d’Edith Wharton afin de photographier les paysages, personnages et monuments décrits dans The Cruise of the Vanadis, pour son édition de luxe de 2003, explique avoir été impressionné par son rythme de déplacement mais également par son courage et sa nature aventurière [Jonas Dovydenas, [a Note about the Photographs], dans : Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 27].

10Wharton et Lawrence profitent également des transports les plus luxueux à leur disposition en Sicile, le chemin de fer et la traversée en bateau. Pourtant s’il fallait caractériser ces deux passages, le chemin de fer est vertigineux et la mer maussade. Il y a fort à parier que de telles étapes, effectuées en pays familier, l’Angleterre pour Lawrence et les États-Unis pour Edith Wharton, n’auraient pas été si colorées, si proches de la catastrophe. L’élément humain joue ici un rôle prépondérant. Si la mer est si inquiétante dans Sea and Sardinia, c’est que les marins se font un malin plaisir d’intimider sciemment leurs passagers ; et si les falaises semblent si hasardeuses, chez Wharton, c’est que les conducteurs du train font preuve à de nombreuses reprises d’une insouciance à la fois très peu professionnelle et délicieusement méridionale.

11Lawrence et son épouse, particulièrement, ne se privent guère d’attribuer à tel ou tel compagnon de voyage indésirable les désagréments d’un trajet, ou de les disséquer du regard avec condescendance. Les Méridionaux leur semblent décontractés dans leur placidité quelque peu primitive, et eux qui souffrent si souvent des nerfs leur envient cette bienheureuse simplicité d’esprit.

12En somme, pour tous deux, le passage par la Sicile représente le contact avec une part ancienne et légendaire de leur histoire européenne, une découverte dont ils sont avides.

b. La découverte culturelle au gré des rencontres

13En traversant la Sicile, il est inévitable de croiser les mêmes communautés, mais la subjectivité peut rendre cette même expérience très différente d’une personne à l’autre. Quel rapport nos deux auteurs ont-ils entretenu avec les personnages locaux qui leur ont offert l’hospitalité, ou simplement ont croisé leur route, de part et d’autre d’infranchissables barrières culturelles ?

  • 4 « Chemin faisant, nous avons croisé nombre de paysans montés sur des voiturettes tirées par des che (...)

14Ils partagent en tout cas leur fascination pour le pittoresque, charmant aux yeux d’Edith Wharton, déconcertant aux yeux de Lawrence. Les petits paysans qui cheminent en leur compagnie s’intègrent dans la peinture générale du paysage campagnard, qu’ils égaient par leur activité et la naïveté de leurs mises en scène : “As we drove along we met a great many peasants in little carts gaily painted with pictures of knights and ladies, saints and angels, and drawn by horses and mules in fantastic harnesses with plumes and scarlet tassels”4 [Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 53]. Chez Lawrence, les villageois célèbrent des fêtes folkloriques et incarnent de mystérieux personnages.

15Leurs voyages ne s’effectuent cependant pas dans les mêmes conditions. Alors que les époux Lawrence côtoient les Siciliens dans le train, les marchés, les navettes maritimes, trente ans plus tôt, c’était encore le siècle de la piraterie et les riches voyageurs occidentaux n’avaient pas affaire directement à la population locale. Dans The Cruise of the Vanadis, un écran de notables est là pour constituer un intermédiaire respectable, ce qui a pour effet de transformer cette population en un simple élément du décor et son dialecte en une musique indistincte.

16Pour Lawrence, perdu dans les montagnes en compagnie de ces mêmes personnages pittoresques, l’expérience est plus viscérale. Il décrit l’odeur insupportable de cette peau de mouton, le goût des plats, la parenté des dialectes, etc. Il est fier de voyager ainsi et de se rêver contrebandier sicilien.

17D’autre part, sa sensibilité personnelle diffère en ce qu’il est accompagné de sa femme et que tout ce qui consiste à s’attendrir, à plaindre les habitants, relève du comportement de Frieda. Il se contente de déduire, par exemple, à quelques éléments du costume, de la posture et du regard, qu’une petite fille, accompagnant un couple de bourgeois, est probablement leur servante orpheline et que le train la rend malade. Plus tard, il indique que son épouse aurait volontiers soutenu la tête de l’enfant, lui aurait offert du thé, un mouchoir, etc. Son émotion est réservée pour les découvertes qui le guident vers lui-même ; une route de montagne qu’il lui semble reconnaître, un caractère auquel il parvient à s’identifier, une légende qui fait écho dans son âme. Edith Wharton est beaucoup plus ouverte à l’empathie, ce qui reflète l’un de ses traits de caractère les plus marquants, car il la poussera à s’investir personnellement dans le secours aux victimes de la Première Guerre Mondiale. Elle croit retrouver dans l’aspect délabré de la ville de Chios les fantômes d’un massacre, d’un tremblement de terre et montre une évidente compassion face à l’expression résignée de la population, qui provient peut-être d’une sorte de malédiction planant sur la ville. Une similitude toutefois se dessine. Tous deux, d’une même voix, décrivent les marques du passé et c’est un voyage dans le temps qu’ils ont le sentiment d’accomplir.

18Néanmoins, si Edith Wharton poursuit la culture des origines, on peut dire que D. H. Lawrence poursuit ce qu’il y avait avant la culture, et cette nuance de caractères est suffisante pour les éloigner au fur et à mesure que se poursuit leur route et leur réflexion.

c. Les divergences d’approche

19À l’époque de son voyage, il faut avant tout noter que Lawrence n’est plus réellement un Anglais ; il s’est exilé de cet univers culturel et climatique qui ne lui convient pas et semble le tuer à petit feu. Désormais, il vit en Sicile à Taormine depuis des années, à l’abri d’une industrialisation grandissante du monde qui l’angoisse dans son rapport déjà conflictuel à l’humain. Sa promenade en Sardaigne et en Italie est donc une excursion davantage qu’un périple, du moins considérée d’un point de vue extérieur. Ce point de vue presque d’un local sur les régions traversées ne saurait être comparé avec celui d’Edith Wharton. Si c’est une voyageuse accomplie depuis son plus jeune âge, elle a généralement effectué ces trajets dans le cadre privilégié des grandes croisières de luxe qui prenaient alors naissance, entourée d’officiels anglo-saxons. Sa connaissance du voyage est globale, davantage que locale. Et l’on a pu aventurer que c’était le voyage en lui-même qu’elle recherchait, davantage qu’une destination en particulier. Il ne se passait d’ailleurs pas une année sans qu’elle ne se rende en un point ou l’autre du globe, un plaisir avant tout intellectuel pour cette femme de lettres.

20Comme nous l’avons dit, Edith Wharton et Lawrence diffèrent par leur origine sociale, leur éducation et leurs principes ; cela se traduit par une attitude différente à l’égard de leur société d’origine et donc à l’égard de leurs compagnons de voyage. Tout à la fois fardeaux contraignants et liens avec la civilisation, ces personnages secondaires ont leur importance car leur avis compte et peut influencer les péripéties du trajet. L’entourage familial n’est pas observé, commenté, les caractères de ces personnages pourtant complexes ne sont pas développés.

21Ils n’en perdent pas pour autant leur intérêt scénaristique, mais il faut avouer que le piment du voyage est absent de leur compagnie. Nos deux auteurs appartiennent chacun à un siècle différent, et le mariage au XIXe siècle n’est pas le même qu’au XXe siècle, d’autant qu’Edith Wharton appartient à la haute société et en subit les codes et les obligations. Mariée à vingt-trois ans à un homme de trente-cinq ans, elle devait bientôt découvrir que l’un de leurs seuls points communs était le voyage, et tant que la santé mentale de son mari le permit, ils partagèrent désormais cette activité qui leur permettait, paradoxalement, de s’évader de leur vie de couple. Elle divorça ensuite et reprit son errance, avec une préférence de plus en plus marquée pour la France où elle trouvait des engagements auxquels se consacrer ; c’était bien mieux que des soupirants. Les hommes devinrent des associés, des amis de plume, des relations influentes qui lui permettaient de mener à bien ses projets.

22La rédaction de The Cruise of the Vanadis se situe toutefois dans les premières années de son mariage ; les jalons de son caractère indépendant sont déjà posés, mais ils ne s’expriment pleinement que dans les pages de son journal de bord et se concrétiseront aux yeux de tous beaucoup plus tard. Elle est donc accompagnée d’Edward, son mari, qu’elle appelle Teddy – comme Lawrence surnomme sa femme the Q-B, sigle qui célèbre sa nature dominatrice et affairée, puisqu’il fait d’elle, secrètement, la Reine des Abeilles. C’est avec lui, et avec son cousin James Van Allen, qu’elle subit avec répulsion la visite des catacombes qui lui laissera le souvenir d’une épreuve pénible. Son amour du grand air et des paysages extérieurs n’en apparaît qu’avec plus de force lorsqu’elle émerge à la lumière du jour, comme au sortir de son propre tombeau. C’est aussi à son entourage d’autrefois et à la grisaille morbide qu’il représente qu’elle échappe en partant s’exposer au soleil méditerranéen.

  • 5 « Donnez-moi un petit navire, oh dieux plein de bonté, et trois compagnons égarés ».

23Plus moderne dans une certaine mesure, mais plus incompréhensible aussi à certains égards, la relation des époux Lawrence est toute autre ; s’il ne s’accomplit pas toujours en tant que voyageur parce qu’il doit rendre des comptes à sa femme, Lawrence n’envisage pas de s’en séparer. Le passage le plus caractéristique est sans doute celui qui le voit regretter cette situation pour des raisons qui peuvent nous surprendre : un marginal rencontré dans la montagne autour d’un feu de camp lui apparaît soudain comme un compagnon de voyage bien préférable. Il s’agit d’une sorte de contrebandier avec lequel il n’a que peu de vocabulaire en commun et qui l’invite à le suivre dans il ne sait trop quelle expédition fortement teintée d’illégalité. Le personnage se décrit comme le père d’une bonne partie des enfants de la vallée et entraîne avec lui un séduisant jeune homme à la personnalité falote, qu’il décrit comme sa femme, car il le suit partout et accomplit certaines tâches à son service. Cette liberté de mœurs et cette familiarité auraient de quoi choquer le premier touriste anglais venu, or Lawrence se sent soudain comme un poisson dans l’eau et regrette, plusieurs jours après, de n’avoir pas suivi « son vagabond ». C’est que la vie d’un tel personnage, dont il se déclare irrémédiablement éloigné par les principes inculqués dans leurs éducations respectives, a pour lui des attraits qui remontent aux origines de ses croyances. Lawrence croit en un héros primordial, antérieur au modèle christique, seul modèle dans lequel il puisse véritablement s’accomplir, tout en sachant que le monde actuel ne s’y prête plus. La compagnie des paladins de Charlemagne, spectacle de marionnettes qui clôt le voyage comme une apothéose idéologique, met en scène ce désir fondamental de compagnie masculine qu’il évoquait vaguement dès le départ de Taormine, comme un besoin d’absolu : “Give me a little ship, kind gods, and three world-lost comrades”5 [Sea and Sardinia, 48].

24La réaction de nos deux auteurs est donc sensiblement différente, dans la mesure où leurs caractères sont, sur bien des points, opposés. Ils ne correspondent pas au même archétype du voyageur. Ce qui nous amène à un autre caractère du récit de voyage, caractère à la fois superficiel et passionnant : sa subjectivité omniprésente, voire fondatrice ; en effet, nos auteurs ne s’émerveillent pas parce qu’ils voyagent, mais bien plutôt voyagent en quête d’émerveillement.

II. L’auteur subjectif

25Nos deux voyageurs ont laissé à chaque page du récit leur empreinte en tant qu’êtres sensibles, idéalistes et exigeants. Il s’agit désormais de pousser l’analyse un peu plus loin et de nous intéresser non pas à ce qu’ils observent, mais à la manière dont ils l’observent. Leur ressemblance s’accentue alors jusqu’à former un profil : l’auteur-voyageur s’avère à la fois savant et ignorant, attachant mais aussi parfois dérangeant.

a. La sensibilité des touristes historiens

26Les réactions des auteurs ne se font pas attendre face à toute cette différence qui est pourtant l’objet de leur quête. Difficiles, choqués, parfois horrifiés, ils ne se privent pas de livrer leurs sentiments, parfois avec une candeur qui peut nous amuser.

27C’est que, malgré certaines similitudes, telles que la relation exacte et chronologique des emplacements traversés, il ne s’agit nullement d’un guide de voyage. Nos deux romanciers sont avant tout des êtres d’imagination, une qualité dont ils se targuent volontiers. À lire Lawrence, on se demande plus d’une fois s’il envisage réellement d’être compris, ou s’il se contente de faire éprouver quelque chose d’original au lecteur par ses choix stylistiques incongrus. C’est cette même fantaisie, souvent caractéristique de dilettantisme, qui a fait d’Edith Wharton un auteur de récits de voyage accompli. Ses récits de voyage ne seraient pas si remarquables s’ils n’incorporaient pas cet élément propre à l’amateur, d’une personne sans parcours professionnel qui a sa propre façon de décrire une œuvre d’art, sa propre subjectivité. C’est également ce côté amateur qui a fait d’elle une voyageuse dont l’énergie l’a poussée à s’enfoncer dans des sites éloignés, à s’attarder sur des détails au-delà du superficiel et des connaissances acquises.

b. Des réactions passionnées face aux événements du réel

  • 6 « Ce journal n’est en aucun cas écrit pour ânonner ce que d’autres ont dit avant moi : il me sert s (...)
  • 7 « Le paysage autour de Tunis est plat et sans intérêt ».

28Le choix des destinations est souvent guidé par une exploration préalable, depuis le pays d’origine, par le biais de lectures souvent teintées de mythologie. Ces attentes sont ensuite inévitablement mises à l’épreuve de la réalité au cours du voyage. C’est principalement le cas chez Edith Wharton, dont le caractère et les conditions d’écriture, à visée strictement personnelle, libèrent le jugement, notamment négatif. Elle était passionnée par le fait de découvrir et de se faire sa propre opinion des sites qu’elle visitait : “this Journal is written not to record other people’s opinions, but to note as exactly as possible the impression which I myself received”6 (Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 67). Les jugements qu’elle porte, qu’ils soient positifs ou négatifs sont toujours très directs : “The scenery about Tunis is flat and uninteresting”7 [41].

29À Syracuse, elle est déçue de ne pas apercevoir le fond de la rivière Cyané, troublée par la pluie, alors qu’on lui avait promis des eaux de cristal. La ville de Messine est trop conventionnelle, trop italienne ; la cour de l’hôtel de Taormine est joliment arrangée, mais sale et humide. Palerme est prospère et bien entretenue, mais pas assez pittoresque. Agrigente est jolie, vue depuis la mer, mais la réalité de ses rues ennuyeuses et de sa plaine désolée la rend vite mélancolique :

  • 8 « Notre déception fut grande le lendemain matin. Le soleil brillait et le temps était chaud et plai (...)

The next day we woke to disappointment. The sun was shining, the day was warm and pleasant, but Girgenti, the Girgenti of which we had talked and dreamed, the “splendor-loving Acragas” of Pindar, the “topaz-bastioned city” of Symonds–was this Girgenti ? The hotel stands on a hill planted with wheat and vegetables ; bleak sandstone hills, treeless and crude, rise behind it ; on one side lies Girgenti, an assemblage of dull houses, unbroken by a single graceful or picturesque outline.8 [Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 70]

30Ainsi de suite. Au lieu d’ignorer les parties du voyage qui n’ont pas su éveiller son intérêt, elle en dresse la liste, comme s’il s’agissait de dresser un guide du voyageur, impitoyable envers ce qui ne mérite pas d’éloge.

31L’inverse est également vrai. Lorsqu’elle s’estime gratifiée en fonction de ses attentes, ou souvent même au-delà, elle ne tarit pas d’éloges qui sont, en creux, autant de critiques du monde qu’elle a fui. Les couleurs dont se pare la Sicile des paysages, simple et naturelle, qualifiée de tropicale, de délicieuse confusion, s’opposent avec force au fil des pages à l’horreur des endroits clos, sortes de prisons sinistres. La visite des catacombes notamment est une épreuve angoissante que lui infligent ses compagnons de voyage.

32Edith Wharton était une femme de goût, d’élégance et de style, ce qui se ressent singulièrement dans sa façon de s’exprimer et surtout de décrire les paysages qui l’entourent. Elle accordait d’ailleurs une grande importance à la décoration d’intérieur et en a même fait le sujet principal de certaines de ses œuvres. Decoration of Houses est la plus marquante et prestigieuse d’entre elles. Ce livre rencontre un franc succès en 1897 ; Edith Wharton prône un retour à la simplicité, l’abandon des couleurs criardes, etc. Cette attirance pour la simplicité se discerne dans The Cruise of the Vanadis. Les paysages que l’auteur admire le plus et s’applique tout particulièrement à décrire sont des décors simples, légers et naturels : la vue du haut d’un monument, la mer qui s’étire au loin, les fleurs ou les arbres d’un verger, etc.

33Lawrence, lui aussi, affiche une personnalité très forte et une franchise déroutante. Son but n’était en aucun cas de se rendre agréable, que ce soit par sa présence ou par ses écrits. Dans Sea and Sardinia, il juge expressément cet appétit d’approbation générale avec une grande sévérité. Il critique les Siciliens pour leur mollesse et leurs simagrées, et loue les Sardes pour leur austérité et leur absence de principes.

34Frieda dépeignait son époux comme un homosexuel refoulé ; il est en tout cas certain qu’il fait à plusieurs reprises l’apologie des caractères les plus masculins chez les êtres qu’il apprécie. D’une part, son idéal des relations humaines comporte un élément de virilité païenne et héroïque. D’autre part, son épouse l’a probablement conquis par des qualités qui faisaient écho à cet idéal, des stéréotypes de force, d’intransigeance et de goût du risque dont il n’aime guère la voir s’éloigner. Lorsqu’elle se lance à l’assaut des marchés siciliens avec ce qu’il considère comme de la frivolité, ou se permet des plaintes et des vapeurs en raison de conditions de voyage inconfortables, la résignation voire l’agacement du narrateur est perceptible. En revanche, il semble admirer et soutenir ses explosions de colère contre des locaux qui les importunent par leur curiosité. Lui-même met un point d’honneur à cultiver cette nature nerveuse et impatiente, signe selon lui d’un esprit supérieur qui n’admet pas la complaisance.

35C’est un idéal qui peut sembler désagréable à un lecteur plus modéré, et les critiques de Lawrence comme misogyne et détestable personnage n’ont pas manqué, de son vivant ou par la suite.

c. Les remarques dérangeantes d’une époque marquée par le racisme

36Adeptes de la description lyrique et du langage fleuri, désinhibés l’une par le sentiment que nul ne lira jamais ses notes et l’autre par son caractère indépendant, nos deux auteurs attaquent souvent sur le physique, sans aucune gêne. C’est au tour de notre sensibilité moderne de se sentir dépaysée, voire heurtée. Nous avons aujourd’hui opéré une séparation nette d’avec cet état d’esprit qui visait à convaincre, à se convaincre soi-même, des bienfaits de la colonisation. Cependant, il ne faut pas oublier, qu’en 1888, l’Algérie et la Tunisie sont des colonies françaises et que malgré l’abolition de l’esclavage dans ces dernières en 1848, l’image et la considération de l’indigène sont encore des sujets sensibles et épineux. Plusieurs intellectuels de l’époque font preuve d’un esprit que l’on pourrait qualifier de contradictoire, si l’on se réfère aux acquis de notre société actuelle. Alexis de Tocqueville, par exemple, se fait le porte-parole du libéralisme français d’un côté, s’opposant également à l’esclavage et promouvant son abolition définitive, mais de l’autre, soutient la conquête de l’Algérie en 1830 et alimente des stéréotypes avilissants sur la « race arabe ». La pensée coloniale est ainsi très dominante et influente, dans les romans d’écrivains comme Pierre Loti (dans son ouvrage colonial le plus célèbre, Le roman d’un spahi, il compare notamment les Africains aux singes), dans de grandes expositions universelles (celles de 1878 ou de 1889 par exemple), dans la presse, les média, etc. De telles idées simplistes et insultantes sur les sujets des colonies, étaient ainsi internationalement admises. Il s’agit donc de replacer les propos d’Edith Wharton dans leur contexte historique, à la lumière des mentalités de l’époque coloniale.

  • 9 « Nous nous amusions beaucoup du spectacle offert par l’accoutrement singulier des tunisiennes qui (...)
  • 10 « Le caractère grotesque de leur allure ».
  • 11 « Il n’existe rien de plus ridicule que les femmes grosses et âgées déguisées de la sorte ».
  • 12 « Des nègres en robes criardes, des ânes chargés de dattes en branches, et une centaine d’autres pe (...)
  • 13 « Les femmes voilées qui vont et viennent en trainant des pieds, les nègres, les chiens, les ânes »

37Parfois le spectacle qui s’offre à elle la fait sourire, parfois il ne lui inspire que mépris et réprobation ; et parfois nous ressentons simplement une indifférence désincarnée. Les tenues qui la surprennent, celles des femmes Tunisiennes par exemple, lui semblent grotesques mais l’amusent : “We were much amused by watching the strangely-dressed Tunisian women walking in the streets”9, “the grotesqueness of their appearance”10, “nothing can be conceived more ludicrous than the fat, elderly women thus arrayed”11 [Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 39]. Elle brosse des paysages animés où se croisent des ânes, des femmes voilées, des Noirs, des chiens, etc., le tout sans distinction aucune et les qualifiant de « personnages bizarres » : “negroes in gaudy robes, donkeys laden with branches of dates, and a hundred other fanciful figures, multicoloured as a carnival procession”12, “the veiled women shuffling to and fro, the negroes, the dogs, the donkeys”13.

  • 14 « Rien, en définitive, n’attire davantage la curiosité que ce mélange d’orientalisme et de civilisa (...)

38Lorsque ces différences gagnent son respect, elle ne se prive pas de le signaler également, ce qui nous démontre qu’il s’agit uniquement de remarques personnelles et non d’idéologie. L’hospitalité notamment prend une place importante dans son récit, dans la mesure où ce trait qu’elle attribue aux Orientaux et leur détermination à n’accepter aucun paiement, éveillent peu à peu chez elle l’admiration pour une forme de noblesse de caractère dont elle les pare alors aux yeux de son lecteur. C’est bel et bien l’altérité qui la fascine et la curiosité qui la guide : “Nothing, in fact, can be more curious than the mixture of Orientalism and European civilization which meets one at every turn in Smyrna”14 [Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis, 149].

39De plus, le ton sarcastique qu’Edith Wharton emploie dans de nombreuses œuvres, dénote une volonté de capter le réel, de le dénoncer sans retenue, sans appréhension du jugement. Elle dénude ainsi la cruauté du monde. Cette approche de l’altérité atteste, tout de même, de l’impossibilité d’adaptation de l’auteur dans de tels pays, diamétralement opposés à son mode de vie.

  • 15 « La conversazione est l’affaire des affaires ».

40Chez Lawrence, lorsqu’il se montre sarcastique il s’agit d’un mécanisme de défense face à une réalité qui le fait souffrir. Pour le reste, sa description de l’étrange, de l’autochtone, suit les lois de l’immersion, pour le meilleur et pour le pire ; il ne nous épargne rien, tout en reconnaissant ce que l’expérience peut avoir de pénible. C’est un trait qui apparaît particulièrement dans sa volonté incessante de rapporter les propos des personnages rencontrés. D’autant plus que la réalité qu’il vit est difficile à partager avec ses lecteurs anglais, ou américains, il s’applique à reprendre les termes italiens, dans la mesure où il les considère comme intraduisibles. Les plus intuitifs, comme lui, parviendront à un tableau exact de ce qu’il essaie de décrire ; les autres feront mieux de se tourner vers un autre type de littérature. Une citation résume à la fois ce mode de fonctionnement et la pensée qui le provoque : “The conversazione is the affair of affairs”15 [Sea and Sardinia, 16].

41De la même manière, Lawrence transcrit l’accent et les erreurs de syntaxe pour nous faire partager son sentiment de répulsion. C’est généralement l’occasion de brosser un portrait satirique, plus ou moins affectueusement. Il arrive fréquemment qu’il dénigre un Sicilien uniquement pour sa tentative maladroite d’entrer en contact au moyen du peu d’anglais ou de français qu’il connaît. La familiarité, les tentatives d’humour qui tombent à l’eau, la volonté trop évidente de faire une forte impression, tous ces efforts lui apparaissent comme de détestables artifices qui n’aboutissent qu’à le faire fuir.

  • 16 « La vie y est si primitive, si païenne, si étrangement barbare et à demi-sauvage. […] De sorte que (...)

42Il n’aura d’ailleurs aucune indulgence pour la population tant qu’il n’aura pas quitté la Sicile, et en Sardaigne, tout ce qui lui rappelle la Sicile ou l’Italie le met hors de lui. Les personnages sont caricaturés jusqu’à l’extrême, les comportements sont décriés, au point que l’on se croirait dans une fable dans laquelle vénalité, sournoiserie, profit mesquin, hypocrisie sociale, etc. sont de mise. C’est également ce qu’il reproche à la bonne société anglaise avec laquelle il a coupé les ponts. Ce qui pourrait sembler raciste à première vue n’est que rejet de soi-même et aspiration à un absolu lointain. Le dialecte sarde lui vient plus naturellement que la langue parlée en Sicile, car celle-ci est évasive, fuyante, comme les habitants ; le Sarde, l’homme comme le dialecte, est franc, viril, direct, préservé de la trop vieille culture latine qui rend rusé et qui dénature. C’est ainsi que Lawrence considère l’objet de son voyage : un lieu naturel, primitif, si pauvre qu’il en échappe à la civilisation. C’est à ce prix seulement qu’il parvient à se sentir lui-même. Il n’est donc pas critique lorsqu’il dépeint le monde méditerranéen comme primitif et sauvage, en réalité il est en admiration : “Life is so primitive, so pagan, so strangely heathen and half-savage. […] So that for us to go to Italy and to penetrate into Italy is like a most fascinating act of self-discovery–back, back down the old ways of time”16 [Sea and Sardinia, 116-117].

III. Le véritable objectif du voyage inscrit en filigrane

43Nous n’avons pas affaire à des croisières de plaisance : le départ, chez ces deux voyageurs, est conditionné par un état psychologique particulier, fait de souffrances et d’aspirations. Non seulement le récit que nous avons aujourd’hui entre les mains est le fruit de cette mentalité, il en est aussi le réceptacle. Par son intermédiaire, nous pouvons les approcher, et peut-être expliquer leurs excentricités, leurs blocages et leur besoin d’ailleurs.

a. Deux êtres en souffrance face aux affres du quotidien

44Malgré les différences qui les opposent (âge, sexe, époque, condition financière, etc.) les deux auteurs semblent réagir aux mêmes contraintes et souffrir des mêmes manques. Ce point de départ intellectuel et émotionnel qu’ils partagent pourrait s’appeler l’exil.

  • 17 « La noblesse et l’harmonie des grandes villes européennes, […] les splendeurs de Rome et la majest (...)
  • 18 « L’intolérable laideur de New York ».
  • 19 « Je n’avais que dix ans, mais j’avais été nourrie au sein de la beauté depuis mon plus jeune âge, (...)

45En ce qui concerne Edith Wharton, c’est dès les premières pages de A Backward Glance que nous assistons au dénigrement de sa ville natale et de la société new-yorkaise qu’elle compare à la majesté des villes européennes : “the nobility and harmony of the great European cities, […] the glories of Rome and the architectural majesty of Paris”17 à opposer à “the intolerable ugliness of New York”18 [Edith Wharton, A Backward Glance, 44, 54]. En réalité, la déception dont elle fait preuve à l’égard de New York s’étend au continent américain tout entier. C’est seulement à l’âge de dix ans, après avoir suivi ses parents dans de nombreux voyages autour du monde, qu’elle retrouve les États-Unis, et l’idée de passer à cet endroit le restant de ces jours lui apparaît comme une contrainte insupportable. Elle évoque une impression de laideur, de tristesse, et l’on comprend qu’elle étouffe à l’idée d’un avenir tout tracé, circonscrit dans les limites de cet univers clos : “I was only ten years old, but I had been fed on beauty since my babyhood, and my first thought was : ‘How ugly it is !’ I have never since thought otherwise, or felt otherwise than as an exile in America”19 [Edith Wharton, Edith Wharton : Novellas and Other Writings, 1080-1081]. Le terme “exile” dans “an exile in America”, révèle parfaitement son état d’esprit lorsqu’elle se trouve dans son pays natal.

46Les paysages auxquels ils réagissent avec le plus d’intensité peuvent apporter au lecteur une clé de leur psychisme : ils se reconnaissent dans ces miroirs naturels que leur offre le pays lointain, décalé dans l’espace et le temps au point que la logique de leur quotidien n’a plus cours.

47C’est cette logique qui pousse Lawrence à rejeter avec violence les créations esthétiques du pays qu’il traverse, tant qu’il n’a pas rencontré exactement le lieu, la personne qui entre en résonnance avec sa mythologie intérieure. Cette recherche inconsciente est ce qui les pousse tous les deux en avant, une rencontre à laquelle ils estiment avoir droit. Chaque déception est donc une trahison de leurs attentes les plus profondes et c’est ce qui justifie l’acidité de certaines critiques.

b. Les enjeux de tels périples

48En constatant quelles étapes de leur périple semblent satisfaire à leurs attentes, nous pouvons en déduire ce que cherchent réellement nos deux auteurs et éclairer ce pan secret de leur goût du voyage et notamment de la Méditerranée. Il s’agit en fait de cet absolu, cet inconnu qui leur manquait dans leur vie de tous les jours.

  • 20 « Malgré la maladie, ou pire le chagrin, ennemi juré de l’homme, il est possible de rester vivant m (...)

49Pour Wharton, la routine domestique de son mariage raté ne fit qu’alimenter sa haine d’un pays natal qui représentait la routine, l’ennui, l’absence d’exaltation et d’accomplissement personnel : “In spite of illness, in spite even of the arch-enemy sorrow, one can remain alive long past the usual date of disintegration if one is unafraid of change, insatiable in intellectual curiosity, interested in big things, and happy in small ways”20 [Edith Wharton, A Backward Glance, xix]. Dès lors, ses escapades autour du monde prendront une dimension salvatrice, celle d’une femme qui se fait justice, se libère d’une prison invisible. Elle sera donc à la recherche de paysages, de peuples, de coutumes, de climats qui lui procureront ces sentiments étrangers à son cadre habituel. Le restant de sa vie se construira autour des motifs du départ et de l’arrivée, et comme tout voyageur, elle poursuivra sans fin l’espoir d’une découverte, d’un émerveillement passager, mais aussi, plus largement, d’un épanouissement culturel. Les événements les plus tragiques de son existence s’accompagnèrent d’un retour à New York : la maladie de son père, puis sa mort, puis la décrépitude de son époux frappé d’une faiblesse psychologique dont, pour sa part, il ne trouva jamais le remède dans les voyages.

50Au fil des croisières, elle fera bientôt de la France son domicile et des États-Unis un lieu à visiter, jusqu’à s’expatrier définitivement, tandis que les notes et journaux de bord la formeront peu à peu au plaisir d’écrire ainsi qu’à l’ambition littéraire. The Cruise of the Vanadis représente clairement un moment clé, une répétition générale pour l’ensemble de sa production littéraire, presque la version embryonnaire de son œuvre littéraire. Ce récit initiatique sera le premier d’une grande série de récits de voyage : Italian Villas and Their Gardens (1904), A Motor-Flight Through France (1908), In Morocco (1920). Ainsi, ce sont, au départ, ces nombreux voyages qui lui apportent le matériel nécessaire pour s’essayer au métier d’écrivain.

51Il est important de constater qu’elle ne publie son premier ouvrage qu’à trente-cinq ans, puis seulement quatre en l’espace de cinq ans. Ce n’est qu’à partir de quarante ans que ses quarante-quatre autres œuvres apparaissent. Pourquoi tant tarder avant de se faire publier ? Quant au compte-rendu de sa première croisière en Méditerranée, The Cruise of the Vanadis, écrit en 1888, elle ne le rendra jamais public de son vivant. Il y a peut-être quelque chose de trop personnel, ou de trop juvénile dans ces pages (l’auteur redoute peut-être un manque d’expérience) et c’est pourquoi l’aperçu qu’elles nous donnent est exceptionnel.

52De la part de D.H. Lawrence, l’ensemble du récit aligne les constats d’échec. C’est pourquoi la conclusion, les toutes dernières pages, forment un contraste si fort avec le reste du voyage. Il semble qu’enfin, l’auteur puisse emporter avec lui un peu d’une expérience positive et en retirer une certitude qui l’aidera à affronter l’avenir. En effet, ce qu’il cherche est relativement clair : il remonte aux sources de la civilisation, aux religions des premiers âges, à la vérité primordiale qu’elles peuvent lui enseigner sur la manière de vivre et d’être un homme, en accord avec sa nature profonde. C’est aussi la démarche d’un artiste, désireux d’échapper à toute influence décadente et commerciale pour exprimer son art dans sa forme la plus pure et la plus brute. Il tombe donc en arrêt, presque religieusement, devant un navire, un désert de rochers, un feu de camp, une procession prise entre paganisme et chrétienté ; mais chaque fois, chaque rencontre n’est qu’éphémère, un bref échange de regard, puis toute certitude s’enfuit et il se retrouve livré à son errance habituelle. Il n’y a pas de repère fixe. La villa de Taormine ne constituera jamais un refuge capable d’apaiser son âme. Le récit débute justement par un départ précipité de ce havre vidé de sa magie, qui ne lui apporte plus rien. Ce qu’il cherche n’est pas un paradis perdu, c’est l’aventure en elle-même. Mais le temps des aventuriers est passé et Lawrence finira par rejeter l’Europe en bloc pour partir à la rencontre des Indiens du Mexique et fera même un passage par New York. Sa volonté de revenir à une sorte d’enfance de l’humanité, faite de réactions instinctives, n’a pas d’issue praticable, alors que le monde se dirige lentement vers les monstruosités idéologiques et techniques de la Seconde Guerre mondiale.

c. L’aboutissement de telles quêtes

53Lorsque nous refermons le livre, peut-on dire que nos auteurs ont trouvé ce qu’ils cherchaient ? Dans le cas de Lawrence, on peut dire que oui. Le récit s’achève sur un spectacle de marionnettes. Pour la première fois, l’auteur s’est rendu sans sa femme en un lieu pittoresque à découvrir et il se trouve au milieu d’une foule d’inconnus. Sa connaissance de la langue lui permet sans difficulté d’échanger avec ces adultes venus se passionner pour un conte de fée qui oppose une troupe de chevaliers et une méchante sorcière. Il pourrait décrire avec un sourire supérieur la naïveté des locaux et leur facilité à se perdre dans la fiction, mais ce n’est pas à ce niveau qu’il déchiffre l’événement. Il se place au contraire à égalité avec eux, se laisse gagner par l’enthousiasme et finit par s’identifier à ces héros de légende partis à l’assaut d’une entité féminine primitive, effrayante et magique à la fois, laide dans son étrangeté, mais moteur de leurs exploits les plus admirables. Il partage l’apothéose de la pièce, lorsque l’ensemble de la foule acclame la mise à mort du monstre au milieu des flammes. C’est une réconciliation. Dès cet instant, alors que le livre s’achève, il n’a plus aucune animosité pour la nature joviale et trop familière des méridionaux. Il en vient à les apprécier et même à les admirer, allant jusqu’à envier leur liberté par rapport au carcan de la réflexion. Ces hommes sont livrés à la passion et c’est ce qui fait leur grandeur. Sachant cela, Lawrence ne va certes pas s’établir sur les lieux et entamer une vie apaisée ; mais il s’est approché d’un peu plus près de cette tâche qu’il poursuivra toute sa vie, identifier l’idéal qu’il poursuit.

54Quelles conclusions tirer de la biographie de Wharton suite à l’expérience du Vanadis ? Cette croisière semble avoir joué le rôle de voyage initiatique, l’élément déclencheur de son talent artistique. Loin de considérer son talent comme étant accompli, redoutant peut-être un manque d’expérience, il s’agit en fait d’une sorte d’atelier d’écriture, d’un galop d’essai, l’avant texte de tout ce qui devait suivre. De nombreuses étapes marquantes de son existence sont encore à venir et bouleverseront sa vision de l’existence et de sa propre place dans la société. Ce sont justement les titres de ses ouvrages qui peuvent nous donner une réponse : de Fièvre Romaine aux New-Yorkaises, du Vieux New-York aux Villas et Jardins d’Italie, jusqu’à cet ouvrage qui nous fait sourire : Les Mœurs françaises et comment les comprendre, l’empreinte du premier récit non publié se fera sentir tout au long de sa carrière littéraire, car une partie d’elle-même n’a jamais reposé pied à terre et n’a cessé de parcourir un univers où les croisières sont infinies : celui de l’imagination littéraire. Edith Wharton s’est trouvée dans l’écriture :

  • 21 « Revenons à présent sur “The Greater Inclination” et, à la faveur de la publication de ce premier (...)

I must return to “The Greater Inclination”, and to my discovery of that soul of mine which the publication of my first volume called to life. At last I had groped my way through to my vocation, and thereafter I never questioned that story-telling was my job […]. Meanwhile I felt like some homeless waif who, after trying for years to take out naturalization papers, and being rejected by every country, has finally acquired a nationality. The Land of Letters was henceforth to be my country, and I gloried in my new citizenship.21 [Edith Wharton, A Backward Glance, 119]

55Après avoir vécu des vies également hautes en couleur, faites d’engagements personnels démesurés et de grandes œuvres littéraires, ces deux auteurs ont fini leur vie en France. L’une à Saint-Brice-Sous-Forêt, dans une villa qu’elle avait achetée, avec un jardin italien décoré d’orangers. L’autre à Vence, en quittant le sanatorium où il avait commencé à s’éteindre d’une maladie d’artiste du XIXe siècle, la tuberculose. La tombe de Lawrence a continué à voyager ; ses cendres ont été transférées au Mexique, où il avait brièvement vécu son rêve ; quant à sa pierre tombale, elle a rejoint le musée à son nom dans sa ville de naissance, dans le comté de Nottingham.

56Ils étaient bien sur deux trajectoires différentes, lorsqu’ils se sont croisés en esprit au milieu de la Méditerranée, emportés dans leur fuite vers l’Autre.

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Bibliografía

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Bentley, Nancy. “Wharton, Travel, and Modernity.” The Cambridge History of American Literature, Volume 3 : Prose writing, 1860–1920. Éd. Sacvan Bercovitch. Cambridge : Cambridge University Press, 2005. p. 224-246.

Dovydenas, Jonas. [a Note about the Photographs], dans : Edith Wharton, The Cruise of the Vanadis [1992]. New York : Rizzoli, 2004, p. 27-28.

Lawrence, D.H. Sea and Sardinia [1921]. Londres : Penguin Classics, 1999.

Wharton, Edith et Ogden Codman. Decoration of Houses. New York : Charles Scribner’s Sons, 1897.

Wharton, Edith. Edith Wharton : Novellas and Other Writings [1907-34]. New York : Library of America, 1990.

Wharton, Edith. A Backward Glance [1934]. New York : Simon & Schuster, 1998.

Wharton, Edith. The Cruise of the Vanadis [1992]. New York : Rizzoli, 2004.

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Notas

1 Article rédigé en collaboration avec Hélène Magnin, étudiante en Master « Langue et communication » à l’Université de Toulon, pour ses connaissances sur D. H. Lawrence.

2 « Le temps dans le golfe du Lion ne pouvant manquer d’être mauvais, c’est après une traversée fort agitée que nous sommes arrivés à Alger la nuit suivante ». C'est nous qui traduisons ici, ainsi que dans les notes suivantes.

3 « Un chemin presque vertical et fort caillouteux monte à l’assaut de la falaise […] qu’il nous fallut gravir à grand peine ».

4 « Chemin faisant, nous avons croisé nombre de paysans montés sur des voiturettes tirées par des chevaux ou des mules équipés d’improbables harnais ornés de plumets et de glands écarlates ; peintes de couleurs vives, leurs décors représentaient des chevaliers accompagnés de belles dames, des saints et des anges ».

5 « Donnez-moi un petit navire, oh dieux plein de bonté, et trois compagnons égarés ».

6 « Ce journal n’est en aucun cas écrit pour ânonner ce que d’autres ont dit avant moi : il me sert simplement à noter le plus exactement possible mes propres impressions ».

7 « Le paysage autour de Tunis est plat et sans intérêt ».

8 « Notre déception fut grande le lendemain matin. Le soleil brillait et le temps était chaud et plaisant, mais lorsque nous découvrîmes Agrigente, la Agrigente dont nous avions tant parlé et à laquelle nous avions tant rêvé, la “splendide Akragas” tant louée par Pindare, la “cité couleur de topaze et entourée de bastions” que décrit Symonds, notre déception fut immense : Quoi, n’était-ce que çà, Agrigente ? – rien qu’un hôtel sur une colline où poussent du blé et des légumes, avec, en arrière-plan, de sinistres collines gréseuses et rudes sans aucun arbre, et sur le côté, la ville elle-même, un assemblage de maisons tristes sans qu’un seul trait pittoresque ou gracieux n’en vienne rompre la monotonie ? »

9 « Nous nous amusions beaucoup du spectacle offert par l’accoutrement singulier des tunisiennes qui marchaient dans les rues ».

10 « Le caractère grotesque de leur allure ».

11 « Il n’existe rien de plus ridicule que les femmes grosses et âgées déguisées de la sorte ».

12 « Des nègres en robes criardes, des ânes chargés de dattes en branches, et une centaine d’autres personnages rocambolesques, aussi multicolores que pour un défilé de carnaval ».

13 « Les femmes voilées qui vont et viennent en trainant des pieds, les nègres, les chiens, les ânes ».

14 « Rien, en définitive, n’attire davantage la curiosité que ce mélange d’orientalisme et de civilisation européenne qui se présente à vous à chaque tournant de Smyrne ».

15 « La conversazione est l’affaire des affaires ».

16 « La vie y est si primitive, si païenne, si étrangement barbare et à demi-sauvage. […] De sorte que pour nous, le retour à l’Italie, l’entrée dans l’Italie, s’apparente au plus fascinant des actes de redécouverte de soi – revenir, revenir aux tréfonds des anciennes voies du temps ».

17 « La noblesse et l’harmonie des grandes villes européennes, […] les splendeurs de Rome et la majesté architecturale de Paris ».

18 « L’intolérable laideur de New York ».

19 « Je n’avais que dix ans, mais j’avais été nourrie au sein de la beauté depuis mon plus jeune âge, et ma première pensée fut : que c’est laid ! Jamais depuis je n’ai pensé autrement, jamais je ne me suis sentie autre chose qu’une exilée en Amérique ».

20 « Malgré la maladie, ou pire le chagrin, ennemi juré de l’homme, il est possible de rester vivant même si l’on a dépassé depuis longtemps la date moyenne de désintégration, à condition de ne pas redouter le changement, de stimuler en permanence sa curiosité intellectuelle, d’être intéressé par de grandes choses, et de se réjouir de peu ».

21 « Revenons à présent sur “The Greater Inclination” et, à la faveur de la publication de ce premier volume, sur la découverte de cette âme qui m’habitait. Enfin j’avais réussi, en progressant à tâtons, à trouver ma vocation, et à partir de ce jour, je n’ai plus jamais remis en question le fait d’être écrivain […]. Avant, je me sentais telle une orpheline sans-abri qui, après avoir essayé pendant des années d’obtenir des documents de naturalisation sans succès dans chacun des pays, parvient enfin à avoir une nationalité. La Terre des Lettres allait ainsi devenir mon pays et je me réjouissais de cette nouvelle citoyenneté ».

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Para citar este artículo

Referencia en papel

Aurélie Dell’olio, «Regards croisés en Méditerranée»Babel, 28 | 2013, 87-108.

Referencia electrónica

Aurélie Dell’olio, «Regards croisés en Méditerranée»Babel [En línea], 28 | 2013, Puesto en línea el 01 diciembre 2014, consultado el 02 diciembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/3480; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.3480

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Autor

Aurélie Dell’olio

Université de Toulon - Laboratoire Babel (EA 2649)

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